Joseph de Pesquidoux
Le Livre de raison
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 906-922).
LE LIVRE DE RAISON

II[1]


II. — LES PREMIERS VOISINS


7 avril 1922.

On vient de me « reconnaître comme premier voisin. » C’est un étranger qui s’est rendu acquéreur d’un petit bien jointif au mien. Il confronte, du côté du Levant, à deux de mes métairies. A vrai dire, mes métayers seuls sont ses premiers voisins. Mais ils lui ont dit « d’aller voir le Monsieur, » puisqu’il est le maître de leur terre ; de le « reconnaître » en forme de salut d’arrivée, et il a commencé par moi sa tournée d’installation dans le pays. Je l’ai accompagné un moment, le long d’une haie mitoyenne pleine de merles aux rires éclatants, à travers des bourrasques de vent qui les faisaient brusquement se lever, en causant de cet antique usage de voisinage. Il est descendu du Nord chez nous, attiré vers la lumière, vers des matins plus hâtifs et des soirs plus lents à tomber, vers plus de douceur dans la terre et plus de joie chez les hommes. Il ne se tient point de contentement de respirer sous un firmament profond, de fouler un sol qui ne perd point sa robe de vie, sa robe verte, où les arbres, l’hiver même, certains jours, sont enveloppés de tant de rayons qu’ils ne paraissent plus dépouillés. Et puis la race lui agrée ; gaie, spirituelle, accueillante, familière et courtoise, elle crée autour d’elle une ambiance qui séduit. L’étranger, devant qui les mains et les seuils se sont tout de suite ouverts, le fils des pays froids s’en est trouvé réchauffé, comme lorsque l’on entre dans une de nos cuisines que le flamboiement de l’âtre éclaire et ragaillardit.

Ces us sont venus sans doute des temps d’alerte, alors que, rançonnés par les bandes armées, les habitants se serraient les uns contre les autres, se défendaient de compagnie, la hache ou la fourche à la main, et s’appelaient à l’aide par un feu allumé sur une côte, par un haillon agité d’une fenêtre, par un cri poussé, un de ces cris prolongés et frémissants qui percent l’ombre. Une de nos vieilles chroniques nous les montre « esbarrits, » hébétés sous les coups des hommes et du sort, aux « extrêmes frontières » de leur étroit territoire. Certainement aussi les plus faibles ou les moins courageux demandaient asile aux belliqueux ou aux mieux défendus. Les routes alors n’existaient pas. De hautes forêts de chênes, sortes d’yeuses aux feuilles foncées, gluantes de sucre l’été, délice des abeilles, — couvraient en partie la contrée, l’Armagnac-Noir, ainsi nommé de son aspect sombre sous le ciel lumineux, et nul ne songeait à les traverser de voies ferrées. Et l’on voit les pourchassés se glisser derrière, un pli de terrain ou le rideau d’un bois à la recherche d’abris naturels, ou frapper à quelque maison plus close, aux murs de moellons ou de briques. Files silencieuses, précédées des troupeaux mêlés, chassés à coups de gaule. Et les vieilles gens suivaient, traînards se lamentant tout bas, et les petits enfants pleuraient, suspendus aux mains de leurs mères.

Il est un proverbe qui dit : « On a plus besoin d’un voisin que d’un cousin. » Les voisins ici, les premiers du moins, sont considérés comme de la famille. Dès qu’ils ont reçu et accepté ce titre, ils doivent être prêts à accourir à tout appel. Quelque chose qui arrive, ils sont prévenus avant tout le monde, nuit et jour. C’est un sacerdoce qu’ils remplissent, devant lequel on s’incline, dont ils se sentent investis. Ils en acquièrent droit d’avis, d’intervention, de réprimande. Et cela a trait aux choses, aux bêtes, aux gens. Dans chaque circonstance, dans chaque événement, le premier voisin a sa place et son rôle précis, exclusifs. Je ne me tiens pas de citer quelques exemples. Aussi bien le temps, indifférent destructeur, à chaque pas, ébranle l’une ou l’autre de ces coutumes et les pousse à l’oubli, elles qui allégeaient et égayaient la vie de nos pères. Ma génération les voit encore, celle qui monte ne s’en souciera plus.

Je ne parle pas de ce que nous appelons « los aïdats : » de l’aide que se prêtent entre eux les voisins pour les grands travaux de la terre, labourer, semer, faucher, moissonner, vendanger et, l’hiver, dépouiller le maïs, le soir, entre la lampe qui fume et le saladier de vin bouillant ; ce sont là coutumes courantes. Cependant, le premier voisin, est tenu à davantage. Non seulement il aide son compère, mais il le remplace sur son bien s’il est malade. Il le travaille comme le sien, avec les bêtes de la terre, la charrue, les outils, et, en cas de presse, il y joint ses propres attelages, et ses socs et ses fers. Il y met une coquetterie savante, pour peu qu’il remplace un fin laboureur, habile à pousser, son sillon, droit et délié comme un fil, un vigneron expérimenté dont les ceps taillés se reconnaissent d’un coup d’œil. Et on l’aperçoit, l’ouvrage terminé, se reculer dans le champ ou gagner la route en bordure pour comparer les deux façons.

Ce souci prend une forme émouvante quand le bien appartient à un plus pauvre que soi. S’il s’agit d’une femme, d’une veuve, privée d’enfants, dont la fortune est ramassée dans un enclos : un toit, un champ « comme un mouchoir, » un pré « comme un fond de béret, » quelques rangs de vigne à la suite, un jardinet avec quelques légumes communs, quelques fruits, de quoi « mouiller sa bouche... » Ah ! suggestive expression !... Sous nos cieux blancs d’ardeur, l’été, quand la cigale crie, que la poussière vibre, que l’on entend le mais écimé craquer sous l’effluve incandescent, alors que l’on rentre, à midi, accablé, la face lavée de sueur, et les lèvres amères, comme elle dit le rafraîchissement apporté par un beau fruit, prune ou pêche entr’ouverte, avec sa perle de miel, chair juteuse où l’on mord à pleines dents !... Ce bien-là le voisin sait trop qu’il manque de bras toujours. Alors il le soigne en même temps que sa terre. Il commence à un bout et finit à l’autre. Il n’accepte rien en paiement, sinon un verre de vin, qu’il boit à la santé de la « maif, » de la mère. Il le vide d’un trait, debout, s’essuie la lèvre de la main, et s’en va. La veuve le regarde s’éloigner, piquant ses bœufs et chantant, l’âme joyeuse de son bienfait, et les yeux ternis, qui ont tant pleuré, l’enveloppent d’une reconnaissance infinie. Il pourra, les jours où il est prié lui-même, lui demander de garder ses vaches ou ses oies, lui confier un bébé à balancer du pied dans son berceau : fils et animaux auront tous ses soins et son cœur, il trouvera en rentrant, le soir, les bêtes qui pâturent paisibles et l’enfant qui dort souriant, comme elle a trouvé son champ hersé ou son pré fauché.

Je m’arrête à deux ou trois traits sur les choses et les bêtes. On sait que l’affaire capitale en Armagnac est de « brûler, » de distiller son vin. Or, le premier voisin passe pour dégustateur- né. Dès que le fin filet blanc parfumé coule de l’alambic, tiède encore du feu éprouvé, on met des châtaignes sous la cendre, et on « galope, » pour le chercher. Il arrive à pas lents, imbu de son personnage, et tout d’abord s’assied. Et puis il gagne l’alambic, des marrons dans sa poche, un petit verre aux doigts. Il l’emplit, il goûte, il mange un fruit pour oublier la saveur, il déguste de nouveau, et claque de la langue, et prononce enfin son verdict. Epreuve répétée toute la chauffe, matin ou soir, quand il va au travail ou en revient, et attendue chaque fois avec anxiété. Après quoi il plaisante, il s’éloigne en criant : « Elle est trop chaude. » Tout le monde sait qu’il n’en est rien,... Et, tandis qu’il se retire, sa femme vient prêter ou emprunter des œufs à faire éclore, des « clouques, » des poules pour couver, ou encore quelque mâle, reproducteur renommé aux environs, un coq impérieux, à l’ongle prompt, un jars belliqueux, qui « attaquerait le pape » sur la route, un dindon particulièrement ardent. Va-et-vient de tradition entre les basses-cours voisines. L’étable donne lieu de même à des services mutuels. Le voisin possède toujours quelque moyen empirique de remettre une entorse, d’arrêter un « flux de ventre, » de panser une bête écornée. Aussi est-il appelé avant le vétérinaire. Entre tous les événements, la « fête du cochon, » le « tue-porc » est l’occasion type de ces manifestations. La veille de la saignée, on invite solennellement le voisin. On frappe à sa porte, on entre, le béret à la main, on lui dit : « Je viens ici pour vous prier. Je tue le cochon demain. Je vous invite comme voisin et comme ami à tenir une jambe, et à diner. » On se couvre. Le voisin vous fait asseoir, manger une bouchée, trinquer. Et tout se passe selon le rite. Et, quand la bête est tuée, tandis que le voisin, repu, joue aux cartes, » au carreau, » la voisine, arrivée à son tour, aide la maîtresse de maison à bourrer boudins et saucisses, ces dernières arrosées d’armagnac pour leur donner du ton, et aussi à faire fondre la graisse, jetée en lambeaux dans de hauts chaudrons de cuivre que les flammes enveloppent.

Mais, vient ce qui touche à l’homme, et le rôle des premiers voisins croit en importance. Chacun a sa fonction aux naissances, aux mariages, aux morts. Dès que sa femme ressent les grandes douleurs, le mari frappe chez eux. Il est une formule consacrée : « La femme a besoin de vous ! » Rien d’autre. Le voisin court chercher la sage-femme, la voisine assiste la patiente. A l’arrivée, elle prend le « gouvernement. » Elle fait la cuisine, soigne la volaille, balaie, aère, veille à tout. Elle prépare l’eau pour laver l’enfant, la grande terrine vernissée où on le baignera, et les effets de poupée, lins et doux comme des linges d’autel, dont il sera vêtu. Et, quand il vient au monde, on le lui donne. Et tout de suite elle se penche, elle dit : « Il est beau ; il va bien. » Et elle l’emporte, le purifie, l’habille et le pare, et vient le tendre au premier baiser maternel, et l’embrasse, elle-même, du bout des lèvres, comme une fleur... Au baptême, quand les cloches dansent en carillonnant, annonçant au village, au pays qu’un homme est né, elle devient « petite marraine ». Elle ne quitte pas l’enfant. Après que les gouttes bénies ont touché son front étroit, la salive, son nez et ses oreilles clos encore, et, le sel, ses lèvres, où doit naître la paroles, immobile, elle attend, l’aiguière et la serviette aux mains. C’est elle qui verse l’eau dont le prêtre se lave les doigts, que lui tend le linge dont il les essuie. Après quoi, elle prend la tête du cortège féminin, car les femmes sont seules invitées ici, entoure, escorte l’enfant endormi dans son nuage blanc... A la maison, elle retourne au foyer. Et elle prépare la « roste, » dont elle a fourni le pain et le sucre : la roste, agape coutumière, qui suit un divertissement allègre. Elle allume une flambée de beau bois pétillant. Et, au-dessus, au lieu d’eau, elle suspend une bassine de vin vieux, où elle jette son sucre, de vin d’or, tout traversé de lueurs mobiles, qui s’est éclairci dans l’ombre fraîche du chai. Et tandis qu’il chantonne sous la flamme, elle coupe dans le pain de longues lèches de croûte, autant qu’il y a de personnes. C’est ce pain trempé dans ce vin qui constitue la roste. Le vin bout, il crève en bulles dansantes dans le récipient. On l’ôte du feu, on l’apporte sur la table, on le verse dans un saladier. Chacune y trempe son morceau de croûte et le mange. Et c’est alors que, le saladier posé par terre, au milieu de la pièce débarrassée de chaises, l’us final triomphe... La première voisine se baisse, trousse ses jupes, recule, s’élance, saute par-dessus le saladier, donne l’exemple aux autres qui, toutes, jeunes, mûres, vieilles, à sa suite, troussent tour à tour leurs cottes et sautent, et continuent jusqu’à essoufflement, parmi les pouffées de rire, tandis que l’on voit le vin se rider au vent brusque des bonds... Enfin, les jupes retombent. On a soif. Le saladier remonte sur la table. Et la voisine décroche une louche. Et elle la plonge dans le vin, et elle l’élève toute remplie, y boit, la passe, l’envoie circuler de bouche en bouche jusqu’à la dernière invitée. Et tout le rite de la roste est accompli. Je me trompe. Il reste l’enfant. La goutte du fond lui est réservée. On attend qu’il rêve aux anges, et la perle liquide roule sur son sourire, roule ardente et sucrée.

Pour les noces, les voisins s’empressent. A peine la jeune fille est allée à la foire du Houga, le 2 janvier, la foire des fiancés, seule avec son promis, en le tenant par le petit doigt, elle devient le souci de la famille. Partant des premiers voisins. L’homme est requis pour trouver les jeunes pins, aux aiguilles vives, à planter à l’entrée de la maison, le buis immortel et les fleurs en bouton pour les guirlandes et les couronnes du seuil, les bancs, les chaises, les tables qui serviront au festin ; il les fournit à l’ordinaire : et la femme, pour procurer le linge, les assiettes, les verres, les couverts qui grossiront l’apport de la maison. Enfin, la voisine est retenue comme seconde « daoune, » maîtresse du logis, pour cuisiner, servir, veiller à tout. La confiance est telle entre les deux ménages que la voisine use du poulailler comme du sien, saigne et plume, et que le voisin a la haute main sur la cave. Il règle la consommation du vin, épargnant au père l’ennui de refuser... Mais la manifestation foncière est la « passade » du lit, que dirige et que « chante » la première voisine.

On appelle ainsi le transport du lit et de l’armoire de la fiancée chez le fiancé. Arrivés la veille chez la jeune fille, ils attendent de « passer : » meubles de chêne ou de châtaignier massif, chevillés pour durer une vie. Un « troupeau » de femmes, les mêmes souvent qui ont sauté par-dessus le saladier, est assemblé devant le seuil, entre les chars, celui du père qui transporte le lit et l’armoire, celui du voisin qui conduit le groupe. Ces attelages sont couverts de « linceuls, » de draps blancs piqués de fleurs, les aiguillons sont noués de rubans multicolores. On embarque les femmes sur leur char, où la voisine monte la première, et la mère la dernière ; on charge les meubles sur l’autre, couverts aussi d’un linceul fleuri, et l’on pose dessus l’édredon rouge, comme une jonchée de coquelicots, et sur lui l’oreiller, pareil à une touffe de pâquerettes. Et, en avant, — Hà ! Bouet ! Hà ! Marly ! — le char du lit en tête, en route pour le toit nouveau... La fiancée reste à la maison...

Elle rêve... Elle s’appelle... Rosamée, voulez-vous ? C’est son dernier après-midi de fille. Elle remonte sa vie. Une existence limpide, unie, d’un cours égal, coulant côte à côte avec le « temps » de celui qu’elle épouse, comme doux ruisselets des bois. Seulement l’un a surgi quelques années plus tôt. C’est pourquoi, lorsque, petite fille, elle allait à l’école ou en revenait, grand garçon déjà il l’accostait pour l’escorter, lui porter son panier, plein de vivres le matin et de commissions le soir, et leurs jeux avaient commencé là le long des routes, au bord des haies. Si l’on se hâtait l’hiver, à cause des mères qui venaient voir sur la côte, dans le vent ou la pluie, on musait à loisir quand la lumière s’emparait du monde. Au temps des fleurs, des cerises, des hannetons, il fouillait des buissons pour elle et secouait les arbres, et fleurs et fruits, chairs roses ou rouges, insectes au vol bourdonnant, il lui apportait tout avec des rires, et cet élan généreux des enfants. Et l’été, quand les arbres font de larges taches crues sur le sol, que l’ombre est douce à goûter sous les longs couchants qui flamboient, ils poursuivaient sur la route des parties de marelle sans fin, à la même place, au carrefour des chemins menant à leurs maisons, et poussaient du bout de leurs espadrilles des galets verts veinés de blanc, cachés derrière la borne kilométrique. Ou bien ils laissaient là leurs paquets, à l’abri de la grande pierre, et ils couraient voir les faucheurs coucher les blés, leurs pères ou leurs frères aînés, qui se balançaient au-dessus de la mer blonde, et ils buvaient un coup, à même le goulot, à la dame-jeanne posée pour les hommes dans le fossé du champ. Et puis les vacances arrivaient. Ils gardaient ensemble les bêtes, pendant que les grandes personnes battaient le blé. Les prés où ils erraient se trouvaient éloignés souvent. Mais il sifflait. Il s’était taillé un sifflet dans un rejet de peuplier, d’où il tirait un son aigu qui traversait les landes ou les bois. Elle poussait lentement son troupeau du côté de l’appel, et lui du côté où il l’avait jeté, et tout finissait par se rejoindre : les bestiaux, les chiens, les enfants. Déjà un attrait ingénu les rapprochait. Enfin ils vendangeaient de compagnie. Le garçon s’emparait du lourd panier de bois, le charriait de souche en souche, et ils l’emplissaient joyeusement, et, quand une grappe leur paraissait plus sucrée, ils la picoraient ensemble, se délectant au même fruit capiteux...

Les années passèrent. Ils rentrèrent une dernière fois de l’école, un soir. Et, devenus jeunes gens, absorbés, elle par les soins du ménage, lui par ceux de la terre, ils ne se virent plus que peu : le dimanche à la messe, aux fêtes locales, à l’époque des grands travaux où l’on s’aide. Mais ils ne se regardaient plus comme autrefois. Lui surtout. Elle répandait trop de charme. Elle était fine, blonde, avec des yeux bleus, une peau de fleur ; elle avait une allure vive, rapide, élastique et féline : il brûlait d’envie de la saisir au passage, de l’enlacer. Elle restait silencieuse, et il était avide d’entendre d’elle les mots vivants.

Parfois il la chérissait seulement avec son cœur, parfois il la convoitait comme une proie. Elle, incertaine et entraînée, se sentait près de lui pleine d’hésitation et d’élan... L’été d’avant, un jour irradié, où l’air dansait, ils s’étaient rencontrés, tout seuls, au bord d’un bois. Ils y entrèrent. L’ombre était épaisse et tiède. Des fleurs, chargées de miel, embaumaient. Mille insectes élevaient une musique frémissante. Elle allait, les bras mi-nus, le col découvert dans la chemise de toile écrue, une faucille à la main, car elle cherchait des herbes. Ils suivaient un sentier longé par un ruisseau qu’un pont de bois, au bout, enjambait. Au tournant, il l’arrêta contre la rampe. Il dit : « Enfin ! » — il lui prit la taille. Elle laissa tomber l’outil, toujours muette. Il reprit : « Parle ! parle ! » — Elle leva les mains pour le contenir. Et, comme elle les conservait tendues, près de ses lèvres, il les baisa, et puis ses bras ronds, ses bras purs, ses bras frais, qu’elle tordait un peu, et puis son cou éclatant, ses joues, sa bouche pourpre, entr’ouverte par un souffle profond. Et il vit, durant ce baiser, ses yeux alanguis fuir, ses yeux voilés d’amour glisser sous les siens, entre les cils mi-clos... Elle murmurait : « Oh ! que me fais-tu faire ?... » Minute unique... Ils se quittèrent. Son pas agile l’emporta sans qu’il la suivit... Le lendemain, au jour, comme on marche à la victoire, il courut la demander. Et, le surlendemain, son père. Et ce fut oui. Elle avait retrouvé sa voix libre de petite fille... Maintenant, seule cet après-midi, redevenue silencieuse, elle songe à ce baiser passionné qui n’eut point de second, qui va se renouer dans la couche partagée. Elle n’est pas naïve. Mais femme, tourmentée déjà de sentiment, elle cherche à deviner ce qui se mêle d’âme aux frissons de la chair...

Les chars roulent. Et tout de suite la première voisine entonne la « nobi, » la chanson du lit. D’une voix haute, claire, qui se soutient et se traîne, avec des indexions égales qui portent au loin, et répandent une impression sauvage et primitive. Et, du fond des taillis, du revers des coteaux, du creux des ravines, les échos y répondent en les multipliant, et ce sont comme des psalmodies venues des âges révolus, ressuscitées de l’antique terroir. La voisine chante les couplets, l’assemblée le refrain.

LA VOISINE


Lou leit dé la nobi passe praci,
Qui bo bése n’a qu’à sourti.
Ho-uélles d’atoum ! déouets trembla
Tant beroï leit bésets passa.
Le lit de la mariée passe par ici,
Qui veut voir n’a qu’à sortir.
Feuilles d’ormeaux ! vous devez frémir
Tant joli lit vous voyez passer.

L’ASSEMBLÉE


Lou bén de la mountagno quou hé roula,
Lou bén de la mountagno et, d’auti bén...
Lou leit dé la nobi qu’es ténguera bien...
Le vent de la montagne le fait rouler,
Le vent de la montagne et, un autre vent
Le lit de la mariée se comportera bien

LA VOISINE


Lou leit dé la nobi quéi coum papé, papé blan,
Croum pat tout lis et naou chéou marchan.
Lou leit dé la nobi quéi frés et doux,
Éntaous poutéts, éniaous amous.
Le lit de la mariée est comme papier, papier blanc.
Acquis tout lisse et neuf chez le marchand.
Le lit de la mariée est frais et doux.
Pour les baisers, pour les amours.

L’ASSEMBLÉE


Lou bén de la mountagno quon hé roula,
Lou bén de la mountagno et, d’auti bén...
Lou leit dé la nobi qués ténguera bien...


Et, au rythme du chant, le » troupeau » des femmes debout, les bœufs sous le joug, les bouviers à leur tête, les chars de pierre en pierre, et les branches des arbres, les touffes des hautes herbes, je crois aussi, invitées à tressaillir, tout se balance en cadence, dans l’air sonore qui retentit. Et de proche en proche, la nobi s’enfle, s’assourdit, reprend, improvisée au fur et à mesure des incidents ou des souvenirs, dialoguée parfois avec les curieux, accourus des vignes et des champs, au bord de la route. Et un rire immense l’accompagne, mêlé au son des voix, au grincement des roues, à l’appel des hommes à leurs bêtes qui, bercées par le refrain, s’attardent à l’écouter. C’est une sorte d’éclat de joie qui gagne de terre en terre, comme le feu de la Saint-Jean de sommet en sommet... Ce n’est pas tout. On croise -des maisons. On fait halte. Les gens sortent. On leur chante :


Danzé la passade, lous brabes gens,
Si passaouéts per nouste, que bous la darén...
Donnez-nous la passade, braves gens,
Si vous passiez par chez nous, nous vous la donnnerions...


C’est-à-dire : versez-nous un coup de vin ! — Nul ne refuse. Tout le monde est là dès longtemps, sur son seuil, qui tenant une bouteille à la main, qui un plat rempli d’eau, où trempent des verres renversés. Ainsi, pris et reposés dans l’eau, ils se rincent d’eux-mêmes. Et les verres circulent de bouche en bouche, et la troupe altérée se rafraîchit, les femmes qui s’enrouent, les bouviers dont la poussière envahit le gosier. Et l’on touche de l’aiguillon, et la nobi recommence plus éclatante, et la liesse des choses et de l’homme reprend possession de la terre, et la passade diminue peu à peu dans le lointain, avec son long balancement... L’âme du vin, cette fois, capiteuse et capricante, danse et chante aussi sur le chemin... Soudain, du fossé où ils sont cachés, des jeunes hommes sautent sur la route, à la tête des attelages. Des cris partent, les bêtes s’arrêtent brusquement ; une ondulation, un mouvement de recul emplit les véhicules : on se tait, on attend. Ce sont les donzelons du fiancé. Ils viennent prendre leur place au haut bout de la passade, selon l’usage, car on approche de la maison du promis. Quant à la surprise, elle est de tradition. Ils portent un crible de maïs et un paquet de ficelle. Le mais pour donner aux bœufs, fatigués de charrier ce lit chargé d’espoir, et ces femmes qui vaticinent, la ficelle pour les aider à tirer. Ils se hâtent. Les uns font manger les bêtes, les autres nouent la ficelle au joug et s’y attellent. Et, de nouveau, en route ! au refrain de la nobi. Court éclat... L’hymne alterné du porte-lit touche à sa fin... Les donzelons le coupent de plaisanteries ; ils en rompent à dessein la cadence ; ils criblent les femmes de lazzis. Celles-ci répliquent : « On nous a demandé en chemin :


An aouéts doun, bous, tous dounzélouns ?
Où avez-vous donc, ô vous, vos donzelons ?

— Nous avons dit :

Cabat las costes, minja cardouns...
parmi les pentes, manger des chardons... »


A la maison, on donne la main aux femmes pour les aider à sauter de leur char. Elles n’en descendent que pour grimper sur l’autre. Elles seules peuvent décharger les meubles, les porter dans la chambre nuptiale, les monter. Aucune main d’homme n’y doit toucher, aucune, avant celle de l’élu, demain, après avoir été bénie. Elles transportent donc l’armoire et le lit. Elles remplissent la paillasse de dépouilles de maïs, élastiques et bruissantes, de ces cosses qui recouvrent le fruit, et qui ont elles-mêmes figure de berceau. Et puis elles dressent la couche, toutes ensemble, et mettent debout l’armoire. Après quoi la première voisine et la mère achèvent les apprêts. Elles font le lit, rangent sur les planches et dans les tiroirs de l’armoire le linge de la fiancée, marqué à son chiffre, qui sent bon et sain la lavande, un parfum du jardin Et, tandis que l’on ferme l’armoire, on allume dans la chambre, la nuit étant venue, et la couche blanche « comme papier » s’étale au fond de la pièce, en son attente immaculée. Alors la voisine s’approche, et, devant ce lit où « les sommeils ensemble ne souillent pas la chasteté, » une dernière fois, sa voix s’élève grave et contenue. Elle souhaite :

en aquét leit bien parat,
de houéi en un an,
jaougi un aynat,
un aynatoun
que hasi plasé à la maysoun !...
qu’en cette couche bien ornée,
d’aujourd’hui en un an,
il y ait un aîné,
un petit aîné
qui fasse plaisir à la maison !...


Naissance, mariage, le dernier mot tombe seul, mort.. Durant la maladie, durant l’agonie, les voisins ne quittent plus la maison. L’homme cherche le médecin, le prêtre, les remèdes, prévient les proches, assure les provisions, vaque aux champs ; la femme se charge du « train » partout, à la cuisine, au poulailler, au jardin. Ils se multiplient, afin que les gens du lieu soient tout au malade. Quand la grande nuit s’ouvre pour lui, celle où l’on a froid toujours, même au cœur de l’été, ils lui ferment les yeux, l’habillent de son vêtement de noce, le veillent, tressent les couronnes. Entre temps, le voisin a traité avec le carillonneur, le menuisier, le fossoyeur, le marchand de cierges, débattu les prix. Le jour de l’enterrement, il transporte le corps. C’est sur son char, trainé par ses bœufs, que le cercueil gagne l’église. Et, tandis qu’il garde ses bêtes devant le porche, sa femme, dans le temple, à la place ordinaire de la famille, quittée ce jour-là pour une autre au haut de la nef, pose par terre sur des serviettes et allume des cierges, en des flambeaux de bois noir, autant de lumières qu’il y a de personnes en deuil. Flammes qui sont les symboles de ces cœurs consumés, brûlant de douteur... L’office fini, le cercueil est rechargé sur le char, et le voisin le mène jusqu’à la fosse, jusqu’à la dernière pelletée de terre, après laquelle « en voilà pour jamais... » Rentrés à la maison avec la famille et les proches, les voisins mettent la table, font asseoir les parents. Ils servent. La voisine a préparé un repas maigre : œufs, morue, haricots, vin ; ni viandes, ni pâtisseries, ni café, ni armagnac : rien des repas plantureux d’ici. A la fin, elle apporte sur la table une assiette d’eau bénite et un cierge, fiché dans un haut chandelier de cuivre. Tout le monde se lève, se signe avec l’eau sainte, et répond à la prière qu’elle récite pour l’âme en jugement. Et l’on s’en va. Ceux de la maison accompagnent leurs parents jusqu’à la limite du bien, à pas lents, en silence, comme des ombres. Là seulement ils prononcent quelques paroles de remerciement ; et l’on se quitte...

Il reste à consoler. Les voisins n’y manquent pas. Ils visitent souvent la demeure frappée. Et le dimanche, durant un mois, ils accompagnent leurs amis à la messe. Ils connaissent cette pudeur de la douteur après les deuils cruels, cette inquiétude du contact, des propos, des regards d’autrui : des curieux, des indiscrets, des heureux. Il les défendent de ce froissement des hommes, de ce coudoiement de la vie... « On a plus besoin d’un voisin que d’un cousin... » On chemine en effet côte à côte avec lui, comme ces attelages qui, nés et grandis dans la même étable, malgré la pesanteur du jour, en s’appuyant l’un l’autre, mènent au bout le plus rude sillon...


III. — PLANT NOUVEAU


Mai.

Je reconstitue une vigne sur une vaste pièce orientée vers le Sud-Ouest. Ainsi l’astre, tout le long de sa course quotidienne, réchauffera, la couvera de ses rayons, de l’apparition de la première feuille à sa chute, versant du miel et du feu aux grappes dilatées. Je la replante après trente ans. Autrefois, ce sol portait des ceps puissants comme des bras. Epais, noueux, bossues, ils s’érigeaient au-dessus du sillon ou rampaient sur terre et s’y tordaient, à peine relevés alors du bout, et poussaient des raisins compacts aux grains enchâssés presque les uns dans les autres, suspendus aux souches par une queue courte. Ces fruits étaient d’un rendement considérable ; poids pour poids, ils donnaient plus de jus que n’importe quel raisin. Ce cépage avait nom « pique-poult, » ce qui signifie pique-lèvres, car le viji, même décanté plusieurs fois et vieilli, gardait un petit goût acide très particulier, qui s’annonçait dans le verre par un pétillement frais. Saveur au reste agréable, qui émoustillait la bouche.

Le pique-poult était le plant autochtone, le plus vieux fils du sol. C’est lui qui, le premier,» brûlé, » nous donna cette incomparable liqueur, l’armagnac. Il la faisait chaude et fine, veloutée, sucrée, charnue, et lui laissait peut-être ce fumet un tantinet sauvage qui la caractérisait. Je parle au passé, j’écris « peut-être, » parce que nous avons été obligés d’arracher nos pique-poults ; parce que les plants importés d’Amérique qui les remplacent, bien que croisés avec les nôtres, mais venus d’un autre monde, abreuvés d’une sève étrangère, risquent de ne point nous rendre un produit égal, d’une tenue et d’un arôme qui bravent le temps. Ils datent d’hier, ils n’ont pas assez vécu ; et, vivront-ils assez, eux qu’il faut reconstituer à intervalles relativement courts, et qui, ne plongeant point dans les couches profondes, paraissent incapables de tenir tête à de longues vicissitudes. D’aucuns prétendent que si. Le temps fera la preuve. Pour moi, épris des lentes transformations, je crains que cet arrière-goût de rancio, où il y avait comme un soupçon de caramel, bouquet distinctif de nos antiques eaux-de-vie, ne soit désormais perdu. Il imprégnait à jamais la bouteille poudreuse. Vous pouviez la vider, la rincer, il fleurait, il s’exhalait toujours comme une âme végétale. Vous la brisiez, les éclats conservaient l’odeur immortelle,


Et sa poussière heureuse en restait parfumée...


Nous avons arraché nos pique-poults parce qu’ils se défendaient mal contre les cryptogames, malgré les sels de cuivre, et qu’ils ne résistaient point au phylloxéra. Les plants américains, traités, ne se laissent point envahir par la pourriture que le mildiou et le blackrot engendrent, et nourris, soutenus, détruire par la bête. Ils y sont aidés par le poli et la densité de leur feuille et de leur grain où le champignon s’alimente difficilement, et par la richesse de leur chevelu qui assouvit l’insecte et charrie encore assez de sève pour sustenter le cep. Nous avons erré longtemps avant d’adapter les espèces à notre sol. La faculté d’absorption, l’aptitude pour ainsi dire à filtrer le suc d’un terroir, à l’assimiler, n’est point égale dans toutes les plantes. Là où celle-ci prospère, celle-là s’étiole. Jusque dans les profondeurs obscures de la terre, la loi de l’affinité règne en souveraine. J’ai connu un cep bourguignon, le pineau, au raisin noir exquisement parfumé, alambic vivant du vin illustre de cette côte appelée d’or, que mon père a vainement cherché à acclimater chez nous. Un signe révéla tout de suite l’échec prochain : ses fleurs ne sentaient point ou presque pas. Là-bas, elles répandent comme une vague impondérable d’odeur, un flot de cannelle et d’encens mêlés, qui embaume le pays... Nous nous sommes arrêtés à quelques directs et à quelques hybrides. Ils paraissent susceptibles de longévité, d’une durée suffisante, ils répondent en outre à une préoccupation triple : ne pas manquer de vin ; — l’homme de la terre ici séché par le soleil, épuisé de sueur, ne saurait s’en passer ; — posséder un cep qui fournisse un cru de table ; maintenir la réputation de nos eaux-de-vie. Le pique-poult, au fond, n’était que vin pour eau-de-vie. à la vérité hors de pair ; et, je l’ai dit, fragile, il ne plaisait plus à table qu’aux gens du pays. J’ai fait choix d’un direct, le Noah, et de deux hybrides, le Gaillard-Giret 157, et le Baco n° 22. Tous les trois sont blancs. Du premier, parce que, possédant une santé de rocher, il repousse gelé, se rit du champignon et ne laisse jamais la maison sans vin ; du second, parce qu’il est susceptible de fournir un cru de table recherché ; du troisième, après l’avoir dégusté en eau-de-vie. Il la fait moelleuse, avec quelque chose de la saveur et de l’accent du cep français. Tout cela est encore à surveiller. La génération qui plante ignore les résultats définitifs. La vigne pour s’assoler, s’assimiler un terroir, en absorber l’essence, a besoin d’aller plus loin qu’une vie d’homme. Elle chemine un siècle avant sur place, dans les veines souterraines, avec ses milliers de pieds au pas tardif.

Je me suis hâté de planter ; c’était le dernier moment. Des semaines de pluie avaient interrompu les travaux du matin même où le terrain défoncé, hersé, roulé, piqueté, attendait l’arbre précieux.

J’avais toujours dans l’oreille le bruit mat des piquets frappés pour les enfoncer, que le vent d’Ouest m’apportait jusqu’à ma table de travail. Il m’était arrivé comme un battement affaibli de tambour, et ce roulement n’avait cessé de me hanter durant les intempéries, mêlé au tintement des gouttes d’eau sur les tuiles du toit... Noyée d’averses, fouettée de vents, flagellée de grêlons, grise, voilée, frissonnante, la terre cherchait son soleil. Il a paru ; elle s’est ranimée ; à coups de flamme, il a balayé le ciel... Alors je me suis souvenu de mes voisins et j’ai réuni une « béziade. » J’ai rassemblé toute une section de jeunes hommes, flanquée de quelques alertes filles, et de la première à la dernière lueur du jour, d’une haleine planté la vigne. Les hommes, de sillon en sillon, ont creusé les milliers de trous carrés à la dimension de leur pelle, au pied des piquets ; les femmes, placé et butté les boutures racinées, et cette sorte de marche progressive s’est poursuivie en ligne jusqu’à la grande route, donnant l’impression d’un envahissement fécond. Bien entendu, le vin circulait à volonté. Je ne dis rien des propos, des caquets, des éclats de voix. Ils ont déjeuné, avant le travail, dîné à midi, mais sobrement, afin de rester légers et souples pour se plier sur l’outil, diné enfin à la nuit faite. Ce repas les a dédommagés de celui de midi. Installés dans la grange du lieu, autour d’une table massive, ils ont épuisé le fût mis en perce à l’aube, englouti des volailles, dévoré des pains, des pâtisseries, « bu le café », avec le « doigt » d’armagnac traditionnel. Et puis, à minuit, avec la lune haute, ils sont partis, et l’on entendait le rire frais des jouvencelles sonner sur le chemin, tandis que les jeunes gens les harcelaient gentiment...

La pièce replantée fait partie d’un bien donné en dot à ma fille ainée, mariée au Maroc, à un officier, « un de ces fils de la poudre » dont parlent les Arabes. J’ai gardé sur leur demande la direction de leur terre. J’y continue l’effort paternel. Je dote le lieu de ce qui lui manquait encore, du moins en Suffisance, de l’étalon de valeur de la terre ici, de vigne. J’ai tenu, dès le début de sa vie nouvelle, à assurer le ménage sur la terre. La vigne, en s’enfonçant, va rencontrer un sol particulièrement substantiel. Il est fait de sable, d’argile, de cailloux ferrugineux, et solide, épais, serré comme du marbre, il offre au cep un aliment susceptible de fortifier un chêne. Il a nom le « terrebouc. » Il passe ici pour incompressible. La maison élevée dessus ne saurait branler, pas plus que les Pyrénées, au fond de l’horizon, en face, assises sur deux pays. Le souvenir de ce terrebouc, de ce fond stable s’est lié en mon esprit au souci de l’établissement de ce couple et de l’assolement de cette vigne, et je les ai enracinés à côté l’un de l’autre...


IV. — L’OISEAU DIVIN


Mai.

J’ai entendu chanter ce soir le premier rossignol. Monté à la cime d’un chêne, à la lisière d’un bois, il jetait de là sous la voûte lactée son hymne brûlant et suave. L’arbre et l’oiseau étaient baignés d’un côté de clarté lunaire et noyés de l’autre d’ombre nocturne. Et l’oiseau, au bout de sa branche, ressemblait à une étoile à demi dévoilée. La lumière touchait sa gorge, et l’on voyait la palpitation sonore la faire battre sous la plume. Nul n’ignore que l’oiseau divin seul sait chanter. Les autres sifflent, gazouillent, mais n’ont point de registre. Ils ne possèdent que trois ou quatre notes égales, répétées sans inflexions. Lui, bien qu’il ne connaisse pas de ton, ni de rythme, que l’on ne puisse point écrire ce qu’il chante, il module sa berceuse, car il ne chante qu’à la saison des nids, il enfle, file, précipite les sons, traîne ou rompt la phrase, la pique de cris fluides, l’emplit de soupirs ou de sanglots pathétiques, monte et descend la gamme en quelques coups de gosier, respire enfin entre deux éclats, comme s’il sentait la valeur d’un silence subit... Et tout cela est pur, éclatant, facile...

Les pinsons, les chardonnerets, les merles, les loriots, les derniers surtout, sifflent à toute heure, s’appelant de taillis en taillis, se répondant comme des flûtes alternées. Certains jours, quand le soleil se lève plus rayonnant, ils ne peuvent plus se taire. Lui, aime le silence et l’ombre. Il dédaigne de répondre ou de jouter, il veut seul ébranler les échos des futaies. Le bruit de l’homme, des bêtes et des choses s’est éteint, le bruit des créatures qui vivent et peinent le jour, et les hôtes de la nuit, les petits carnassiers n’ont pas commencé encore leur maraude, ni les hiboux en chasse poussé leur ululement plaintif. Il prélude alors de sa voix de cristal... Chantant avec délice, avec passion, ivre d’espoir, perché au-dessus du nid fécond où sa femelle couve et réchauffe ses petits, il les couvre, il les inonde d’harmonie, des accents échappés de son cœur, afin de bercer l’une en sa tâche de vie, afin de verser aux autres, avec l’exemple, le goût et l’instinct de l’incomparable cantilène. Et, du dôme infini qui retentit, pour le rafraîchir, la rosée commence à distiller.

On dit que nos enfants sont fils de nos pensées plus que de notre chair. Les mirages qui ont séduit nos yeux ou nos âmes les doivent enchanter, et tels qui tentent les déserts ou les mers, attirés par un souvenir, éblouis par un nom, réalisent le rêve paternel. L’oiseau divin peut-être le sait-il ? C’est pourquoi il ne chante qu’auprès d’un berceau...


JOSEPH DE PESQUIDOUX.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.