Le Livre des masques/Arthur Rimbaud

Mercure de France (p. 160-164).



ARTHUR RIMBAUD


Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud naquit à Charleville le 20 octobre 1854, et, dès l’âge le plus tendre, il se manifesta tel que le plus insupportable voyou. Son bref séjour à Paris fut en 1870-71. Il suivit Verlaine en Angleterre, puis en Belgique. Après le petit malentendu qui les sépara, Rimbaud courut le monde, fit les métiers les plus divers, soldat dans l’armée hollandaise, contrôleur, à Stockholm, du cirque Loisset, entrepreneur dans l’île de Chypre, négociant au Harrar, puis au cap de Guardafui, en Afrique, où un ami de M. Vittorio Pica l’aurait vu, se livrant au commerce des peaux. Il est probable que, méprisant tout ce qui n’est pas la jouissance brutale, l’aventure sauvage, la vie violente, ce poète, singulier entre tous, renonça volontiers à la poésie. Aucune des pièces authentiques du Reliquaire ne semble plus récente que 1873, quoiqu’il ne soit définitivement mort que vers la fin de 1891. Les vers de son extrême jeunesse sont faibles, mais dès l’âge de dix-sept ans Rimbaud avait conquis l’originalité, et son œuvre demeurera, tout au moins à titre de phénomène. Il est souvent obscur, bizarre et absurde. De sincérité nulle, caractère de femme, de fille, nativement méchant et même féroce, Rimbaud a cette sorte de talent qui intéresse sans plaire. Il y a dans son œuvre plusieurs pages qui donnent un peu l’impression de beauté que l’on pourrait ressentir devant un crapaud congrûment pustuleux, une belle syphilis ou le Château Rouge à onze heures du soir. Les Pauvres à l’église, les Premières Communions sont d’une qualité peu commune d’infamie et de blasphème. Les Assis et le Bateau ivre, voilà l’excellent Rimbaud, et je ne déteste ni Oraison du soir ni les Chercheuses de Poux. C’était quelqu’un malgré tout, puisque le génie anoblit même la turpitude. Il était poète. Tel de ses vers est demeuré vivant à l’état presque de locution usuelle :


Avec l’assentiment des grands héliotropes.


Des strophes du Bateau ivre sont de la vraie et de la grande poésie :


Et dès lors je me suis baigné dans le poème
De la mer, infusé d’astres et latescent,
Dévorant les azurs verts où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend,
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que vos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour.


Tout le poème a de l’allure ; tous les poèmes de Rimbaud ont de l’allure et il y a dans les Illuminations de merveilleuses danses du ventre.

Il est fâcheux que sa vie, si mal connue, n’ait pas été toute la vraie vita abscondita ; ce qu’on en sait dégoûte de ce qu’on pourrait en apprendre. Rimbaud était de ces femmes dont on n’est pas surpris d’entendre dire qu’elles sont entrées en religion dans une maison publique ; mais ce qui révolte encore davantage c’est qu’il semble avoir été une maîtresse jalouse et passionnée : ici l’aberration devient crapuleuse, étant sentimentale. L’homme qui a parlé le plus librement de l’amour, Senancour, dit de ces liaisons inharmoniques, où la femelle tombe si bas qu’elle n’a de nom qu’en l’argot le plus boueux : « Que dans une situation très particulière le besoin occasionne une minute d’égarement, on le pardonnera peut-être à des hommes tout à fait vulgaires, ou du moins on en écartera le souvenir ; mais comment comprendre que ce soit une habitude, un attachement ? La faute aurait pu être accidentelle ; mais ce qui se joint à cet acte de brutalité, ce qui n’est pas inopiné, devient ignoble. Si même un emportement capable de troubler la tête, et d’ôter presque la liberté, a laissé souvent une tache ineffaçable, quel dégoût n’inspirera pas un consentement donné de sang-froid ? L’intimité en ce genre, voilà le comble de l’opprobre, l’irrémédiable infamie. »

Mais l’intelligence, consciente ou inconsciente, si elle n’a pas tous les droits, a droit à toutes les absolutions.


… Qui sait si le génie
N’est pas une de vos vertus,


monstres, que vous ayez nom Rimbaud, — ou Verlaine ?