Payot (p. 117-142).


VI

LA VIE SIMPLE


Un des livres de Charles Wagner, dont le succès a été complet et la vente considérable, a justement pour titre ces mots : La Vie Simple et c’est en Amérique, surtout, que le volume a eu sa plus grande vogue, comme si ce pays de luxe et d’argent sentait mieux que tout autre, la nécessité d’une réaction contre l’envahissant besoin de richesse qui, semblable à ces rongeurs qui finissent par détériorer les plus solides meubles de noyer et de chêne, épuisait peu à peu les forces vives des nations.

Jadis, une toute petite portion de la société était atteinte de ce mal, aujourd’hui il s’étend à toutes les classes et se multiplie à l’infini. Vers quels abîmes de folie marchions-nous, lorsque la guerre a arrêté, avec l’effroyable éloquence qui a imposé silence à toutes les autres voix, cette course vertigineuse vers l’argent ? Mais cette tempête d’obus prendra fin, la vie tragique ne durera pas indéfiniment, l’existence normale recommencera et les mêmes problèmes sociaux se représenteront. Trouveront-ils les cœurs changés, régénérés, vivants ? L’avenir du monde est dans la réponse qui sera faite à cette question.


I


En ce commencement de siècle, une seule force combattait dans les âmes l’amour de l’argent : la vanité, qui finissait toutefois par les y ramener irrésistiblement.

Bien entendu, un nombre assez considérable de personnes échappaient à cette double hantise et guidaient leurs actes d’après d’autres principes et d’autres besoins. Mais il est certain que la préoccupation impérieuse des intérêts matériels avait peu à peu envahi les terrains réservés — ceux où l’on ne permet pas aux mauvaises herbes de croître — tellement il est difficile de résister, même moralement, à certaines violentes pensées de la foule.

Un de mes livres[1] contient un chapitre : Les privilèges de la pauvreté qui m’apporta une déception ; j’avais espéré qu’il frapperait certains esprits, cet espoir fut déçu : les autres chapitres attirèrent l’attention, celui-ci passa inobservé. J’ai pu ainsi mesurer l’antipathie et la répugnance que suscite dans les meilleures âmes, le mot pauvreté ! Non seulement ces pages déplurent aux riches dont elles diminuaient l’importance, mais elles ne rencontrèrent aucune faveur auprès de ceux qui ne l’étaient pas. En approuver l’esprit leur aurait semblé une sorte d’engagement de renoncer à ce désir de fortune qui dévore presque tous les cœurs.

En disant pauvreté, je ne dis pas misère, je parle de cet état de demi-aisance où le développement intellectuel peut être complet sans que le luxe devienne jamais possible. La misère, si elle mérite le respect par les souffrances qu’elle représente, est une condition plus fâcheuse encore que la richesse au point de vue spirituel ; elle empêche, elle dégrade, elle enlève la possibilité de la joie. Or, justement, parmi les privilèges de la pauvreté, je plaçais en première ligne la joie de l’esprit dans la liberté qui est si difficile aux riches.

Ce que je pensais alors, je le pense aujourd’hui ; du reste, il y a deux mille ans qu’Horace l’a dit en deux mots répétés à satiété à travers les siècles. Mais l’aurea mediocritas du poète latin représente à l’imagination des vases de miel parfumé, des jardins pleins de roses, la paix des champs dans l’abondance, tandis que la médiocrité de notre époque signifie souvent un décor triste, d’âpres combats et des privations dissimulées qui font saigner le cœur et aigrissent le caractère.

Il n’en est pas moins vrai que la liberté de l’esprit cesse souvent avec la richesse et devient impossible dans une existence trop surchargée de plaisirs, d’obligations vaniteuses, de jouissances factices. Or la liberté de l’esprit en fait seule la force et la joie. Les riches (oh ! il y a de lumineuses exceptions !) me font toujours l’effet d’esclaves. Plus esclaves encore sont les gens qui sans être riches veulent le paraître ou ceux dont l’âme est violemment tendue vers ces biens qu’ils n’ont pu encore atteindre…

Ce que le luxe a représenté dans ces dernières années comme débordement et comme aspiration dépasse ce que l’histoire nous raconte du faste des civilisations disparues, parce qu’alors le mouvement vertigineux n’emportait pas toutes les classes, tandis qu’aujourd’hui, surtout parmi les femmes et en tous pays, la petite « midinette » rêve au manteau tissé d’or et brodé en pierres précieuses de Théodora.

Il y a, à ce propos, toute une catégorie de fautes, dont on a l’habitude de rendre l’amour responsable, et une fois de plus la justice fait fausse route ; en ces chutes-là, l’amour est bien moins coupable que les désirs de vanité et de luxe. Il suffit d’un très superficiel esprit d’observation pour s’en convaincre et je n’apprends rien à personne en le disant. Que de moralistes, avant et après le tocsin de la guerre, ont essayé de dénoncer la honteuse chaîne qui relie l’inconduite et le crime au besoin de richesse.

Maintenant l’épouvantable conflagration a arrêté le vertigineux galop. Ceux qui pourraient encore en ce genre tenir le record et qui peut-être en auraient envie, n’osent plus. La pause est forcée et c’est durant cette pause que la réflexion doit intervenir et qu’il est urgent de formuler le cas de conscience.

Presque en chaque pays, sauf de rares exceptions, sur lesquelles je ne veux pas insister, il y a eu durant la guerre une sorte d’union sacrée ; on a compris que pour sauver la patrie, la concorde de tous était nécessaire et que l’entre-aide s’imposait. Lorsque la paix sera signée et que la vie normale recommencera, ne pourrait-on sur certaines questions maintenir cette entente, si sur d’autres elle n’aura été que passagèrement possible ? Pourquoi, par exemple, les gens raisonnables ne se mettraient-ils pas d’accord sur le point essentiel d’un retour à la vie simple ?

Les différences, auxquelles l’amour-propre tient farouchement, existeraient tout de même, car la vie simple des riches ne serait pas absolument calquée sur la vie simple des personnes aisées, ni celle-ci sur la vie simple des gens pauvres. La simplicité, dit Charles Wagner, n’est ni dans le vêtement, ni dans la demeure, ni dans la nourriture, mais elle est dans un état d’esprit qui nous porte à consacrer la vie à son vrai but et à renoncer à tout ce qui nous en éloigne. Ces paroles ont un sens profond : l’esprit est tout, les faits comptent peu. Les nuances sont forcées et indispensables au bon fonctionnement social : c’est l’aspiration qui devrait être la même de haut en bas, l’aspiration vers la simplification de la vie et le contentement d’y être encouragé par les circonstances.

Loin de moi la pensée de demander à l’humanité un stoïcisme dont bien peu sont et ont été capables, ni un ascétisme qui ne lui est pas imposé. Je déteste les sacrifices inutiles. Dieu a fait la terre si belle pour que nous en jouissions. Notre erreur est de fermer notre cœur à la source des vraies joies pour rechercher des satisfactions factices, pernicieuses et souvent dégradantes dont nous devenons esclaves.

Les premiers responsables sont les ploutocrates par le raffinement de leur luxe, par leur dédain pour ceux qui vivent dans des conditions plus modestes, par leur façon puérile et méprisante de s’écarter de la vie générale. Les seconds responsables sont les cœurs avides d’acquérir la fortune par n’importe quel compromis, afin de pénétrer à coup de chèques dans cette enceinte fermée et mener eux aussi une existence artificielle où les instincts généreux et indépendants meurent étouffés. Les troisièmes coupables sont représentés par les prétoriens qui forment la garde d’honneur des anciens et des nouveaux ploutocrates. Ils imitent, applaudissent et se déclarent prêts à toutes les platitudes.

Comment la foule des êtres pourrait-elle résister à l’impulsion donnée par ces trois forces agissantes ? Aussi emboîte-t-elle immédiatement le pas. Il y a un an à peine, si on avait demandé à la plupart des gens quel était leur idéal de la félicité et s’ils avaient été forcés de répondre sincèrement, la même sotte et triste réponse serait, je le crains, sortie de leurs lèvres. « L’or, l’or de quelque fleuve qu’il sorte ! »

Parmi les hommes interrogés, quels sont ceux qui auraient répondu : « Mon idée du bonheur est de me montrer digne de mes origines divines. » Ou bien : « Le triomphe d’une grande idée ! » Quelques natures affectueuses, les amoureux ou les altruistes, se seraient peut-être écriés dans un élan généreux : « Le bonheur de tel ou tels ! » Mais, en général, la préoccupation des intérêts matériels aurait primé toutes les autres.

L’organisation de la vie moderne et la mentalité régnante, rendaient naturel, il faut l’avouer, ce grand désir de richesse. Quand les yeux s’écarquillaient et les bouches criaient : hourra ! devant les manifestations de la fortune, il fallait être très philosophe ou très insouciant pour ne pas suivre le courant et ne pas souhaiter, pour ses enfants, du moins, cette vie commode et cette plate-forme admirable capable apparemment de mettre en valeur les plus médiocres dons.

Mais est-elle aussi facile cette vie du riche que se le figurent les mentalités ordinaires ? La fortune et le genre d’existence qu’elle impose ou que du moins on s’imagine qu’elle doit comporter, ressemble assez souvent à un esclavage. Il est évident toutefois qu’elle donne des possibilités, et il serait puéril d’en nier la valeur. Nécessaire à l’organisation sociale, il faudrait même qu’elle fût plus répandue, ne serait-ce que pour diminuer son importance. Bien comprise, elle est lourde de responsabilités et devient moins désirable au point de vue égoïste.

Quant à la plate-forme elle est certainement l’une des plus propices que le monde soit capable d’offrir. La grosse caisse et tous les instruments de cuivre peuvent s’y faire entendre, mais elle ne sert pas aux nobles instruments à corde. Quand une pièce se joue, les applaudissements, pour avoir de la valeur, doivent d’abord partir d’un public cultivé et compétent. Or, le public que la ploutocratie attire n’est pas d’ordinaire un public de choix, par conséquent son approbation est d’une importance secondaire. On le voit dans les grands mouvements de la pensée, dans les tournants de l’histoire, durant les époques tragiques, la richesse ne sert plus à mettre les individus en saillie ; l’intelligence, la décision, l’éloquence, la bravoure, l’énergie servent seuls. La véritable valeur des personnalités s’affirme uniquement ; tout le factice, tout l’artificiel disparaît. Qui pense à dire en cette heure, pour attirer les sympathies et l’attention : « Cet homme est riche ! » Le fait n’a d’intérêt pour personne.

Le violent coup de vent a emporté les faux points de vue, les scories indignes des cerveaux pensants. On veut la réalité en tout, les galons ne comptent désormais que s’ils représentent d’utiles services ou des actes de bravoure. Ce retour à ce qui est vrai, cette répudiation des fausses apparences devrait mouler à nouveau la mentalité des hommes et reléguer les avantages que donne l’argent à la place qui leur revient.


II


J’ai dit en commençant qu’une seule force combattait l’amour de la richesse dans les cœurs modernes, tout en l’y ramenant ensuite invinciblement, et cette force est la vanité. Il arrive parfois qu’on préfère les satisfactions mondaines et les élégances sociales à la fortune et que des quartiers authentiques ou une haute situation dans l’État semblent préférables à des titres de rente. Cependant, comme rien de bon ne peut jamais sortir de la vanité, il arrive qu’en ces cœurs légers l’amour de l’argent, une fois les satisfactions orgueilleuses atteintes, se développe rapidement : on se figure que pour soutenir son rang il faut l’étayer de luxe, c’est une erreur puérile. Ceux qui très haut placés savent garder une vie simple, acquièrent du prestige. La simplicité rehausse les grands noms comme les grandes situations politiques, du moins dans le jugement de ceux dont l’opinion a une valeur.

En dehors de la vanité, il y a quelques cœurs chez lesquels l’amour de la vraie gloire prime celui de la richesse et qui, mis en demeure de choisir, n’hésiteraient pas. Mais ce désir de gloire ou de célébrité implique une certaine supériorité mentale, quelques aspirations élevées qui ne sont pas du domaine général. Nous sommes déjà dans la sphère des exceptions. Il y a aussi les natures détachées d’elles-mêmes, un peu insouciantes des choses extérieures, qui vivent surtout pour les idées et pour lesquelles la richesse n’a qu’un attrait relatif. Ici aussi nous abordons le domaine des personnalités rares, auxquelles il n’est pas besoin de démontrer que du chemin de l’harmonie intérieure, le respect et l’envie de la fortune sont exclus.

Je le répète, je n’ai point l’intention de dénigrer la richesse ; bien comprise elle est une force désirable : je veux simplement constater combien elle éloigne souvent du bonheur et de la vérité. Son empire sur les esprits est aussi vieux que le monde et toutes les religions et toutes les philosophies en ont plus ou moins condamné le culte. Malgré tant d’efforts, il a pénétré partout, même chez ceux qui pratiquent de hautes vertus, et les personnes très religieuses n’en sont pas toutes exemptes. C’est leur vice ! On en voit de prêtes à tous les renoncements, sauf à celui de leur fortune ! L’histoire du jeune homme riche de l’évangile est, dans sa sobriété, l’une des plus tristes qui se puissent lire.

La richesse, si elle est toujours une tentation, peut être aussi un châtiment ou une récompense. Pour beaucoup elle a marqué la perte de l’honneur et de la félicité. Lorsqu’elle est due au génie ou à un travail honnête et persévérant, elle assume un caractère spécial et l’argent acquis de cette façon a quelque chance d’être noblement dépensé.

Cette question de l’existence et de la distribution des richesses est l’un des problèmes sociaux dont la solution échappe. Comme on ne pourra jamais déraciner des cœurs le désir de posséder, c’est la façon d’envisager la fortune qu’il faut essayer de modifier, et chez ceux qui la possèdent et chez ceux qui en sont privés. Le goût et la recherche de la vie simple pourront contribuer pour une part à détruire les sentiments d’hostilité et de défiance qui animent les uns contre les autres les ploutocrates — altiers on ne sait pourquoi d’une richesse qu’ils n’ont eu, la plupart du temps, aucun mérite à acquérir — et les moins fortunés qui donnent sans fierté, à ces richesses qu’ils ont la faiblesse d’envier, une importance dépassant leur valeur réelle.

Par vie simple je n’entends point un retour à celle des troglodytes, bien au contraire, je voudrais que dans chaque existence, la plus modeste fût-elle, il entre un minimum de beauté et de bien-être, et pourquoi n’y parviendrait-on pas ? Cela dépend surtout des femmes. À elles d’accomplir le miracle, mais pour y arriver elles doivent avant tout se libérer du désir féroce du luxe qui stérilise les bonnes volontés, les initiatives joyeuses, les efforts intelligents.

« Représenter, paraître, éblouir, éclabousser, soulever de la poussière, faire plus qu’on ne peut, » était, dit M. Maurice Donnay, la grande préoccupation des femmes qui ne travaillent pas, c’est-à-dire de celles qui d’une façon ou de l’autre, ont la possibilité de faire de grosses notes chez leur couturier. Jusqu’à la guerre, elles étaient, dans les grands centres, les trépidantes victimes d’une oisiveté qui ne leur laissait pas une minute de repos.

Ces malheureuses poudraient d’or leurs cheveux, portaient des perruques bleues ou vertes et sur la tête des éventails de plumes comme un chef peau-rouge des romans de Fenimore Cooper, tandis que sur les robes lamées d’argent des cascades de perles tombaient… Ces oiseaux de luxe trouvaient de nombreuses imitatrices et la fable de la grenouille et du bœuf se répétait indéfiniment dans toutes les classes sociales, produisant d’effroyables catastrophes où sombrait l’honneur des hommes et des femmes.

Comme le goût effréné de la dépense et de la toilette a trouvé parmi les femmes ses plus fougueuses prêtresses, le retour à une vie plus rationnelle dépend en grande partie de la leçon que cette guerre terrible leur aura apprise. Que de vanités déjà elle a remisées et combien de femmes avouent être au fond plus heureuses aujourd’hui qu’elles doivent elles-mêmes s’occuper des détails de leur ménage, qu’au temps de leurs corvées mondaines et de leurs perpétuels essayages. Écoutez les ministres anglais. C’est à la femme qu’ils s’adressent afin que, renonçant au luxe de la toilette et aux raffinements du confort, elle devienne sagement économe pour coopérer dignement elle aussi au salut de la patrie et de la civilisation. En cette heure solennelle, la vie est redevenue une chose réelle et non plus un demi-rêve fiévreux où pour perdre de vue son propre cœur chacun courait derrière des ombres.

Dans certains pays et dans les centres moyens, le thermomètre n’avait pas atteint tout à fait encore les grandes températures, mais le principe de la fièvre était entré dans le sang de tous et devait conduire tôt ou tard au même résultat. Ce mouvement somptuaire se manifestait également chez les deux sexes. Pour satisfaire ses goûts personnels, l’homme ne voulait rien épargner, et la volonté de paraître le faisait céder aux désirs de la femme. Il s’imaginait que plus elle se couvrait de vêtements riches, plus son importance à lui, le payeur, augmentait en proportion.

Ce n’est pas le moment de parler des plaisirs, mais eux aussi doivent devenir simples pour être des plaisirs. Il n’est pas nécessaire que les choses coûtent un prix exhorbitant pour être agréables, et sans revenir à la sainte mousseline et au sirop d’orgeat, les gens qui se plaisent pourraient se réunir sans être « mélanconisés » par des recherches d’élégance au-dessus de leurs moyens et sans se soumettre à la tyrannie de l’imitation forcée.

La pratique de la vie simple rendrait la liberté à une foule d’esprits qui gémissent dans l’esclavage de la richesse qu’ils possèdent ou de celle qu’ils convoitent. Or, y a-t-il rien de plus charmant que la liberté ? Elle seule donne des ailes à l’âme, permet l’harmonie, confère le sentiment de la valeur personnelle. L’habitude du luxe, au contraire, interdit toute liberté physique et morale. Quand on sent des besoins impérieux, il faut les satisfaire, de là les compromis auxquels on assiste. Tout devient vite marchandage et mille considérations secondaires nous poussent ou nous retiennent.

Je connais des hommes riches qui ont su employer leur fortune à mieux assurer leur liberté de mouvements et de conscience. Chacun devrait les imiter. Ces gens-là ne se soucient pas de l’opinion et ne se préoccupent point de ce que feraient leurs pairs en des circonstances semblables. Ils jugent avec leur tête et vont droit leur chemin. Cette indépendance morale est presque toujours servie par des habitudes de vie simple que ces hommes ont su choisir et maintenir. On en trouve des exemples sur le trône. Le roi d’Italie correspond à ce type ; il déteste le faste et tout ce qui y ressemble. Pourquoi en ce moment est-il devenu l’idole de l’armée ? Parce qu’il partage la vie de ses soldats, et cela sans effort, sans répugnance. Il n’a jamais été plus heureux qu’en ce moment où il vit dans la réalité des faits et où le factice a cessé de contrarier ses goûts.

L’admirable générosité de la Suisse vis-à-vis des malheureux qu’elle a accueillis sur son territoire ou qui l’ont traversé, est due en partie à la vie simple de ses habitants. Grâce à elle ils ont toujours des réserves pour secourir les infortunes et peuvent ainsi satisfaire leurs nobles élans humanitaires ; elle leur a enseigné aussi l’esprit de sacrifice.

Proclamer le devoir et la beauté de la vie simple incombe non seulement aux intellectuels, mais à ceux qui disposent de la richesse, et auxquels leur nom assure une influence. Si le miracle ne se fait pas, ce sera une irréparable faute. La tempête une fois passée, si les hommes recommencent à se placer sous l’ancien joug, à se hausser sur leur coffre-fort, à faire reluire au soleil tout ce qu’une fortune mal dépensée met en valeur, il faudra se résigner à retomber dans ce morne culte de la fortune et dans la tristesse de la course à l’argent.

Tristesse ? protestera-t-on, mais c’est le sel de la vie que cette ardente poursuite ! Si c’était vrai, pourquoi parmi les desservants de ces faux autels rencontrait-on si rarement des visages heureux ? Souvent ils possédaient la réalité du bonheur, mais leur âme n’était pas assez simple pour en jouir et ils n’avaient la liberté de choisir ni leurs amis ni leurs passe-temps. Le honteux snobisme est le pire ennemi de la simplification de l’existence : il perdrait de sa force si les cœurs se détachaient du factice et si de plus nobles chimères occupaient les esprits.

C’est dès les premières années de l’existence qu’il faudrait donner aux enfants le goût et le désir de la vie simple, leur inspirer du dédain pour certaines complications inutiles et imitations serviles, développer en eux le goût de la nature[2] et, à mesure qu’ils grandissent, celui de l’art.

L’homme et la femme qui ne sentent pas la nature ne peuvent être de bons éducateurs. Elle offre à ceux qui la comprennent d’inépuisables joies ; sentie et aimée par les anciens, elle fut oubliée pendant des siècles, le moyen âge l’ignora, sauf les ordres monastiques qui surent toujours choisir pour leurs couvents et leurs abbayes des lieux enchanteurs.

Après que Rousseau l’eût remise en honneur et révélée à des esprits qui s’en étaient déshabitués, ce goût des beaux paysages, ce besoin de communier avec la nature subit encore de nombreuses éclipses. Il a refleuri de nouveau, malgré le phénomène de l’urbanisme, mais surtout chez les classes cultivées.

C’est une veine bienfaisante et qu’il faut suivre, car elle représente une source de joies innocentes et éveille dans les profondeurs de notre être des émotions qui établissent des contacts entre nous et l’esprit des choses. Or, ces contacts qui ont une influence sur la vie spirituelle, sont d’une importance extrême pour le développement de notre âme et nous y reviendrons dans un prochain chapitre. Je voulais simplement établir que dans l’embellissement des vies simples la nature est appelée à jouer un rôle considérable. On me répondra qu’aux champs les plus mesquines passions se donnent rendez-vous comme ailleurs, et c’est parfaitement exact, aussi n’est-ce pas le fait de vivre aux champs qui permet de goûter la nature, mais bien ce développement intérieur qui délivre l’âme des passions superficielles et la rend capable des joies simples.

Quand on réfléchit à toutes les chaînes que l’homme s’est volontairement forgées pour entraver son existence, on reste frappé de sa sottise ; mérite-t-il qu’on essaye de l’en délivrer ? La raison serait tentée d’admettre le principe de l’immortalité conditionnelle, mais, en tous cas, le devoir d’indiquer au prochain les occasions de redressement reste quand même imprescriptible.

Or, jamais pareille occasion de réfléchir ne s’était offerte à l’homme. Pour l’amener à la vie simple, une moitié du chemin est faite. Quand l’Europe sortira appauvrie de la terrible conflagration, une simplicité relative dans les habitudes s’imposera forcément, du moins pour différentes catégories de personnes ; et les ploutocrates eux-mêmes seront obligés, par décence, de se conformer pendant quelque temps au nouveau régime. Mais la réforme sera passagère et fondra au premier rayon de soleil de la prospérité, s’il n’y a pas eu quelque chose de modifié dans l’âme humaine et si le bon sens n’a pas repris possession des cerveaux.

Par la restauration du temple de la vérité, le naufrage des fausses valeurs et des fausses pitiés, le redressement des consciences et l’acceptation de la douleur, on peut espérer que le sentiment de la réalité reprendra possession des esprits et que la beauté de la vie simple, accompagnée d’une joyeuse activité, apparaîtra à tous comme une récompense désirable.

Mais pour l’atteindre, il est indispensable que l’homme arrive à cette indépendance morale, sans laquelle la liberté civile et politique ne sont pour son bonheur que de vains mots.


  1. Chercheurs de sources.
  2. Voir Chercheurs de Sources et Faiseurs de peines et Faiseurs de joies.