PRÉFACE
En ces heures cruelles où l’humanité est courbée sous d’inénarrables douleurs, et où ceux qui ne sont pas soutenus par l’ardeur du combat, regardent autour d’eux, éperdus, se demandant avec angoisse quand prendra fin la sanglante mêlée, tous sentent instinctivement qu’une fois la lutte terminée, il y aura quelque chose de changé dans le monde.
Si la cause des adversaires du droit devait triompher, l’Europe serait bientôt réduite à n’être plus qu’une armée disciplinée de soldats et d’employés esclaves, et une grande lumière se serait éteinte sur le monde : celle de l’esprit et de la civilisation latines ! À cette perspective, le cœur se soulève d’angoisse, les yeux se troublent et aucune vision d’avenir n’est possible. On ne peut admettre l’existence d’une humanité soumise à une pareille épreuve, étouffée sous le joug impitoyable de la force qui prime le droit.
Si, au contraire, c’est la cause de la liberté, de la justice, du respect des nationalités qui triomphe, si l’idée arrive à dominer le mécanisme, si l’esprit de rapine est jugé par la conscience publique comme un affreux brigandage, notre Europe ravagée se reconstituera sur de nouvelles bases, non seulement au point de vue politique, mais moral.
Il est impossible, à l’heure actuelle, même approximativement, de dire quelles seront ces bases, et le rôle de prophète serait aussi prématuré que présomptueux. Cependant, dès aujourd’hui, on peut se rendre compte des faux points de vue qui seront balayés par la rafale et des grandes idées qui surnageront sur les eaux tumultueuses.
On peut aussi — sans vouloir empiéter sur les événements qui donnent des leçons si formidables à la conscience de l’homme et dont aucune voix humaine, fût-ce la plus éloquente, ne peut égaler l’efficacité — indiquer les travers qui ont déformé l’esprit de la plupart de nos contemporains, déformation à laquelle personne n’a complètement échappé et qui rendait difficile l’épanouissement de la vie spirituelle.
Phénomène admirable et annonciateur, en cette heure où les faits seuls parlent et s’imposent : batailles, incendies, meurtres, rapines et viols, sans oublier les affreux cataclysmes qui, en certains pays, ont détruit des populations entières, les cœurs sont saisis d’un besoin intense de spiritualité. Au commencement de la guerre, on ne pensait qu’aux événements, eux seuls intéressaient, les réflexions semblaient superflues, la grande voix du canon couvrait le bruit de toutes les autres manifestations de vie. Aujourd’hui un travail mental s’est fait, on tend l’oreille pour écouter d’autres accents, non qu’on se distraie de ce qui se passe aux frontières ou à l’orient de l’Europe, ni partout où les hommes s’égorgent entre eux, souffrent et meurent, mais l’intelligence de ceux qui ne sont pas emportés dans le tumulte de l’action réclame un aliment. Elle voudrait sentir que malgré l’état catastrophique actuel, les idées remuent encore dans les cerveaux, prêtes à vivifier le monde dès qu’il pourra échapper à la hantise des faits sanglants.
Il y a des instincts irréductibles. Si sombre que soit la nuit, l’homme pense déjà au jour prochain ; si grande que soit sa détresse, il rêve de joies compensatrices, et, malgré le froid et le gel, il aspire au soleil qui réchauffe, il cherche du regard, à travers les ténèbres encore profondes, les montagnes dont bientôt l’aurore dorera les cimes neigeuses.
Rome, Janvier-Décembre 1915.
I
LE TEMPLE RESTAURÉ
Des champs de carnage et de désolation, les colonnes d’un temple magnifique commencent à sortir de terre. Bâti en marbre blanc, il aura un unique autel, sur lequel un seul nom sera gravé : Vérité !
Jamais celle-ci, pourtant, n’avait été bafouée, méprisée, impudemment foulée aux pieds comme dans cette dernière période de l’histoire du monde. Mais aujourd’hui son triomphe est certain, toutes les âmes sincères en sont mystérieusement averties. Par l’effet d’une réaction puissante, elle va secouer les chaînes dont elle était couverte, se laver des mensonges dont on l’avait souillée, montrer fièrement son visage au soleil de l’avenir et devenir pour la première fois un objet d’admiration et de respect.
On la verra sortir victorieuse des flots agités de la mer en tempête et se dresser sur la rive dans l’éclat de sa jeune et impérieuse beauté, semblable à cette Vénus, fille de l’onde amère, qui :
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.
Les Grecs disaient la Vérité fille de Saturne et de la Vertu, ce qui aurait dû lui assurer un certain état dans le monde, mais le bon La Fontaine nous a raconté dans quel refuge elle fut forcée de chercher asile. La Bible, la divinise, en proclamant que Dieu est vérité : l’évangile la définit, celle qui affranchit, qui purifie, qui sanctifie… Hélas, nous savons ce que la société, soi-disant chrétienne, a fait de cette grande figure. L’esprit de mensonge a, peu à peu, tellement oblitéré les consciences qu’aujourd’hui les personnes entièrement véridiques se comptent en tous pays.
Jusqu’ici on accusait volontiers de tendances mensongères les peuples du Midi que leur imagination ardente transporte souvent hors des limites du réel. Mais cette légende surannée a été entièrement démentie depuis que le mensonge voulu, pondéré, systématique a été érigé à la hauteur d’un sacerdoce chez les nations disciplinées qui mentent au nom de Dieu, comme si l’on pouvait tromper Dieu.
I
Peut-on se figurer un monde où la vérité aurait cessé d’exister, où elle ne pourrait jamais être invoquée dans un sens absolu ? Un monde où il y aurait plusieurs vérités et où l’on ne saurait jamais laquelle est la vraie ? Ce monde-là ne pourrait durer longtemps, non seulement au point de vue intellectuel et moral — on flotterait constamment dans l’irréel — mais aussi au point de vue matériel et économique. Les échanges deviendraient impossibles ; toutes les relations de peuple à peuple, et même d’individu à individu, ne représenteraient plus qu’une possible trahison ou une possible bataille. Supprimez la vérité, et vous verrez les derniers vestiges de civilisation disparaître peu à peu, l’un après l’autre, des rapports humains.
C’est vers ce résultat que les hommes du XXe siècle marchaient inconsciemment. L’art de brouiller les cartes faisait partie des armes de défense socialement permises, et combien en usaient sans scrupule ! Personne n’était plus amoureux de la vérité ; pour beaucoup d’esprits elle était devenue synonyme de maladresse, presqu’un indice de pauvreté mentale. On disait bien encore : « Un tel est un menteur, une telle est une menteuse ! » avec un léger accent de blâme, mais ce fait reconnu ne créait pas le vide, n’excitait pas la répugnance ; l’indulgence souriante passait outre et ne donnait pas plus d’importance aux accrocs faits à la vérité qu’aux petites grimaces qui défigurent certains jolis visages. Et ainsi, les natures faibles apprenaient à mentir sans scrupule de conscience et sans peur de l’opinion publique qui ne condamnait plus.
On avait coutume de dire : « Nous mentons tous, qui ne ment pas ? Que celui qui est sans péché jette le premier caillou ! » L’affirmation est outrancière, et d’abord, distinguons. Oui, certes, l’habitude d’altérer la vérité était devenue générale dans ces dernières années, cependant quelques hommes et quelques femmes continuaient à la respecter religieusement. Bien entendu, il ne faut pas appeler mensonges[1] ces formules acceptées de regret, d’estime, etc., qui ont cours dans le monde comme la menue monnaie de la politesse ; cependant quelques-uns se font encore mille scrupules à ce sujet et se réfugient dans un silence désobligeant plutôt que d’y avoir recours.
Il y a aussi les cas où, par pitié ou pour ne pas provoquer des maux plus graves, il est impossible de proclamer la vérité à haute voix. Mais ces mensonges, s’il faut leur donner ce vilain nom, ne corrompent pas la vie intérieure de l’âme, n’étant inspirés ni par la peur, ni par la vanité, ni par l’esprit de tromperie ou de rapine ; ils sont simplement de surface et se limitent à ménager les sentiments et à éviter les conflits.
Les dangereuses altérations de la vérité n’avaient en général ni l’altruisme, ni la politesse, pour cause ; les motifs qui les provoquaient étaient d’un tout autre ordre. Une étude sur les différentes catégories de mensonges serait peut-être amusante, mais elle m’entraînerait loin de mon but. Si ces pages rappellent des erreurs passées, elles ne sont pas un réquisitoire ; leur objet est de montrer l’aurore nouvelle qui rougeoie au loin et d’ouvrir les cœurs à l’espérance. Je dois donc me limiter à un aperçu rapide et succinct des causes déterminantes de l’accroissement des mensonges qui, semblables à une pluie de sauterelles, avaient en ces dernières années, fini par obscurcir la vue claire de l’horizon.
L’une des plus importantes de ces causes a été le développement excessif de la vanité qui avait pris des allures gigantesques. Chacun, bien entendu, a toujours eu son petit amour-propre. Aussi loin que l’on remonte, les gens ont aimé à se faire valoir, mais cette possibilité d’attirer l’attention n’existait que pour un nombre restreint de personnes, les autres ne pensaient même pas à jouer un rôle sur la scène du monde. D’où pour la plupart des gens, une moindre nécessité de mentir.
Hier, au contraire, que tous, hommes et femmes, sentaient le besoin de se mettre en évidence, de faire parler d’eux, de se hausser du col, le mensonge s’imposait comme l’une des meilleures armes de combat, d’abord pour s’attribuer des mérites qu’on n’avait pas, ensuite pour dénigrer ceux des autres. Ce que les gens essayaient de se vanter, de se donner de l’importance, de faire parade de leurs relations ! Cela aurait été drôle si ce n’eût été triste. On commençait à rester dans la vérité en racontant ses petits succès, puis on chargeait la dose, on enflait la voix, on mettait des pattes aux histoires pour les faire mieux marcher. De là à l’invention pure, le pas était vite franchi, et comme on le franchissait gaiement !
Les hommes, comme les femmes, excellaient à ce jeu : les premiers avec plus d’effronterie, les secondes avec plus d’adresse. Pas toutes cependant ; il y en avait de bien maladroites dans leurs mensonges vaniteux. Il ne s’agissait pas seulement d’artifices de paroles, d’attitudes, d’intentions ; paraître, semblait être devenu l’objectif de la vie, et la vérité devait à chaque minute couvrir de ses mains son visage meurtri et méprisé.
Cette ronde infernale de mensonges, outre que dans la vanité, trouvait sa base dans la peur. Comment être véridique quand on tremble toujours et que le courage d’affronter les responsabilités manque ? Or, hier, chacun était craintif. Les rares personnes qui exprimaient leurs idées sans réticences, même sur des sujets d’ordre général, éveillaient la stupéfaction et presque le blâme ! « Que de courage vous avez ! » disait-on à ceux qui parlaient ou écrivaient librement en manifestant leur pensée avec sincérité. Aussi le monde était-il devenu singulièrement ennuyeux, terne et banal.
Phénomène étrange à une époque comme la nôtre, dans les pays les plus libres, l’homme s’était lui-même reforgé des chaînes et il cachait soigneusement sa pensée comme aux époques de proscription. Cela n’empêchait pas la médisance et la calomnie de suivre leur cours : mais s’il s’agissait d’affirmer publiquement une opinion, les voix baissaient, les propos devenaient incertains et souvent sur les lèvres prudentes le blâme se changeait presque en éloge. Fatalement aux cœurs peureux le mensonge tacite ou parlé devient indispensable, et dans une société vaniteuse et craintive la vérité finissait par s’étioler et mourir. Comme une plante à laquelle manqueraient l’air, le soleil et l’eau, toute vitalité l’avait abandonnée. Si quelques-uns l’adoraient encore en secret, ils ne possédaient pas la force nécessaire pour en imposer le respect aux autres consciences.
En ces jours-là, il n’était pas facile de lui rester constamment fidèle ; les cœurs les plus vaillants avaient leurs heures de lâcheté et on les voyait pactiser indirectement avec le mensonge. Pour ne pas blesser, pour ne pas se créer d’ennemis, pour ne pas affliger autrui, ils couvraient leurs propres oublis et négligences de prétextes plausibles et gracieux qui étaient autant d’accrocs faits à la vérité. Or, les petites déchirures répétées finissent par réduire l’étoffe la plus solide ; le manque de sincérité, pour bien intentionné qu’il soit, ressemble aux vermoulures dont on ne peut arrêter les dégâts. Le pratiquer est mal, en prendre son parti est pire.
Si l’on n’a pas la force d’être constamment en état de veille pour faire face à tous ses devoirs et si l’on manque du courage nécessaire pour porter la responsabilité de ses manquements, il faudrait au moins dans sa conscience avoir honte des moindres faussetés tacites ou parlées. Le jour où l’homme arrive à altérer la vérité sans en souffrir, le divorce s’accomplit entre elle et lui, et une grande lumière s’éteint dans son âme. Sans le culte de la vérité celui du vrai Dieu devient impossible, et il ne reste plus au cœur humain qu’à adorer de fausses divinités.
En effet, nous avons vu de tous côtés, en ces dernières années, des autels s’élever aux dieux faux et mensongers, et des foules se presser à l’entour. Leurs enseignes mêmes étaient inexactes ; la lâcheté s’appelait prudence, la vanité se cachait sous des titres pompeux, les appétits sensuels prenaient celui de droit à la vie, et ainsi de suite pour tous leurs succédanés. En certains pays, l’art d’empoisonner les esprits était désigné sous le nom de culture, la cruauté s’appelait force, la rapine devenait un apport de civilisation, les plus bas calculs habileté.
Ces attentats continuels contre la vérité, dont notre société se rendait coupable, avaient un double inconvénient. Ils n’éloignaient pas seulement l’âme de la lumière, ils empestaient l’atmosphère et la rendaient si opaque que nos yeux ne savaient plus discerner nettement ce qui se passait autour de nous. La réalité échappait, on voyait double ou en raccourci. Sans cet aveuglement singulier, les épouvantables catastrophes qui ensanglantent le monde auraient pu être évitées, mais nous étions tellement habitués au mensonge, que si quelque brutal arrogant laissait échapper la vérité menaçante, nous bouchions nos oreilles.
Du reste, chacun aimait trop la vie commode pour perdre son temps à la recherche d’une réalité souvent gênante, et, afin de ne pas voir, on couvrait avec obstination ses yeux de sa main, laissant avec insouciance croître et prospérer autour de soi la grande armée des gens de proie et des brouilleurs de cartes.
II
En énumérant les ennemis de la vérité, j’ai cité jusqu’ici les plus médiocres et les plus inoffensifs, ceux qui trompent surtout pour se grandir eux-mêmes ou pour échapper aux conséquences de leurs oublis, de leurs négligences, de leur incurie. Il faut y joindre la nombreuse cohorte des gros pécheurs qui ont des fautes à cacher, de ces fautes dont le monde du XXe siècle, pour éclectique qu’il fût, n’admettait pas l’aveu. En pareils cas, les mensonges sont forcés et c’est l’acte, auquel ils servent de rempart, qui est le vrai responsable.
Outre les mensonges parlés il y avait les mensonges vécus. — Ceux-là demanderaient un volume. — La dissimulation prônait les formes les plus répugnantes. Si l’on est obligé de cacher qu’on trompe son meilleur ami, poser pour la loyauté est une aggravation de la faute, rend le personnage plus odieux, en ajoutant la laide hypocrisie à la feinte forcée.
Arrivons maintenant à la catégorie des odieux menteurs, de ceux qui volontairement cachaient ou travestissaient la vérité pour nuire aux autres ou servir leurs propres passions, leurs trahisons, leurs rapines ou leurs crimes. Chaque action mauvaise engendrant une nuée de mensonges et la criminalité s’étant étendue, notre ciel était couvert d’ombres épaisses à travers lesquelles on ne discernait plus la face de Dieu.
Cette obscurité rendait difficile toute vie spirituelle et ceux qui parvenaient à l’atteindre le faisaient par soubresauts et au prix d’efforts angoissants, parfois supérieurs à leurs forces. L’atmosphère était tellement saturée d’éléments mensongers et trompeurs, que lorsqu’un courant sain et frais passait dans l’air, dissipant les miasmes agglomérés, le soulagement était intense. Quelques personnalités franches, propres et rares produisaient cet effet rafraîchissant, donnaient l’impression d’un bain froid dans une eau cristalline.
Mais ces rencontres étaient rares, car les mensonges n’altéraient pas seulement les paroles, mais les actes, les pensées et toutes les manifestations de la vie vécue. La vérité ne semblait plus exister nulle part, ses statues étaient partout renversées et lorsqu’on disait de quelqu’un « il ment, » l’accusation, comme je l’ai dit, avait presque perdu sa signification injurieuse. Et ainsi, peu à peu, cette tare générale, qui détruisait chez l’homme toute possibilité d’aimer, de respecter et de croire, enveloppait les consciences d’une boue épaisse et en étouffait les battements et les révoltes.
Comment sauver le monde de cette lèpre qui en minait les forces vives ? Comment lui apprendre à haïr le mensonge, à désirer de respirer la vérité à pleins poumons ? Un homme et un système s’en sont chargés. Par des paroles et des actes, dont devaient jaillir des torrents de sang, le miracle s’est produit. L’horreur du mensonge est apparue à tous les yeux et un frisson d’indignation a soulevé les consciences humaines. Elles ont compris soudainement que sans la vérité il ne pouvait y avoir de sécurité nulle part ; que sans elle toute civilisation était menacée, qu’elle seule détenait dans ses mains les lettres de noblesse de l’homme et que pour en assurer le triomphe aucun sacrifice ne devait sembler trop lourd.
En effet, entendez les combattants d’aujourd’hui (exception faite de ceux qui forcément sont enchaînés au Père de l’obscurité), ils ne parlent pas comme les combattants d’autrefois, de victoires, de pays délivrés ou conquis, de puissance ou de richesses augmentées, mais bien de l’ère nouvelle, qui sera la conséquence de ces combats épiques et où pourra vivre et se développer une humanité plus heureuse, plus noble, plus compréhensive, plus vraie… Et dans les yeux des hommes qui parlent ainsi, s’allume une flamme qui ressemble à un beau lever de soleil.
La phrase, le soleil de l’avenir, a été trop exploitée par les socialistes et ridiculisée par les pamphlétaires et les humoristes pour qu’on ose s’en servir encore. Et pourtant c’est bien le soleil de l’avenir que perçoivent à l’orient et à l’occident ceux qui donnent avec un élan si généreux leur vie sur les champs de bataille. Le trait caractéristique de cette épouvantable tuerie, c’est que les aspirations pour lesquelles on combat dépassent de beaucoup ses finalités directes et apparentes.
Vouloir libérer le sol de la patrie, aider la cause de la liberté et de la justice, cela s’est fait et cela s’est vu ; mais être convaincu qu’on marche ensemble vers le but idéal d’une paix heureuse, après laquelle le besoin de mysticisme, qui travaille secrètement tant d’âmes, pourra enfin se satisfaire et où la vie spirituelle regagnera ses droits, voilà le caractère original et palpitant de cette féroce guerre, et jamais pareil exemple n’avait été donné au monde !
L’humanité entière est intéressée dans la lutte, même ceux qui n’ont pas pris encore ou ne prendront jamais les armes en main. La partie qui se joue, avant d’être territoriale ou économique, est morale et marquera une époque spéciale dans l’histoire de l’humanité. Il y aura désormais les principes d’avant ou d’après la guerre, l’idéal d’avant ou d’après la guerre, la façon d’évaluer d’avant ou d’après la guerre. Dans ce renouvellement de toutes choses, les disparus seront nombreux ; au grand soleil de la vérité, sous le souffle purifiant d’une atmosphère purifiée, que de chutes au fond de l’eau ! Fausses consciences, fausses valeurs, faux courages, faux amours et fausses pitiés…, toutes choses dont pas une n’est regrettable.
Paul Sabatier appelle le passé « l’éblouissante série des tentatives humaines pour conquérir la vérité. » Celle d’aujourd’hui représente le plus gigantesque effort qui ait jamais été tenté pour assurer aux hommes une vie plus haute, plus droite, plus claire… Et dans ce monde nouveau, un temple magnifique sera élevé à la vérité et elle n’aura pas seulement pour adorateurs ceux « en qui il y a de la divinité, » selon la belle expression de Mirabeau, mais tous les cœurs qui, en ces heures tragiques, ont compris l’horreur du mensonge et éprouvé le besoin ardent de se reposer enfin dans ce qui est vrai, lumineux, immortel…
Évidemment le mensonge ne sera pas entièrement banni de la vie, il faudrait pour cela détruire le mal dans toutes ses manifestations, mais il sera désormais méprisé comme un déshonneur par les âmes hautes et les cœurs droits. Et ceux que leur faiblesse forcera encore à y recourir, en éprouveront une honte douloureuse ; leur conscience éveillée leur en montrera la lâche vulgarité, et devant le temple de la vérité, fermé pour eux, ils pleureront comme des exilés devant les frontières closes de la patrie perdue.
II
LE NAUFRAGE DES FAUSSES VALEURS
Aujourd’hui que tant de véritables valeurs se sont révélées au monde, les fausses valeurs sont destinées à disparaître, et dans la société nouvelle qui suivra la guerre leur glas funèbre sonnera. Désormais on prendra moins les gens sur parole au sujet de leurs capacités et de leurs mérites, et ceux qui voudront trop se hausser du col seront ramenés par la force de la vérité à la place qu’ils méritent d’occuper.
I
Dans la société d’hier, chacun se croyait capable de gouverner le monde et on assistait parfois à des manifestations d’outrecuidance singulières. La présomption s’étalait insolente, c’était à qui crierait le plus fort ses mérites et, se poussant du coude, essayerait de grimper aux places en vue. Tous les moyens semblaient légitimes pour arriver aux satisfactions vaniteuses, et les honnêtes gens, étonnés, déconcertés, écœurés, laissaient clamer les cabotins sans réagir ; quelques-uns même, plus faibles que les autres, se croyaient obligés d’applaudir pour se mettre à l’unisson.
Ce besoin d’être à l’unisson a-t-il fait commettre à nos contemporains assez de sottises et de lâchetés ! Il était pour une bonne part à la base des fautes que le monde a si chèrement payées. La grande tempête aura heureusement balayé ce peureux désir d’harmonie avec les compromis, les vanités et les convoitises qui gouvernaient le cœur des hommes dans ce commencement de siècle. Combien de gens à la vie droite, adorateurs secrets des choses belles et grandes, cachaient soigneusement l’autel qu’ils desservaient, et avec un sourire niais approuvaient ce que leur conscience condamnait et dont leur intelligence saisissait le vide. Cette inexplicable complaisance a maintenu au pouvoir des hommes indignes de l’occuper, a laissé à des personnalités incapables l’administration d’instituts importants, a abandonné l’école aux mains des sectaires de toutes nuances, a permis à la politique de s’introduire dans l’enceinte sacrée de la charité.
Ces cœurs craintifs auraient plus aisément réagi contre le bien que contre le mal : le mal étant à la mode, il fallait le ménager. Le mot moral les faisait presque rougir de honte ; pour le faire passer, ils s’abaissaient à d’infinies circonlocutions, et, s’ils conseillaient un bon livre, ils s’empressaient d’ajouter : « Par bon, je ne veux pas dire moral. » Ces misérables subterfuges auraient été amusants si la lâcheté n’en avait été le motif.
Or, la peur sous toutes ses formes est une manifestation écœurante et c’est une tare à dénoncer ; hommes et femmes doivent comprendre que le manque de courage moral en temps de paix équivaut à la fuite devant l’ennemi en temps de guerre.
Aujourd’hui, qu’à travers d’effroyables catastrophes les esprits sont entrés en contact avec les plus tragiques réalités et que l’héroïsme a fleuri spontanément dans les cœurs, le besoin d’être à l’unisson avec ce qui est conventionnel, frivole, vaniteux, intéressé, faux et bas disparaîtra des âmes qui auront survécu à l’ouragan. Le culte dans le temple restauré de la vérité les aura rendus avides d’air pur et d’indépendance morale.
Les intelligences, elles aussi se libéreront. L’affolante vanité qui s’était emparée des cerveaux et avait jeté sur le marché intellectuel tant d’œuvres médiocres, rendra, en se dissipant, à des vocations plus humbles, l’essaim des producteurs occasionnels. Du reste, peu importe l’abondance de la production ; ce qu’il faut regagner c’est la liberté du jugement et le sens de l’évaluation. Les mots : esprit, talent, valeur, étaient jetés à profusion sur ceux qui ne les méritaient pas. Les adjectifs se pressaient sur les lèvres et sous la plume avec une effrayante facilité. Le monde et la presse s’étaient faits complices l’un de l’autre pour encourager et prôner sans discernement les esprits dépourvus d’originalité, rampant au ras du sol et incapables d’envolée.
Dans toutes les branches de l’activité humaine : critique des œuvres intellectuelles, évaluation des valeurs sociales, distribution des places, le même phénomène se reproduisait. On donnait de l’importance à tous les éléments médiocres et bien peu s’occupaient de l’essentiel, c’est-à-dire si la personne prônée était capable d’écrire le livre, d’occuper la place, de soutenir des responsabilités. Les enseignes étaient tout, et nul ne se souciait de savoir si les magasins contenaient, derrière l’étalage superficiel, de bonnes et solides marchandises.
Les préoccupations secondaires dominaient les importantes. Les charges les plus considérables étaient données ou maintenues pour des motifs si puérils et absurdes que les habitants des autres planètes, s’ils sont en mesure de nous entendre, ont dû souvent se divertir en écoutant les hommes du XXe siècle expliquer les raisons déterminantes de leurs résolutions et de leurs choix.
Dans les comités ou assemblées publiques, une proposition utile n’était acceptée que si on l’appuyait de faux raisonnements. Après avoir entendu les meilleurs arguments en sa faveur, on s’empressait en général de la repousser. Déjà elle était sur le point de sombrer, mais la providence veillait : un dernier champion défendait la motion, et employait à cet effet les raisonnements les plus dépourvus de sens commun. Les ingénus, les inexpérimentés estimaient que c’était le coup de grâce. Bien au contraire, les gens se ravisaient, disaient : « Il y a du bon là-dedans ! » et la proposition passait, parfois à grande majorité.
Est-ce donc qu’il y a dans l’esprit humain quelque chose d’irrémédiablement faussé qui fait d’instinct préférer aux hommes l’injuste au juste ? L’existence des grandes valeurs morales révélées par la guerre, fait supposer qu’il s’agissait plutôt d’une mauvaise habitude de la pensée et que le mal n’était pas congénital. Il provenait simplement du mépris où l’on tenait la vérité. Celle-ci, une fois remise en honneur, la conscience publique se chargera de protester contre les fausses valeurs dans n’importe quelle branche de l’activité humaine.
Un des traits caractéristiques de notre temps a été comme je l’ai dit, la surabondance des mots qu’on employait en toute occasion. Ils ne comptaient plus comme sens et substance. On distribuait les éloges sans mesure, les coups d’encensoir se précipitaient et l’on donnait des certificats de capacité aux plus ignares et aux plus sots. À côté, bien entendu, le dénigrement ne désarmait pas, mais il s’attachait plus spécialement aux valeurs véritables toujours gênantes pour les médiocres. L’homme trop averti qui discerne et se rend compte était volontiers mis de côté, à moins qu’il n’eût à son actif de forts titres d’immoralité personnelle qui rétablissaient l’équilibre et le rendaient acceptable.
La détestable besogne se faisait inconsciemment, une taie épaisse couvrait les yeux. Les raisonnements les plus absurdes paraissaient logiques : on jugeait à côté de toutes choses, et l’art de brouiller les cartes — j’en ai parlé déjà — semblait à beaucoup de consciences une manœuvre permise.
Cette complaisance excessive pour ceux qui étaient nuisibles à l’intérêt général et même souvent à l’intérêt personnel de chacun a été très caractéristique de notre temps. Les réunions d’actionnaires des banques ou des sociétés industrielles en fournissent la preuve : les plus pitoyables explications et les plus fallacieuses promesses étaient accueillies par des applaudissements, et l’on s’obstinait à maintenir en place ceux-mêmes qui avaient amené la ruine de l’institut. Ce baroque état d’esprit assurait en toutes choses le triomphe des fausses valeurs.
Les exemples en ce genre pourraient se multiplier à l’infini. Les citoyens ne se défendaient plus, ils laissaient les abus s’étendre et les pouvoirs publics mettaient à les défendre une ardeur incompréhensible. Et si parfois justice était faite, ce n’était pas pour éliminer une incapacité, mais parce que la violence d’un parti imposait le placement d’une personnalité, peut-être tout aussi incapable que l’autre, mais à laquelle pour des raisons occultes il fallait trouver une position qui pût satisfaire ses ambitieuses visées.
Le règne des fausses valeurs était devenu prépondérant ; on les respectait, non seulement lorsqu’elles s’imposaient hiérarchiquement, mais par libre choix. Le public approuvait quand même et l’opinion publique ne protestait pas ; elle courbait la tête, et ainsi, bien rarement, la phrase, devenue banale à force d’être répétée, the right man in the right place trouvait son application.
II
Il y a heureusement en toute valeur véritable une force pénétrante qui prévaut contre la mauvaise volonté des hommes et l’artifice de leurs jugements, mais, pour triompher, elle doit être accompagnée d’une volonté persévérante, et surtout d’une confiance dans l’âme humaine qui avait déserté la plupart des cœurs. Car comment avoir confiance dans une société où presque partout le faux avait remplacé le vrai ?
La charité elle-même n’était pas exempte de la tare de l’artifice. Pour plusieurs elle était devenue le gradin pouvant servir à leur ascension sociale ou politique. On a vu en ce genre de bien étonnantes comédies, et il a été plus d’une fois remarqué que les cœurs se fermaient en raison de leur apparente activité philanthropique. On me répondra qu’à force de voir des misères la sensibilité s’émousse, et l’objection a sa part de vérité, mais elle ne sert pas à expliquer entièrement le phénomène dont je parle. Il a sa source première dans le manque de vérité, car malheureusement ce n’est pas la chaleur de l’âme ni la tendre pitié pour le malheur qui ont poussé vers les œuvres sociales la plupart des gens qui s’en occupent : ils ont obéi à de tout autres mobiles, voilà pourquoi leur sensibilité se tarit si promptement.
Il est cependant juste de reconnaître que le contact continuel avec les fausses douleurs et les fausses misères peut refroidir et décourager les cœurs les plus compatissants. Tout ce qu’on connaît de trop près produit facilement un effet de réaction. Le poète tragique Alfieri, auquel on reprochait de ne plus avoir des idées aussi jacobines que dans sa jeunesse, répondit : « C’est qu’alors je connaissais les grands, maintenant je connais les petits ! »
Les quémandeurs de métier devraient donc être considérés comme des criminels, car ils volent les vrais pauvres, non seulement à cause des aumônes qu’ils détournent à leur profit, mais parce qu’ils rendent défiants vis-à-vis des misères véritables ceux qui pourraient les soulager. Alphonse Karr n’a-t-il pas dit que le mendiant était le pire ennemi du pauvre ?
Pour être perspicace, pour savoir discerner le vrai du faux, il est indispensable d’avoir l’habitude de vivre dans la vérité ; or, rien, comme nous l’avons dit, n’était plus rare. Les gens avertis étant peu nombreux, on pouvait comparer la généralité des hommes aux aveugles-nés qui ne voient pas, ne devinent pas, et qui, si on essaye de les tirer de l’erreur où ils se complaisent, s’y refusent, se rebiffent, se fâchent.
Dans la vie publique également le faux régnait sur la surface des choses, y creusait jusque dans les profondeurs, et aucun souffle de sincérité ne la traversait jamais. Sur ce terrain-là, du reste, les considérations secondaires ont toujours primé les essentielles. La théorie acceptée dans ce domaine était qu’en politique, d’inéluctables nécessités forçaient à des transactions, à des combinaisons, à des compromis, qui, pour honteux qu’ils fussent, devenaient excusables. N’en avait-il pas toujours été ainsi ? Ah ! la misérable et fausse raison ! Prise à la lettre, elle aurait arrêté le progrès sous toutes ses formes. Que représente, en effet, l’avenir, sinon l’espérance de nous débarrasser des erreurs et des ignorances du passé ? Si c’est exact dans l’ordre matériel et intellectuel, pourquoi exclure l’ordre moral de cette possibilité d’amélioration ?
J’espère, je crois, je suis persuadée que dans les conditions nouvelles qui suivront la guerre, surtout si l’on arrive à assurer à l’Europe une longue ère de paix, des modifications s’introduiront dans la vie politique des états, de façon à ce que le désir de loyauté qui animera désormais l’âme du monde puisse s’y manifester et que devant le temple restauré de la vérité les fausses valeurs tombent au niveau qu’elles n’auraient jamais dû dépasser.
Espérer que le naufrage sera général et qu’elles s’abîmeront toutes au fond des eaux, serait se tromper grossièrement ; nées du mensonge, elles sont en même temps filles de la superficialité, c’est-à-dire de cette paresse et frivolité d’esprit qui nous empêchent d’aller au fond des choses, de discerner les caractères, de prévoir les effets des causes… Et de cette superficialité la plupart des hommes ne guériront jamais, car elle provient en partie du manque de perspicacité, résultat de la pauvreté intellectuelle. Quelques fausses valeurs resteront donc à la surface des eaux, mais au contact des valeurs réelles qui seules désormais tiendront en main l’archet du violon, le mal qu’elles pourront faire sera limité.
Quand l’humanité ne subira plus le prestige des noms, lorsqu’ils ne sont synonymes d’aucune qualité essentielle, l’heure de sa libération sonnera. Il faudra pour le bon fonctionnement du monde nouveau, des intelligences et des bras ; les noms sont pour la plupart des vessies gonflées de vent, de fausses monnaies, auxquelles, grâce à l’effigie qu’elles portent, on permettait de circuler et qui ne répondaient à aucune valeur réelle. Autant aurait valu une poignée de cendres !
Ces noms en vedette, souvent représentatifs du néant, on en trouvait dans tous les partis politiques et dans toutes les classes sociales. Chaque groupe d’individus en avaient à sa disposition qu’il imposait aux autres, et les gens craintifs, par peur de mécontenter telle ou telle coterie, tel ou tel cercle, consentaient à s’en faire un drapeau, à les proposer pour les plus hautes charges, à envelopper d’éclat leur médiocrité.
Quand la période des réalités tragiques que nous traversons sera terminée, un formidable coup de balai s’imposera de tous côtés ; il en sera, il en a déjà été ainsi pour le monde militaire, et le monde civil devra à son tour suivre l’exemple, ouvrir les fenêtres à la lumière et faire pénétrer partout le bienfaisant oxygène purificateur.
Les réactionnaires — il y en a de toutes teintes — maladivement attachés aux anciens errements et aux vieilles formules, souriront avec un indulgent dédain en écoutant formuler cette espérance : « L’esprit de parti, diront-ils, rendra cette régénération impossible. » Comme si ce n’était pas justement l’esprit de parti qui devra se modifier, cesser d’être une question de personnes pour devenir une question de principes. Il faudra que chacun se résigne à jeter son lest pour ne pas faire naufrage : c’est le lest qui dans toutes les manifestations de la vie amène les catastrophes.
Lorsque les groupes politiques s’en seront débarrassés, on cessera de voir un sportsman diriger les finances de l’état, et un procureur présider à l’instruction publique et les affaires étrangères tomber dans les mains d’un sous-préfet, et les travaux publics dans celles d’un médecin, spectacle auquel dans tous les pays constitutionnels on a eu, parfois, le divertissement d’assister. Personne dans le nouvel état de choses, ne voudra, par dignité, consentir à sortir de sa compétence, ce qui empêchera cette chasse au portefeuille et aux places qui a tant discrédité le système parlementaire.
Le sacrifice du lest, une fois accompli, en tous pays, la confiance dans les gouvernants pourra renaître. Les poitrines se dilateront, car tous ont souffert, fût-ce inconsciemment, de la défiance qu’ils éprouvaient, et cette défiance a tari les meilleures initiatives, arrêté les élans généreux, découragé les activités et les zèles.
Autour de nous, a écrit Guglielmo Ferrero[2] dans l’un de ses premiers livres, se prépare avec une ardeur infinie la grande société de l’avenir, perfectionnement et non destruction de la société actuelle. « Époque et société où tous les individus voudront et pourront vivre. » Ayons donc confiance dans l’avenir ; la confiance peut produire des miracles, la guerre actuelle le prouve de façon éclatante et je suis persuadée que ce sentiment sera l’un des rouages puissants de l’existence meilleure qui se prépare pour les hommes.
Lorsque j’aurai fini d’énumérer à peu près quelques-unes des forces malfaisantes qui sont la cause des épouvantables souffrances qui, en ce moment, accablent l’humanité, je reviendrai sur ce sentiment de la confiance, destiné à contribuer efficacement au renouvellement de la vie et qui naîtra sur la ruine des fausses valeurs.
C’est sur leur tombeau que fleurira la renaissance du XXe siècle.
III
LE REDRESSEMENT
DES FAUSSES CONSCIENCES
Pour assurer le naufrage des fausses valeurs, les événements extérieurs ne suffisent pas ; il faut qu’ils aient provoqué dans les consciences un travail intérieur durable. Tant que l’artificiel des sentiments et des pensées n’en aura pas disparu, le danger de voir reparaître à la surface les médiocres, fausses et équivoques figures du passé, subsistera toujours.
I
Il y a plusieurs espèces de consciences et on pourrait les analyser indéfiniment dans leurs nuances variées ; je me bornerai ici à les diviser en deux seules catégories : les vraies et les fausses. Les premières ne sont pas constamment fortes et bonnes, car on peut avoir en soi la vision nette du bien et du mal, et se rendre tout de même coupable de graves erreurs, succomber aux tentations, omettre ses devoirs. Le miroir qui nous renvoie l’image exacte de nos manquements et de nos fautes ne sert pas toujours à nous en préserver. Pour échapper aux troubles angoissants que cette vision provoque en lui, l’homme essaye d’en détourner ses regards, d’appeler à son aide l’armée des sophismes, mais s’il a une rectitude naturelle, la vérité continue à percer ses yeux et à tourmenter ses jours.
Il peut arriver cependant que les consciences droites, par la constante pratique des sophismes, finissent par s’assoupir, mais elles restent sujettes à de brusques réveils, et c’est le moment où pour beaucoup d’entre elles sonne l’heure de la résipiscence.
Du reste, malgré ces passagères éclipses, le seul fait de savoir discerner la vérité est déjà un privilège, et les consciences claires, même si elles pèchent par faiblesse et subissent momentanément l’entraînement des passions, représentent une minorité noble, qui, tôt ou tard, après de douloureuses et parfois tragiques expériences, reprennent le chemin qui conduit au temple de la vérité.
Évidemment, tous ceux qui appartiennent à cette catégorie ne possèdent pas au même degré le sens du vrai ; mais on constate, à travers leurs erreurs, un fond solide, une bonne foi, une rectitude qui donnent une impression de sécurité. Qu’il s’agisse d’une divergence, d’une discussion, d’un simple échange d’idées, on ne sent pas ces âmes échapper sous la main ; l’on pactise ou l’on combat avec elles sur un terrain résistant, et à certains appels quelque chose répond.
Ce sont ces natures véridiques qui, dans la période cruelle que nous traversons, ont donné les plus merveilleux exemples d’héroïsme simple, révélé des valeurs insoupçonnées, ranimé la confiance dans l’âme humaine, éveillé des espérances d’avenir meilleur.
La seconde catégorie, celle des consciences instinctivement faussées, est la plus nombreuse ; ceux qui y appartiennent ne sont pas tous des coupables, car on peut manquer de la vue nette de la vérité et avoir des sentiments relativement bons et mener une existence apparemment correcte. C’est un état d’aveuglement et d’atrophie morale où la vie intérieure est enveloppée d’ombres, où le mensonge vécu n’apparaît plus comme tel et où l’on induit son prochain en erreur, aussi facilement que l’on tire sa respiration ! Incertains toujours dans leurs actes et leurs idées, ces échantillons humains ne s’aperçoivent même plus des contradictions où ils se meuvent.
Avec eux, aucune explication loyale n’est jamais possible ; ils se dérobent avec souplesse à toute question précise. Ils sont semblables à des anguilles qui échappent aux doigts qui les tiennent. Les habiles réussissent longtemps à masquer les lacunes de leur conscience, tandis que d’autres, plus ingénus ou moins intelligents se laissent immédiatement percer à jour ; ils n’ont pas fini d’exprimer une opinion que déjà ils la renient et déclarent qu’ils ne l’ont jamais énoncée. On dirait qu’il n’existe aucune relation entre leur cerveau et leur conscience. Ces mentalités seraient curieuses à étudier, si elles ne révélaient cette lâche répugnance des responsabilités qui disqualifie ceux qui l’éprouvent.
Les personnalités artificielles et artificieuses voudraient à la fois être et ne pas être, jouer tous les rôles, manger à deux râteliers. Combien leur manque de bonne foi dans la discussion a révolté les esprits droits ! Il est moins douloureux de se mesurer à d’audacieux coquins qu’à d’apparents honnêtes gens dont la conscience est faussée. Les premiers, du moins, ont la franchise de leurs actes et ne cachent pas la main qui blesse.
Aucun esprit pensant ne peut apprécier la frivolité ; les manifestations du snobisme l’écœurent, mais il trouve préférable la femme qui avoue : « Oui, je suis vaniteuse, j’aime le monde, les robes, le luxe, les milieux élégants, » à celle dont toute l’attitude semble dédaigner ces avantages et qui pourtant est prête à leur sacrifier amis et principes. Cette dernière, perpétuellement, vit le mensonge.
Combien nous en avons rencontré, des hommes et des femmes, soi-disant occupés d’importantes questions sociales et qui posaient pour le détachement ; ils étaient sans cesse prêts à renoncer à leurs charges, ne tenaient nullement à leur situation, parlaient toujours de démissionner, et on les voyait, au contraire, désespérément attachés à leur fauteuil présidentiel. Mais si quelque malheureux énonçait des prétentions ou manifestait des susceptibilités : « Haro sur le baudet ! » criaient-ils « il est honteux de mettre de la personnalité en ces choses. » Et leur ton était imprégné de mépris.
En réalité, les actes que ces grands désintéressés conspuaient, étaient semblables à ceux qu’ils avaient employés pour mettre en relief leurs mérites et avantager leur situation. Essayons de croire qu’ils ne s’étaient pas rendu un compte exact du but réel de leurs manœuvres et espérons, en tous cas, qu’une pareille oblitération de conscience ne sera plus possible dans le monde nouveau qui se prépare.
Le tragique quotidien ! Dans les affaires, les amitiés, la famille, que de fois un fer tranchant et dissimulé nous a porté des blessures. Celles-ci naissaient presque toujours des contacts avec les cœurs sans sincérité, qui faisaient jaillir du sang de nos âmes meurtries.
C’est la récompense dont les natures faussées payaient l’affection et le dévouement qui leur avaient été prodigués. Non seulement, elles perdaient de vue les services rendus, mais allaient jusqu’à les nier ! Ces procédés, fréquents dans les relations sociales, devenaient dans l’amitié et la famille comparables à un corrosif appliqué sur la chair vive.
Ce genre de désappointement est sans remède. Malheur à ceux qui, dans un lâche désir de réveiller le sentiment dans les cœurs oublieux, essayent de leur rappeler le passé, surtout s’il s’agit de dévouement ou de quelque sacrifice accompli. Les amis d’autrefois prennent l’air étonné. Vraiment, on a fait quelque chose pour eux ? L’avaient-ils demandé ? Et pour un peu, devinant que vous avez de la mémoire, ils vous accuseraient d’indélicatesse !
Ces cas douloureux se vérifieront toujours, tant qu’il y aura des âmes ingrates, mais ils deviendront plus rares avec la diminution des consciences faussées. Contre celles-ci il n’y a qu’un remède : le silence ! Leur prouver l’évidence est inutile ; elles ne veulent, ni ne peuvent se rendre compte d’aucune forme de la vérité.
Jamais même elles ne connaîtront de remords. Non seulement, elles abandonnent et renient leurs affections passées, mais vont jusqu’à les calomnier. Leur conscience est barricadée comme une tranchée par des réseaux de fils de fer serrés, derrière lesquels elles dissimulent leurs attaques.
Un mot imprudent les trahit de temps à autre. Les cœurs, dont elles ont accepté les plus tendres preuves d’amitié, apprennent tout à coup qu’ils sont dénigrés sans le moindre scrupule et que leur confiance a été trompée. Un homme écrivait à une femme qu’il aimait et dont la conduite l’avait blessé : « Je ne vous pardonnerai jamais d’avoir terni dans mon cœur l’image que je me faisais de vous. » Ces mots peuvent s’appliquer à tous les ordres de sentiments. L’image ternie est la plus aiguë des souffrances.
Les individus dépourvus de rectitude morale occupent souvent une bonne position dans le monde et leur vie ne fait pas scandale. Ils ont même aux lèvres des paroles élevées et une certaine noblesse dans l’allure ; ils affichent parfois aussi une rigidité de principes amusante et évitent les mensonges directs. Quelques-uns posent pour la bonté, d’autres aiment à donner, mais aucune sincérité ne préside jamais à leurs rapports avec autrui.
Ces personnalités à double fond sont les plus dangereuses. On se défend de ses pires ennemis, mais comment se mettre à l’abri des consciences faussées qui se trouvent souvent parmi nos plus proches ? Que de médisances entre membres de la même famille ! Les parents qui se plaignent de leurs enfants sont légions : ils ne se rendent pas compte probablement du mal qu’ils provoquent et qui peut avoir des répercussions dans l’avenir lointain. Leur jeu est double : après avoir médit de leurs fils et de leurs filles, ils rapportent à ceux-ci les jugements défavorables portés sur leur compte, en se gardant bien toutefois d’avouer que ces critiques ont été provoquées par leurs propres plaintes. Ils jettent ainsi dans le cœur de leurs enfants des germes de rancune et de défiance contre des parents ou des amis qui auraient pu leur servir d’appui dans la vie. L’amour maternel lui-même ne sauve pas du manque de droiture morale et de l’absence de prévoyance.
Dans l’amitié également les consciences faussées ont été cause de cuisants chagrins. Telle affection charmante donnait l’illusion de la chaleur et de la franchise. Tout à coup, on s’apercevait qu’on avait bâti sur le vide, on sentait les murs vaciller… D’instinct, on essayait de se raccrocher à quelque chose, mais tout ployait. C’est en vain qu’on se plaignait, qu’on voulait savoir…, nulle explication sincère n’était jamais possible.
Les rapports extérieurs pouvaient rester les mêmes, mais un drame intime avait déchiré l’une des âmes et souvent l’avait contristée à jamais.
Dans l’amour, où l’entente durable est si difficile à établir, les consciences faussées ont été également le motif de poignants chagrins. Avec elles toute sécurité s’ébranlait, un duel secret s’engageait entre l’âme loyale et celle qui ne l’était pas, et la première en recevait des blessures incurables. Elle implorait un mot de vérité, et encore plus que dans l’amitié ce mot lui était refusé. Tout au plus lui répondait-on par la phrase célèbre : « Il y a des pourquoi auxquels il n’y a pas de réponse. »
Du reste, quel aurait-il pu être ce mot sortant de pareilles bouches ? Les consciences faussées n’ont souvent pas plus connu la cause de leurs ardeurs passées que de leurs défaillances présentes. Pourquoi leurs sentiments se sont-ils modifiés ? Elles l’ignorent et si elles comprennent intellectuellement qu’un changement s’est produit en elles, leur attachement à l’artifice est si grand qu’elles préfèrent ne pas s’analyser et se refusent à prononcer les paroles sincères capables d’éclairer le drame secret et de dissiper les malentendus.
Dans les livres tout s’explique, dans la vie rien ne s’explique. Est-ce, comme le dit Pascal, que « le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. »
Avant que l’heure de la grande régénération n’eût sonné la cloche du réveil, il est certain que la responsabilité du malaise dont le monde souffrait, remontait en grande partie aux consciences faussées, et cela dans tous les rapports sociaux et moraux : sentiments, affaires, politique…
Depuis lors quel changement et quelle floraison ! Les consciences droites ont eu un épanouissement magnifique, un élan superbe les a jetées en plein combat, en plein héroïsme, en pleine générosité. Une vaillance joyeuse les anime, leur but est grandiose : par le sacrifice de leur vie, établir le règne de la paix ! L’un de ces héros ignorés disait récemment : « Ce sera la dernière guerre, nos enfants ne verront plus de telles choses. » Ces consciences-là ont grandi immédiatement, tandis que les consciences fausses n’osent plus, en certains pays du moins, relever la tête. Quelques-unes, celles qui avaient subi simplement l’influence de leur milieu, se sont créé un état moral nouveau ; l’horreur du mensonge vécu, dont elles ont été témoins et victimes, a remué leurs entrailles, un besoin ardent de purification les a saisies et, ouvrant leur cœur, elles ont laissé la tempête emporter dans ses violentes rafales, tout ce que ce cœur contenait d’artificiel et de faux.
Ceux qui se sont voués au sacrifice eux-mêmes, soit pour combattre, soit pour supporter ou soulager les souffrances, ne sont plus les mêmes hommes que ceux d’hier. Le sang qui a coulé moralement ou physiquement de leur cœur les a purifiés. Leur évaluation des choses de la vie s’est modifiée : une foule de préjugés, de puériles préoccupations ont été abandonnés le long de la route, et, très probablement, quand le règne de la paix sera établi, leur conscience ne voudra plus reprendre le poids des faussetés et des artifices qui l’alourdissaient. Le fait seul de s’être redressés sous l’épreuve prouve que le mal n’avait pas atteint chez eux les sources mêmes de la vie.
Toutes les consciences malheureusement ne se sont pas d’un bond libérées du mensonge, plusieurs n’ont pas entendu le son des cloches et continuent leur travail pernicieux ou du moins s’apprêtent à le reprendre, dès que la grande tourmente sera calmée. Quand les ennemis du dehors auront été définitivement repoussés, c’est donc contre les ennemis du dedans qu’il faudra tourner les armes pour les empêcher de fausser d’autres consciences et en particulier celles des enfants. Aux éducateurs d’ouvrir les yeux et de ceindre leurs reins. Mais qui nous assure que tous ont une nature droite et une intelligence capable de comprendre l’esthétique de la vérité ?
Schopenhauer a dit : « Toute splendeur, toute jouissance sont pauvres reflétées dans l’âme d’un benêt. » Un benêt ne sait pas discerner les mille et une nuances d’un cœur faux et ne peut en contrecarrer les effets. La tâche des parents et des éducateurs est ardue ; pour donner les définitifs coups de balai, tous devraient être dans un continuel état de veille. Le devoir de chacun est de les aider dans leur tâche en surveillant avec attention devant l’enfance et la jeunesse, actes, paroles et même pensées.
Intelligences confuses, âmes faussées, cœurs dévoyés vous avez fait plus de mal que les grands et les gros péchés que vous n’avez pas commis. Ceux-ci portent toujours en eux-mêmes un enseignement et une condamnation ; le flottement des consciences est infiniment plus pernicieux dans ses effets sur tous les âges.
Quel ensemble tristement compliqué forme l’homme ! La surface est souvent correcte et admirable, puis comme dans une rivière où, après une inondation, on voit flotter sous les eaux claires des tas de choses mortes et innommables, débris pourris de tout genre, ainsi on découvre aux heures de crise, sous les apparences irréprochables des individus, les pensées équivoques, les calculs bas, les impostures devenues habituelles.
Si les êtres dépourvus de perspicacité méritent d’être plaints, car ils sont comme des enfants perdus dans la nuit, ceux, par contre, qui possèdent des clartés sont exposés à d’autres tristesses. Ils se rendent trop bien compte de ce qui se passe derrière le rideau, et quoiqu’ils se mettent parfois un bandeau sur les yeux pour ne pas perdre de chères illusions, des parcelles de vérité entrent dans leur cerveau et découragent leur cœur. Et lorsque les jours décisifs arrivent et que la fausseté des consciences se révèle, ils retrouvent gravés en eux-mêmes les indices et les preuves dont ils refusaient de tenir compte, par l’une de ces faiblesses auxquelles sont sujets les cœurs tendres.
La leçon pour eux a été souvent dure, et dans cette formidable guerre, cruelle aussi par les lâchetés morales qu’elle a provoquées, ils ont perdu plus d’une croyance. Car si les consciences endormies se sont réveillées, les consciences dépourvues de franchise ont profité des catastrophes pour montrer leur laideur et leur inaptitude à suivre la voie droite.
Nourries de compromis, elles ne peuvent se décider à voir les événements sous leur vrai jour. Leur mentalité est un singulier amalgame d’opinions incohérentes ; mises en demeure de choisir entre la réalité des faits et leur dénaturation, c’est cette dernière forme qu’elles ont choisie.
La clairvoyance, je le répète, utile à tant de points de vue, est certainement une source de douleurs. Un ami me disait un jour : « Vous ne pouvez vous imaginer combien la lucidité est pénible ! Quand on ment je m’en aperçois toujours ; une petite contraction des narines ou du coin de l’œil suffit pour m’en avertir. Aussi quand je flaire un attentat à la vérité, j’évite de regarder mes amis. »
Le contact avec le mensonge lui causait presqu’une douleur physique, c’est pourquoi il avait connu peu de bonheur dans l’amour, bien que plusieurs femmes l’eussent aimé. De même en politique, ses débuts avaient été brillants, puis, tout à coup, il s’était retiré, opprimé sous le poids des mensonges qui alourdissaient l’air.
— C’est une lâcheté, lui disais-je, luttez, créez une opinion publique. Si les amants de la vérité l’abandonnent, elle sera écrasée, conspuée, mais si on lutte en sa faveur, son temple restera debout.
— Debout ? Mais s’il s’est déjà renversé ! D’ailleurs comment combattre les esprits faussés qui ne s’aperçoivent même plus que leur vie et leurs actes sont une perpétuelle hypocrisie, un trompe-l’œil effrayant ? Il faudrait pouvoir remuer ces consciences jusqu’en leurs profondeurs secrètes comme l’ouragan en fureur secoue les racines des arbres. Or, il n’y a pas de forces humaines capables de provoquer une pareille tempête.
Il disait vrai. Que pouvaient, en effet, quelques bonnes volontés contre l’armée formidable des consciences menteuses ?
J’ai revu mon ami dernièrement, je lui ai demandé :
— Osez-vous maintenant regarder vos amis en face ?
— À peu près tous ! a-t-il répondu la voix joyeuse, ils ne mentent presque plus ! Et s’ils le font encore par une vieille habitude, ils s’en aperçoivent et en rougissent.
Je lui dis alors ma foi en un avenir meilleur. Comme il n’aime ni les attendrissements, ni les expansions enthousiastes, je restai sobre en mes manifestations. Contre son habitude il ne me découragea pas.
— Jamais Dieu n’a donné aux hommes une chance pareille. S’ils n’en profitent pas, alors…
Il parlait avec une sorte de solennité inattendue chez lui, et en prononçant les derniers mots, ses traits prirent une expression de sévérité menaçante. Je m’écriai, pour qu’il ne prononçât pas la condamnation définitive :
— Mais ils en profiteront ! N’entendez-vous pas les cloches qui sonnent le chant de l’espérance, ne voyez-vous pas dans les vergers les arbres qui fleurissent, ne sentez-vous pas la terre qui tressaille comme si de tout ce sang qui a pénétré ses entrailles une vie nouvelle allait surgir ?
Je me suis arrêtée ; mon ami avait posé sa main sur mon épaule et, tandis que par habitude, son sourire raillait ma confiance dans l’humanité future, sa voix disait gravement :
— Spes tua in homine. Spes mea in Deo.
IV
LES FAUSSES PITIÉS
Notre époque, si elle a été fautive de bien des façons, peut au moins s’enorgueillir d’avoir mieux compris que toute autre la justice et la pitié, car jamais comme aujourd’hui on n’avait essayé de venir en aide aux souffrances humaines. Ce sentiment a si bien pénétré dans la conscience de l’homme qu’il ne parvient plus à l’en bannir ; les pires avares sont contraints d’entr’ouvrir les battants de leur coffre-fort et par décence, sinon par charité, se sentent obligés de répondre aux appels de la misère qui élève la voix.
Mais en ce champ d’activité — le plus noble dont le XXe siècle puisse se vanter — que de réformes à introduire ! Avant tout il faut débarrasser le terrain des végétations parasites qui l’encombrent et en absorbent la sève, j’entends parler des fausses pitiés qui détournent à leur profit l’immense effort qu’une partie de l’humanité fait pour venir en aide à l’autre. Il est urgent qu’après la guerre, dans le grand coup de balai général, les fausses pitiés disparaissent avec les poussières qui couvrent le sol et remplissent l’atmosphère de miasmes destructeurs de toute vie saine et heureuse.
Les pouvoirs de compassion dont l’homme dispose devront être désormais judicieusement employés. Les jeter au vent, comme on l’a fait, c’est en priver ceux qui, secourus à temps, pourraient travailler au bien-être général et conduire les hommes sur les routes où se rencontrent l’harmonie et le bonheur.
I
Il y a quelques années, un auteur dramatique italien a fait représenter une pièce de théâtre satirique dans laquelle il prenait spirituellement à partie la bienfaisance, telle que la société moderne l’a organisée. On y voyait les malfaiteurs, les femmes de mauvaise vie, les épileptiques, les ivrognes, les anormaux de tout genre, enfin tout le rebut humain, trouver des institutions pour chacune de leurs tares, prêtes à les recevoir, à les soutenir, à leur donner des chances pour un nouveau départ, tandis que devant l’honnête homme malheureux, sans casier judiciaire ou sans hérédité honteuse, aucune porte ne s’ouvrait.
Et si quelque cœur sensible s’attendrissait devant une pauvre femme implorante, il se refroidissait rapidement. « Si votre mari avait passé quelques mois en prison, on pourrait arranger l’affaire. Quoi, pas même cela ? N’avez-vous pas au moins quelque cas d’épilepsie ou de tuberculose parmi vos proches ? Il serait alors possible de vous venir en aide. » Devant la réponse négative, le bienfaiteur découragé et impatienté détournait la tête, et la mère de six enfants, dont le mari jusqu’à la récente maladie qui l’avait rendu incapable de travail, s’était toujours comporté en ouvrier laborieux et sain, devait repasser la porte, sans avoir obtenu ni un secours, ni même une parole d’espérance pour le placement de sa progéniture affamée.
En résumé, sans casier judiciaire, sans hérédité fâcheuse, sans illégitimité de quelque sorte, l’honnête homme malheureux n’avait aucune aide à attendre de la société. Il était mis impitoyablement à la porte, lui et les siens, des établissements de refuge ; tous les comités de secours refusaient d’ouvrir leurs caisses en sa faveur. Il n’avait plus qu’à implorer la Providence ou à se résigner à mourir, courbé sous la fatalité obscure qui faisait de lui un paria de la société.
La théorie est poussée en noir, mais elle renferme cependant un fond indiscutable de vérité. Le monde d’hier se désintéressait de ses membres sains, pour penser de préférence à ses membres gangrenés. C’est que ceux-là surtout ont besoin de secours, répondra-t-on ? Oui, évidemment, mais comme la plupart de ces cas sont inguérissables, y employer des forces vives, tandis qu’on laisse périr, faute de secours, les êtres robustes et sains, n’est-ce pas une grave erreur sociale ?
À un récent congrès où l’on parlait avec complaisance des pires manifestations des péchés féminins, et où les cœurs et les bourses s’ouvraient pour le relèvement de personnalités qui, la plupart du temps, ne désiraient nullement changer de vie, une femme courageuse se leva, demandant qu’un salut fût envoyé aux vaillantes filles du peuple qui, acceptant les privations, travaillent honnêtement à gagner leur pain quotidien et savent résister aux tentations dont elles sont assaillies tout comme leurs sœurs plus faibles ou moins résignées. L’assemblée n’osa pas refuser la requête, mais elle vota sans enthousiasme. Une fille qui a roulé dans toutes les boues frappe davantage l’imagination, intéresse la curiosité, provoque les pitiés morbides, tandis qu’une créature saine et forte est semblable à un livre aux pages pures dont la lecture ne sollicite pas les esprits habitués aux impressions violentes.
Une déviation de la sensibilité a été l’un des traits caractéristiques de la société d’avant la guerre. On s’attendrissait sur les prisonniers dont les lits n’étaient pas assez mous et l’on considérait sans le moindre intérêt le dénuement des honnêtes familles d’ouvriers ou de petits employés. Jamais on n’avait moins donné d’encouragement à la vertu, à la vaillance. Il y avait dans les esprits un besoin d’anormalité qui se manifestait dans les procès à gros scandale. Les plus affreux criminels excitaient d’inexplicables sympathies et l’on voyait des femmes souillées dans l’opinion publique recevoir de nombreuses demandes en mariage, ne provenant pas toujours d’hommes fous ou méprisés. Il y avait donc des êtres normaux, qui ambitionnaient de faire asseoir à leur foyer ces Messalines à robes tachées de sang. Et les femmes à ce sujet ne se montraient pas plus saines d’esprit que leurs compagnons. Lors du procès du fameux brigand Tiburzio, dont les crimes ne se comptaient pas et manquaient d’élégance, il reçut une foule de lettres passionnées de femmes de toutes les classes.
Il y aura eu parmi elles, je l’admets, de nombreuses déséquilibrées, mais il existe des femmes normales qui, de bonne foi, s’attendrissent sur les bandits qu’une certaine crânerie recommande à l’attention.
Et ces phénomènes se sont produits en tout pays ; ils témoignent non seulement d’une déviation de la sensibilité, mais d’une mentalité faussée qui empêche la conscience humaine d’exercer son droit de justicière.
Je sais bien que le problème est complexe et qu’en voulant bannir les fausses pitiés on risque d’entamer les vraies et que la sainte compassion peut en être tarie. Les faibles, les tarés, les vicieux ont besoin eux aussi d’être consolés. Nul, comme je l’ai dit, ne peut songer à le nier ; cependant une nécessité suprême s’impose : remettre le bien en honneur ! On ne peut assez insister sur ce fait, d’autant plus que nous allons être forcés de rendre compte de la société nouvelle à tous ceux qui ont sauvé la patrie par leurs sacrifices, leurs souffrances, leur sang. Dire à ces héros : « Vous savez ce que vous avez fait est magnifique, mais ce qui nous intéresse davantage ce sont les lâches, les escrocs, les voleurs, les prostituées, » est devenu moralement impossible. Ces hommes qui ont donné leur vie en des actes d’héroïsme continuels, ont le droit aujourd’hui d’absorber toute la sensibilité de la nation qu’ils ont sauvée. C’est à eux que nous nous devrons désormais, c’est-à-dire au culte des vertus qu’ils ont incarnées.
Comment oser leur avouer : « Les honneurs, les places, l’influence, les richesses, il est naturel qu’elles tombent encore dans les mains des exploiteurs, des intrigants, des bas-meneurs de la politique ? Vous avez eu le privilège de verser votre sang, mais c’est aux embusqués — il y en a dans tous les pays — qu’il appartient de récolter la moisson. » Sera-t-il possible de formuler une semblable réponse à tous ces mutilés glorieux, à tous ceux qui par miracle auront échappé aux balles ennemies ? Ils pourraient répondre : « Ce n’est pas pour eux que nous nous sommes battus, et s’ils doivent régner encore autant valait laisser triompher les barbares ! » Être forcé de regretter des sacrifices joyeusement accomplis, est pour l’âme humaine un des sentiments les plus pénibles, l’une des tortures les plus raffinées. Voudrons-nous les infliger à ceux auxquels nous devrons l’indépendance de la race, le droit préservé, la libération du sol natal ? Non, n’est-ce pas ? Ce serait un crime sans nom.
C’est pourquoi il faut nous défaire des fausses pitiés ; non seulement de celles qui protègent exclusivement les rebuts humains, mais de celles qui nous empêchent de faire justice, d’écarter les indignes, de procéder au grand nettoyage, indispensable au renouvellement d’une saine vie sociale.
Rien de plus difficile, paraît-il, que ce nettoyage, car si nous étudions l’histoire nous voyons qu’on en trouve rarement l’énergie. Nous constatons un autre fait tout aussi certain, c’est que l’on se repent toujours de ne pas l’avoir donné ! Quelques exemples, quelques châtiments auraient suffi à sauver un pays des catastrophes, à assurer le triomphe du bon droit, et les hommes les plus hardis ont manqué de la décision nécessaire. Le système du pardon prévaut presque toujours. Guillaume d’Orange n’était certes ni un pusillanime ni un sensible et pourtant il a hésité à punir les traîtres qui pullulaient à sa cour et parmi ses ministres. Et cette hésitation a été aussi fatale à l’Angleterre qu’à lui-même.
La crainte de faire des victimes, de risquer la condamnation de quelque innocent fourvoyé, retient le bras prêt à frapper. Et bien que nos yeux se soient ouverts, nous ne sommes pas encore guéris des fausses pitiés ; il me semble même apercevoir un peu partout une tendance à entr’ouvrir la porte aux vieilles erreurs ; les chiens de garde n’aboient plus aussi fort, la vigilance se détend, certains noms, sur lesquels le silence de la tombe s’était fait, recommencent à être prononcés à demi-voix, les visages suspects réapparaissent au tournant des rues… Tout cela encore n’est rien en soi, mais il est peut-être utile de crier : « Sentinelles, veillez ! »
II
Ma thèse n’est point celle de bannir la compassion des cœurs ou de la rendre exclusive à certains groupements d’individus. J’aime à choisir en amitié, mais pour tout ce qui se rapporte à l’intérêt général, je veux les portes larges ouvertes, et considère les coteries, les consorterie, toutes les camorre, quelle que soit leur couleur, comme un élément pernicieux et dissolvant. Quand cet esprit d’étroitesse domine de quelque côté, rien de vivant ni d’efficace ne peut sortir des meilleures initiatives ; elles sont d’avance condamnées à mort ou du moins à une déplorable stérilité. Pour faire le bien, il faut accueillir toutes les bonnes volontés, et je trouve absurde de refuser les mains qui s’offrent parce qu’elles n’appartiennent pas à tel parti ou à telle secte ou parce que la calomnie ou la médisance ont effleuré leur réputation.
Empêcher les pécheurs ou les pécheresses de se réhabiliter en essayant de faire le bien est complètement contraire à l’esprit de l’Évangile. Évidemment il faut choisir la place où on les met, et ce n’est pas le rôle de caissier, de mentor ou de duègne que je leur confierais.
Revenons aux fausses pitiés. Aucun sentiment d’étroitesse ou de dureté ne me les fait condamner, mais si l’on veut remettre le bien en honneur, il est certain qu’il faudra orienter différemment les préoccupations charitables et humanitaires de nos contemporains. L’opinion publique surtout devra se modifier. Ayant appris à admirer et respecter l’héroïsme, il lui deviendra difficile de revenir immédiatement au culte des malhonnêtes gens et des productions littéraires où l’idiotisme le disputait à la plus basse corruption. Quelque chose restera de l’épouvantable angoisse que nous avons traversée : une vision de beauté et de grandeur, dont nous ne pourrons plus nous passer, que nous chercherons à satisfaire sous d’autres formes.
Quelles seront ces formes ! On peut être averti intuitivement des courants de pensées qui se préparent, mais vouloir les déterminer d’avance serait puéril et présomptueux. Au point de vue littéraire, M. Victor Giraud a écrit sur la littérature nouvelle des pages qui, je crois, sont prophétiques ; mais lui aussi s’est abstenu de trop déterminer et de tracer des listes. Bien entendu, il parle surtout de la France.
« L’âme française, dit-il, a été touchée jusque dans ses profondeurs, par les tragiques événements qui se déroulent. » Et bien que dans d’autres pays la guerre ne soit pas venue comme un voleur dans la nuit, les âmes des nations sœurs se sont senties bouleversées elles aussi, et elles ont communié avec la France et la Belgique dans un sentiment commun d’horreur.
Après des heures pareilles, les plus légers esprits pourront-ils encore écrire et lire ce qu’ils écrivaient et lisaient autrefois ? « Exprimer fortement avec une brièveté un peu nue, dit M. Giraud, les sentiments et les idées dont on est plein, fuir les développements verbeux, tout ce qui est rhétorique ou pure virtuosité de style, rechercher la simplicité des lignes, la netteté du tour, voilà quel sera probablement l’idéal littéraire de demain. »
Les hommes qui auront vécu pendant des mois dans les tranchées et connu l’action sous sa forme la plus mâle n’auront plus le goût de s’attarder au mystère de « l’écriture artiste » ni de déchiffrer les « rébus » qui, sous prétexte d’originalité, leur étaient offerts. Ils demanderont le langage robuste et clair, alerte et plein.
Et la littérature sera différente, parce que les sentiments seront différents. Plus on a souffert pour quelqu’un, plus on l’aime. Il est certain que l’amour de la patrie va reprendre dans les âmes en temps de paix un empire qu’il avait perdu, qu’il n’avait peut-être jamais connu à ce degré, car aujourd’hui il est devenu conscient. La conscience, voilà le trait caractéristique de cette guerre. Ce ne sont plus seulement des soldats qui obéissent : « Ils savent pourquoi ils se battent et ils veulent se battre. » « Ça vaut tout de même la peine de se battre pour un beau pays comme celui-là, » disait un des mobilisés français en regardant le paysage de l’Île-de-France. Il y a dans ces mots plus que le sentiment de la défense du sol et de la maison, c’est déjà pour une raison idéale qu’ils sont prêts à donner leur vie : la beauté !
Un grand amour s’accompagne de fierté dans les cœurs, on est jaloux de la réputation de celle qu’on aime, on ne veut pas la dégrader aux yeux d’autrui. C’est pourquoi une certaine littérature est destinée à disparaître, parce qu’on aura honte de l’acheter ; il faudra la faire passer sous le manteau ; les amateurs de turpitudes pourront toujours se satisfaire, mais elle n’occupera plus une place visible aux étalages.
Je suis persuadée comme M. Giraud que désormais une autre littérature sera demandée par le public intelligent. Le monde appartiendra aux forts et aux courageux et ils sauront imposer leurs goûts. Les Latins avaient donné dans leurs romans et leurs poèmes une place trop prépondérante à l’amour, comme si l’amour entre homme et femme représentait toute la vie humaine. De cette erreur avait découlé fatalement la nécessité de donner à cette passion, ne fût-ce que pour éviter l’uniformité, des formes étrangement perverses et équivoques.
D’abord l’existence, à moins qu’il ne s’agisse d’individus et de créatures appartenant à des catégories qu’on ne peut nommer, est remplie d’autres intérêts, pas vertueux peut-être, mais prépondérants dans les cœurs, tels que l’influence, l’ambition, la richesse, etc., sans parler des goûts qui ne sont pas tous de genre amoureux. Les romanciers latins, simplement en regard à ce qui se passe autour d’eux, pourront varier les couleurs de leur palette et rendre la vie dans son ensemble complet, ce qui serait plus conforme à la vérité et moins monotone.
Pour ceux même qui ne veulent pas sortir de l’analyse sentimentale, d’autres champs d’observation s’étendent. Il y a des affections tout aussi puissantes sur le cœur humain que les fugitives amours. Mais le sujet ne peut être développé en ce chapitre, nous y reviendrons dans un autre. J’ai voulu simplement indiquer ici que l’âme humaine n’est pas monocorde et qu’en dehors de l’attrait sexuel elle peut rendre des notes passionnées et profondes et traverser des drames émouvants.
Les fausses pitiés ont joué un rôle important dans la littérature de ces derniers vingt ou trente ans. Toutes les névroses l’ont traversée. Une héroïne bien portante avait un je ne sais quoi de vulgaire et de banal qui ne sollicitait pas les curiosités : là aussi, les tares héréditaires étaient de plus en plus recherchées et quand une jeune femme abandonnait son foyer pour quelque fantaisie de son épiderme, on la déchargeait volontiers de toute responsabilité. N’avait-elle pas eu une grand’mère russe et un grand-père espagnol, et de ce mélange devait fatalement sortir une petite-fille hystérique : en outre, le père français, n’était-il pas un buveur d’absinthe ? Si elle avait été normale, elle aurait démenti toutes les théories scientifiques.
De même, pour le jeune homme vicieux, victime des hérédités. Et ainsi toutes les lâchetés et toutes les corruptions s’excusaient. On versait des larmes sur ces êtres marqués par le destin, on les plaignait tendrement, eux seuls éveillaient la sollicitude, et cela aussi bien dans la vie vécue que dans la littérature. Toute notion de libre arbitre était oubliée.
D’identiques erreurs se répétaient dans la procédure judiciaire, et le mal qui est résulté de ces faux points de vue est incalculable. Les pires leçons d’immoralité et les pires incitations au vice n’ont pas été aussi nuisibles.
L’indulgence et la pitié pour certaines erreurs ont perdu plus d’hommes et de femmes que l’attrait du péché en lui-même ou les conseils des Méphistophélès modernes. Voilà pourquoi il est urgent d’éliminer autant que possible les fausses pitiés de la société future. Dans l’ordre de la bienfaisance, elles détournent trop, au profit des membres morts, ce qui devrait être plus largement réparti aux membres vivants[3]. Dans l’ordre moral, elles détruisent dans les âmes la notion du libre arbitre, d’où découle pour l’homme toute dignité, toute fierté, toute moralité.
L’une des nombreuses tâches de demain sera justement de donner aux êtres humains, qui en manquent encore, le sentiment de leurs responsabilités. Cela les sauvera de bien des faiblesses et détruira la compassion morbide, dont on entourait les veules et les déséquilibrés, compassion qui finissait par paralyser en eux toute initiative, toute activité saine et les exilait hors de la vie réelle, en leur assurant l’impunité dans la dégénérescence contagieuse.
V
LE REFUS DE LA DOULEUR
Tandis que les fausses pitiés s’exerçaient sur des êtres indignes, un des traits caractéristiques de ce commencement de siècle était le refus de la douleur. Personne ne voulait plus souffrir. Partout on raccourcissait les deuils, bientôt on les aurait supprimés ! Et non seulement les crêpes s’abolissaient de plus en plus, mais on s’arrangeait de façon à étaler un peu partout ce qui en restait, élargissant sans cesse les limites de ce que les convenances permettent. Comme on ne pouvait supprimer la mort, on la dissimulait autant que possible, telle cette grande dame anglaise qui ayant lancé des invitations pour un bal, cacha le décès de sa mère, survenu à l’étranger, jusqu’à ce que les échos de sa fête eussent fini d’occuper la presse mondaine.
Sans arriver à cet excès d’insensibilité, la plupart des gens cherchaient à échapper aux étreintes de la douleur, essayant de lui interdire l’entrée des cœurs. C’était un complot général, dont la science et la philosophie se faisaient complices, et l’on peut affirmer que dans le monde moderne la douleur n’avait plus de place. Chacun devait constamment sourire, non pas comme les Japonais, chez lesquels le sourire représente une forme de stoïcisme devant le malheur, mais par légèreté et insouciance naturelles ou acquises, et aussi pour ne pas importuner une société qui s’acharnait à vouloir oublier la loi inéluctable de la douleur et de la mort.
Les souffrances morales n’excitaient presque aucune sympathie, les privations matérielles et les tortures physiques, seules éveillaient la compassion, et encore de façon très relative. Tant que l’on avait des rentes, personne ne tenait longtemps compte de vos chagrins. Je ne parle pas du peuple, mais du monde. La tristesse y faisait horreur à la plupart des gens, l’idée de la contagion les épouvantait. Rongés eux-mêmes par quelque plaie secrète, ils en écartaient la vision et ne voulaient que rien la leur rappelât.
Cependant, comme je l’ai dit dans le précédent chapitre, il suffisait de quelque fait divers éclatant, où le sang avait coulé entre amants, époux, proches parents pour exciter l’imagination et les nerfs du public et le faire vibrer jusqu’aux larmes. Le factice éveillait des émotions morbides ; on pleurait au théâtre, mais dans la vie réelle on se refusait à la moindre souffrance.
Les nombreux suicides que la presse enregistrait chaque jour en sont la preuve. Des fillettes s’empoisonnaient pour une gronderie de leur mère, des garçons parce qu’ils avaient manqué leurs examens ou pour des choses encore de moindre importance. Simplement, quelquefois, parce qu’ils s’ennuyaient ! Quant aux suicides passionnels, une vétille suffisait à les déterminer. Des amoureux qui n’auraient eu qu’à patienter quelques mois pour s’unir se sentaient inférieurs à cette épreuve et préféraient mourir. Il y avait presque toujours disproportion entre la cause et l’effet.
Quelquefois les raisons étaient plus graves et le courage encore inférieur. Entre amants, il suffisait d’une contrariété pour qu’on s’apprêtât à la suprême désertion. Il a fallu la catastrophe actuelle pour faire comprendre le prix de la vie.
Que de femmes préféraient le déshonneur à la souffrance. Des mères de famille se suicidaient plutôt que d’être contrariées dans leurs excursions extra-conjugales. Être traînées dans les journaux, déshonorer le nom de leur mari et de leurs enfants, peu leur importait, pourvu qu’elles-mêmes ne souffrissent plus ! Le scandale arriverait après leur mort, elles n’en sauraient rien !… Je me demande comment elles faisaient pour en être si sûres.
Il leur aurait suffi d’un peu de renoncement ou même, parfois, d’un peu de prudence pour éviter la catastrophe. Mais le plus petit obstacle irritait les nerfs, et crac on sortait de la vie ! Dans les anciennes civilisations trop avancées, l’histoire nous raconte que le fait s’est produit souvent, et qu’à la fin de l’empire romain les suicides furent excessivement fréquents. C’est toujours un signe de décadence que ces désertions de la vie, que ce recul devant la douleur.
En cette société insouciante, qui s’acheminait vers la destruction, les vraies tragédies d’âme, les drames secrets devaient cependant naître, mais ceux qui avaient encore la force de sentir et de souffrir comprenaient qu’à l’heure actuelle ils devaient faire le silence. Personne n’aurait eu le temps de les entendre, le moment était uniquement à la poursuite de la jouissance. C’est sur ce monde assoiffé de plaisirs et de richesses que la plus effroyable guerre que l’histoire ait enregistrée est tombée en coup de foudre. D’un rêve voluptueux d’où les scrupules étaient bannis, car on avait déclaré le ciel vide et toute sanction illusoire, il est tombé dans l’affreux cauchemar où il se débat aujourd’hui.
I
Je ne crois nullement que dans les époques normales il faille inutilement attrister sa vie. Bien au contraire, le devoir est de la rendre joyeuse et de transformer la religion en une source de sécurité et de bonheur. Ce serait, je crois, lui rendre son véritable caractère, interpréter justement la parole évangélique. Pour trouver le bonheur en ce monde, bonheur relatif, bien entendu, car nous ne pouvons supprimer ni la maladie ni la mort, il suffirait, en bien des cas, d’un simple déplacement des valeurs, de tourner sa lorgnette, de déplacer son rayon visuel pour rendre la vie supportable et presque heureuse. Nous ressemblons — du moins la plupart d’entre nous — à des jardiniers qui n’arrosent et ne cultivent aucune des belles plantes de leur jardin et prodiguent leurs soins à de misérables arbrisseaux et à des plantes vénéneuses. De temps à autre, un éclair les illumine ; ils se rendent compte de leur sotte erreur et se promettent, dès le lendemain, de mieux employer leurs arrosoirs et leurs sécateurs. Mais ce lendemain va rejoindre les lendemains de tant d’autres résolutions prises par les hommes.
Singulier illogisme ! Les individus refusent de souffrir, ils réclament impérieusement le bonheur et lui tournent le dos avec un persistant aveuglement. Une fois la tempête apaisée, c’est toute l’éducation qu’il faudra changer et refaire. « Veux-tu être heureux ? » demandera-t-on aux enfants. Et on leur représentera, comme des épreuves à éviter, ce qu’ils ambitionnaient autrefois et on leur fera voir la beauté et l’infinie douceur des choses qu’ils dédaignaient auparavant.
Mais à la première question « Veux-tu être heureux, » il faudra ajouter le précepte : « Tu ne dois pas refuser la douleur. » Quand il se sera débarrassé des fausses souffrances qui encombraient sa vie et qu’il aura appris à jouir de chaque minute de son existence, en sachant discerner toutes les vraies joies que Dieu lui accorde, l’homme ne doit pas refuser de souffrir quand le malheur frappera sa famille ou sa patrie. Les larmes, en certains cas, sont un devoir auquel il ne peut se soustraire. Celui qui pense au plaisir quand il vient de perdre son père ou que son pays est attaqué par l’ennemi, manque de virilité ; on peut le comparer à un soldat qui fuit le champ de bataille. Il faut savoir souffrir quand Dieu frappe. Du reste la fuite est inutile.
Nous venons de le voir, la société jouisseuse du XXe siècle a escompté en une fois toutes les douleurs auxquelles elle avait essayé de se soustraire. On voyait alors des gens aller dîner en ville le lendemain des funérailles de leur mère, des veuves et des veufs nouer de nouvelles fiançailles avant que le premier mois de leur veuvage fût écoulé. Je n’exagère pas, tout en admettant qu’il s’agit d’exceptions. De même pour l’amitié. D’affreux malheurs pouvaient atteindre les plus intimes et cela ne faisait perdre ni une partie de théâtre ni une course en auto. Il fallait au plus vite chasser les tristes impressions, s’en débarrasser. Les âmes raffinées ne devaient connaître l’excès en rien, pas même dans les regrets.
Était-ce un pressentiment de l’avenir qui donna à nos contemporains cette fièvre incessante de distractions, cette fureur de plaisir ? Devinaient-ils inconsciemment que les heures sinistres allaient sonner ? Ils s’y préparaient mal, en tous cas ; la peur est toujours une mauvaise conseillère et les malheureux ont payé leur insouciance si cher, qu’ils méritent quelque indulgence.
Heureusement, malgré tout, dans l’âme humaine et chez le peuple des forces dormaient que le tocsin a soudain réveillées et galvanisées pour l’épreuve suprême. Les plus frivoles et les plus superficiels ont retrouvé une virilité ; les femmes qui ne pensaient souvent qu’à leurs colifichets et se contentaient d’ambitions secondaires se sont élevées à la hauteur des circonstances. Les mères surtout ont été admirables, et ce cri de « Maman ! Maman ! » qu’on entendait retentir dans le silence de la nuit, sur les champs de bataille abandonnés aux morts et aux mourants, a été leur plus haute récompense.
Que de nobles exemples elles ont donnés de patriotisme et d’abnégation ! telle cette femme d’un fameux général français qui ayant quatre fils au front et apprenant que l’un d’eux était mort, demanda simplement : « Lequel ? » Elle savait dans son cœur que les autres aussi étaient condamnés. Aujourd’hui, il lui en reste un seul, et il est en première ligne. Mais comme elle n’avait pas refusé de souffrir, Dieu, sans doute, le lui laissera.
Une autre Française, femme d’un des diplomates les plus distingués de la République, ne veut jamais qu’on lui nomme son fils. « J’en ai fait le sacrifice, dit-elle, mais je ne puis supporter qu’on m’en parle. »
Que d’exemples aussi de vaillance on pourrait citer chez les femmes italiennes, parmi celles qui sentent la patrie et ont accepté le sacrifice. Dans le peuple, en particulier, l’héroïsme des mères est admirable. L’une d’elles disait : « J’ai quatre fils au front, je ne puis espérer de les revoir tous, mais si au moins Dieu m’en laissait un ! »
On pourrait écrire un volume sur les mots touchants et héroïques des mères. Seules celles qui vivaient dans le factice et l’égoïsme osent dire : « Les gens du peuple cela ne compte pas ; ils n’ont rien à perdre, mais mes fils, mes fils qui possèdent tous les biens de la vie, être exposés à mourir, n’est-ce pas une pitié, une horreur !… »
Évidemment pour la femme du peuple exposée plus ou moins à de continuelles privations et angoissée par le souci du pain quotidien, souvent insuffisant, l’acceptation de la douleur a été, je n’ose pas dire plus facile — ce serait cruel et injuste — mais elle a été accueillie sans étonnement, comme une visiteuse qu’on est habitué à voir assise au foyer. Dans d’autres classes, au contraire, accoutumées à jouir ou à vouloir jouir, personne ne voulait être dérangé dans sa quiétude ou sa fièvre de divertissements ; par conséquent, il y a eu sursaut, révolte… Comment ! Pas moyen de se mettre à l’abri ! Quelques-uns s’y sont bien essayés, mais le résultat a été décevant. C’est donc, ont-ils pensé avec horreur, que les privilèges sont en train de disparaître…
Il faut avouer que le réveil a été brusque pour des gens qui refusaient de s’astreindre à la moindre contrainte et qui ne voulaient même plus pleurer leurs morts. Disons-le cependant, plusieurs, parmi les plus raffinés jouisseurs, se sont tout de suite élevés à la hauteur des sacrifices que la patrie demandait. Quant aux soldats, ils sont partout admirables dans leur esprit d’endurance, je ne dirai pas de résignation, car leur attitude est au-dessus de la résignation. Pas une plainte ne sort de leurs lèvres ; ils acceptent les souffrances et la mutilation de leurs corps avec un stoïcisme grandiose. En passant devant eux, on a envie de dire aux civils : « Levez vos chapeaux, Messieurs. » Ces gens qui nous avaient irrités par leurs grèves continuelles, leurs réclamations incessantes, leur matérialisme outrancier et qui, par la bouche de leurs chefs, se déclaraient adversaires de toutes les formules qui avaient jusqu’ici guidé l’humanité, se montrent aujourd’hui désintéressés, obéissants, prêts à tous les sacrifices, avides d’idéal religieux. On se rend compte en les écoutant que les mauvais bergers parlaient en leur nom, mais n’avaient pas réussi à contaminer leur cœur. « On le savait bien, disent-ils, que le jour viendrait où les hommes devraient partir pour défendre la patrie. » Comme ils trouvent l’obligation nécessaire et juste, ils ne discutent pas.
Quel émerveillement ! quel bouleversement d’idées ! Et combien la grandeur simple, née de l’acceptation habituelle de la souffrance éclate à nos yeux. La vie de privations engendre des forces sublimes. L’épreuve est la grande éducatrice.
Ce massacre des corps auquel nous assistons d’un bout de l’Europe à l’autre, au lieu d’exciter la brutalité des instincts a délivré l’âme des entraves qui la retenaient prisonnière. Il est étrange que sur la violence des faits, la petite fleur bleue de l’idéal ait poussé. Les aumôniers catholiques et protestants pourraient raconter de merveilleuses conversions. Ces curés, sac au dos qui, blessés eux-mêmes, rampaient sur les champs de bataille pour porter l’absolution aux mourants, outre celui de la patrie ont combattu le bon combat de la foi. Les pasteurs ont fait de même et au milieu d’inénarrables horreurs, partout des paroles d’espérance sont montées vers le ciel. Ces jeunes hommes formulent des pensées admirables ; l’un d’eux écrivait : « Ne dites jamais parlant d’un soldat qu’il a été tué à la guerre. À la guerre, on tombe, on ne meurt pas ! » Un autre : « Ma vie est plus que jamais dans les mains de Dieu ; qui monte en haut est heureux ! » D’autres lettres, écrites par des camarades annonçant aux mères, aux parents, la mort de leur fils sont également admirables. Toujours la foi est la consolatrice, et la patrie la force qui les pousse au sacrifice joyeux d’eux-mêmes. Ils meurent tranquilles, sans regrets, dirait-on, sauf celui de ne pouvoir embrasser leur mère, leur famille… Ils se tournent de côté pour mourir, en murmurant une dernière fois « Maman ! »
Quelques-uns sont stoïques. Un soldat, un territorial de trente-trois ans qui a reçu huit blessures par l’éclat d’un obus, dont une à l’œil gauche qu’il a perdu, avec cela marié et père de trois enfants, m’arrêta comme je lui manifestais ma sympathie : « Il ne faut pas me plaindre, dit-il, il ne faut pas s’affaiblir. Je ne regrette rien, j’ai fait mon devoir. Cette guerre était inévitable, la patrie se trouvait en péril, et puis nous avons travaillé aussi pour nos enfants, afin qu’ils ne soient plus exposés à de pareilles horreurs ! »
Ces mêmes mots sur la préservation d’un semblable avenir pour la génération future, m’ont été rapportés comme dits par des soldats français et je suis toujours frappée de la mentalité analogue des deux peuples dans l’expression de leurs sentiments. La ressemblance est surtout évidente dans les classes populaires italiennes, non empoisonnées encore par la pénétration allemande.
II
Un des résultats de l’épreuve subie sera d’avoir dissipé les malentendus qui avaient séparé deux nations que d’indissolubles liens devaient unir. Maintenant que les barrières factices sont tombées, elles doivent comprendre que pour être fortes, et défendre contre toute attaque la civilisation dont elles sont les gardiennes, il faut qu’il se crée entre elles une communauté d’intérêts de tout genre qui les rende plus qu’alliées : sœurs !
Abjurant toute susceptibilité, et mettant un frein aux tendances d’esprit qui ont amené dans leurs rapports plus d’un froissement d’amour-propre, elles doivent comprendre — maintenant que leur esprit a été ouvert — que l’affaiblissement de l’une serait fatalement dans l’avenir celui de l’autre, et que le moindre chauvinisme entre elles produirait les plus détestables résultats. Une fois la guerre terminée, elles se trouveront dans une position enviable, et s’aidant mutuellement à panser leurs plaies, elles formeront un bloc puissant.
Assurées de la paix, par leur alliance avec l’Angleterre et la Russie, elles pourront recevoir de ces nations des enseignements salutaires. Ce qui fait la force de la Russie, ce n’est pas seulement son inépuisable quantité d’hommes, mais la patience obstinée de son peuple, la façon dont il sait supporter les douleurs et les privations, sans même songer à s’y soustraire ou à s’en plaindre. La résistance d’une nation dont l’acceptation de la souffrance est, depuis des siècles, la principale vertu, ne peut être vaincue. Les peuples les plus évolués et qui déjà ont gagné le bien-être matériel sont plus exposés à l’exaspération et aux soubresauts d’opinion. On ne peut remonter le torrent, mais cette nation qui accepte tous les sacrifices est d’un grand exemple. Quelle que puisse être encore son ignorance, son mysticisme l’a toujours sauvée de l’abrutissement, et des mots profonds sortent de ces masses populaires, dont le brillant esprit latin devrait apprendre à saisir la haute signification morale.
L’Angleterre, elle aussi, bien qu’il soit de mode de la dénigrer, offre un grand exemple au monde avec le recrutement volontaire de son armée[4] ; il serait impossible en d’autres pays. Où trouverait-on des millions de volontaires, dont une bonne part appartient à l’aristocratie et à la bourgeoisie riche ou aisée ? Toutes les grandes familles anglaises sont en deuil. Demandons-nous si, dans les classes riches d’autres nations, semblable exemple serait cité[illisible] ? Il faut en relever la beauté.
On ne peut adresser les mêmes louanges aux ouvriers anglais et en général aux classes populaires qui n’ont que médiocrement répondu à l’appel, gâtées déjà par trop de bien-être et dépourvues de ce sentiment de loyalisme qui se rencontre dans les autres classes. Il y a cependant de nobles mentalités chez le peuple anglais, témoin cette réponse d’un soldat, auquel on demandait pourquoi il s’était engagé : « Pour avoir le droit de mourir comme un gentleman. » Et, en effet, les Anglais meurent avec un dédain superbe de la mort, sans même essayer de l’éviter.
À propos des enrôlements volontaires, un phénomène singulier a été signalé. Comme le prouve une loi récente, ce sont presque toujours des hommes mariés qui s’engagent.
Est-ce que l’amour patriotique serait plus violemment senti par les femmes ? C’est elles qui pressent leurs maris, leurs fiancés à offrir leur vie pour l’honneur et la victoire de l’Angleterre. S’ils ne partent pas, elles se sentent humiliées.
Les Anglaises, du reste, sont les seules femmes d’Europe qui ont reçu une éducation politique ; toutes font partie d’associations où les intérêts du pays se discutent ; leur pensée s’est ainsi virilisée. Dans les périodes électorales, elles prennent une part ardente à la lutte des partis, et l’on ne se rend pas assez compte ailleurs de leur influence dans la politique anglaise, en dehors des suffragettes. Les Italiennes, autrefois si ardentes patriotes, depuis que le but a été atteint, se sont désintéressées peu à peu de la politique, se renfermant dans la famille ou la mondanité ; récemment c’était le tour des œuvres sociales.
L’influence cosmopolite, si prépondérante à Rome dans ces dernières années, a transformé en partie la mentalité féminine et habitué les Italiennes à une trop grande recherche de jouissance et de luxe ; or, rien de plus contraire aux vertus patriotiques. Tous ces Européens fêtards sont au fond des sans-patrie. Leur contact est pernicieux : en développant le goût du plaisir dans les cœurs, ils les rendent incapables de sacrifices. Mais les nations traversent des crises après lesquelles chacun revient aux instincts et aux vertus de sa race. Le goût de la vie simple en facilitera le retour.
Les dangers courus par la patrie ayant révélé aux femmes de toutes les nations leurs devoirs de citoyennes, nous verrons les Italiennes, revenant à d’anciennes traditions, suivre avec ardeur l’essor des destinées de leur pays et comprendre que, semblables à des prêtresses, elles sont préposées, elles aussi, à la garde de la culture et de la civilisation latines. Le poète polonais Mickiewicz disait à sa fille : « Une Polonaise doit méditer. » Il me semble que l’heure de la méditation est venue pour les femmes de toutes les races.
VI
LA VIE SIMPLE
Un des livres de Charles Wagner, dont le succès a été complet et la vente considérable, a justement pour titre ces mots : La Vie Simple et c’est en Amérique, surtout, que le volume a eu sa plus grande vogue, comme si ce pays de luxe et d’argent sentait mieux que tout autre, la nécessité d’une réaction contre l’envahissant besoin de richesse qui, semblable à ces rongeurs qui finissent par détériorer les plus solides meubles de noyer et de chêne, épuisait peu à peu les forces vives des nations.
Jadis, une toute petite portion de la société était atteinte de ce mal, aujourd’hui il s’étend à toutes les classes et se multiplie à l’infini. Vers quels abîmes de folie marchions-nous, lorsque la guerre a arrêté, avec l’effroyable éloquence qui a imposé silence à toutes les autres voix, cette course vertigineuse vers l’argent ? Mais cette tempête d’obus prendra fin, la vie tragique ne durera pas indéfiniment, l’existence normale recommencera et les mêmes problèmes sociaux se représenteront. Trouveront-ils les cœurs changés, régénérés, vivants ? L’avenir du monde est dans la réponse qui sera faite à cette question.
I
En ce commencement de siècle, une seule force combattait dans les âmes l’amour de l’argent : la vanité, qui finissait toutefois par les y ramener irrésistiblement.
Bien entendu, un nombre assez considérable de personnes échappaient à cette double hantise et guidaient leurs actes d’après d’autres principes et d’autres besoins. Mais il est certain que la préoccupation impérieuse des intérêts matériels avait peu à peu envahi les terrains réservés — ceux où l’on ne permet pas aux mauvaises herbes de croître — tellement il est difficile de résister, même moralement, à certaines violentes pensées de la foule.
Un de mes livres[5] contient un chapitre : Les privilèges de la pauvreté qui m’apporta une déception ; j’avais espéré qu’il frapperait certains esprits, cet espoir fut déçu : les autres chapitres attirèrent l’attention, celui-ci passa inobservé. J’ai pu ainsi mesurer l’antipathie et la répugnance que suscite dans les meilleures âmes, le mot pauvreté ! Non seulement ces pages déplurent aux riches dont elles diminuaient l’importance, mais elles ne rencontrèrent aucune faveur auprès de ceux qui ne l’étaient pas. En approuver l’esprit leur aurait semblé une sorte d’engagement de renoncer à ce désir de fortune qui dévore presque tous les cœurs.
En disant pauvreté, je ne dis pas misère, je parle de cet état de demi-aisance où le développement intellectuel peut être complet sans que le luxe devienne jamais possible. La misère, si elle mérite le respect par les souffrances qu’elle représente, est une condition plus fâcheuse encore que la richesse au point de vue spirituel ; elle empêche, elle dégrade, elle enlève la possibilité de la joie. Or, justement, parmi les privilèges de la pauvreté, je plaçais en première ligne la joie de l’esprit dans la liberté qui est si difficile aux riches.
Ce que je pensais alors, je le pense aujourd’hui ; du reste, il y a deux mille ans qu’Horace l’a dit en deux mots répétés à satiété à travers les siècles. Mais l’aurea mediocritas du poète latin représente à l’imagination des vases de miel parfumé, des jardins pleins de roses, la paix des champs dans l’abondance, tandis que la médiocrité de notre époque signifie souvent un décor triste, d’âpres combats et des privations dissimulées qui font saigner le cœur et aigrissent le caractère.
Il n’en est pas moins vrai que la liberté de l’esprit cesse souvent avec la richesse et devient impossible dans une existence trop surchargée de plaisirs, d’obligations vaniteuses, de jouissances factices. Or la liberté de l’esprit en fait seule la force et la joie. Les riches (oh ! il y a de lumineuses exceptions !) me font toujours l’effet d’esclaves. Plus esclaves encore sont les gens qui sans être riches veulent le paraître ou ceux dont l’âme est violemment tendue vers ces biens qu’ils n’ont pu encore atteindre…
Ce que le luxe a représenté dans ces dernières années comme débordement et comme aspiration dépasse ce que l’histoire nous raconte du faste des civilisations disparues, parce qu’alors le mouvement vertigineux n’emportait pas toutes les classes, tandis qu’aujourd’hui, surtout parmi les femmes et en tous pays, la petite « midinette » rêve au manteau tissé d’or et brodé en pierres précieuses de Théodora.
Il y a, à ce propos, toute une catégorie de fautes, dont on a l’habitude de rendre l’amour responsable, et une fois de plus la justice fait fausse route ; en ces chutes-là, l’amour est bien moins coupable que les désirs de vanité et de luxe. Il suffit d’un très superficiel esprit d’observation pour s’en convaincre et je n’apprends rien à personne en le disant. Que de moralistes, avant et après le tocsin de la guerre, ont essayé de dénoncer la honteuse chaîne qui relie l’inconduite et le crime au besoin de richesse.
Maintenant l’épouvantable conflagration a arrêté le vertigineux galop. Ceux qui pourraient encore en ce genre tenir le record et qui peut-être en auraient envie, n’osent plus. La pause est forcée et c’est durant cette pause que la réflexion doit intervenir et qu’il est urgent de formuler le cas de conscience.
Presque en chaque pays, sauf de rares exceptions, sur lesquelles je ne veux pas insister, il y a eu durant la guerre une sorte d’union sacrée ; on a compris que pour sauver la patrie, la concorde de tous était nécessaire et que l’entre-aide s’imposait. Lorsque la paix sera signée et que la vie normale recommencera, ne pourrait-on sur certaines questions maintenir cette entente, si sur d’autres elle n’aura été que passagèrement possible ? Pourquoi, par exemple, les gens raisonnables ne se mettraient-ils pas d’accord sur le point essentiel d’un retour à la vie simple ?
Les différences, auxquelles l’amour-propre tient farouchement, existeraient tout de même, car la vie simple des riches ne serait pas absolument calquée sur la vie simple des personnes aisées, ni celle-ci sur la vie simple des gens pauvres. La simplicité, dit Charles Wagner, n’est ni dans le vêtement, ni dans la demeure, ni dans la nourriture, mais elle est dans un état d’esprit qui nous porte à consacrer la vie à son vrai but et à renoncer à tout ce qui nous en éloigne. Ces paroles ont un sens profond : l’esprit est tout, les faits comptent peu. Les nuances sont forcées et indispensables au bon fonctionnement social : c’est l’aspiration qui devrait être la même de haut en bas, l’aspiration vers la simplification de la vie et le contentement d’y être encouragé par les circonstances.
Loin de moi la pensée de demander à l’humanité un stoïcisme dont bien peu sont et ont été capables, ni un ascétisme qui ne lui est pas imposé. Je déteste les sacrifices inutiles. Dieu a fait la terre si belle pour que nous en jouissions. Notre erreur est de fermer notre cœur à la source des vraies joies pour rechercher des satisfactions factices, pernicieuses et souvent dégradantes dont nous devenons esclaves.
Les premiers responsables sont les ploutocrates par le raffinement de leur luxe, par leur dédain pour ceux qui vivent dans des conditions plus modestes, par leur façon puérile et méprisante de s’écarter de la vie générale. Les seconds responsables sont les cœurs avides d’acquérir la fortune par n’importe quel compromis, afin de pénétrer à coup de chèques dans cette enceinte fermée et mener eux aussi une existence artificielle où les instincts généreux et indépendants meurent étouffés. Les troisièmes coupables sont représentés par les prétoriens qui forment la garde d’honneur des anciens et des nouveaux ploutocrates. Ils imitent, applaudissent et se déclarent prêts à toutes les platitudes.
Comment la foule des êtres pourrait-elle résister à l’impulsion donnée par ces trois forces agissantes ? Aussi emboîte-t-elle immédiatement le pas. Il y a un an à peine, si on avait demandé à la plupart des gens quel était leur idéal de la félicité et s’ils avaient été forcés de répondre sincèrement, la même sotte et triste réponse serait, je le crains, sortie de leurs lèvres. « L’or, l’or de quelque fleuve qu’il sorte ! »
Parmi les hommes interrogés, quels sont ceux qui auraient répondu : « Mon idée du bonheur est de me montrer digne de mes origines divines. » Ou bien : « Le triomphe d’une grande idée ! » Quelques natures affectueuses, les amoureux ou les altruistes, se seraient peut-être écriés dans un élan généreux : « Le bonheur de tel ou tels ! » Mais, en général, la préoccupation des intérêts matériels aurait primé toutes les autres.
L’organisation de la vie moderne et la mentalité régnante, rendaient naturel, il faut l’avouer, ce grand désir de richesse. Quand les yeux s’écarquillaient et les bouches criaient : hourra ! devant les manifestations de la fortune, il fallait être très philosophe ou très insouciant pour ne pas suivre le courant et ne pas souhaiter, pour ses enfants, du moins, cette vie commode et cette plate-forme admirable capable apparemment de mettre en valeur les plus médiocres dons.
Mais est-elle aussi facile cette vie du riche que se le figurent les mentalités ordinaires ? La fortune et le genre d’existence qu’elle impose ou que du moins on s’imagine qu’elle doit comporter, ressemble assez souvent à un esclavage. Il est évident toutefois qu’elle donne des possibilités, et il serait puéril d’en nier la valeur. Nécessaire à l’organisation sociale, il faudrait même qu’elle fût plus répandue, ne serait-ce que pour diminuer son importance. Bien comprise, elle est lourde de responsabilités et devient moins désirable au point de vue égoïste.
Quant à la plate-forme elle est certainement l’une des plus propices que le monde soit capable d’offrir. La grosse caisse et tous les instruments de cuivre peuvent s’y faire entendre, mais elle ne sert pas aux nobles instruments à corde. Quand une pièce se joue, les applaudissements, pour avoir de la valeur, doivent d’abord partir d’un public cultivé et compétent. Or, le public que la ploutocratie attire n’est pas d’ordinaire un public de choix, par conséquent son approbation est d’une importance secondaire. On le voit dans les grands mouvements de la pensée, dans les tournants de l’histoire, durant les époques tragiques, la richesse ne sert plus à mettre les individus en saillie ; l’intelligence, la décision, l’éloquence, la bravoure, l’énergie servent seuls. La véritable valeur des personnalités s’affirme uniquement ; tout le factice, tout l’artificiel disparaît. Qui pense à dire en cette heure, pour attirer les sympathies et l’attention : « Cet homme est riche ! » Le fait n’a d’intérêt pour personne.
Le violent coup de vent a emporté les faux points de vue, les scories indignes des cerveaux pensants. On veut la réalité en tout, les galons ne comptent désormais que s’ils représentent d’utiles services ou des actes de bravoure. Ce retour à ce qui est vrai, cette répudiation des fausses apparences devrait mouler à nouveau la mentalité des hommes et reléguer les avantages que donne l’argent à la place qui leur revient.
II
J’ai dit en commençant qu’une seule force combattait l’amour de la richesse dans les cœurs modernes, tout en l’y ramenant ensuite invinciblement, et cette force est la vanité. Il arrive parfois qu’on préfère les satisfactions mondaines et les élégances sociales à la fortune et que des quartiers authentiques ou une haute situation dans l’État semblent préférables à des titres de rente. Cependant, comme rien de bon ne peut jamais sortir de la vanité, il arrive qu’en ces cœurs légers l’amour de l’argent, une fois les satisfactions orgueilleuses atteintes, se développe rapidement : on se figure que pour soutenir son rang il faut l’étayer de luxe, c’est une erreur puérile. Ceux qui très haut placés savent garder une vie simple, acquièrent du prestige. La simplicité rehausse les grands noms comme les grandes situations politiques, du moins dans le jugement de ceux dont l’opinion a une valeur.
En dehors de la vanité, il y a quelques cœurs chez lesquels l’amour de la vraie gloire prime celui de la richesse et qui, mis en demeure de choisir, n’hésiteraient pas. Mais ce désir de gloire ou de célébrité implique une certaine supériorité mentale, quelques aspirations élevées qui ne sont pas du domaine général. Nous sommes déjà dans la sphère des exceptions. Il y a aussi les natures détachées d’elles-mêmes, un peu insouciantes des choses extérieures, qui vivent surtout pour les idées et pour lesquelles la richesse n’a qu’un attrait relatif. Ici aussi nous abordons le domaine des personnalités rares, auxquelles il n’est pas besoin de démontrer que du chemin de l’harmonie intérieure, le respect et l’envie de la fortune sont exclus.
Je le répète, je n’ai point l’intention de dénigrer la richesse ; bien comprise elle est une force désirable : je veux simplement constater combien elle éloigne souvent du bonheur et de la vérité. Son empire sur les esprits est aussi vieux que le monde et toutes les religions et toutes les philosophies en ont plus ou moins condamné le culte. Malgré tant d’efforts, il a pénétré partout, même chez ceux qui pratiquent de hautes vertus, et les personnes très religieuses n’en sont pas toutes exemptes. C’est leur vice ! On en voit de prêtes à tous les renoncements, sauf à celui de leur fortune ! L’histoire du jeune homme riche de l’évangile est, dans sa sobriété, l’une des plus tristes qui se puissent lire.
La richesse, si elle est toujours une tentation, peut être aussi un châtiment ou une récompense. Pour beaucoup elle a marqué la perte de l’honneur et de la félicité. Lorsqu’elle est due au génie ou à un travail honnête et persévérant, elle assume un caractère spécial et l’argent acquis de cette façon a quelque chance d’être noblement dépensé.
Cette question de l’existence et de la distribution des richesses est l’un des problèmes sociaux dont la solution échappe. Comme on ne pourra jamais déraciner des cœurs le désir de posséder, c’est la façon d’envisager la fortune qu’il faut essayer de modifier, et chez ceux qui la possèdent et chez ceux qui en sont privés. Le goût et la recherche de la vie simple pourront contribuer pour une part à détruire les sentiments d’hostilité et de défiance qui animent les uns contre les autres les ploutocrates — altiers on ne sait pourquoi d’une richesse qu’ils n’ont eu, la plupart du temps, aucun mérite à acquérir — et les moins fortunés qui donnent sans fierté, à ces richesses qu’ils ont la faiblesse d’envier, une importance dépassant leur valeur réelle.
Par vie simple je n’entends point un retour à celle des troglodytes, bien au contraire, je voudrais que dans chaque existence, la plus modeste fût-elle, il entre un minimum de beauté et de bien-être, et pourquoi n’y parviendrait-on pas ? Cela dépend surtout des femmes. À elles d’accomplir le miracle, mais pour y arriver elles doivent avant tout se libérer du désir féroce du luxe qui stérilise les bonnes volontés, les initiatives joyeuses, les efforts intelligents.
« Représenter, paraître, éblouir, éclabousser, soulever de la poussière, faire plus qu’on ne peut, » était, dit M. Maurice Donnay, la grande préoccupation des femmes qui ne travaillent pas, c’est-à-dire de celles qui d’une façon ou de l’autre, ont la possibilité de faire de grosses notes chez leur couturier. Jusqu’à la guerre, elles étaient, dans les grands centres, les trépidantes victimes d’une oisiveté qui ne leur laissait pas une minute de repos.
Ces malheureuses poudraient d’or leurs cheveux, portaient des perruques bleues ou vertes et sur la tête des éventails de plumes comme un chef peau-rouge des romans de Fenimore Cooper, tandis que sur les robes lamées d’argent des cascades de perles tombaient… Ces oiseaux de luxe trouvaient de nombreuses imitatrices et la fable de la grenouille et du bœuf se répétait indéfiniment dans toutes les classes sociales, produisant d’effroyables catastrophes où sombrait l’honneur des hommes et des femmes.
Comme le goût effréné de la dépense et de la toilette a trouvé parmi les femmes ses plus fougueuses prêtresses, le retour à une vie plus rationnelle dépend en grande partie de la leçon que cette guerre terrible leur aura apprise. Que de vanités déjà elle a remisées et combien de femmes avouent être au fond plus heureuses aujourd’hui qu’elles doivent elles-mêmes s’occuper des détails de leur ménage, qu’au temps de leurs corvées mondaines et de leurs perpétuels essayages. Écoutez les ministres anglais. C’est à la femme qu’ils s’adressent afin que, renonçant au luxe de la toilette et aux raffinements du confort, elle devienne sagement économe pour coopérer dignement elle aussi au salut de la patrie et de la civilisation. En cette heure solennelle, la vie est redevenue une chose réelle et non plus un demi-rêve fiévreux où pour perdre de vue son propre cœur chacun courait derrière des ombres.
Dans certains pays et dans les centres moyens, le thermomètre n’avait pas atteint tout à fait encore les grandes températures, mais le principe de la fièvre était entré dans le sang de tous et devait conduire tôt ou tard au même résultat. Ce mouvement somptuaire se manifestait également chez les deux sexes. Pour satisfaire ses goûts personnels, l’homme ne voulait rien épargner, et la volonté de paraître le faisait céder aux désirs de la femme. Il s’imaginait que plus elle se couvrait de vêtements riches, plus son importance à lui, le payeur, augmentait en proportion.
Ce n’est pas le moment de parler des plaisirs, mais eux aussi doivent devenir simples pour être des plaisirs. Il n’est pas nécessaire que les choses coûtent un prix exhorbitant pour être agréables, et sans revenir à la sainte mousseline et au sirop d’orgeat, les gens qui se plaisent pourraient se réunir sans être « mélanconisés » par des recherches d’élégance au-dessus de leurs moyens et sans se soumettre à la tyrannie de l’imitation forcée.
La pratique de la vie simple rendrait la liberté à une foule d’esprits qui gémissent dans l’esclavage de la richesse qu’ils possèdent ou de celle qu’ils convoitent. Or, y a-t-il rien de plus charmant que la liberté ? Elle seule donne des ailes à l’âme, permet l’harmonie, confère le sentiment de la valeur personnelle. L’habitude du luxe, au contraire, interdit toute liberté physique et morale. Quand on sent des besoins impérieux, il faut les satisfaire, de là les compromis auxquels on assiste. Tout devient vite marchandage et mille considérations secondaires nous poussent ou nous retiennent.
Je connais des hommes riches qui ont su employer leur fortune à mieux assurer leur liberté de mouvements et de conscience. Chacun devrait les imiter. Ces gens-là ne se soucient pas de l’opinion et ne se préoccupent point de ce que feraient leurs pairs en des circonstances semblables. Ils jugent avec leur tête et vont droit leur chemin. Cette indépendance morale est presque toujours servie par des habitudes de vie simple que ces hommes ont su choisir et maintenir. On en trouve des exemples sur le trône. Le roi d’Italie correspond à ce type ; il déteste le faste et tout ce qui y ressemble. Pourquoi en ce moment est-il devenu l’idole de l’armée ? Parce qu’il partage la vie de ses soldats, et cela sans effort, sans répugnance. Il n’a jamais été plus heureux qu’en ce moment où il vit dans la réalité des faits et où le factice a cessé de contrarier ses goûts.
L’admirable générosité de la Suisse vis-à-vis des malheureux qu’elle a accueillis sur son territoire ou qui l’ont traversé, est due en partie à la vie simple de ses habitants. Grâce à elle ils ont toujours des réserves pour secourir les infortunes et peuvent ainsi satisfaire leurs nobles élans humanitaires ; elle leur a enseigné aussi l’esprit de sacrifice.
Proclamer le devoir et la beauté de la vie simple incombe non seulement aux intellectuels, mais à ceux qui disposent de la richesse, et auxquels leur nom assure une influence. Si le miracle ne se fait pas, ce sera une irréparable faute. La tempête une fois passée, si les hommes recommencent à se placer sous l’ancien joug, à se hausser sur leur coffre-fort, à faire reluire au soleil tout ce qu’une fortune mal dépensée met en valeur, il faudra se résigner à retomber dans ce morne culte de la fortune et dans la tristesse de la course à l’argent.
Tristesse ? protestera-t-on, mais c’est le sel de la vie que cette ardente poursuite ! Si c’était vrai, pourquoi parmi les desservants de ces faux autels rencontrait-on si rarement des visages heureux ? Souvent ils possédaient la réalité du bonheur, mais leur âme n’était pas assez simple pour en jouir et ils n’avaient la liberté de choisir ni leurs amis ni leurs passe-temps. Le honteux snobisme est le pire ennemi de la simplification de l’existence : il perdrait de sa force si les cœurs se détachaient du factice et si de plus nobles chimères occupaient les esprits.
C’est dès les premières années de l’existence qu’il faudrait donner aux enfants le goût et le désir de la vie simple, leur inspirer du dédain pour certaines complications inutiles et imitations serviles, développer en eux le goût de la nature[6] et, à mesure qu’ils grandissent, celui de l’art.
L’homme et la femme qui ne sentent pas la nature ne peuvent être de bons éducateurs. Elle offre à ceux qui la comprennent d’inépuisables joies ; sentie et aimée par les anciens, elle fut oubliée pendant des siècles, le moyen âge l’ignora, sauf les ordres monastiques qui surent toujours choisir pour leurs couvents et leurs abbayes des lieux enchanteurs.
Après que Rousseau l’eût remise en honneur et révélée à des esprits qui s’en étaient déshabitués, ce goût des beaux paysages, ce besoin de communier avec la nature subit encore de nombreuses éclipses. Il a refleuri de nouveau, malgré le phénomène de l’urbanisme, mais surtout chez les classes cultivées.
C’est une veine bienfaisante et qu’il faut suivre, car elle représente une source de joies innocentes et éveille dans les profondeurs de notre être des émotions qui établissent des contacts entre nous et l’esprit des choses. Or, ces contacts qui ont une influence sur la vie spirituelle, sont d’une importance extrême pour le développement de notre âme et nous y reviendrons dans un prochain chapitre. Je voulais simplement établir que dans l’embellissement des vies simples la nature est appelée à jouer un rôle considérable. On me répondra qu’aux champs les plus mesquines passions se donnent rendez-vous comme ailleurs, et c’est parfaitement exact, aussi n’est-ce pas le fait de vivre aux champs qui permet de goûter la nature, mais bien ce développement intérieur qui délivre l’âme des passions superficielles et la rend capable des joies simples.
Quand on réfléchit à toutes les chaînes que l’homme s’est volontairement forgées pour entraver son existence, on reste frappé de sa sottise ; mérite-t-il qu’on essaye de l’en délivrer ? La raison serait tentée d’admettre le principe de l’immortalité conditionnelle, mais, en tous cas, le devoir d’indiquer au prochain les occasions de redressement reste quand même imprescriptible.
Or, jamais pareille occasion de réfléchir ne s’était offerte à l’homme. Pour l’amener à la vie simple, une moitié du chemin est faite. Quand l’Europe sortira appauvrie de la terrible conflagration, une simplicité relative dans les habitudes s’imposera forcément, du moins pour différentes catégories de personnes ; et les ploutocrates eux-mêmes seront obligés, par décence, de se conformer pendant quelque temps au nouveau régime. Mais la réforme sera passagère et fondra au premier rayon de soleil de la prospérité, s’il n’y a pas eu quelque chose de modifié dans l’âme humaine et si le bon sens n’a pas repris possession des cerveaux.
Par la restauration du temple de la vérité, le naufrage des fausses valeurs et des fausses pitiés, le redressement des consciences et l’acceptation de la douleur, on peut espérer que le sentiment de la réalité reprendra possession des esprits et que la beauté de la vie simple, accompagnée d’une joyeuse activité, apparaîtra à tous comme une récompense désirable.
Mais pour l’atteindre, il est indispensable que l’homme arrive à cette indépendance morale, sans laquelle la liberté civile et politique ne sont pour son bonheur que de vains mots.
VII
L’INDÉPENDANCE MORALE
L’indépendance morale ! Aucune loi politique ou sociale ne peut la donner ; la fortune ni la pauvreté ne l’assurent ; la puissance sous toutes ses formes est incapable de la promettre. Elle s’élabore uniquement dans la vie intérieure de chaque individu et a pour seul coefficient la communion avec les forces spirituelles, mais cette communion pour être constante ne peut s’établir en dehors des éléments les plus intimes et les plus profonds de l’âme.
Les enseignements pédagogiques et les exemples de l’histoire ou ceux dont nous sommes témoins, peuvent en développer plus ou moins le désir, mais pour le réaliser l’homme ne doit compter, je le répète, que sur le travail secret de sa propre âme, et ce travail doit se renouveler continuellement, car l’indépendance morale est battue en brèche de tous côtés. La veulerie, la moutonnerie, l’opportunisme, la lâcheté qui conduisent le monde, ont déclaré une guerre sans merci et sans trêve à la liberté de l’esprit. Qui veut l’acquérir et la garder doit donc ceindre ses reins et fourbir ses armes de combat.
I
Dans presque tous les pays, à quelques exceptions près, la liberté de conscience était admise par les lois. Il en était de même pour la liberté civile et politique, du moins chez la plupart des peuples d’Occident ; cependant la véritable indépendance de pensée se voyait proscrite, elle ne faisait plus partie des habitudes morales des individus. À mesure qu’il devenait plus libre extérieurement, l’homme se forgeait de nouvelles chaînes intérieures et resserrait les anciennes comme pour satisfaire en lui un besoin secret d’esclavage. Comment expliquer ce phénomène ? Il est si complexe dans son essence et ses manifestations, qu’il est difficile d’en tirer une synthèse et de remonter aux causes qui l’ont produit, d’autant plus que, contradiction singulière, il était accompagné d’une anarchie générale de la pensée.
Il est un fait moral que personne ne niera : l’homme ne donne réellement de prix qu’à ce qui lui coûte très cher ou à ce qu’on lui conteste. La liberté de parole et de pensée étant désormais un privilège acquis, il avait cessé de lui donner de l’importance et trouvait plus commode de conformer ses opinions à l’opportunisme social.
Des gens qui dans leur for intérieur mettaient audacieusement en doute l’existence de Dieu et se demandaient si le bien n’était pas le mal et le mal le bien, avaient d’étranges timidités quand il s’agissait d’émettre un jugement ou de soutenir une idée contraire à l’ambiance du cercle où ils se mouvaient. J’ai constaté dans ces dernières années de bien singulières pusillanimités. Je parle des personnes ayant une situation à perdre ou à endommager ; les autres n’avaient pas les mêmes prudences. Aussi la conversation dans beaucoup de milieux était-elle devenue lamentablement terne et fade. Même dans l’intimité, on gardait ses derrières et presque personne n’osait émettre une opinion contraire au courant général. Si quelqu’un était assez hardi pour le faire, on le regardait froidement comme s’il avait péché contre le bon goût et les bonnes manières. La peur, une peur inexplicable, enchaînait les meilleurs esprits et cette peur encourageait les abus. Hommes et femmes pouvaient commettre les pires actions et se sentir assurés de l’impunité ; nul n’osait élever la voix ou faire entendre la moindre protestation.
Or, comme le grotesque se mêle toujours dans la vie aux plus sérieuses questions, je vis un jour une femme, à l’esprit vif et pratique, éclater en pleurs. Je les croyais arrachés à une sincère indignation contre la veulerie générale, mais elle avoua que son plus grand plaisir ayant été jusqu’ici de dire et d’entendre dire du mal de son prochain, elle était désolée des prudences actuelles. « Chacun a peur de sa propre voix, disait-elle plaintivement ; on se glisse bien encore à l’oreille des mots méchants que l’on entend mal, mais ces savoureuses médisances qui faisaient se rapprocher les fauteuils, elles ne ressusciteront plus ! La peur ferme la bouche de tous les gens bien élevés ; pour les retrouver il faudrait se déclasser… »
Dans sa sottise elle avait raison. La crainte de représailles ou de vengeances secrètes hantait les cerveaux du XXe siècle et l’on s’abaissait jusqu’à choyer et caresser ce qu’on méprisait, pour ne pas se créer d’ennemis. Non, hélas, qu’une indulgence universelle eût remplacé dans les cœurs les anciens antagonismes ; jamais on ne s’était moins aimé ! L’épouvante seule des délations clouait les lèvres.
La défiance était devenue générale et la lâcheté était le motif des prudences et des compromis. Si dans un article ou une conversation, un esprit libre exprimait sincèrement sa pensée, on s’émerveillait : « Que de courage ! » disait-on avec un sourire forcé, et l’on regardait instinctivement autour de soi pour constater si les portes étaient bien closes.
Seuls les partis avancés, les extrêmes de gauche et de droite osaient porter des jugements sur les hommes et les choses, mais comme on sentait chez eux la violence du parti pris, l’hostilité préconçue, leurs paroles manquaient d’efficacité. Et même dans ces groupes de couleurs accentuées, de singulières timidités commençaient à se manifester : les individus se sentaient surveillés par leur propre secte — partout il y a des faux-frères — et ils craignaient en parlant franchement d’affronter l’antagonisme d’autres groupements politiques.
Ce phénomène se vérifiait non seulement dans la vie publique, mais dans celle des assemblées, des comités, des salons, partout où des êtres humains se rencontrent ou se mêlent.
En son particulier, chacun, il est vrai, démolissait le prochain, mais sauf dans quelques journaux outranciers, l’opinion publique restait muette ; le mot d’ordre était de ne jamais porter un coup droit, de biaiser sans cesse, de fermer les yeux aux injustices, aux impositions, aux turpitudes. À force de laisser le courant des mensonges suivre sa pente, les idées se brouillaient dans les cerveaux et, aucun contrôle ne s’exerçant sur les brouilleurs et brouilleuses de cartes, ils régnaient sans conteste, et nul n’osait se lever pour combattre les dictatures sociales et politiques.
Tel était à peu près, en plusieurs pays du moins, l’état général des esprits quand la foudre éclata imprévue sur ce troupeau de gens peureusement prudents et leur rendit la liberté de penser.
Tous n’en profitèrent pas, tellement sont tenaces les habitudes de l’esclavage et tellement la paresse instinctive de certains individus les rend hostiles à toute initiative et à tout effort de l’esprit. Plusieurs mêmes s’obstinèrent à maintenir à leurs pieds et à leurs bras les chaînes qu’ils avaient si longtemps portées, donnant ainsi au monde une preuve de l’étroitesse de leurs points de vue. Du reste, ces individualités qui, depuis longtemps, avaient perdu tout contact avec les forces vives du pays ne méritent pas qu’on donne la moindre importance au phénomène mental qu’elles représentent. Tout au plus faut-il le signaler.
Si certains territoires sont encore envahis et gémissent sous une tyrannie sanglante, un fait demeure indiscutable. Cette guerre a eu pour effet de rendre la liberté à la pensée humaine. Aujourd’hui, en face des périls réels que courent la civilisation, la liberté et la justice, tous les dangers imaginaires, devant lesquels tremblaient les âmes faibles, se sont évanouis comme les cauchemars se dissipent à l’aube du matin. Les gens ont cessé d’avoir peur de leur propre ombre, et dans ce renouvellement de courage, ils ont démoli les temples des faux-dieux, jetant au sol les idoles qu’ils méprisaient et jusqu’ici n’osaient pas renverser.
Désormais, tous les hommes, ceux surtout qui ont réellement versé le sang de leur corps et de leur cœur pour la cause sainte qu’ils défendent, ont acquis le droit de penser librement et d’exprimer librement leur pensée au soleil de la vérité. Personne n’est plus hostile que moi, par instinct et par goût, aux exagérations et aux violences ; mais si la possession de soi, l’équilibre, l’esprit d’équité doivent présider à tous nos actes et à toutes les manifestations de nos sentiments et de nos idées, cela n’empêche ni le courage ni la fermeté des opinions.
Il faut pour les maintenir que l’homme ait en lui-même un foyer toujours vivant et qu’il apprenne à passer, à travers un crible d’or pur, les impressions qu’il reçoit pour en mesurer la valeur. Je ne dis point qu’il faille s’obstiner aveuglément dans une certaine façon de juger les individus et les choses. Nous pouvons revenir sur nos opinions s’il nous est démontré qu’elles sont exagérées ou erronées, sans pour cela manquer à cette indépendance morale qui représente les lettres de noblesse de l’être humain.
Comment l’homme avait-il consenti à la perdre, s’était-il laissé incamérer (pour user d’un terme de chancellerie romaine) dans tel ou tel parti, groupement ou sous-groupement au point de ne plus savoir user de sa liberté de penser ? Les compromis et les abdications de conscience étaient parfois étonnants, non seulement en politique, mais dans toutes les associations, instituts, corporations, académies. Les plus honnêtes gens, aux principes hautement déclarés, s’abaissaient à promettre leur voix à tel candidat incapable ou de réputation douteuse, pourvu qu’en échange ses protecteurs votassent pour l’un des postulants qu’eux-mêmes préconisaient. Et ce petit manège se faisait sans scrupule. Ceux qui se refusaient à ces compromis inélégants étaient considérés comme des originaux dangereux.
Tout porte à espérer que les catastrophes où le monde se débat, purifieront l’atmosphère et rendront de pareilles combinaisons impossibles. Non que chacun doive se renfermer exclusivement dans son parti ou dans son groupe et ne pas faire place aux mérites qui s’abritent sous un autre drapeau, cela indiquerait une grande étroitesse de jugement ; mais quand vous donnez votre vote à un adversaire, choisissez-le digne de l’honneur que vous lui faites. Alors, au lieu d’accepter un compromis, vous donnerez une haute preuve d’indépendance morale.
Combien ces preuves étaient devenues rares ! Le snobisme, cette honteuse maladie à laquelle, la jugeant puérile, on n’a pas donné assez d’importance, a fait en ce genre un mal incalculable. Elle allait croissant chaque jour, entamant même ceux qui par leur position auraient dû être à l’abri de ses atteintes. Souvent, en ces dernières années, j’ai constaté les symptômes de la maladie chez des personnes qui, autrefois, en paraissaient complètement indemnes. Peu à peu, on les voyait devenir sensibles à certaines petites vanités, renier leurs amitiés les plus sûres et reporter leur confiance et leur estime sur des êtres incapables, étroits et prétentieux. Leur jugement autrefois clair s’était soudain obscurci et elles recherchaient tout à coup les choses qu’elles avaient l’habitude de dédaigner.
Voir s’enfoncer dans le troupeau du snobisme des têtes qu’on avait connues fières et indépendantes, quelle tristesse et quel étonnement ! Les intellectuels subirent eux aussi, en tous pays, la contagion générale. Certains auraient mérité de suivre les routes solitaires et libres, mais l’habitude de l’indépendance morale leur faisait défaut et ils avaient des velléités vaniteuses. On peut dire que le snobisme a été pour quelques-uns la cause, et pour d’autres l’effet du manque de liberté intérieure.
Comment arrivera-t-on à se débarrasser de cet élément dissolvant qui est plus difficile à déraciner qu’un vilain vice ? Le seul remède sera le culte de l’indépendance morale et le dédain pour ceux qui donneront des preuves visibles d’esclavage. J’ai dit et j’ai souvent répété dans mes livres que les enfants étaient nos juges et que pour eux nous devions surveiller nos actes et nos pensées. Nous allons avoir maintenant d’autres juges tout aussi redoutables : ceux qui se sont battus pour défendre notre sol, nos libertés, notre droit. Mêlés aux plus effroyables réalités, ayant vu tomber par leur contact continuel dans les tranchées avec des hommes d’autres classes, tous les préjugés dont ils étaient héréditairement nourris, de haut en bas et de bas en haut, ils apporteront des points de vue nouveaux dans l’organisation sociale qui succédera à la guerre.
Et ils auront en tous pays le droit d’exprimer leurs opinions. Sans eux nous risquions de n’être plus. En France, on a souvent appelé l’armée « la grande muette, » et partout, plus ou moins, on lui imposait la loi du silence. Mais cette guerre ne ressemble à aucune autre, ce sont les nations qui se battent et non plus une seule catégorie d’hommes. Ce n’est donc pas uniquement un acte de discipline et d’obéissance qu’elles accomplissent, mais de volonté et de conscience, car elles défendent les droits sacrés de l’humanité.
À cette armée-là, quand la paix sera faite, la société entière, sauvée par elle, aura des comptes à rendre.
II
En général, l’amour-propre des individus se révoltait si on les traitait d’esclaves, et même en amour l’homme et la femme protestaient si on les accusait d’avoir perdu leur libre arbitre l’un vis-à-vis de l’autre. De même pour les influences intellectuelles et morales ; pour élevées qu’elles pussent être, on refusait d’avouer qu’on en subissait l’empire, et le petit roquet croyait en savoir davantage que le vieux serpent. On ne reconnaissait aucune supériorité, on se grisait de soi-même avec une facilité inouïe, et une certaine arrogance de ton était devenue habituelle chez la plupart.
En réalité, la pusillanimité régnait dans les âmes. On continuait à porter des coups au prochain — et avec combien d’animosité — seulement on cachait soigneusement la main qui portait le coup. Quant à l’indulgence témoignée parfois pour les erreurs du voisin, on se rendait compte qu’elle avait sa source dans la peur. Par crainte des vengeances et des délations l’on ne se permettait plus de réagir contre les abus, les injustices, les forfaitures de tout genre. Du reste, l’on ne s’indignait plus guère pour les questions d’ordre général ; on ne sentait que l’offense personnelle.
On a vu des gens refuser de s’émouvoir pour le martyre de la Belgique, des femmes qui pleuraient lorsque leurs enfants risquaient un rhume de cerveau ou qu’une égratignure avait rayé de rouge la blancheur de leurs bras, hausser les épaules et dire froidement : « C’est la guerre ! » Dureté de cœur, dira-t-on. Bien plutôt honteuse pusillanimité, épouvante des esprits faibles devant la force brutale et toutes ses manifestations.
Ceux qui dans les conversations particulières se montraient de bouillants Achilles devenaient souvent des agneaux dans la vie publique. Ils s’empressaient de transformer en acquiescement leurs révoltes et cessaient de protester dès que leurs protestations auraient pu servir à quelque chose. Les coups ne se portaient que par derrière.
Du reste, en ces dernières années, même dans les entretiens intimes, je le répète, il n’était plus de mode d’exprimer ses opinions. Le bon goût imposait une réserve qui avait toutes les apparences de la peur ou de l’incertitude de la pensée.
On me répondra que les partis politiques n’avaient pas en certains pays diminué de violence. Oui, en tant que partis, et encore ! Mais il ne s’agissait pas d’opinion individuelle : telle ligne de conduite était décidée par les meneurs, et les moutons suivaient en bon ordre ; il leur aurait fallu plus de courage pour résister à leurs chefs que pour attaquer leurs adversaires.
Quand il s’agissait de former une organisation nouvelle, au lieu de s’adresser aux personnes capables de pouvoir remplir les fonctions qu’on leur confiait, quels concours demandait-on de préférence ? Des noms, rien que des noms ! Il fallait faire place d’abord aux partisans, ensuite aux adversaires audacieux, à ceux qui pouvaient récriminer ou nuire. Personne n’avait le courage d’écarter les incapacités ou les personnalités peu sûres, et nul ne songeait au principal : trouver la personne adaptée à la place où elle était mise. Cette impossibilité de faire ce que la conscience et la perspicacité auraient imposé, d’où provenait-elle ? Toujours le même motif se retrouvait à la base de ces choix déplorables : la crainte des fantômes ou des réalités, c’est-à-dire la peur sous une forme quelconque.
L’indépendance morale est non seulement le résultat d’une pensée ferme, elle est aussi une habitude que prend l’esprit et à laquelle il se conforme. L’éducation y pourrait quelque chose et l’opinion publique également ; elle aussi est une éducatrice. Bien entendu, par indépendance morale, je n’entends pas cet esprit contrariant qui pousse nombre de gens, par un besoin de leur tempérament ou par poussée vaniteuse à être toujours d’un avis contraire à l’avis que les autres expriment. Rien n’y ressemble moins : le désir de se mettre en relief est un esclavage, comme aussi la tendance grincheuse du caractère.
Je parle de cette belle liberté de l’esprit qui, passant du particulier au général, sait juger objectivement des choses et leur donner la valeur qu’elles méritent, qui accompagne les actes de la vie sociale et donne à notre ligne de conduite une noblesse, que la servitude ne permet jamais !
Je connais trop les faiblesses et les complexités humaines pour ne pas comprendre qu’avant le millénaire promis (et peut-être encore s’agit-il d’un symbole), il est impossible d’espérer le règne de la justice complète. Une fois la tempête passée, que de plantes vénéneuses relèveront la tête et que de vaniteux essayeront d’asservir de nouveau sous le joug, les gens aux idées incertaines et dépourvus de force combative ! Les exploiteurs s’efforceront de reformer leurs files. On sent déjà en certains milieux que des mots d’ordre passent, que des exclusions se prononcent, que des portes essayent de se fermer.
À l’heure actuelle, la tentative paraît si misérable, que de constater un pareil état d’esprit, c’est ouvrir en soi une source de douleur. J’y fais allusion uniquement pour montrer que je ne suis ni une utopiste ni une illusionnée. Ces tendances existent et elles augmenteront avec la paix ; heureusement, la majorité est du bon côté, et si elle sait conserver son indépendance morale et la liberté de sa pensée, résultat du grand bouleversement qui a courbé tous les hommes sous les mêmes lois et les mêmes nécessités, un meilleur avenir sourira à l’humanité.
Les saints doivent être humbles de cœur et de grandes promesses sont faites à ceux qui pratiquent la vertu de l’humilité ; je crois même qu’elle est la source de toute la douceur et de tout le charme des rapports qui se nouent entre les hommes : c’est aussi la gardienne du bonheur, car elle rend les cœurs moins insatiables, moins ambitieux, moins intolérants ; autant de causes de chagrin éliminées. Mais toutes les âmes ne peuvent y atteindre, et, du reste, l’humilité dont je parle en fuit soigneusement l’apparence pour ne pas attirer l’attention. Elle est un secret de l’esprit et n’empêche nullement les nobles fiertés.
Les nobles fiertés ? On a tellement perdu l’habitude de les voir, de les admirer, de les sentir, que les mots rendent le son d’un vieil air démodé, et pourtant si on les exclut du monde, quelle platitude dans les vies ! L’orgueil et la vanité qui remplissent tant de cœurs empêchent la fierté de s’y soutenir. C’est d’elle pourtant que découle la dignité morale, gardienne merveilleuse des âmes. L’homme qui manque de dignité ne mérite pas le nom d’homme.
Il faut savoir vivre avec son temps, répondra-t-on. Justement la fierté empêche ces petits mouvements de susceptibilité qui causent tant de malentendus, de rancunes, d’antagonismes. L’homme réellement fier est celui avec lequel les rapports quotidiens sont les plus faciles.
Pour éprouver cette consolante sensation de fierté, après un devoir accompli, il faut posséder l’indépendance de l’esprit, et l’une naît de l’autre et réciproquement. On ne saurait imaginer un cœur fier sans liberté morale. La fierté implique toujours le désintéressement et permet que le bien accompli serve de fin à lui-même. Au lieu que pour les êtres dépourvus d’indépendance morale et de fierté, il a presque toujours un double objectif : un siège au sénat, une décoration, un titre… Les femmes, à moins qu’elles ne travaillent pour un mari, un frère, un fils, ont en vue leur propre importance sociale ou mondaine. Et c’est pourquoi, si fréquemment, du bien visible qu’on fait si peu de bien moral résulte des deux côtés.
Ruggero Bonghi, le traducteur de Platon, dans le collège qu’il avait fondé à Anagni pour les filles des instituteurs et des institutrices, s’était plu à orner les murs des portiques d’une série d’inscriptions ; l’une établissait que toute action charitable accomplie pour des motifs secondaires ou par des moyens frivoles, se trouvait de ce fait frappée de mort et qu’aucun résultat bienfaisant ne pouvait en sortir.
Déjà Massillon, au dix-septième siècle, dans son fameux sermon sur les œuvres de miséricorde, avait essayé de fouiller le fond de l’âme humaine pour savoir si les œuvres obscures et sans témoins, sauf l’œil invisible de Dieu, suscitaient un zèle égal à celles qui sont exposées aux louanges des hommes. « Voyez, disait-il aux belles dames de son temps, si dans celles où l’éclat est inévitable, vous êtes bien aise qu’on vous oublie, qu’on vous confonde dans la foule des personnes qui s’y emploient. » Ces paroles du grand évêque français ont autant de fraîcheur aujourd’hui que le jour où elles furent prononcées, car la charité est devenue plus que jamais une fonction mondaine. La véritable humilité du cœur sauve seule de ces misérables prétentions, surtout si elle est accompagnée de l’indépendance morale. L’humilité acquiert ainsi une dignité et une saveur qui en accroissent la puissance secrète et frappent de stérilité le médiocre « personnalisme. » Partout il essaye de s’imposer, mais s’il se heurtait à des esprits fiers, libres adorateurs du vrai Dieu et non sacrificateurs des divinités mensongères, il renoncerait à ses stériles tentatives.
Nous ne pouvons toujours dans nos propres cœurs séparer l’ivraie du bon grain : des pensées intéressées, ambitieuses, hostiles, viendront y frapper : notre devoir est de les reconnaître, de les mépriser et de les chasser. Mais ce travail intérieur d’épuration ne sera possible que si notre esprit a des habitudes d’indépendance et n’est pas esclave des petites passions et aveuglé par les erreurs sociales. Tant que nous aurons ce bandeau sur les yeux, nous ne pouvons marcher sur « la route royale de l’âme » comme l’appelle Platon. Elle est réservée aux esprits religieux et sans préjugés, aux esprits qui ne se sont pas consacrés au culte d’eux-mêmes.
Que de gens disent : « Nous sommes chrétiens, » mais, si on pouvait dénuder les âmes comme on dénude les corps, que verrait-on ? Un immense autel au centre duquel une figure trônerait, et cette figure prendrait tour à tour les traits de chacun des desservants ! En certains cas assez rares, elle représenterait le visage d’un être passionnément aimé, mais presque jamais l’image du Dieu qu’ils prétendent servir.
On est fatalement conduit au culte de soi-même quand l’esprit ne s’élève pas au-dessus des considérations secondaires et personnelles. Voilà pourquoi chez les natures simples, non encombrées de cent mille préoccupations sociales et ambitieuses, l’élan héroïque a été plus facile, et le déploiement des vertus que l’heure actuelle demande, plus large et plus courageux.
Comme les complications de quelque genre qu’elles soient paralysent les initiatives et les énergies, un grand rôle est réservé, je crois, dans l’avenir, aux belles natures simples que les coupeurs de cheveux en quatre avaient pris l’habitude de mépriser. « Heureux les simples d’esprit. » Cette parole des béatitudes qui a été pour tant d’âmes une pierre d’achoppement trouve aujourd’hui son explication ! Les simples d’esprit ne sont pas les êtres courts d’intelligence, mais ceux dont l’âme est libre parce qu’elle n’est pas encombrée de préoccupations subtiles et qu’elle accomplit librement sans raisonner des actes d’héroïsme et d’abnégation. Semper paratus. Souvenons-nous aussi de ces mots de Maeterlinck : « Un être ne grandit que dans la mesure où il augmente sa conscience. »
VIII
LA FAMILLE TRIOMPHANTE
« La famille n’existera bientôt plus, » disaient volontiers, il y a dix-huit mois, avec forfanterie ou tristesse, certains esprits rebelles ou chagrins. Ils en voyaient déjà la dissolution prochaine. Les uns trouvaient un mauvais plaisir dans la perspective de se sentir fils du hasard, les autres regrettaient les anciens liens, sans avoir la force de les défendre.
J’ai toujours écouté ces propos d’une oreille incrédule. Il y a des forces indestructibles et il suffira toujours de deux êtres qui s’aiment autour d’un berceau pour reconstituer la famille, si même les lois ne la reconnaissaient plus. Du reste, dans les pays latins elle est encore puissamment organisée et le mot n’a pas perdu son prestige sur les cœurs. Prenons l’Italie comme exemple : elle est plus imbue des principes de droit romain que les autres nations de l’Europe et l’institution familiale y a conservé un empire sur les consciences. Même parmi les révoltés contre toute loi morale, rares étaient ceux qui n’en subissaient pas l’attrait. Les plus infidèles maris se montraient souvent bons fils et bons pères, et quand ils voulaient excuser quelque acte incorrect, « c’est pour la famille, » disaient-ils, et, à cette évocation sacrée, les juges s’attendrissaient et se montraient indulgents.
Les pessimistes voyaient dans cette sentimentalité une cause de faiblesse et prédisaient que ces fils de trop tendres mères ne sauraient pas à l’occasion montrer une suffisante énergie. Les faits ont donné un éclatant démenti à cette prédiction fâcheuse. Que de mères ont encouragé leur fils et refoulé leurs larmes pour ne pas troubler la sérénité de leur départ. Ce sont les mères égoïstes, qui vivaient pour elles-mêmes et ne se privaient jamais d’un plaisir pour leurs enfants, qui crient aujourd’hui à tue-tête leur amour maternel et essayent d’entraver tous les généreux élans.
De tout temps les cœurs les plus affectueux se sont montrés les plus héroïques, et la femme qui a pratiqué vis-à-vis des siens le dévouement sans limites est celle qui, le jour venu, a été capable de sacrifier au devoir suprême ce qu’elle aime le plus au monde. La famille, au lieu d’être une faiblesse, s’est révélée au point de vue patriotique comme une force vivante.
I
Une foule de sentiments dormaient dans l’âme humaine. On les croyait morts, ils n’étaient qu’assoupis, et nous les avons vus renaître à peu près tous sous la pression des événements qui ont bouleversé et bouleversent encore le monde. Celui de la famille a eu un éclatant réveil. Sur les champs de bataille des Flandres et de la France, dès le début de la campagne, quel était le cri qui sortait des lèvres des blessés et des mourants « Maman ! Maman[7] ! » Et ce même appel on l’avait entendu dans les plaines désertes de la Lybie lors de la guerre italo-turque, tellement, à l’heure de la détresse, l’homme le plus fort appellera d’instinct la femme qui enfant l’a bercé dans ses bras. De toutes les affections, c’est celle qui a sur son cœur l’emprise la plus forte. Il s’attendrit sur sa femme, sur ses enfants, les êtres que d’ordinaire il protège, mais il demande sa mère quand il a besoin de secours. En face de la mort, quand la souffrance déchire ses membres meurtris et endoloris, tout ce qu’on a magnifié du nom de passion se tait et le malheureux, qui sent la vie lui échapper, n’aspire qu’à l’étreinte des bras maternels.
Ce cri d’appel jaillit surtout des cœurs simples, de ceux qui ont connu réellement l’intimité de la vie familiale. Quand la mère est une mondaine brillante ou une sèche égoïste, elle ne rend pas elle-même à ses enfants ces soins journaliers qui nouent entre ceux qui les donnent et ceux qui les reçoivent des liens étroits que les années et l’éloignement ne relâchent jamais. Des affections profondes entre parents et enfants existent dans toutes les classes, mais il est certain que le genre de vie influe sur leur développement. La grande richesse et l’extrême misère sont les terrains les plus défavorables à cette floraison ; toutes deux, portant à l’extériorisation des habitudes, empêchent l’intimité morale de se produire. Cependant il est impossible de tracer des limites absolues, car tel fait isolé contredit nettement la théorie.
Toutefois on peut affirmer que c’est en général dans la classe modeste des travailleurs de la pensée, dans ces intérieurs nobles et enviables, où se réunissent « les plus sûres conditions de bonheur : pauvreté, labeur, confiance réciproque[8] » que le sentiment de la famille est le plus robuste et le plus résistant. Si les lettres des soldats à leur famille ont fait connaître des âmes vibrantes, enthousiastes et résistantes, celles des mères sont d’une éloquence simple, révélatrice de sources ignorées de noblesse intime. Une paysanne italienne, écrivait à son fils blessé, après s’être apitoyée sur ses souffrances : « N’oublie pas cependant que tu dois être heureux d’avoir versé ton sang pour la patrie. » Et la lettre continuait, naïvement maternelle dans ses détails intimes. Le jeune homme pleurait en l’écoutant et celle qui lisait pleurait aussi. « Maman a soixante ans, disait-il avec fierté, et comme elle écrit bien ! »
Un autre, tout jeune, dix-neuf ans et demi, d’une apparence enfantine et très paysanne, auquel on apportait la nouvelle qu’il aurait quelques jours de congé à la fin de sa convalescence pour visiter sa famille, élargit tout à coup ses bras en croix sur les coussins. Et, comme on lui demandait la signification de ce geste, il répondit : « Depuis mon départ, c’est ainsi qu’est ma mère, les bras ouverts pour me recevoir quand je reviendrai. » Évidemment il répétait l’une des phrases des lettres maternelles. Les notes des infirmières françaises, des médecins, des journalistes, de tous ceux qui ont parcouru les champs de bataille et les ambulances, constatent ce débordement d’amour filial et maternel. En Italie, le même phénomène se manifeste et des mots analogues errent sur les lèvres pâlies de nos soldats. C’est l’indication d’une similitude de race et d’esprit. Chez les Latins, le sentiment ne diminue pas le courage, il l’exalte. Les plus héroïques parmi nos soldats sont les plus tendres.
Dans ses remarquables Carnets d’une infirmière, Mme Noëlle Roger a écrit des pages d’une belle simplicité et d’un charme profond, qui semblent s’appliquer à nos deux armées. L’image de la maison, dit-elle, latente et fugitive dans le cœur du soldat au début de la campagne, surgit puissante dès la première bataille, dès le premier coup de fouet dans la chair. Quand il s’abat dans le sang, la course cassée net, l’intime et chère présence prend immédiatement possession de son âme. Leur premier cri, leur seul appel, jaillit des profondeurs ignorées de leur être, où vivait encore le petit enfant qu’ils furent un jour, la supplication unanime qui monte des champs de bataille, exhalée des corps étendus, elle est toujours la même, pareille à celle qu’ils jetaient dans leurs peines de gamins en face des périls imaginaires, le cri de suprême défense, l’imploration à celle qui ne fit jamais défaut : « Maman ! »
Les plus durs, les moins sensibles, ceux, peut-être, qui raillaient dans la vie normale ces affections traditionnelles, les traitant d’hypocrisie ou tout au moins de sentimentalité inutile, ont poussé le même cri, et leurs lèvres sceptiques ont prononcé le même appel. Sur les lits d’hôpital, dans les ambulances, c’est la mère, c’est la sœur que le blessé demande, l’épouse, l’enfant… Les autres amours semblent s’être enfoncées dans l’ombre, reculant devant les réalités cruelles, la mort frôlée de si près.
Le désir qui dévore ces soldats, l’aspiration de leur cœur, c’est de retrouver après la victoire — ils ne transigent pas sur ce point — les douceurs du toit familial, de remêler leur vie à celles des êtres dont ils se savent vraiment aimés. Tout le reste leur apparaît faux et passager. Ce besoin de vérité que l’excès du mensonge a fait naître dans leur conscience, les affections en bénéficient elles aussi. Leur plus haute valeur sera désormais la sincérité. Voilà pourquoi la famille a son heure de triomphe.
Bien entendu, par famille, j’entends celle qui mérite ce nom et n’est pas simplement une formule vide de contenu. Il y en a d’indignes qui ne comptent pas, et les malheureux enfants qui ont grandi dans ces sépulcres blanchis sont aujourd’hui particulièrement à plaindre. Dans la détresse, leur cœur ne sait vers qui se tourner et les noms que les autres prononcent avec une inflexion tendre, meurent sur leurs lèvres. Qui appelleraient-ils ? Leur confiance n’a nulle part où se poser. L’idée de créer à ces infortunés une famille factice pendant la guerre a pris naissance en Angleterre et est importante comme symptôme. Elle a donné, partout, d’excellents résultats ; entre les mères adoptives et les soldats sans famille, des rapports touchants se sont noués. Chez la femme, ce sentiment de maternité élargie fait honneur à notre époque. Nous le voyons croître chez les éducatrices et pénétrer peu à peu tous les cœurs. Là où la mère fait défaut, d’autres femmes sont aujourd’hui prêtes à la remplacer.
C’était, du reste, l’esprit des couvents, et peu à peu les instituts laïques se sont pénétrés des mêmes maximes. Dans ses conseils aux dames de St-Cyr, Mme de Maintenon insiste sur ce point. Bien qu’elle essaye de proscrire les amitiés trop particulières, auxquelles les ordres religieux sont contraires en principe, tout en s’en servant dans la pratique, elle se rend compte que l’amour est le plus puissant des moyens éducatifs. « Commencez par vous en faire aimer, dit-elle, sans quoi vous ne réussirez jamais ! » Et s’adressant à la jeune abbesse de Gomerfontaine qui lui avait demandé des conseils, elle écrivait : « Si jeune que vous soyez, traitez-les en mère. »
La foi dans l’influence de la maternité était profondément ancrée dans cette grande éducatrice qui ne fut jamais mère, tout en éprouvant ce sentiment avec une extraordinaire intensité. Celle qui, selon St-Simon, se croyait « l’abbesse universelle de mille couvents, » n’obéissait pas simplement en s’occupant de la jeunesse à un instinct de domination, mais à un besoin réel de tendresse qu’elle n’avait jamais pu autrement satisfaire. Elle fut la première séculière à avoir l’instinct de cette maternité élargie qui, je le répète, fait l’honneur des femmes de notre temps. Dans plusieurs cas, sans cet instinct, le mot famille ne représenterait qu’une formule, vide de tout sens profond.
Avant Mme de Maintenon, Vittorino da Feltre avait compris également à quel point le foyer était nécessaire à l’éducation des hommes et que là où il faisait défaut, il fallait le remplacer. L’un des buts de sa « maison joyeuse » était de donner aux enfants qui l’habitaient l’illusion de la famille heureuse.
Les disciples de ces intelligents éducateurs méritent la reconnaissance de l’humanité. En effet dans les classes soi-disant supérieures, où l’instinct ne domine plus comme dans les campagnes et où le raisonnement le remplace facilement, combien de jeunes gens se seraient complètement démoralisés s’ils n’avaient trouvé des bras et des cœurs disposés à remplacer ce que leur foyer frivole et glacé ne pouvait leur offrir.
Sur les champs de bataille ou dans les ambulances ce n’est pas le mot « maman » qui leur sera venu aux lèvres, mais un autre nom représentatif de maternité pour leur cœur, et le résultat moral et social aura été le même.
II
À quoi fallait-il attribuer le discrédit où semblait en certains esprits et en certains milieux être tombée la famille ? La vie des hommes, leurs maximes, la légèreté avec laquelle ils remettaient entièrement aux mères les soins de l’éducation, sans se soucier de savoir si elles en étaient capables et dignes, sont entrées pour une large part dans cette tendance de l’opinion publique à la dénigrer.
Mais la plus grande responsabilité dans cette dépréciation du plus noble et du plus pur des sentiments retombe sur la femme. Tandis que dans la campagne, dans la province et même dans la population laborieuse des grandes villes, l’instinct maternel restait le même, dans les classes riches ou qui voulaient le paraître, il subissait une altération. La vie tout extérieure de la femme empêchait les manifestations de sa maternité. Ce foyer où elle n’apparaissait qu’en coup de vent, entre deux visites, deux comités et deux flirts, s’éteignait facilement, il n’y restait que des cendres. Les moments où les enfants, déjà grandis, rentraient des cours ou de l’école, étaient ceux justement où la mère sortait…
Les ressources de la famille employées en grande partie à la parure de l’épouse, les économies forcées sur d’autres points essentiels, les scènes conjugales provoquées par les notes des fournisseurs, les mots amers qui en résultaient, tout cela n’échappait pas à l’observation implacable des enfants. Cette mère qu’ils auraient volontiers adorée perdait ainsi son prestige. Plus tard, quand déjà grands, ils la voyaient à demi-nue, couverte à peine d’étoffes transparentes, adhérentes au corps, une stupéfaction envahissait leur cerveau et il n’était pas surprenant qu’ils se montrassent rebelles aux admonestations sortant de pareilles lèvres. Encore quelques années, et ils déclaraient, la bouche sceptique et le regard dur, que la famille n’existait plus.
Contradiction singulière ! Jamais cependant l’importance sociale de l’enfant n’avait été reconnue comme dans ces dernières années par les classes aisées : son hygiène était soignée au point de lui attribuer la chambre la plus saine et la plus ensoleillée de la maison ; on se préoccupait de lui procurer des plaisirs et de faciliter l’étude à son cerveau ; dans l’ordre moral, on avait renoncé aux punitions, les réprimandes étaient rares et douces, et on laissait l’égoïsme enfantin se développer dans sa plénitude. Il n’en est pas moins vrai que tout cela se faisait par délégation et que si la vie de l’enfant était entourée de soins, la mère avait pris l’habitude de déserter la maison, et que dans beaucoup de cas le foyer se glaçait.
Toute généralisation est absurde en soi et soutenir que dans les classes aisées les femmes ne remplissaient plus leurs devoirs maternels serait suprêmement injuste. Les preuves du contraire abondent, et parfois, même dans les existences les plus brillantes, une intimité étroite unissait mère et fils. Cependant puisqu’une logique existe dans les faits, il est indéniable que l’attitude de certaines personnalités féminines détruisait l’image que les enfants dans leur cœur se forment instinctivement de leur mère, et que la vie tout en dehors de celle-ci nuisait à cette confiance qui est la base même de l’amour filial.
L’adversité, sous toutes ses formes, et les angoisses de l’heure présente ont heureusement délivré les femmes du factice qui encombrait leurs journées. Plusieurs, désormais, parmi celles qui croyaient posséder une forte personnalité (que de linottes affichaient cette prétention !) reviendront aux instinctives tendresses que la nature leur a mises au cœur et ne livreront plus leur vie aux hasards des rencontres et des plaisirs.
Celles qui méritent la dénomination de mères d’état-civil, doivent envier aujourd’hui les paysannes, les ouvrières, les petites bourgeoises simples, auxquelles leurs fils, à l’heure suprême, ont envoyé le cri d’amour que, dès l’enfance, ils avaient appris à balbutier. Si elles n’ont pas été ainsi appelées, c’est qu’elles s’étaient volontairement éloignées, pour mieux vivre leur vie, de l’existence quotidienne de leurs enfants. Combien elles doivent se sentir humiliées dans leur conscience et leur fierté et je comprends que leur cœur saigne d’une inguérissable blessure.
Personne ne s’était suffisamment rendu compte combien, en ces dernières années, le peuple s’était affiné dans ses sentiments. Irrités par ses grèves, ses revendications, son perpétuel mécontentement, les esprits les plus humanitaires s’étaient un peu désintéressés de lui. Le matérialisme historique, dont il semblait avoir fait son credo définitif, le reléguait dans les préoccupations économiques et paraissait mettre une barrière entre lui et les choses hautes et grandes.
La guerre devait nous montrer notre erreur. Déjà, pendant la campagne de Lybie, les sentiments qu’exprimaient dans leurs lettres les soldats italiens m’avaient frappée. L’un d’eux, racontant une de ses factions dans le désert, par une claire nuit d’été, se servait d’images si belles pour décrire sa veillée d’armes qu’un grand poète ne les aurait pas désavouées. Et le père, un simple ouvrier gazier qui me lisait la lettre, en comprenait, on le sentait, toute la profondeur et toute la beauté. Cette lecture m’avait rendue rêveuse. Le peuple était-il dans l’aridité générale, le grand réservoir où l’humanité pouvait puiser des forces nouvelles ? Puis l’esprit faussé de ceux qui le dirigent venait réveiller nos préjugés contre lui.
Les événements actuels sont venus donner une réalité à ce qui était vague intuition. La conscience de ses devoirs, celle du respect dû à la justice et à la liberté, sa volonté de combattre pour la victoire du droit et de la civilisation l’ont haussé moralement d’une façon extraordinaire. Dans chaque soldat s’est révélé un homme conscient de ses raisons de combattre et disposé à combattre jusqu’au bout. Par la façon dont elle exprime l’amour intense de la famille, on perçoit à quel point l’âme populaire s’est affinée et purifiée.
Et comme elle comprend la grandeur de son rôle. « Oui, j’ai l’honneur d’être blessé ! » disait l’autre jour un soldat motocycliste, beau jeune homme à la main bandée, qui s’apprêtait à retourner au front. Vingt-trois ans et déjà père d’un enfant, dont il montrait le portrait avec orgueil. « Cela me fend le cœur de le quitter et je pourrais rester à cause de ma main, mais j’ai un compte à régler avec eux et je dois retourner là-haut tout de suite. » Il a ajouté : « Si vous saviez comme nous sommes devenus sensibles ! Quand nous recevons des lettres de la famille, c’est une joie, nous les lisons les uns aux autres et pleurons ensemble d’attendrissement. » L’enfant, la mère, ce sont les deux grandes cordes qui vibrent.
Une personne, dont la fonction, dans l’organisation actuelle des secours, consiste à accueillir les demandes des parents qui viennent demander des nouvelles, soit de leurs fils, soit de leurs maris qui se trouvent sur le front, me disait l’autre jour : « À l’attitude, au regard, je reconnais immédiatement les mères des épouses. La différence est frappante même quand l’âge est le même. » La femme qui vient s’enquérir de son mari, ajoute volontiers, pour donner plus de force à l’expression de ses inquiétudes ou de sa douleur : « Il m’apportait tant par jour ! » Jamais un mot semblable ne sort de la bouche des mères : leur émoi est trop intense pour laisser place à la préoccupation matérielle. Elles arrivent avec des regards éperdus d’angoisse ou résignés d’avance au deuil, et le cœur si battant qu’elles formulent avec peine leur demande. Et toujours elles ajoutent : « Il était bon, si bon ! »
Lorsque tout espoir est perdu, elles pleurent, elles sanglotent, mais ne récriminent pas. Ce qui les exaspère, c’est de ne rien connaître de la tragédie qui leur a enlevé leur fils. Elles voudraient savoir comment le malheur est arrivé. « Oui, je sais, il fallait le donner à la patrie, mais de quelle façon est-il mort ? Je veux savoir comment je dois le pleurer. »
Quand on leur parle de gloire, un pâle sourire illumine leur visage ; il s’accentue chez les pères, ceux-ci s’exaltent plus facilement à certains mots, sentent davantage la fierté de la mort héroïque. Chez eux aussi l’angoisse a atténué la rudesse ordinaire des façons et dissipé les malsaines ivresses qui en faisaient des révoltés contre l’ordre social et les éloignaient du foyer.
Les liens relâchés se sont tout à coup resserrés. Que de jeunes gens apparemment détachés de la famille, qui ne donnaient d’importance qu’aux passions et aux plaisirs de la chair, se sont essentiellement modifiés ; la tendresse de l’enfance leur est remontée au cœur, ils sont redevenus fils. Combien de choses vaines et coupables la grande purificatrice a emportées dans son effroyable coup d’aile.
En parlant du triomphe de la famille, c’est-à-dire des rapports entre parents et enfants et en leur donnant l’importance qu’ils méritent, je ne veux nullement amoindrir la puissance du sentiment qu’on appelle amour et qui devrait en être la base. S’il a été discrédité, la faute en remonte à ses prêtres et à ses prêtresses : après l’avoir sali et rapetissé dans les imaginations, ils en ont fait un élément de trouble et non plus de bonheur. Les complications et les désordres qu’il amène à sa suite, ainsi que son caractère passager, ont engendré la défiance à son endroit et, dans l’ébranlement général, les âmes ont éprouvé le besoin de s’accrocher au tronc solide du vieux chêne familial, la seule forteresse demeurée debout dans le désarroi universel. Voilà pourquoi l’appel du soldat mourant a été poussé bien plus vers la mère que vers l’épouse ou l’amante.
Et je crois que celles-ci, quelle que soit la force de leur amour, auront trouvé le phénomène naturel et normal. Déjà mères pour la plupart, elles sentent bien que le lien indestructible est celui qui lie les parents aux enfants. Dans notre société, si positive et vidée d’illusions, il est admis que les tendresses amoureuses sont fugitives et laissent souvent un goût de cendres. Même dans le mariage, ce qui subsiste de meilleur, après un temps plus ou moins court d’exaltation passionnelle, ce sont les intérêts, les devoirs, les souvenirs mis en commun.
En ceci, comme en toutes choses, des exceptions existent. Certains cœurs se convient à des noces éternelles et en ces âmes rares un lien se noue d’une profondeur et d’une force étonnante. Mais ces amours passionnées et intarissables où les rencontre-t-on aujourd’hui ? Certes, la félicité, l’ordre et l’harmonie se trouvent plus facilement dans les sentiments moyens, mais il ne faudrait pourtant pas que l’image des grandes amours s’effaçât entièrement de l’imagination des hommes. Elles sont une partie de l’idéal et répandent une chaude lumière, même sur les innombrables vies de ceux qui ne les ont pas personnellement connues.
Lorsque la paix sera revenue parmi les hommes, les moules de tous les sentiments se seront agrandis. Les esprits s’étant habitués aux proportions colossales de l’effroyable conflit, ils éprouveront le besoin de rehausser l’amour, car le culte du grand sous toutes ses formes hantera les imaginations. La femme a tout intérêt à voir refleurir les sentiments profonds et forts. Elle devra pour cela s’imposer un changement d’attitude. Bien que le nom de Mme de Maintenon provoque chez plusieurs un sentiment d’antipathie, permettez-moi de la citer une fois encore. Elle insistait auprès des dames de St-Louis sur le devoir d’inspirer à leurs élèves l’amour de leur réputation. Il faut qu’elles y soient délicates, disait-elle, c’est-à-dire qu’elles éprouvent cette certaine « gloire » qui rend la femme jalouse de sa renommée. « Ce serait un défaut dans une religieuse. Il faudra mourir à cette délicatesse, mais avant que d’y mourir, il faut y avoir vécu. »
On doit reconnaître que la femme moderne avait perdu l’habitude d’être délicate à l’amour de sa réputation, le besoin du cabotinage l’avait remplacé. Et si elle avait le goût du fin dans les choses extérieures, en art, en littérature, dans l’ordre moral elle bravait volontiers l’opinion. Au lieu d’être froissée et de rougir des propos que l’on tenait sur elle, volontiers elle les provoquait.
Pour regagner son prestige endommagé, la femme ferait bien de retrouver un peu de sa délicatesse perdue, et sans venir aux anciennes méthodes qui entravaient son libre développement, de cultiver l’amour de la bonne gloire. Au point de vue de l’amour, c’est indispensable ; à celui de la maternité également. Les femmes s’imaginent à tort que leur frivolité augmente leur séduction ; l’homme veut avant tout que la femme s’occupe de lui ; or, depuis qu’elle donne une importance exagérée au changement des modes, elle le néglige. Dans un salon, avant de chercher les yeux de son flirt ou de son ami, la femme moderne regarde comment les autres femmes sont habillées, et elle n’est pas consciente du froissement qu’elle produit ni du dédain qu’elle provoque.
De même dans la famille : les femmes folles de toilette, ne se doutent pas à quel point leurs fils les jugent. Sans parler de celles qui ne sont nullement délicates pour leur réputation, il y en a de fort correctes comme conduite qui ne savent pas s’imposer au respect de leurs enfants. J’ai connu une femme fort belle et qui ne manquait pas d’agrément dans l’esprit, seulement elle aimait la toilette avec passion et y consacrait beaucoup de temps et d’argent, ce qui ne l’empêchait point de prodiguer à ses fils d’excellents conseils. Mais ils ne l’écoutaient pas et étaient en train de tourner assez mal. Un Barnabite, célèbre comme éducateur, les entreprit à ce propos. Puis il aborda le sujet des influences familiales et s’étonna qu’une mère aussi bien douée et respectable que la leur n’exerçât aucun empire sur leurs esprits. Il les tança vertement de leurs torts et voulut connaître la cause qui les rendait rebelles aux conseils maternels. La cause ? Tous trois répondirent en chœur : « Les robes de maman ! »
La catégorie des mères d’état-civil, de celles qui ont laissé à d’autres le soin de leurs enfants, et n’affichent leur maternité que dans les moments éclatants de la vie, doit se persuader que ce sont les douces vertus du cœur qui attachent leurs fils. En effet, c’est vers les femmes modestes et oublieuses d’elles-mêmes que le grand cri d’amour est monté. Il est allé également à celles qui, remplaçant les mères, ont pratiqué la même abnégation, tellement il est vrai que dans les choses du sentiment, la réalité seule compte, la formule n’est rien.
L’homme veut parfois trouver dans la femme le plaisir brutal, mais toujours il en attend l’appui, la consolation, le reflet des vertus dont il porte l’image dans son cœur. Enlevez-lui cette illusion et il deviendra un maître dur, railleur, méprisant… Il y a évidemment dans ce désir une bonne part d’égoïsme. L’homme devrait apprendre qu’on ne peut tout recevoir sans rien donner et que le dévouement demande un équivalent quelconque. Le besoin affolé de tendresse familiale qu’il a ressenti durant les angoisses de l’épouvantable campagne lui aura enseigné bien des choses, et peut-être désormais, attendra-t-il moins et offrira-t-il davantage.
Attendra-t-il moins et faut-il même le désirer ? Cette confiance sans limite dans l’amour inépuisable de la famille est un hommage qu’il lui rend et le plus sûr antidote contre le scepticisme et l’endurcissement. Les femmes, du reste, éprouvent une joie des exigences de leurs fils : elles s’attristeraient si elles ne les voyaient plus tout espérer de leur inépuisable amour.
Les pères ont d’autres fonctions : à eux incombent la sévérité salutaire, l’enseignement des principes inflexibles de l’honneur. Mais l’amour paternel lui aussi s’est affirmé magnifique pendant la guerre actuelle. On a vu des pères s’engager volontaires, pour suivre leurs fils, combattre avec eux et partager leurs dangers ! Si l’on a entendu sur les champs de bataille, tant de jeunes blessés appeler dans leur détresse : « Maman ! Maman ! » dans les hôpitaux, les soldats, déjà pères, s’attendrissent en parlant de leurs enfants. Revoir leurs « petits » est leur intense désir et c’est pour eux que leurs entrailles remuent. C’est comme si dans cette menace contre la race, les générations sentaient le besoin de s’attacher indissolublement les unes aux autres, de fortifier le lien qui rattache le passé à l’avenir.
De toutes les pierres remuées par l’effroyable cataclysme, on a commencé à restaurer le temple de la vérité, et l’un des autels de ce temple devra être consacré à la famille triomphante. Elle est destinée à devenir une des grandes forces du monde futur, et de graves questions morales et sociales, dont on ne voyait pas la solution, pourront ainsi être résolues. Dans l’ordre économique également les résultats seront considérables, mais il ne m’appartient pas d’en parler ici dans cette brève étude sur les manifestations sentimentales de l’heure présente.
IX
LE CULTE DE L’HÉROÏSME
Un sentiment nouveau habitera désormais le cœur des hommes, un sentiment que notre époque avait désappris. Dans Napoléon et son armée, on a admiré la force militaire, mais la parole héros signifie quelque chose de plus que la victoire et la conquête ; elle embrasse à la fois le sacrifice volontaire de soi-même et la grandeur du caractère, et elle s’applique aussi bien à la vie civile qu’à la vie militaire.
Lorsque Thomas Carlyle invitait les hommes de sa génération au culte des héros, il savait quel levier puissant pouvait être ce culte et à quel point son oubli avait eu un effet déprimant sur les âmes. Il fut un sonneur de cloches pour l’honneur des hommes, comme l’avait été Tolstoï pour la souffrance humaine.
Mais l’écrivain russe a été apparemment mieux compris que l’écrivain anglais, car ce dernier s’adressait, sans le vouloir, à l’élite intellectuelle que le scepticisme dévorait en tous pays, et l’on a pu croire longtemps qu’à son appel les âmes n’avaient pas répondu. En effet, elles étaient pour la plupart restées muettes. Certaines semences en certaines terres mettent longtemps à lever, puis, tout à coup, des floraisons inattendues se produisent.
Du reste, on doit avouer que pour rendre aux héros un culte vivant, il faut avoir l’occasion d’en rencontrer sur sa route, et nous devions remonter trop loin dans le passé pour nous trouver face à face avec ces grandes figures. En outre, chaque génération a des idées spéciales sur toutes les manifestations de la vie. Il nous fallait un héroïsme qui répondit à nos besoins, à nos notions de bravoure et de noblesse ; nous avons été, il convient de le reconnaître, amplement et généreusement servis.
Non seulement les héros ont surgi nombreux et bien modernes, mais ils n’ont aucune ressemblance, sauf le courage, avec les grands hommes traditionnels de l’antiquité ou du moyen âge. Ce qui les distingue de leurs devanciers, c’est d’abord une extrême simplicité d’attitude et en même temps une conscience de leurs actes que les chefs d’autrefois connaissaient peut-être, mais que la généralité de leurs hommes ignoraient. Aujourd’hui, l’égalité s’est faite par la souffrance et la compréhension mutuelle… Cette égalité, d’ordinaire impossible à réaliser dans la vie, a été en partie atteinte. Une même tempête a courbé toutes les têtes et un même souffle les a relevées : celui du bon droit pour lequel toutes les races nobles doivent combattre.
Il ne faut pas permettre qu’une fois la victoire matérielle conquise, les choses retournent au statu quo ante, et que, guidés par la voix des mauvais bergers, nous retombions dans les minimums, ne demandant et ne voulant que la médiocrité dans les réalités et les aspirations. C’est contre ce mouvement en arrière que tous les cœurs de bonne foi seront appelés à lutter, afin qu’abjurant de vieilles et souvent puériles rancunes, l’union sacrée puisse se prolonger au delà de la guerre.
I
J’ai parlé des mauvais bergers ; on a reconnu maintenant quelle était leur puissance. À peine délivrée de leur joug, un souffle de générosité et de sacrifice a passé sur l’âme du monde. On avait trop l’habitude de dire : les gens ont les chefs qu’ils méritent ! Oui, les militants peut-être, mais la grande masse, en tous pays, repliée sur elle-même, n’avait pas la possibilité d’intervenir. À peine lui en a-t-on donné l’occasion, qu’elle a renié ses conducteurs et ouvert son cœur intime, nous en révélant les beautés secrètes.
Le spectacle a été inattendu. Qui de nous, parmi les plus optimistes, les plus confiants dans l’humanité, s’attendait à voir déboucher des héros à chaque coin de route ? On nous avait tellement répété que nous étions tous corrompus, tous égoïstes, tous incapables d’énergie et de sacrifices que nous avions fini par en être persuadés. Et si quelqu’un de nous croyait encore qu’en entendant résonner le tocsin, d’un bout de l’Europe à l’autre les peuples auraient répondu à l’appel, c’était « pour des raisons que la raison ne comprend pas. » La grande masse doutait, et ce doute lui donnait le frisson.
Les adversaires de la guerre, ceux qui par leurs déprimantes paroles ont essayé d’imposer la neutralité aux nations non directement attaquées, qui se sont permis de déplorer l’attitude héroïque de la Belgique, et dont le songe secret était de courber honteusement les têtes sous le joug de la force, ces gens-là n’ont pas tous obéi à des motifs inavouables, anti-patriotiques et intéressés. Chez plusieurs, cette attitude a eu pour cause déterminante la peur sincère de ne pas voir leurs compatriotes à la hauteur de l’héroïsme qu’on leur demandait. C’est pourquoi dans la triste cohorte des coupeurs d’ailes il faut admettre que des esprits droits pussent s’être égarés.
Mais chez la plupart, c’est l’épouvante des sacrifices personnels qu’ils pourraient être forcés d’accomplir qui a prévalu ; cette crainte a étouffé dans leurs cœurs l’élan patriotique et obscurci dans leur intelligence la vue nette des événements et de leurs conséquences. Aussi serait-il injuste de les mesurer tous à la même aune.
Certes, le manque de foi dans son peuple est une mortelle offense pour ce peuple, mais la foi ne se commande pas et elle manquait à certains cœurs. L’intuition aussi faisait défaut, leur intelligence n’avait pas saisi la menace du « fléau dont il faut se défendre, afin que la vie haute ne périsse pas sur la terre[9]. » Même politiquement, ils ne percevaient que les motifs immédiats, ne voyaient pas au delà des événements journaliers, ne calculaient que le coût personnel prochain, et jamais l’avantage collectif futur. On aurait dit qu’une amnésie paralysait une partie de leur cerveau, les empêchait de se rendre compte que rester simple spectateur du danger peut amoindrir irrémédiablement une nation et que de ne pas coopérer activement à repousser une tyrannie effrayante, d’après l’aveu même de ceux qui ambitionnent de l’exercer, équivalait à un renoncement moral d’une portée incalculable pour l’avenir.
Ces timides et ces aveugles n’ont formé, du reste, en tous pays, qu’une minorité négligeable et la plupart, devant les faits accomplis, ne se sont plus souvenus que d’une chose : la nécessité de vaincre ! Ceux qui se sont obstinés dans leurs vues personnelles ne pourront être des propagandistes d’héroïsme, puisqu’ils ignorent, les malheureux, au milieu de tant d’horreurs, la joie très douce de l’admiration. Je ne vois trop quel rôle ils pourront jouer dans la société de l’avenir, s’étant d’avance disqualifiés.
Un homme du monde, assez jeune encore, l’un de ces Européens errant d’un pays à l’autre, disait récemment à quelques-uns de ses contemporains réunis dans un pays neutre : « C’est tout un monde qui s’en va… et nous avec ! » Le propos est exact, et nous tous qui avons vécu dans cet ancien monde, tout en déplorant ses erreurs, nous en regretterons parfois les agréments. Mais ce regret est égoïste, un état bien meilleur est en train de se préparer pour l’humanité survivante, un état où les haines de classe auront perdu une partie de leur âpreté. Quand on aura traversé ensemble, dans l’étroite promiscuité des tranchées, des heures d’angoisse mutuelle, d’aide réciproque, quand on sera mort les uns dans les bras des autres en ces moments où l’homme se montre dans sa réalité, quand on aura vu tant d’actes d’héroïsme s’accomplir, aussi bien en haut qu’en bas, certaines barrières, faites de préjugés, de malentendus et de haine aveugle, tomberont d’elles-mêmes et ne se relèveront plus. Évidemment le professeur continuera à donner ses cours, et le menuisier à manœuvrer son rabot, mais désormais ils se considéreront comme des hommes ayant une âme qui peut atteindre à l’héroïsme et à l’abnégation, et ils auront compris que sur la qualité de cette âme la richesse et la pauvreté, le nom illustre ou obscur n’ont pas d’influence.
Je lisais récemment la lettre d’un lieutenant italien adressée à un soldat de sa compagnie qui avait été blessé dans un combat très âpre, où il avait montré une extrême bravoure. Son chef direct l’en félicitait, s’enquérait de ses nouvelles et lui racontait les faits d’armes qui avaient eu lieu après son départ. « Ta compagnie a été digne de toi… Même si tu passes dans un autre régiment quand ta blessure sera guérie, tu ne dois jamais oublier ta compagnie ! » Et il rappelait à son camarade subalterne mille souvenirs de leur vie commune et, comme quoi, un soir qu’il se sentait envahi de mélancolie, il lui avait demandé de recueillir son corps s’il tombait et de porter ses derniers adieux à sa mère. L’officier n’avait pas été atteint, c’est au contraire le soldat qui avait vu la mort de près. On sentait qu’entre ces deux hommes un lien s’était formé qu’aucune surprise de l’avenir ne pourrait détruire. Et le cas s’est répété des milliers de fois dans cette guerre abominable et sainte.
Les chefs d’usine qui auront pris part à la campagne, qui se seront battus à côté de leurs ouvriers, qui durant des mois auront partagé les mêmes souffrances, subi ensemble les épreuves de la vie de tranchées, ne traiteront plus leurs hommes comme jadis et ceux-ci, de leur côté, cesseront de voir dans le lieutenant et le capitaine qui les ont aidés, protégés, dont ils ont admiré la valeur et le dévouement, le patron souvent exécré de jadis. Ainsi que me l’écrivait un jeune Français, l’un de ceux qui exigeait le fin du fin en chaque chose et se plaisait à tous les raffinements : « La guerre aura trempé nos âmes, elle nous aura appris à être patients et philosophes. Je suis sûr qu’en revenant nous ne ferons plus attention aux petits ennuis de l’existence. »
C’est le contact avec l’héroïsme qui aura ainsi relevé les caractères. La souffrance toute seule n’aurait pas suffi à produire le miracle. L’homme ne donne de prix qu’à ce qui lui impose des sacrifices. Les religions s’en sont admirablement rendu compte, et ont exploité cet instinct. Sans le sentiment de l’héroïsme, la vertu peut être assez plate ; l’héroïsme, c’est la flamme qui monte, qui éclaire, qui réchauffe, qui communique les vibrations fécondes.
L’Église l’a si bien compris que pour la sanctification elle demande des vertus héroïques aux candidats proposés, témoin le cas de cette reine de Naples[10], à qui elle fut refusée pour une bien légère faiblesse. Ses vertus et sa patience l’auraient méritée ; elle ne l’obtint pas, simplement parce que dans une lettre, datée de sa jeunesse, elle avouait avec candeur avoir trouvé du plaisir à danser avec des officiers ! Le péché est véniel, et ses juges durent le penser, mais pour devenir un objet de vénération publique, il faut avoir l’âme placée au-dessus de tous les plaisirs, même innocents, et éprise d’un tel idéal que rien de terrestre ne puisse ni la tenter, ni la satisfaire.
Cette parenthèse sur la sainteté, tend uniquement à prouver que l’héroïsme est à la base de toutes les grandeurs morales. Une âme qui en est dépourvue pourra difficilement communier avec celles qui le possèdent, qui se tendent vers lui comme la fleur vers la lumière. Ce sentiment était devenu inconscient de lui-même, tellement l’esprit moderne s’en préoccupait peu. Notre scepticisme avait fini par déprécier le mot, et si les natures délicates accomplissaient quelque acte héroïque, elles s’en cachaient, plus encore par crainte du ridicule que par fierté intime.
Il a fallu la tragédie des nations, où tous les peuples sont devenus acteurs, pour remettre l’héroïsme en valeur, lui donner sa vraie place dans la vie intérieure et extérieure des hommes. Soudain, sans transition, de toutes parts, des héros se sont dressés, non seulement parmi les chefs, mais parmi les plus simples lutteurs. Citons les merveilleuses figures du roi Albert, du cardinal Mercier, du peuple belge tout entier ! Vraiment en eux, selon le mot de Mirabeau, il y a de la divinité.
L’histoire de toutes les époques a célébré des guerriers qui, sans raisonner, sans se rendre compte du pourquoi, obéissaient à leurs conducteurs et gagnaient de rapides batailles. La guerre d’aujourd’hui, dont les détails sont présents à tous les esprits, a demandé une somme d’héroïsme bien plus considérable, et elle a pour caractère spécial que nos soldats savent parfaitement pourquoi ils combattent, le but qu’ils poursuivent, le devoir qu’ils accomplissent. Plus que des héros obscurs, ce sont des héros conscients qui travaillent pour un but idéal, celui de sauver leur race et d’assurer la paix du monde.
Voilà pourquoi cette guerre aura des conséquences morales qui lui survivront. Les hommes qui ont senti et agi comme nos soldats et nos officiers, une fois rentrés dans la vie civile, ne pourront plus être des citoyens inertes, indifférents à ce qui se passe autour d’eux. Ils demanderont des comptes et il faudra bien les leur rendre, puisqu’ils auront sauvé la race de l’écrasement qui la menaçait.
Le salut du pays sera dans leurs mains et on ne restera pas inattentif à leur voix. Ils ont signé avec la nation un pacte tacite et ils ne voudront pas être déçus. Qu’exigeront-ils en somme ? Non des richesses ou des privilèges ; ils ont appris à mesurer la valeur des choses ; ils demanderont seulement le règne du bon droit et refuseront de s’incliner devant les factieux, les exploiteurs et les mauvais bergers. S’ils ont donné leur sang et le meilleur d’eux-mêmes, ce n’est pas pour retomber sous le vieux joug. Ils l’ont versé pour assurer à leurs enfants une ère de paix, de justice et de liberté !
L’héroïsme de notre époque a été non seulement hardi, mais patient, ce qui est la rare combinaison de deux forces opposées. Cette nouvelle forme de l’héroïsme permettra aux citoyens d’en faire usage dans la vie publique. Ainsi, seulement, celle-ci pourra se relever. Je ne suis pas de ceux qui préconisent les sacrifices ni les héroïsmes inutiles et je n’estime pas qu’il soit nécessaire de déployer sans cesse un étendard, ni de vouloir s’immoler sans raison. Tout effort qui ne sert pas, a en soi quelque chose de puéril. Les occasions d’intervenir et d’agir naissent à plus d’un tournant de route, il suffit de les attendre avec patience.
Très probablement, les âmes étant montées d’un degré, l’héroïsme entrera dans les habitudes morales des individus. Quelques-uns pourront clamer comme le roi David : « Le zèle de ta maison m’a dévoré. » D’autres attendront d’être appelés pour répondre. Plusieurs, et ce sera le grand nombre, se limiteront à comprendre et à admirer. Or, admirer l’héroïsme, c’est déjà une façon indirecte d’y participer.
Je suppose que cette nouvelle note se manifestera surtout dans l’éducation des enfants et de la jeunesse. Dans les familles — et hélas elles seront nombreuses — où il y aura des morts à pleurer, le culte de l’héroïsme sera enseigné, et de la famille il passera à l’école et de l’école aux universités. Il envahira ainsi la mentalité générale qui apprendra à ne plus s’incliner seulement devant le succès. Il arrivera peut-être, même, que ce dernier, sous ses formes matérielles, provoquera certaines défiances et que l’homme qui aura fait subitement une grosse fortune sera soupçonné d’avoir manqué, en tous cas, d’héroïsme et de patriotisme.
« Le jour viendra où, pour être estimé, il faudra avoir les coudes de son paletot percés, » me disait, il y a quelques années — lors d’un scandale financier dans lequel plusieurs personnages importants furent compromis — un homme qui avait eu en main tous les documents des procès. La boutade me fit sourire, mais je me demande si elle n’est pas à la veille de se traduire en réalité. Demain nous réserve bien des surprises, et la richesse, peut-être, ne servira plus à assurer la considération.
Ce ne serait, du reste, que la conséquence logique de la transformation survenue dans les esprits. Pour les âmes éprises d’héroïsme, la fortune paraîtra plus ou moins nécessaire ou désirable ; elle cessera fatalement d’être un but. Comme je le disais dans un précédent chapitre, il faudra revenir à la vie simple ; elle seule peut donner cette indépendance morale qui permet de cultiver les goûts nobles. Les circonstances économiques faciliteront sans doute cette évolution. Les fortunes anciennes se trouveront amoindries et il y aura de ce fait une diminution forcée dans le luxe. Ceux que la guerre aura enrichis seront disqualifiés et ne pourront de longtemps redresser la tête. Ils ne pèseront donc pas sur la mentalité générale. « Pourvu que les civils tiennent ! » faisait dire à un « poilu » français, un dessinateur célèbre. On peut appliquer ces mêmes mots à une autre pensée : « Pourvu que les gens de bonne volonté tiennent ! » Tout dépendra d’eux dans la constitution du monde futur, quand la victoire se sera définitivement rangée du côté du bon droit.
Un des traits saillants de la société d’avant la guerre, c’était l’ennui intérieur qui rongeait les vies. Pour y échapper, on se lançait dans une ronde infernale qui faisait ressembler les journées de la plupart des oisifs à une crise d’épilepsie continuelle. Quant aux gens occupés, la multitude des charges surnuméraires qu’ils acceptaient provoquaient chez eux des états de fatigue nerveuse qui souvent détruisaient irrémédiablement leur santé. Je suppose qu’après l’effort énorme qui a été fait, un besoin de repos saisira les survivants, et que de nouveau l’on connaîtra cette « douceur de vivre » que la fin du siècle précédent et le commencement du vingtième avaient désapprise.
Cet ennui morne auquel on voulait échapper à n’importe quel prix, avait des racines profondes et était la conséquence logique d’un fait moral : la cessation de la lutte entre le bien et le mal ! Or, elle seule donne une véritable saveur à la vie. Se dire qu’un homme n’a pas plus de valeur que l’autre, c’est se remplir la bouche de cendres, et la respiration en est empêchée, un goût de mort est tout ce que le palais ressent. « Il doit nous être indifférent de savoir, disait Richard Wagner, si nous descendons du singe, le tout est de n’y pas retourner. » Ne nous occupons pas de la première partie de la phrase, la seconde seule est importante. C’est justement ce dont se moquait la société moderne : retourner au singe ne semblait pas l’effrayer.
Ne croyant à personne, ne découvrant partout que des motifs médiocres, bas et vils, l’homme avait fini par se dégoûter de lui-même et des autres. Ces pessimistes qui prenaient des airs de justiciers ne se doutaient pas qu’en niant toute noblesse à l’âme humaine, ils se condamnaient eux-mêmes et avouaient leur propre médiocrité et sécheresse. Ne trouvant rien en leur âme, ils décrétaient le vide de toutes les âmes. Maintenant ils se sont réveillés du cauchemar ; autour d’eux ils ont vu surgir des richesses insoupçonnées, entendu retentir des chants glorieux, et ils ont été amenés à chercher s’ils n’avaient pas eux aussi quelques trésors secrets à apporter au banquet commun et si dans leur cœur un écho ne répondrait pas à ces sons d’appel et de victoire.
C’est ainsi que par la vision tragique ils ont été amenés à constater l’héroïsme chez autrui et en eux-mêmes et que l’embryon d’un culte nouveau a pénétré leurs consciences. Désormais ils trouveront la vie savoureuse, même si elle est dure et simple, car ils posséderont un trésor intime et sauront que d’autres aussi le possèdent, et cela formera entre les hommes un lien très doux et très puissant. Trouver dans son prochain un objet d’intérêt et d’admiration quelle aubaine pour l’esprit, et quelle base pour l’amitié !
On n’y réfléchissait pas assez autrefois, on se liait au hasard des rencontres. Désormais on cherchera les âmes de même qualité. Que de personnes, dont le cerveau était semblable à une maison vide, nous avons accueillies dans notre intimité ! Pourvu que la façade fût élégante, on ne se demandait pas si la tête était habitée par des idées et le cœur par des sentiments, et on avait fini par considérer l’ennui qui se dégageait de ces rapports sociaux comme la conséquence logique des relations humaines. Nous comprenons aujourd’hui à quel point nous nous trompions, et nous regrettons amèrement le temps perdu avec les médiocres, les égoïstes, les vaniteux… Nous avions des héros près de nous et nous n’avons pas su les deviner, les discerner, les révérer…
La grande épreuve a finalement ouvert nos yeux. Il ne faut pas qu’ils se referment, une fois l’invasion repoussée ou le territoire national conquis. Cette guerre ne doit pas avoir seulement des résultats matériels et politiques. Ceux qui la combattent ont un autre objet en vue. « Pourvu seulement, je le répète, que les gens de bonne volonté tiennent ! » Dès que je constate un fléchissement, mon cœur se serre en pensant à tant de jeunes vies tranchées. De tout ce sang répandu, des plantes vivaces doivent sortir et il ne faut pas permettre aux cœurs lâches et pervers d’en empêcher la floraison. Déjà les mauvais bergers commencent leur dissolvant travail et ils trouvent des brebis dociles qui se laissent inoculer le poison. Dès maintenant, il est indispensable de les écarter pour sauver le troupeau. Ce travail s’impose à toutes les consciences droites.
Si elles s’y soustraient, comment oseront-elles regarder les places vides à leurs foyers, les mutilés qu’elles rencontreront sur les routes et tous les survivants de l’épopée tragique, dont le regard leur dira : Qu’avez-vous fait, tandis que nous donnions notre sang et endurions les pires souffrances ? Vous n’avez pas seulement su balayer la place !
X
LE RÈGNE DE L’ESPRIT
Lorsque la guerre des tranchées, des artilleries, des baïonnettes sera terminée, une autre guerre commencera, celle du monde nouveau qui voudra naître sur les ruines de l’ancien. Par ces mots, je n’entends point parler de la lutte des classes, mais de l’établissement du règne de la bonne foi dans le monde. La bataille sera sourde et acharnée. Déjà, comme je l’ai dit, les tentateurs se présentent aux portes, ils se rencontrent au tournant des routes, leur bouche s’enhardit à prononcer des paroles de louche pessimisme. Le but qu’ils poursuivent est d’arrêter le travail des consciences et d’étouffer l’espoir.
Les uns traitent de politique et essayent de lâches conseils au sujet des péripéties et des résultats de la guerre ; heureusement les doutes, qu’avec la persévérance du parti pris ils essayent de semer, ne prennent racine que dans les cœurs peureux, faibles et jouisseurs pour lesquels le mot patrie représente une abstraction qu’ils trouvent gênante le jour où elle se change en réalité.
Mais c’est dans l’ordre intellectuel des faits c’est-à-dire des conséquences sociales et morales des événements que leur art subtil, fait de dénigrement et d’insinuations, s’exerce de la façon la plus dangereuse. Ces natures égoïstes et étroites ne croient à la durée d’aucun des élans généreux que nous admirons, suscités uniquement, prétendent-ils, par les cataclysmes où le monde se débat. À leur avis, demain, tout recommencera comme auparavant : les motifs resteront les mêmes ; les richesses mal acquises continueront à être admirées et enviées ; l’injustice et le favoritisme ne diminueront pas. Quelques-uns même prévoient un débordement de vices, conséquence logique des privations endurées. Ils s’efforcent ainsi de chatouiller dans le fond des âmes les faiblesses secrètes assoupies, pour leur redonner vie et force. On a beau repousser les tentateurs, les traiter de disqualifiés, ils reviennent à la charge avec une persistance indélicate et poursuivent sans vergogne leur œuvre de lent empoisonnement. Entamer les âmes de ceux qui combattent et que l’ivresse sacrée a saisie, est impossible, c’est sur la population civile qu’ils exercent ces louches manœuvres.
Leur influence est nulle, car ils ont perdu tout contact avec les forces vives de la nation ; cependant les paroles qui sortent de leurs lèvres laissent une impression de découragement, d’irritation et de pesanteur… Elles nous font connaître la poignante tristesse qui se dégage des sacrifices inutilement accomplis. Leur méthode est celle où nos ennemis sont passés maîtres : terroriser les esprits, non par des violences — ils sont trop craintifs pour l’essayer — mais par les prévisions et les prédictions les plus sombres, se basant sur les faits à courte échéance, refusant d’admettre comme possible la victoire du bon droit, insinuant qu’un indéfinissable pouvoir occulte empêchera nos ennemis d’être écrasés. Par conséquent, à quoi bon la continuation de la lutte ?… Ne vaudrait-il pas mieux… Souvent, ils n’osent pas terminer leur phrase. Peu importe ! la goutte de poison est tombée dans le cœur !
Aux germes de la peur, ils ajoutent ceux du soupçon et semblent n’avoir étudié l’histoire que pour retenir les faits aptes à irriter les uns contre les autres, les peuples qui combattent pour la défense de la même cause. Ils s’acharnent de façon spéciale à provoquer la défiance entre les deux nations sœurs, exploitant leurs anciennes susceptibilités sentimentales.
Incapables désormais d’arrêter les événements, ces caractères peureux, calculateurs, sans élan et sans noblesse voudraient du moins restreindre la guerre, la raccourcir, empêcher qu’elle ne porte les fruits qui pourraient nuire à la poursuite de leurs intérêts particuliers. Cet égoïsme trop visible les a disqualifiés en tous pays, et je suis persuadée que leurs efforts seront vains ; cependant il est nécessaire de se préparer à déjouer les basses manœuvres, qu’une fois la paix signée, ils essayeront de renouveler et d’étendre.
Ils trouveront des complices dans les cœurs faibles ; ceux-ci emportés par l’ivresse patriotique ont su atteindre les hauteurs de l’héroïsme, mais une fois la victoire assurée, la lassitude ne les guettera-t-elle pas ? Fatigués et avides de repos, ils pourraient se laisser séduire par l’ancien et commode système du laisser faire, tout en sachant qu’il a eu pour conséquence les fautes qui ont dû être payées par tant de sacrifices et de sang.
D’avance, il faut donc que les hommes de bonne volonté se préparent à de nouveaux combats et que s’inspirant des trois mots, attribués au général Joffre sur le résultat de la guerre : « Long, dur, sûr, » ils s’arment d’une patience qui ne connaisse ni lassitude, ni découragement, ni défaite.
I
Accomplir les actes merveilleux d’héroïsme dont nos soldats donnent l’exemple, est relativement facile : je veux dire qu’un grand nombre y sont parvenus. La liste de ceux qui sauront travailler au redressement social et moral sera plus courte, l’entraînement manquera à plusieurs, le prestige du résultat immédiat à obtenir leur fera défaut. Travailler en silence et longtemps sollicite moins les grandes énergies que le sol national à défendre ou à délivrer : l’ivresse du combat pour l’honneur, la patrie, la gloire est l’un des plus puissants ressorts que l’âme connaisse. Les redresseurs de torts pour le bien général sont appelés à s’en passer, et, malgré ma foi dans l’établissement d’une société meilleure, si l’homme devait être lié à ses seules forces, quelques doutes refroidiraient mon cœur et je n’aurais pas écrit le livre de l’espérance.
Joseph Mazzini qui eut souvent des visions prophétiques — Carducci l’a appelé le nouvel Ézéchiel — et dont la foi en Dieu fut l’immuable soutien, croyait voir une grande lueur à l’horizon et annonçait pour l’avenir une forme religieuse qui serait le règne de l’Esprit.
Le développement graduel et continu du matérialisme sembla tout d’abord lui donner un démenti cruel ; il régnait presque incontesté, déformant les intelligences et les âmes, se glissant même à travers les seuils qui auraient dû lui être fermés, et l’on vit une conception matérialiste de la vie s’emparer peu à peu des consciences, en même temps que la pénétration allemande, dans l’ordre économique et financier, devenait maîtresse des marchés du monde.
Les hommes qui faisaient ouvertement profession de matérialisme étaient au moins conséquents avec eux-mêmes, mais comment définir ceux qui, reniant cette doctrine, en pratiquaient les enseignements dans leur vie privée et publique ? Les gens religieux eux-mêmes, suivaient pour la plupart des principes identiques ou, pour mieux dire, ils mettaient leurs principes de côté et agissaient en adeptes du matérialisme le mieux établi.
Il y aurait un livre à écrire sur les motifs qui ont guidé la conduite de la plupart des hommes depuis que les doctrines utilitaristes avaient pénétré les cerveaux. Il est certain que seule, une faible minorité résistait à ce désir immodéré de bien-être qui poussait les hommes, que Dieu fit à son image, à se considérer avant tout, selon une boutade vulgaire : comme un tube digestif.
On a vu parfois de grandes secousses rendre la vue aux aveugles et la parole aux muets. Les atroces souffrances que l’humanité traverse en ce moment semblent avoir produit un miracle analogue. Les communications avec l’Esprit se sont rouvertes. De tous côtés, des actes inattendus, des paroles empreintes d’idéalisme, des sentiments ardents indiquent une transformation magnifique de l’âme humaine. Dans ce bouleversement universel, traversé par des visions horribles, des voix intérieures ont averti les âmes que des vérités supérieures existaient, et qu’elles seules donnaient son vrai prix à la vie. Le contact continuel avec la mort et les inénarrables spectacles des champs de bataille, durant et après le combat, ont dissipé plus d’un mirage ; devant les réalités tragiques, l’importance des choses s’est déplacée dans l’esprit humain, tandis que les grands sentiments se renforçaient dans la tourmente : famille, patrie, justice et liberté !
Sur les lèvres, qui avaient désappris à prier, ou qui jamais ne s’étaient souciées d’invoquer l’aide divine, le nom de Dieu est venu spontanément. Un grand élan a poussé ces jeunes hommes à regarder vers le ciel. Plusieurs sont retournés aux pratiques des cultes auxquels ils appartenaient, d’autres, sans précisément se rattacher à aucune confession officielle, ont senti le souffle de l’esprit passer sur eux et la possibilité d’une vie nouvelle leur est apparue. Tous leurs efforts et ceux des conducteurs d’âmes qui les ont guidés doivent tendre à les maintenir sur la voie lumineuse. Pour la lutte morale qui se prépare ils auront besoin de s’appuyer sur les forces supérieures, de se retremper dans un bain d’énergie divine.
Ceux qui ne se trouvent pas en contact fréquent avec les soldats, qui ne lisent pas leurs lettres, qui n’ont pas entendu les récits directs des permissionnaires retour du front, qui ne soignent pas les blessés, ne peuvent se rendre compte du changement qui s’est produit dans la conscience de cette jeunesse et de la part prépondérante que les survivants de la grande guerre prendront dans le monde. Il faudra désormais compter avec eux et plusieurs ont le sentiment très net de ce qu’ils ne veulent plus supporter. Tous ont soif de propreté morale, et la haine des exploiteurs dépasse peut-être dans leur cœur celle de l’ennemi, car ils considèrent les premiers comme les vrais responsables des souffrances nationales et des supplices qu’ont dû subir les habitants des territoires envahis.
Il serait prématuré et présomptueux de vouloir prédire de quelle façon les différents partis politiques se grouperont après la guerre. Entre les pays où les socialistes se sont conduits en patriotes ardents et ceux où une bonne part d’entre eux, se soustrayant au devoir de l’union sacrée, se sont montrés dissidents de la cause nationale, la position sera très différente, mais ceci rentre dans un ordre de considérations politiques particulières. Ce qui importe et ce qu’il y aura de réellement changé, c’est l’âme individuelle des hommes de bonne foi, socialistes ou autres. La plupart ont été soldats, des rapprochements se sont établis et la farouche haine de classe s’est fondue dans beaucoup de cas, comme la neige au soleil. Les souffrances partagées, les preuves de dévouement données, l’amitié qui s’est établie entre subalternes et chefs en sont garants. Comme je le disais dans un précédent chapitre, les uns seront moins âpres dans leurs revendications et les autres moins obstinés dans la défense de leurs biens et de leurs privilèges.
Du reste, je crois et j’espère que chez nos peuples, d’autres préoccupations prolongeront l’union sacrée, et que les esprits droits de toutes les classes penseront, avant toute réforme sociale, à purifier les habitudes du pays et à le débarrasser des oiseaux de proie. Épris de grandeur morale comme ils le sont devenus, les combattants ont secoué pour toujours l’inertie qui les paralysait et ils sont décidés, je le répète — les lettres reçues du camp en sont la preuve — à ne plus permettre les abus. Ils veulent un monde nouveau, un monde fait à leur image. Il ne faut pas que la bande des exploiteurs et des jouisseurs, désireux de recommencer leur existence vide et sotte, reprenne en main l’archet du violon, et, minorité insignifiante, écrase la majorité des hommes de bonne volonté qui, ayant acquis une autre vision de la vie, ont joyeusement versé leur sang pour qu’elle pût se transformer en réalité.
Ce qui a constamment manqué aux natures nobles, droites, généreuses, idéalistes, c’est quelquefois le jugement et presque toujours la force de résistance. Toute l’histoire du monde le prouve. Elles n’ont su défendre ni leurs amis ni leurs principes. Or, cette guerre a démontré que rien ne s’improvise et que les peuples qui n’avaient pas su élever de barrières contre leurs ennemis l’ont tragiquement payé. Il a fallu que certains improvisent en quelques mois, par un effort gigantesque, ce que d’autres avaient mis des années à préparer savamment.
Cette expérience doit servir également dans l’ordre moral contre les ennemis intérieurs, et en attendant la victoire et le déblayement des tranchées ennemies, il faut penser, dès maintenant, à élever d’autres tranchées. Les forces perverses, qui vont essayer de reprendre leur place au soleil, doivent nous trouver prêts à les repousser. C’est la mentalité générale qui doit se transformer : les verres des lunettes obscurcis ont besoin d’être nettoyés et rendus transparents. Chez beaucoup d’esprits, en ces dernières années, une double tendance se manifestait : celle de voir faux quand il s’agissait de porter un jugement et celle de trouver dans l’obscurité de la pensée et des mots un signe de profondeur. Toute idée nettement formulée choquait leur goût comme une banalité. Ils faisaient de l’ésotérisme à propos de tout. La France et l’Italie elles-mêmes, ne surent pas complètement échapper à ce reniement de l’une des plus belles facultés de l’esprit latin : la divine clarté !
Les esprits s’étaient germanisés au point de se complaire dans les brumes épaisses, les labyrinthes intellectuels, les ténèbres dont les imaginations compliquées obscurcissaient l’extériorisation des plus simples idées. C’est un joug qu’il faut rompre ; chaque pays doit revenir au génie qui lui est propre et ne pas permettre qu’on lui obscurcisse son soleil. Les peuples de bon sens ont le devoir d’affirmer leur supériorité ; en ces dernières années, ils semblaient avoir honte de leurs qualités intrinsèques. Entendre dire qu’ils possédaient les qualités des autres races semblait à beaucoup le plus flatteur des éloges.
Du reste, dans les années qui ont précédé la guerre, les hommes avaient la tendance de s’enorgueillir davantage de leurs faiblesses que de leurs vertus. Ils trouvaient quelque chose d’inélégant dans ce dernier mot, tandis qu’un égarement, même un petit vice, mettait mieux en relief une personnalité ; c’était comme le dernier coup de fion des couturières, des modistes, des coiffeurs… Pour le palais, la saveur en semblait augmentée. Les choses les plus ridicules se disaient couramment à ce sujet.
L’aberration mentale et l’illogisme avaient atteint sur quelques points en certains cerveaux des proportions singulières ; la société était comme ensablée dans des goûts, des besoins, des cupidités qui, ne pouvant être satisfaits, produisaient un indéfinissable et croissant malaise. Un cataclysme était inévitable comme la tempête, les jours où des nuages tumultueux parcourent le ciel. Dieu a abandonné le monde à lui-même, et toutes les causes accumulées ont produit leurs effets ; cela ne diminue les responsabilités de personne. Il a suffi à certaines mains de se sentir libres, de ne plus être retenues par une intervention invisible pour que le monde fût livré au carnage. Sans doute une leçon était nécessaire aux victimes comme aux bourreaux. C’est la colère de Dieu qui passe. Mais s’Il a permis à l’œuvre destructrice des superbes de s’accomplir et s’Il a trouvé bon que les égarés connussent le châtiment, Il n’a pas pour cela abandonné les hommes, et jamais, peut-être, l’influence divine ne s’est autant fait sentir sur les cœurs.
Des choses extraordinaires se disent sur les champs de bataille et dans les hôpitaux. Un souffle étrange a passé sur les âmes. Des mots inattendus viennent sur des lèvres qui, il y a peu de temps encore, ne savaient prononcer que des paroles médiocres, vulgaires, offensantes pour la beauté et la divinité. Chez d’autres, une résignation stoïque a remplacé les passions de la chair ; ils vont à la mort, les yeux levés vers elle, d’autres encore sont saisis d’une ivresse sacrée. Dieu a des façons multiples de travailler les âmes.
Dans toutes les armées qui combattent en ce moment pour la cause de la justice, les mêmes phénomènes se produisent, mais je ne puis parler en connaissance de cause que de la France et de l’Italie. Paroles entendues de la bouche des blessés, récits de témoins directs, lettres lues, tout raconte une même histoire de tendresse, de foi, d’héroïsme, de vertu stoïque. Sur tous les fronts et dans toutes les tranchées, le même renouvellement de vie morale se manifeste, les âmes se spiritualisent, s’épurent, les horizons s’élargissent, les hommes apprennent à regarder vers les hauteurs ; ce sont des dieux en devenir.
Si les populations civiles ont en face des défenseurs ou des libérateurs du sol national des devoirs imprescriptibles, les survivants de la grande guerre auront également des devoirs à remplir envers leurs camarades morts : celui, entre autres, de ne pas renoncer à l’idéal pour lequel ils se sont faits tuer, c’est-à-dire une vie plus juste, plus haute et plus pure. Dans les sacrifices qu’ils supportent si vaillamment, tous sont soutenus, je le répète, par la pensée d’épargner à leurs enfants la formidable épreuve à laquelle eux-mêmes ont été exposés.
C’est le sentiment instinctif de sauver la race qui leur donne une persévérance si obstinée et un si inébranlable espoir. Beaucoup se déclarent plus heureux dans la boue des tranchées ou battus par des tempêtes de neige qu’ils ne l’étaient auparavant dans la vie aisée et commode. C’est qu’ils savourent enfin la liberté morale que donne le contact avec la divinité : « Il nous semble avoir des ailes, » disent-ils. La douceur infinie de la communion avec l’esprit enivre leur cœur.
II
Évidemment cette guerre amènera des changements que le cerveau le plus puissant ne saurait prévoir. Elle représente non seulement des torrents de sang, mais une terrible crise intellectuelle, un renversement de toutes les idées reçues et acceptées. On pourrait presque affirmer que cette période de temps dépasse la mesure de l’intelligence humaine, tellement l’homme se sent incapable d’en envisager les conséquences. Une chose est certaine cependant. Elle laissera dans les cœurs un héritage de haines farouches et il sera difficile de concilier désormais les deux sentiments de patrie et d’humanité, à moins que l’on ne se contente d’un humanitarisme national limité à certaines frontières.
Du reste, à toute époque, il y a eu conflit entre les deux sentiments. Chez les Grecs d’abord et ensuite chez les Romains. Les premiers se sont attachés successivement à l’un des deux. Nous voyons leurs hommes d’état considérer avant tout l’utilité nationale. « Dès qu’une action est utile à la patrie, il est beau de la faire, » affirme Agésilas, roi de Sparte, et Cléon déclare que les pires fléaux d’une domination sont la pitié et la douceur. D’autre part, les penseurs et les philosophes grecs font preuve d’un cosmopolitisme illimité qui ressemble étrangement à l’européanisme d’hier. Si les citoyens ne voulaient pas voir l’humanité, les moralistes allaient jusqu’à nier la cité. Les uns et les autres tombaient dans l’excès.
Les Romains eurent un sens plus juste des choses ; ils saisirent ce qu’il y avait d’également bon, d’également nécessaire dans les principes opposés et ils tentèrent la conciliation[11]. Bien que l’égoïsme local ait été l’âme de la Rome naissante, elle ne dévastait pas tout ce qu’elle soumettait et souvent on la vit « épargner les vaincus et vaincre les rebelles, » par intelligence, par intérêt bien entendu, sans sentir cependant la moindre obligation envers les hommes d’une autre race. Quand Térence écrivit le mot fameux : Homo sum, humani nihil a me alienum puto, ses contemporains le répétèrent après lui, sans en appliquer le sens à la vie pratique. Cicéron, ce précurseur de plus d’un sentiment moderne, fut le premier à essayer de concilier l’humanitarisme avec ce qui restait à Rome de patriotisme sincère. Au gré de sa versatilité personnelle, qui suivait celle des événements, il insiste tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre des deux devoirs. Malgré ces continuelles fluctuations d’idées, nous le voyons dans le cours ordinaire de la vie, accueillir les étrangers, correspondre avec eux, plaider en leur faveur ; c’est un cosmopolite qui ne perd pourtant jamais de vue les intérêts de l’État romain. S’il vivait de nos jours il aurait été un parfait ambassadeur, aussi à son aise à Paris qu’à Londres, Vienne ou Berlin, mais avec les yeux largement ouverts sur les intérêts de son pays. Aussi ne peut-on le comparer aux banquiers internationaux d’aujourd’hui qui tiennent parfois en main la destinée des États, mais pour lesquels l’argent n’a pas de patrie et qui, dépourvus de sentiment national, sont prêts à tous les compromis.
La conciliation que rêvait Cicéron entre les deux sentiments était basée sur quelque chose de plus noble que les seuls avantages matériels. Pour lui, la patrie venait après les dieux et avant la famille : l’humanitarisme n’était pas exclu, mais arrivait en dernier. En cas de conflit, écraser les adversaires vaincus ne présente pas pour l’orateur romain un acte coupable ni une erreur de jugement, et il n’admet pas non plus que l’intérêt de l’État puisse exiger une action criminelle. Au fond, selon lui, « il ne peut y avoir ni patriotisme sans moralité, ni moralité sans humanité. »
C’est à la formule cicéronienne qu’il faudra revenir quand les esprits se seront apaisés. « Se sentir concitoyen de tout homme qui pense, » selon la parole de certains humanitaristes, dont les socialistes se sont emparés, est impossible en cette heure où la grande lutte des races et des nations est engagée. Les hommes au cœur sain et à l’esprit droit ne peuvent plus se complaire en une vague bienveillance générale. La grande vision de justice fraternelle s’est obscurcie. Y reviendra-t-on jamais ? À la période d’évolution où nous sommes, le sentiment national fortement senti est nécessaire à la grandeur des peuples et au développement de certaines vertus qui sans lui disparaîtraient.
Cependant les hommes ne pourront plus désormais s’enfermer dans leur « cité » ; l’union avec les peuples alliés pour la défense de la liberté et de la justice, aura créé entre eux un nouveau lien et un nouveau devoir. La formule cicéronienne devra donc être élargie.
Le mot célèbre et si souvent répété de Pascal : « Qui veut faire l’ange, fait la bête, » trouve également son application dans cet ordre de sentiments. La bonté, devant laquelle tous les fronts devraient se courber avec révérence et qu’il faudrait adorer, car elle représente dans les cœurs la parcelle divine, ne doit pas être confondue avec ce sentimentalisme faux et mièvre qui jette des bénédictions sur toutes les faiblesses et souvent sur toutes les ignominies, qui n’accuse et ne condamne jamais ni les bassesses ni les lâchetés. Les âmes réellement bonnes sont celles qui savent, à l’occasion, blâmer, châtier et dédaigner.
Vouloir aimer tout le monde et répandre l’éloge sans discernement, c’est n’aimer ni n’estimer personne. Dieu, il est vrai, fait luire son soleil sur les bons et les méchants, mais il a pour cela des raisons que notre intelligence ne saisit point. Je ne veux pas dire que nous ne devions pardonner à ceux qui nous ont offensé personnellement, mais les approuver et les estimer serait excessif. Il y a tel genre de bienveillance qui est presque une offense à la loi de Dieu. Approuver ce qu’il condamne, n’est-ce pas s’en rendre complice ? L’humanitarisme bénisseur m’a toujours semblé faux et déplacé. Par certaines complaisances lâches nous faisons la figure de la bête dont parle Pascal. En ce moment, par exemple, ne pas sentir l’indignation et la colère indique une paralysie du cœur ou des centres nerveux.
Il faut que l’homme nouveau, après avoir combattu pour la défense de son intégrité, apprenne à honorer ce qui est grand, beau et fort et, sans devenir dur pour personne, et tout en cultivant cette humilité du cœur qui attire les âmes[12], apprécie désormais chaque individu à sa valeur et n’ouvre pas les portes de ses jardins à toutes les iniquités et à toutes les vulgarités. Ceux qui ne respirent pas une bonne santé morale pourront être plaints comme des malades, mais ne devront plus exercer d’attraction. Le déséquilibre devra être traité comme une plaie de l’esprit, et non choyé comme s’il représentait un état psychologique intéressant.
Quelle forme prendra la société après la guerre ? Comment s’établira-t-elle ? Il serait présomptueux d’essayer de le prévoir, mais il est certain qu’un souffle nouveau l’animera, et ce souffle sera celui de l’esprit qui a passé sur le visage des héros. C’est le grand phénomène moral de la guerre actuelle.
L’homme possède en lui des pouvoirs dont il ne se doute pas encore. Les paroles de Jean et le miracle de la Pentecôte renferment à ce sujet d’étonnantes promesses que toutes les églises ont enveloppées de mystère. Certains hérésiarques les ont exploitées dans un but pervers, d’autres ont voulu les expliquer selon leurs conceptions intéressées, essayant de fabriquer de nouveaux dogmes. Je crois que ce travail entre l’homme et l’esprit doit rester absolument individuel et intérieur, et s’élaborer dans le mystère de chaque conscience.
Il consiste à laisser passer l’esprit de Dieu et à appeler le souffle divin. Ce souffle a passé victorieusement sur les champs de bataille, sous la pluie des obus, dans les hôpitaux de camp, quand à peine une lueur de vie restait encore dans les corps mutilés, comme le disait un blessé qui avait miraculeusement échappé à la mort, tandis que les projectiles ennemis faisaient œuvre de destruction : « J’ai senti une prière passer sur moi. »
Tous, sous une forme ou l’autre, ont été frôlés par quelque chose d’indéfinissable, une force inconnue qui les élevait au-dessus d’eux-mêmes, leur mettait au cœur des élans enthousiastes, faisait jaillir dans leurs âmes des sources nouvelles et les traversait d’un immense espoir. Or, l’espoir est le plus efficace des moralisateurs.
Pour que sur les ruines amassées, puisse s’élever une société plus saine, plus forte, meilleure, il faut d’abord restaurer le temple de la vérité, car sur l’argile du mensonge aucun édifice ne peut rester debout ; puis, faire naufrager les fausses valeurs, redresser les fausses consciences et balayer les fausses pitiés ; ensuite, retourner à la vie simple, aider au triomphe de la famille, cultiver l’indépendance morale et pratiquer le culte de l’héroïsme. Mais tout cela ne sera possible que si le contact avec les choses divines n’est pas interrompu et si, ayant connu sur les champs de bataille les délices de la communion avec l’infini, l’homme n’y renonce pas en rentrant dans la vie civile.
Un grand travail s’est fait en lui : il a vu et compris le néant des biens matériels : vie, santé, bonheur, richesses ! Le choc de deux armées provoqué par une volonté malfaisante, a suffi à les détruire en un instant. Évidemment, tant que par la volonté de Dieu le corps existe, il faut le vêtir, le nourrir, le pourvoir des choses indispensables à son existence, et si possible à son bien-être, mais en leur donnant l’importance qu’elles méritent et sans s’absorber en elles. Toute la partie supérieure de notre être est appelée à une autre activité : les devoirs envers la patrie, la recherche de la vérité et de la justice, l’adaptation de la vie aux principes, la bonne volonté vis-à-vis des hommes, et par-dessus tout le commerce avec les forces divines. Sans dire comme sainte Thérèse : muero porque non muero — car notre devoir est de vivre et de préparer d’autres à vivre — nous ne pouvons être intérieurement heureux qu’en appuyant notre cœur aux portes des demeures éternelles.
L’ascétisme n’est pas fait pour toutes les âmes, et il y a de la puérilité dans les sacrifices inutiles. Du reste, goûter les beautés de la nature, la joie de vivre, l’amour des créatures, les satisfactions de l’intelligence, c’est rester dans le plan divin, c’est adorer Dieu dans sa munificente bonté, et les survivants des atroces souffrances actuelles jouiront de ces biens avec une intensité qu’ils ne connaissaient pas auparavant, et ce sera naturel ; cependant, j’en suis certaine, quelque chose sera changé dans leurs vues et intentions. Ils ont été touchés au passage par une aile puissante qui les a portés plus haut et, comme rien ne demeure en place, qu’il faut fatalement monter ou descendre, ceux, que l’amour du divin a effleurés, vivront désormais dans l’attente de quelque autre contact. Ils formeront une longue chaîne d’êtres d’où s’élèvera un chœur de prières pour le salut de la patrie.
Ainsi, après en avoir sauvé le sol, ils en sauveront l’âme : aidons-les, n’empêchons pas par notre scepticisme et notre inertie cette œuvre sainte de s’accomplir. L’appel s’adresse à tous les cœurs et à tous les esprits, quelle que soit la nuance ou la croyance politique ou religieuse à laquelle ils se rattachent. Je n’appartiens à aucun parti, à aucune secte, je sais que les hommes de bonne volonté se trouvent partout, que sous les meilleures étiquettes des loups dévorants peuvent se cacher, et que les collectivités représentent au fond des individus. Ceux qui auront appris à vivre d’une vie spirituelle, quelle que soit leur dénomination, pourront seuls aider efficacement leurs frères.
L’esprit ouvre les yeux, il rend averti, il montre le chemin, il délivre des considérations secondaires, il indique les précipices, il fait comprendre les choses cachées, il éclaircit les malentendus… Et sans doute, après ce renouvellement d’alliance entre la France et l’Italie, qui aura sauvé de l’étouffement la civilisation latine, il aplanira les voies des deux nations afin qu’elles puissent travailler à la régénération de leur race et au bonheur du monde.
Entre les nations qui auront combattu ensemble pour la justice et la liberté, un lien se sera établi qui facilitera et adoucira les rapports entre peuples divers et leur permettra de travailler, unis, à la pacification de l’Europe. Il est trop tôt pour parler de nos adversaires dont les soldats meurent le même jour que les nôtres. Dans bien des années, lorsqu’ils se seront apaisés et que l’ivresse cérébrale qui les pousse se sera dissipée, nous aurons pour eux des paroles de lucide pitié, car ce n’est pas sur les voies de la haine éternelle que l’Esprit nous conduira. N’a-t-il pas dit aux bergers d’Orient, par la bouche d’un ange : « Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes ? »