Le Livre de mon ami/Le Livre de Suzanne/Les Amis de Suzanne

Calmann-Lévy (p. 225-256).
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Le livre de Suzanne

II

LES AMIS DE SUZANNE

I

ANDRÉ

Vous avez connu le docteur Trévière. Vous vous rappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regard bleu. Il avait la main et l’âme d’un grand chirurgien. On admirait sa présence d’esprit dans les circonstances difficiles. Un jour qu’il faisait, à l’amphithéâtre, une grave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrême faiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation ; l’homme passait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contre poitrine, et secoua avec la puissance d’un lutteur ce corps sanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania avec cette audace prudente qui lui était habituelle. La circulation était rétablie, l’homme était sauvé.

En quittant le tablier, Trévière redevenait naïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois après l’opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant son bistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui lui inocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, à l’âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu’il adorait.

On voyait, tous les jours de soleil, sous les sapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait de la guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon à quatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas de terre. C’était madame Trévière. Le soleil caressait la chaude pâleur de sa face et un trop-plein de vie et d’âme s’échappait en effluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeux bruns pailletés d’or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pour lui montrer les « pâtés » de terre qu’il avait faits, levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de son père.

Il était rond et rose. Puis il s’amincit en grandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur, pâlirent. Sa mère s’inquiétait. Parfois, tandis qu’il s’amusait à courir dans le Bois avec ses petits camarades, s’il frôlait la chaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait le menton sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visage pâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu’il reprenait sa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restait nu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camarades de son mari, la rassurèrent. L’enfant n’était que délicat. Mais il lui fallait la pleine campagne.

Mme Trévière fit ses malles et partit pour Brolles, où les parents de son mari étaient cultivateurs. Car vous savez que Trévière était fils de paysans et que, jusqu’à douze ans, il dénicha des merles en revenant de l’école.

On s’embrassa sous les jambons pendus aux solives de la salle enfumée. La mère Trévière, accroupie devant les tisons de la grande cheminée et ne lâchant pas la queue de la poêle, regardait d’un œil méfiant la Parisienne et sa bonne. Mais elle trouva le petit « bien mignon et tout le portrait de son père ». Quant au bonhomme Trévière, sec et roide dans sa veste de gros drap, il était bien content de voir son petit-fils André.

On n’avait pas fini de souper, et déjà André donnait de gros baisers à son grand-papa, dont le menton piquait, piquait. Puis, monté tout droit sur les genoux du bonhomme, il lui enfonçait le poing dans la joue, en lui demandant pourquoi c’était creux.

— Parce que je n’ai plus de dents.

— Et pourquoi tu n’as plus de dents ?

— Parce qu’elles étaient devenues noires et que je les ai semées dans le sillon pour voir s’il n’en pousserait point des blanches.

Et André riait de tout son cœur. Les joues de son grand-père, c’était bien autre chose que les joues de sa maman !

On avait réservé à la Parisienne et au petit la chambre d’honneur, où étaient le lit nuptial, dans lequel les bonnes gens n’avaient couché qu’une fois, et l’armoire de chêne, bourrée de linge, fermée à clef. La couchette qui avait autrefois servi à l’enfant de la maison avait été tirée du grenier pour le petit-fils. On l’avait dressée dans le coin le plus abrité, sous une tablette chargée de pots de confitures. Madame Trévière, en femme ordonnée, fit, pour se reconnaître, trente-six petits tours sur le plancher de sapin qui craquait. Mais elle eut la déception de ne découvrir aucun porte-manteau.

Le plafond à poutres saillantes et les murs étaient blanchis à la chaux. Madame Trévière remarqua peu les images coloriées qui égayaient cette belle chambre ; pourtant, elle vit au-dessus du lit nuptial une gravure représentant des enfants en veste noire et en pantalon blanc, un brassard au coude, un cierge à la main, défilant dans une église gothique. Elle lut au-dessous cette formule gravée ; avec les noms, date et signature remplis à la main : Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière a fait sa première communion, dans l’église paroissiale de Brolles, le 15 mai 1849. Gontard, curé.

La veuve lut et poussa un soupir, un de ces soupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmes d’amour, les plus beaux trésors de la terre. Ceux qui sont aimés ne devraient pas mourir.

Quand elle eut déshabillé André :

— Allons, lui dit-elle, fais ta prière.

Il murmura :

— Maman, je t’aime.

Et, sur cette dévotion, laissant tomber sa tête et fermant les deux poings, il s’endormit en paix.

À son réveil, il découvrit la basse-cour. Surpris, émerveillé, enchanté, il vit les poules, la vache, le vieux cheval borgne et le cochon. Le cochon surtout le ravit. Et le charme dura des jours et des jours. Quand c’était l’heure du repas, on parvenait à grand-peine à le ramener, couvert de paille et de fumier, avec des toiles d’araignée dans les cheveux et du purin dans les bottines, les mains noires, les genoux écorchés, les joues roses, riant, heureux.

— Ne m’approche pas, petit monstre ! lui criait sa mère.

Et c’étaient des embrassements sans fin.

Assis devant la table, sur le bord de la bancelle, et mordant un énorme pilon de volaille, il avait l’air d’un petit Hercule dévorant sa massue.

Il mangeait sans s’en apercevoir, oubliait de boire et babillait.

— Maman, qu’est-ce que c’est qu’un poulet vert ?

— Cela ne peut être qu’un perroquet, répondit trop légèrement la Parisienne.

C’est ainsi qu’André fut induit à désigner par le nom de perroquets les canards de son grand-père, ce qui rendait ses récits prodigieusement obscurs.

Mais il ne s’en laissait pas facilement imposer.

— Maman, sais-tu ce que grand-père m’a dit ? Il m’a dit que c’étaient les poules qui faisaient les œufs. Mais je sais bien que non. Je sais bien que c’est le fruitier de l’avenue de Neuilly qui fait les œufs ; alors on les porte aux poules pour qu’elles les réchauffent. Car, comment veux-tu, maman, que les poules fassent des œufs, puisqu’elles n’ont pas de mains ?

Et André continua à explorer la nature. En se promenant dans la forêt avec sa maman, il éprouvait toutes les émotions de Robinson Crusoé. Un jour, tandis que madame Trévière, assise sous un chêne au bord de la route, travaillait à sa guipure, il trouva une taupe. C’est très grand, une taupe. Il est vrai que celle-là était morte. Elle avait même du sang au museau. Sa maman lui cria :

— André ! veux-tu bien laisser ces horreurs… Tiens, regarde vite là, dans l’arbre.

Et il aperçut un écureuil qui sautait dans les branches. Sa maman avait raison : un écureuil vivant est plus joli qu’une taupe morte.

Mais il était parti trop vite, et André demandait si les écureuils ont des ailes, quand un passant, dont la face mâle et franche était encadrée d’une belle barbe brune, tira son chapeau de paille et s’arrêta devant Mme Trévière.

— Bonjour, madame ; vous vous portez bien ? Comme on se retrouve ! Voilà votre petit bonhomme ? Il est très gentil. On m’avait bien dit que vous logiez ici chez le père Trévière… Excusez-moi. Je le connais depuis si longtemps !

— Nous sommes venus ici parce que mon petit garçon avait besoin du grand air. Mais vous, monsieur, je me rappelle que vous habitiez déjà dans ces parages quand j’avais mon mari.

Comme la voix de la jeune veuve s’éteignait, il reprit d’un ton grave :

— Je sais, madame.

Et, très naturellement, il inclina la tête comme pour saluer au passage le souvenir d’un grand deuil.

Puis, après un moment de silence :

— C’était le bon temps ! Que de braves gens il y avait alors, qui sont partis depuis ! Mes pauvres paysagistes ! Mon pauvre Millet ! C’est égal. Je suis resté l’ami des peintres, comme ils m’appellent tous là-bas, à Barbizon. Je les connais tous. Ce sont de bons enfants.

— Et votre fabrique ?

— Ma fabrique ? elle va toute seule.

André vint se jeter entre eux.

— Maman ! maman ! il y a sous une grosse pierre des bêtes au bon Dieu. Il y en a au moins un million, vrai !

— Tais-toi et va jouer, lui répondit sèchement sa mère.

L’ami des peintres reprit de sa belle voix chaude :

— Cela fait plaisir de se revoir ! Les amis me demandent bien souvent ce qu’est devenue la belle madame Trévière. Je leur dirai qu’elle est toujours et plus que jamais la belle madame Trévière. Au revoir, madame.

— Bonjour, monsieur Lassalle.

André reparut.

— Maman, est-ce que toutes les bêtes ne sont pas au Bon Dieu ? Est-ce qu’il y a des bêtes au Diable ? Maman ? tu ne me réponds pas… Pourquoi ?

Et il la tira par sa jupe. Alors elle le gronda.

— André, il ne faut pas m’interrompre, quand je parle à quelqu’un. Tu m’entends ?

— Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas poli.

Il y eut quelques larmes qui finirent par un sourire dans des baisers. Ce fut encore une jolie journée. On voit sur les campagnes de ces ciels humides et traversés de rayons qui attristent et charment.

À quelques jours de là, par une grosse pluie, M. Lassalle, haut botté, fit une visite à la jeune veuve.

— Bonjour, madame. Eh bien, père Trévière, plus solide que jamais ?…

— Le coffre est encore bon, mais les jambes ne valent plus rien.

— Et vous, la mère ? toujours le nez sur la marmite, donc ? Vous goûtez la soupe. C’est d’une bonne cuisinière.

Et ces familiarités faisaient sourire la vieille dont les prunelles pétillaient entre les pommettes ridées.

Il prit André sur ses genoux et lui pinça les joues. Mais l’enfant se dégagea brusquement et alla enfourcher les jambes de son grand-père.

— Tu es le cheval. Je suis le postillon. Hue ! Plus fort, plus fort !…

La visite se passa sans que la veuve et le visiteur eussent échangé quatre paroles, mais leurs regards avaient plusieurs fois croisé des lueurs, comme ces éclairs qui jaillissent entre ciel et terre dans les chaudes nuits d’été.

— Papa, est-ce que vous connaissez beaucoup ce monsieur ? demanda la jeune femme, avec un air d’indifférence.

— Je le connaissais avant qu’il portât culottes. Et qu’est-ce qui ne connaissait pas son père dans le pays ? Des braves gens tout à fait, tout francs et tout ronds. Ils ont du bien. Monsieur Philippe… (nous l’appelons monsieur Philippe) n’emploie pas moins de soixante ouvriers dans son usine.

André crut le moment venu d’exprimer son sentiment :

— Il est vilain, le monsieur dit-il.

Sa maman lui répondit vivement que, s’il ne parlait que pour dire des sottises, il ferait mieux de se taire.


Depuis lors, le hasard voulut que madame Trévière rencontrât M. Lassalle à tous les tournants de la route.

Elle devenait inquiète, distraite, songeuse. Elle tressaillait au bruit du vent dans les feuilles. Elle oubliait sa guipure commencée et prenait l’habitude de soutenir son menton dans le creux de sa main.


Un soir d’automne, tandis qu’une grande tempête, venue de la mer, passait avec de longs hurlements sur la maison du père Trévière et sur toute la contrée, la jeune femme eut hâte de renvoyer la bonne qui faisait le feu et de coucher André. Pendant qu’elle lui tirait ses bas de laine et qu’elle tâtait à pleines mains les petits pieds froids, lui, écoutant les grondements sourds du vent et les tintements de la pluie contre les vitres, il noua ses deux bras sur le cou de sa mère penchée.

— Maman, dit-il, j’ai peur.

Mais elle, en lui donnant un baiser :

— Ne t’agite pas, dors, mon chéri.

Puis elle alla s’asseoir près du feu et lut une lettre.

À mesure qu’elle lisait, ses joues se coloraient ; un souffle chaud lui montait de la poitrine. Et, quand elle eut fini de lire, elle resta étendue dans son fauteuil, les mains inertes et l’âme perdue dans un rêve. Elle songeait :

« Il m’aime ; il est si bon, si franc, si honnête ! Les soirées d’hiver sont bien tristes quand on est seule. Il s’est montré si délicat avec moi ! Certainement, il a beaucoup de cœur. J’en vois la preuve, rien qu’à la manière dont il m’a fait sa demande. »

Alors ses yeux rencontrèrent la gravure de la première communion. Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière…

Elle baissa les yeux. Puis elle songea de nouveau.

— Une femme ne sait pas bien élever toute seule un garçon… André aura un père.

— Maman !

Cet appel, sorti du petit lit, la fit tressaillir.

— Que me veux-tu, André ? Tu es bien agité ce soir !

— Maman, je pensais à une chose.

— Au lieu de dormir… À laquelle ?

— Papa est mort, n’est-ce pas ?

— Oui, mon pauvre enfant.

— Alors il ne reviendra plus ?

— Hélas ! non, mon chéri.

— Eh bien, maman, c’est bien heureux tout de même. Parce que je t’aime tant, vois-tu, maman ! tant, que je t’aime pour tous les deux. Et, s’il revenait, je ne pourrais plus l’aimer du tout.

Elle le considéra quelque temps avec inquiétude et retomba dans le fauteuil, où elle resta immobile, la tête dans les mains.

Il y avait déjà plus de deux heures que l’enfant dormait aux bruits de la tempête quand, s’étant approchée de lui elle soupira tout bas :

— Dors ! il ne reviendra pas.

Et pourtant deux mois plus tard il revint. Il revint sous la grosse figure hâlée de M. Lassalle, le nouveau maître de la maison. Et le petit André recommença de jaunir, de maigrir et de tomber en langueur.

Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonne comme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a un amoureux.

II

PIERRE

— Quel âge a votre petit garçon, madame ?

À cette question, elle regarde son petit garçon comme on regarde la pendule pour voir l’heure. Et elle répond :

— Pierre ! il a vingt-neuf mois, madame.

Il valait autant dire deux ans et demi ; mais, comme le petit Pierre a beaucoup d’esprit et fait mille choses étonnantes pour son âge, on craint de rendre les autres mères un peu moins jalouses, si on le leur présente un peu plus âgé qu’il n’est, et par conséquent un peu moins prodigieux. C’est pour une autre raison encore qu’elle ne veut pas qu’on lui vieillisse son Pierre d’un seul jour. Ah ! c’est qu’elle veut le garder tout petit, tout bébé. Elle sent bien que, plus il grandira, moins il sera son enfant. Elle sent qu’il lui échappe peu à peu. Hélas, ils ne cherchent qu’à se détacher, ces petits ingrats ! La première séparation date de leur naissance. Alors, on a beau être leur mère, on n’a plus qu’un sein et deux bras pour les retenir.

Tout cela fait que Pierre a tout juste vingt-neuf mois. C’est, d’ailleurs, un bel âge et qui m’inspire, pour ma part, beaucoup de considération ; j’ai plusieurs amis de cet âge dont les procédés sont excellents à mon égard. Mais aucun de ces jeunes amis n’a autant d’imagination que Pierre. Pierre assemble les idées avec une extrême facilité et un peu de caprice.

Il se rappelle certaines idées très anciennes. Il reconnaît des visages absents depuis plus d’un mois. Il découvre, dans les images coloriées qu’on lui donne, mille particularités qui le charment et l’inquiètent. Quand il feuillette le livre illustré qu’il préfère et dont il n’a déchiré que la moitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur trop vive passe dans ses yeux.

Sa mère a peur de ce teint-là et de ces yeux-là ; elle craint que trop de travail ne fatigue une tête si petite et molle encore ; elle craint la fièvre, elle craint tout. Elle a peur de porter malheur à l’enfant dont elle s’est enorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon, dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu’elle voit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énorme et plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous les joues et un air de santé bête.

Il ne donne pas d’inquiétude, au moins, celui-là ! Tandis que Pierre change de couleur à chaque instant ; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dans son berceau d’un sommeil agité.

Le médecin n’aime guère, non plus, que notre petit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.

Il dit :

— Élevez-le comme un petit chien. Ce n’est pourtant pas difficile !

En quoi il se trompe ; c’est, au contraire, très difficile. Le docteur n’a aucune idée de la psychologie d’un petit garçon de vingt-neuf mois. Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s’élèvent tous dans le calme de la pensée ? J’en ai connu un qui, âgé de six semaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans son sommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Il emplissait ma chambre de l’expression des sentiments les plus désordonnés. Est-ce du calme, cela ?

Non pas ! Aussi le petit animal faisait comme Pierre : il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a de même en lui les germes d’une généreuse vie. Il n’est atteint dans aucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre et moins pâle.

Paris convient mal à ce petit Parisien. Ce n’est pas qu’il s’y déplaise. Au contraire, il s’y amuse trop ; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et de mouvements ; il a trop à sentir et à comprendre ; il s’y fatigue.

Au mois de juillet, sa mère l’emmena tout pâle et mince dans un petit coin de la Suisse, où l’on ne voyait que des sapins aux flancs de la montagne, de l’herbe et des vaches au creux de la vallée.

Un tel repos sur le sein de la grande et calme nourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images et pendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir, dans les premiers jours d’octobre, un petit Pierre nouveau, régénéré ; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu, les mains noires, la voix grosse et le rire gros.

— Regardez mon Pierre, il est affreux, disait la maman joyeuse ; il a les couleurs d’un bébé à vingt-neuf sous !

Mais elles ne durèrent pas, ces couleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chose de trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veux dire le Paris spirituel, qui n’est nulle part et qui est partout, le Paris qui inspire le goût et l’esprit, qui trouble, qui fait qu’on s’ingénie, même quand on est tout petit.

Et voilà Pierre de nouveau blêmissant et rougissant sur des images. Vers la fin de décembre, je le trouvai nerveux avec des yeux énormes et de petites mains sèches. Il dormait mal et ne voulait plus manger.

Le médecin disait :

— Il n’a rien ; faites-le manger.

Mais le moyen ? Sa pauvre mère avait essayé de tout, et rien n’avait réussi. Elle en pleurait, et Pierre ne mangeait pas.


La nuit de Noël apporta à Pierre des polichinelles, des chevaux et des soldats en grand nombre. Et, le lendemain matin, devant la cheminée, la maman en peignoir, les mains pendantes, regardait avec défiance toutes ces figures grimaçantes de jouets.

— Cela va encore l’exciter ! se disait-elle. Il y en a trop !

Et doucement, de peur d’éveiller Pierre, elle prit dans ses bras le polichinelle qui, lui, avait l’air méchant, les soldats qu’elle redoutait, les croyant fort capables d’entraîner plus tard son fils dans les batailles ; elle prit le bon cheval rouge lui-même, et elle alla, sur la pointe des pieds, cacher tous ces joujoux dans son armoire.

N’ayant laissé dans la cheminée qu’une boîte de bois blanc, le cadeau d’un pauvre homme, une bergerie de trente-neuf sous, elle alla s’asseoir près du petit lit, et regarda dormir son fils. Elle était femme, et le petit air de fraude qu’avait sa bonne action la faisait sourire. Mais, voyant les paupières bleuies du bébé, elle songea de nouveau :

— C’est horrible qu’on ne puisse pas le faire manger, cet enfant !

À peine habillé, le petit Pierre ouvrit la boîte et vit les moutons, les vaches, les chevaux, les arbres, des arbres frisés. C’était, pour être exact, une ferme plutôt qu’une bergerie.

Il vit le fermier et la fermière. Le fermier portait une faux et la fermière un râteau. Ils allaient au pré faire les foins ; mais ils n’avaient pas l’air de marcher. La fermière était vêtue d’un chapeau de paille et d’une robe rouge. Pierre lui donna des baisers et elle lui barbouilla la joue. Il vit la maison : elle était si petite, et si basse, que la fermière n’aurait pu s’y tenir debout ; mais cette maison avait une porte, et c’est à quoi Pierre la reconnut pour une maison.

Comment ces figures peintes se reflétèrent-elles dans les yeux barbares et frais d’un petit enfant ? On ne sait, mais ce fut une magie. Il les pressait dans ses petits poings, qui en furent tout poissés ; il les dressait sur sa petite table et les nommait par leurs noms avec l’accent de la passion : dada ! toutou ! moumou ! En soulevant un de ces étranges arbres verts, au tronc lisse et droit et dont le feuillage en copeaux forme un cône, il s’écria : « Un pin ! »

Ce fut, pour sa mère, une sorte de révélation. Elle n’eût jamais trouvé cela. Et pourtant un arbre vert, en forme de cône, sur un fût droit, c’est certainement un sapin. Mais il fallait que Pierre le lui dît pour qu’elle s’en avisât :

— Ange !

Et elle l’embrassa si fort, que la bergerie en fut aux trois quarts renversée.

Cependant Pierre découvrait aux arbres de la boîte une ressemblance avec des arbres qu’il avait vus là-bas dans la montagne, au bon air.

Il voyait encore d’autres choses que sa maman ne voyait pas. Tous ces petits morceaux de bois enluminés évoquaient en lui des images touchantes. Il revivait par eux dans une nature alpestre ; il était une seconde fois dans cette Suisse qui l’avait si grassement nourri. Alors, les idées se liant les unes aux autres, il pensa à manger et dit :

— Je voudrais du lait et du pain.

Il but et mangea. L’appétit se réveilla. Il soupa le soir comme il avait déjeuné le matin. Le lendemain, la faim lui revint en revoyant la bergerie. Ce que c’est que d’avoir de l’imagination ! Quinze jours après, c’était un gros petit bonhomme. Sa mère était ravie. Elle disait :

— Regardez donc : quelles joues ! un vrai bébé à treize sous ! C’est la bergerie de ce pauvre M. X… qui a fait cela.

III

JESSY

Il y avait à Londres, sous le règne d’Elizabeth, un savant nommé Bog, qui était fort célèbre, sous le nom de Bogus, pour un traité des Erreurs humaines, que personne ne connaissait.

Bogus, qui y travaillait depuis vingt-cinq ans, n’en avait encore rien publié ; mais son manuscrit, mis au net et rangé sur des tablettes dans l’embrasure d’une fenêtre, ne comprenait pas moins de dix volumes in-folio. Le premier traitait de l’erreur de naître, principe de toutes les autres. On voyait dans les suivants les erreurs des petits garçons et des petites filles, des adolescents, des hommes mûrs et des vieillards, et celles des personnages des diverses professions, tels que hommes d’État, marchands, soldats, cuisiniers, publicistes, etc. Les derniers volumes, encore imparfaits, comprenaient les erreurs de la république, qui résultent de toutes les erreurs individuelles et professionnelles. Et tel était l’enchaînement des idées, dans ce bel ouvrage, qu’on ne pouvait retrancher une page sans détruire tout le reste. Les démonstrations sortaient les unes des autres, et il résultait certainement de la dernière que le mal est l’essence de la vie et que, si la vie est une quantité, on peut affirmer avec une précision mathématique qu’il y a autant de mal que de vie sur la terre.

Bogus n’avait pas fait l’erreur de se marier. Il vivait dans sa maisonnette seul avec une vieille gouvernante nommée Kat, c’est-à-dire Catherine, et qu’il appelait Clausentina, parce qu’elle était de Southampton.

La sœur du philosophe, d’un esprit moins transcendant que celui de son frère, avait, d’erreur en erreur, aimé un marchand de draps de la Cité, épousé ce marchand et mis au monde une petite fille nommée Jessy.

Sa dernière erreur avait été de mourir après dix ans de ménage, et de causer ainsi la mort du marchand de draps, qui ne put lui survivre. Bogus recueillit chez lui l’orpheline, par pitié, et aussi dans l’espoir qu’elle lui fournirait un bon exemplaire des erreurs enfantines.


Elle avait alors six ans. Pendant les huit premiers jours qu’elle fut chez le docteur, elle pleura et ne dit rien. Le matin du neuvième, elle dit à Bog :

— J’ai vu maman ; elle était toute blanche ; elle avait des fleurs dans un pli de sa robe ; elle les a répandues sur mon lit, mais je ne les ai pas retrouvées ce matin. Donne-les moi, dis, les fleurs de maman.

Bog nota cette erreur, mais il reconnut, dans le commentaire qu’il en fit, que c’était une erreur innocente et en quelque sorte gracieuse.

À quelque temps de là, Jessy dit à Bog :

— Oncle Bog, tu es vieux, tu es laid ; mais je t’aime bien et il faut bien m’aimer. Bog prit sa plume ; mais, reconnaissant, après quelque contention d’esprit, qu’il n’avait plus l’air très jeune et qu’il n’avait jamais été très beau, il ne nota pas la parole de l’enfant. Seulement il dit :

— Pourquoi faut-il t’aimer, Jessy ?

— Parce que je suis petite.

« Est-il vrai, se demanda Bog, est-il vrai qu’il faille aimer les petits ? il se pourrait ; car, dans le fait, ils ont grand besoin qu’on les aime. Par là s’excuserait la commune erreur des mères qui donnent à leurs petits enfants leur lait et leur amour. C’est un chapitre de mon traité qu’il va falloir reprendre. »

Le matin de sa fête, le docteur, en entrant dans la salle où étaient ses livres et ses papiers et qu’il nommait sa librairie, sentit une bonne odeur et vit un pot d’oeillets sur le rebord de sa fenêtre.

C’étaient trois fleurs, mais trois fleurs écarlates que la lumière caressait joyeusement. Et tout riait dans la docte salle : le vieux fauteuil de tapisserie, la table de noyer ; les dos antiques des bouquins riaient dans leur veau fauve, dans leur parchemin et dans leur peau de truie. Bogus, desséché comme eux, se mit comme eux à sourire. Jessy lui dit en l’embrassant :

— Vois, oncle Bog, vois : ici, c’est le ciel (et elle montrait, à travers les vitres lamées de plomb, le bleu léger de l’air) ; puis, plus bas, c’est la terre, la terre fleurie (et elle montrait le pot d’œillets) ; puis, au-dessous, les gros livres noirs, c’est l’enfer.

Ces gros livres noirs étaient précisément les dix tomes du traité des Erreurs humaines, rangés sous la fenêtre, dans l’embrasure. Cette erreur de Jessy rappela au docteur son œuvre, qu’il négligeait depuis quelque temps pour se promener dans les rues et dans les parcs avec sa nièce. L’enfant découvrait mille choses aimables et les faisait découvrir en même temps à Bogus, qui n’avait guère de sa vie mis le nez dehors. Il rouvrit ses manuscrits, mais il ne se reconnut plus dans son ouvrage, où il n’y avait ni fleurs ni Jessy.

Par bonheur, la philosophie lui vint en aide en lui suggérant cette idée transcendante que Jessy n’était bonne à rien. Il s’attacha d’autant plus solidement à cette vérité, qu’elle était nécessaire à l’économie de son œuvre.

Un jour qu’il méditait sur ce sujet, il trouva Jessy qui, dans la librairie, enfilait une aiguille devant la fenêtre où étaient les œillets. Il lui demanda ce qu’elle voulait coudre.

Jessy lui répondit :

— Tu ne sais donc pas, oncle Bog, que les hirondelles sont parties ?

Bogus n’en savait rien, la chose n’étant ni dans Pline ni dans Avicenne. Jessy continua :

— C’est Kat qui m’a dit hier…

— Kat ? s’écria Bogus, cette enfant veut parler de la respectable Clausentina !

— Kat m’a dit hier : « Les hirondelles sont parties cette année plus tôt que de coutume ; cela nous présage un hiver précoce et rigoureux. » Voilà ce que m’a dit Kat. Et puis j’ai vu maman en robe blanche, avec une clarté dans les cheveux ; seulement elle n’avait pas de fleurs comme l’autre fois. Elle m’a dit : « Jessy, il faudra tirer du coffre la houppelande fourrée de l’oncle Bog et la réparer si elle est en mauvais état. » Je me suis éveillée et, sitôt levée, j’ai tiré la houppelande du coffre ; et, comme elle a craqué en plusieurs endroits, je vais la recoudre.

L’hiver vint et fut tel que l’avaient prédit les hirondelles.

Bogus, dans sa houppelande, les pieds au feu, cherchait à raccommoder certains chapitres de son traité. Mais, à chaque fois qu’il parvenait à concilier ses nouvelles expériences avec la théorie du mal universel, Jessy brouillait ses idées en lui apportant un pot de bonne ale, ou seulement en montrant ses yeux et son sourire.

Quand revint l’été, ils firent, l’oncle et la nièce, des promenades dans les champs. Jessy en rapportait des herbes qu’il lui nommait et qu’elle classait, le soir, selon leurs propriétés. Elle montrait, dans ces promenades, un esprit juste et une âme charmante. Or, un soir, comme elle étalait sur la table les herbes cueillies dans le jour, elle dit à Bogus :

— Maintenant, oncle Bog, je connais par leur nom toutes les plantes que tu m’as montrées. Voici celles qui guérissent et celles qui consolent. Je veux les garder, pour les reconnaître toujours et les faire connaître à d’autres. Il me faudrait un gros livre pour les sécher dedans.

— Prends celui-ci, dit Bog.

Et il lui montra le tome premier du traité des Erreurs humaines.

Quand le volume eut une plante à chaque feuillet, on prit le suivant, et, en trois étés, le chef-d’œuvre du docteur fut complètement changé en herbier.