Le Livre des masques/André Gide

Mercure de France (p. 174-179).



ANDRÉ GIDE


J’écrivais en 1891, à propos des Cahiers d’André Walter, œuvre anonyme, ces notes : « — Le journal est une forme de littérature bonne et la meilleure peut-être pour quelques esprits très subjectifs. M. de Maupassant n’en ferait rien : le monde est pour lui le tapis d’un billard, il note les rencontres des billes, quand les billes s’arrêtent, s’arrête aussi, car s’il n’a plus aucun mouvement matériel à percevoir, il n’a plus rien à dire. Le subjectif puise en lui-même dans la réserve de ses sensations emmagasinées ; et, par une occulte chimie, par d’inconscientes combinaisons dont le nombre approche de l’infinité, ces sensations, souvent d’un très loin jadis, se métamorphosent, se multiplient en idées. Alors on raconte, non pas des anecdotes, mais sa propre anecdote à soi, la seule que l’on dise bien et que l’on puisse redire bien plusieurs fois, si l’on a du talent et le don de varier les apparences. Ainsi vient de faire et ainsi fera encore l’auteur de ces cahiers. C’est un esprit romanesque et philosophique, de la lignée de Goethe ; une de ces années, lorsqu’il aura reconnu l’impuissance de la pensée sur la marche des choses, son inutilité sociale, le mépris qu’elle inspire à cet amas de corpuscules dénommé la Société, l’indignation lui viendra, et, comme l’action, même illusoire, lui est à tout jamais fermée, il se réveillera armé de l’ironie : cela complète singulièrement un écrivain : c’est le coefficient de sa valeur d’âme. La théorie du roman, exposée en une note de la page 120, n’est pas médiocrement intéressante : il faut espérer que l’auteur, à l’occasion, s’en souviendra. Quant au présent livre, il est ingénieux et original, érudit et délicat, révélateur d’une belle intelligence : cela semble la condensation de toute une jeunesse d’étude, de rêve et de sentiment, d’une jeunesse repliée et peureuse. Cette réflexion (p. 142) résume assez bien l’état d’esprit d’André Walter : « Ô l’émotion quand on est tout près du bonheur, qu’on n’a plus qu’à toucher — et qu’on passe. »

Il y a un certain plaisir à ne pas s’être trompé au premier jugement porté sur le premier livre d’un inconnu ; maintenant que M. Gide est devenu, après maintes œuvres spirituelles, l’un des plus lumineux lévites de l’église, avec autour du front et dans les yeux toutes visibles les flammes de l’intelligence et de la grâce, les temps sont proches où d’audacieux révélateurs inventeront son génie, sonner, pour qu’il sorte et s’avance, la trompette de la première colonne. Il mérite la gloire, si aucun la mérita (la gloire est toujours injuste), puisqu’à l’originalité du talent le maître des esprits a voulu qu’en cet être singulier se joignît l’originalité de l’âme. C’est un don assez rare pour qu’on en parle.

Le talent d’un écrivain n’est souvent que la faculté terrible de redire en phrases qui semblent belles les éternelles clameurs de la médiocre humanité ; des génies même, et gigantesques, comme Victor Hugo ou Adam de Saint-Victor furent destinés à proférer d’admirables musiques dont la grandeur est de recéler l’immense vacuité des déserts ; leur âme est pareille à l’âme informe et docile des sables et des foules ; ils aiment, ils songent, ils veulent les amours, les songes, les désirs de tous les hommes et de toutes les bêtes ; poètes, ils crient magnifiquement ce qui ne vaut pas la peine d’être pensé.

Le genre humain, sans doute, en son ensemble de ruche ou de colonie, n’est que parce que nous en sommes, prééminent au genre bison ou au genre martin-pêcheur ; ici et là c’est le triste automate ; mais la supériorité de l’homme est qu’il peut arriver à la conscience : un petit nombre y parvient. Acquérir la pleine conscience de soi, c’est se connaître tellement différent des autres qu’on ne sent plus avec les hommes que des contacts purement animaux : cependant entre âmes de ce degré, il y a une fraternité idéale basée sur les différences, — tandis que la fraternité sociale l’est sur les ressemblances.

Cette pleine conscience de soi-même peut s’appeler l’originalité de l’âme, — et tout cela n’est dit que pour signaler le groupe d’êtres rares auquel appartient M. André Gide.

Le malheur de ces êtres, quand ils se veulent réaliser, est qu’ils le font avec des gestes si singuliers que les hommes ont peur de les approcher ; ils doivent souvent faire évoluer leur vie de relation dans le cercle bref des fraternités idéales ; — ou, quand la foule veut bien admettre de telles âmes, c’est comme curiosités et pièces de musée. Leur gloire finalement est d’être aimés un peu de loin et compris presque, comme vus et lus des parchemins dans le coffre aux vitres scellées.

Mais tout cela est raconté dans Paludes, histoire, comme on sait, « des animaux vivant dans les cavernes ténébreuses et qui perdent la vue à force de ne pas s’en servir » ; c’est aussi, avec un charme plus familier que dans le Voyage d’Urien, un peu de l’histoire ingénue d’une âme très compliquée, très intellectuelle et très originale.