Le Livre de M. de Broglie sur Frédéric II et Marie-Thérèse

Le Livre de M. de Broglie sur Frédéric II et Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 199-210).
LE
LIVRE DE M. LE DUC DE BROGLIE
SUR FRÉDÉRIC II ET MARIE-THÉRÈSE

A peine l’empereur Charles VI eut-il succombé, le 20 octobre 1740, à une indigestion de champignons, que Maurice de Saxe écrivit au comte de Brühl : « Voilà le brouillamini général, j’ai une part à y prendre. » Ce qu’écrivait Maurice de Saxe, tout le monde le pensait; il était alors peu de gouvernemens qui ne s’occupassent de calculer leurs chances, de rechercher ce qu’ils pouvaient avoir à perdre ou à gagner dans cette affaire. L’histoire moderne n’offre guère de spectacles plus dramatiques que l’orageuse mêlée à laquelle donna lieu l’ouverture de la succession de Charles VI. L’importance des événemens, la physionomie originale des principaux acteurs, la grandeur des caractères et des figures, tout Goncourt à donner plus d’intérêt à cette époque de crise et de confusion, qui a produit de graves changemens dans la constitution politique de l’Europe. D’un côté, une jeune souveraine qui, abandonnée du ciel et des hommes et sentant la terre manquer sous ses pieds, oppose aux trahisons de la fortune la plus héroïque fermeté d’âme, travaille sans relâche non-seulement à s’assurer la possession de ses états héréditaires, mais à placer la couronne impériale sur la tête d’un disgracieux mari qu’elle prend sous la protection de ses grâces; d’autre part, un roi de vingt-huit ans tenu jusqu’à son avènement à l’écart de tout et révélant dès ses débuts un génie politique qu’égalera bientôt son génie militaire, un lettré, un parnassien, un joueur de flûte, un apprenti philosophe sous lequel on voit percer subitement un ambitieux sans peur, sans vergogne et sans remords, et qui, semblable à un jeune épervier impatient d’essayer ses forces et son bec, fond de plein vol sur sa proie, la couvre de ses ailes, la tient si fortement dans ses ongles qu’il faut désespérer de la lui arracher, les principaux états allemands entrant en appétit et réclamant leur part dans la curée, l’Angleterre et la France se mêlant à cette aventure, un inextricable conflit de convoitises et de jalousies, des manœuvres, des prétentions avouées ou inavouables, les fils entre-croisés de mille intrigues contraires, voilà ce que vit l’Europe en 1741, et assurément aucun sujet n’est plus propre à tenter un historien.

Pour écrire le beau livre où il a raconté les débuts de Frédéric et de Marie-Thérèse, les premières passes d’armes de leur grand duel et le rôle qu’y joua la France, M. le duc de Broglie a mis à profit non-seulement les plus récentes publications des chancelleries de Berlin et de Vienne, mais les correspondances inédites des agens français qu’il a patiemment interrogées et compulsées aux archives des affaires étrangères[1]. Il faut lui savoir gré également et de l’abondance des informations qu’il a recueillies et de l’usage discret et sobre qu’il en a fait. Il n’a pas oublié un moment que l’histoire est un art autant qu’une science, il a su se défendre de cette intempérance du détail inédit qui est une des maladies de notre temps. Il a semé à la main, non à plein sac, il n’a eu garde de tout dire et de vider ses tiroirs. Si riches que fussent les documens dont il disposait, il n’a sacrifié à la tentation d’en user ou d’en abuser aucune des qualités maîtresses qui font l’historien, l’ampleur du récit, le sentiment des proportions et de l’ordonnance, les vues d’ensemble, la philosophie des événemens.

Si nous louons en lui ce mérite, ce n’est pas qu’il lui en ait coûté beaucoup de se contenir ou de s’abstenir à propos; il y a un peu de vertu dans tous les grands talens. Mais ce sont des vertus rares aujourd’hui que le goût et le choix. Jamais on ne poussa plus loin l’amour des minuties, jamais on ne se donna plus de peine pour graver dans la mémoire des hommes une foule de choses parfaitement dignes d’être oubliées. Les écrivains qui ont le courage de retrancher l’inutile de leurs arbres à fruit sont peu nombreux, et ceux qui nous invitent à dîner sans nous faire passer par la cuisine le sont encore moins. Il semble que le XIXe siècle, qui a commencé par le romantisme et la philosophie, soit destiné à finir par le commérage. Il convient à un historien de n’être ni romantique ni commère, de posséder ce bon sens qui voit de haut et qui résume. Le grand Frédéric, qu’il est permis de citer à ce sujet, puisqu’il est question de lui dans cette affaire, écrivait un jour à l’un de ses ministres, qui attachait trop d’importance à des puérilités de procédure: «Je me ressouviens d’un conte du Boccalin qu’un homme qui voulait aller de Rome à Tusculum s’amusa à vouloir faire taire toutes les sauterelles qu’il trouva dans son chemin; un autre, qui allait au même endroit que lui, laissa crier les sauterelles et y arriva. Imitons le dernier de ces voyageurs et poussons à notre but sans nous embarrasser des bagatelles. » M. le duc de Broglie n’a refusé à la curiosité de ses lecteurs ni les détails agréables ni les anecdotes piquantes; mais il s’est occupé surtout de pousser au but et d’arriver à Tusculom, laissant à tel historien allemand qui a traité le même sujet que lui le soin de compter les sauterelles.

Un autre mérite, que nos voisins d’outre-Rhin ne sauraient lui contester sans injustice, est l’impartialité. Mais il est bon de s’entendre sur ce point. Demander à un historien de ne rien aimer et de ne rien haïr, c’est lui demander de sortir des conditions de la nature humaine, de se tenir au-dessus ou au-dessous. Exiger qu’il n’ait ni sympathies ni antipathies, c’est vouloir qu’il n’ait ni chaleur d’âme ni caractère et qu’il n’en mette point dans ses récits comme dans ses portraits. M. de Broglie préfère résolument Marie-Thérèse à Frédéric II, et il ne s’en cache pas; mais cette préférence, qu’on la blâme ou qu’on l’approuve, qu’on soit disposé ou non à la partager, ne l’a jamais induit en tentation de violenter les faits ou de forcer les témoignages, et il serait difficile, croyons-nous, de le convaincre de quelque péché soit d’omission, soit de commission contre la sainte vérité de l’histoire, qui lui est plus chère que la reine de Hongrie.

Le plaisir de comprendre et d’expliquer est le plus savoureux de tous pour le véritable historien et lui sert de préservatif contre l’entraînement de ses passions ou de ses partis-pris. Le naturaliste qui étudie un serpent à sonnettes n’a garde de le classer parmi les êtres pernicieux dont il importe d’éviter soigneusement la rencontre; il ne lui reproche ni les crimes qu’il a pu commettre ni la puissance de son venin capable de tuer un homme en quelques heures. Il cherche à se rendre compte de sa structure, de ses formes trapues, de la grosseur de sa tête, de son museau court, de l’épaisseur de ses écailles, de l’agencement de sa queue formée de pièces cornées qui se meuvent les unes sur les autres. Il découvre dans la composition organique de ce monstre une harmonie qui l’enchante; il est tenté de s’écrier : « Quel beau monstre! » L’homme qui a des yeux d’artiste a beau apercevoir dans le monde beaucoup de choses qui blessent ses sentimens ou révoltent sa morale, il ne laisse pas de goûter infiniment le spectacle mêlé de la vie humaine avec ses confusions, ses ombres et ses lumières, et quand il lui arrive de rencontrer un coquin de la grande espèce, possédant toutes les qualités, tous les talens, toutes les vertus de son état, il ne renonce pas à le juger, mais il ne peut s’empêcher de se dire : « Quel beau coquin ! » et il se surprend à souhaiter dans le secret de son cœur que la race ne s’en perde pas.

Il y a de l’artiste ou du naturaliste dans le véritable historien; la sévérité de ses jugemens est tempérée par l’amour que lui inspire son sujet, et la joie qu’il éprouve à comprendre ce qu’il n’aime pas le lui fait presque aimer. On raconte qu’un sectaire de grand mérite, qui a écrit une volumineuse histoire de la réformation, disait un jour à l’illustre Léopold Ranke en lui donnant l’accolade : « Nous sommes doublement confrères, étant l’un et l’autre historiens et protestans. — Ah ! permettez, monsieur, répliqua vivement M. Ranke, il y a entre nous une grande différence; vous êtes plus protestant qu’historien et je suis plus historien que protestant. » Un témoignage que les Allemands de bonne foi rendront à M. le duc de Broglie, c’est que, si attaché qu’il soit aux intérêts de, son pays, quand il écrit l’histoire, il est encore plus historien que Français.

Il l’a prouvé dans plus d’une page fort éloquente, où il explique avec une loyale franchise les causes du mauvais vouloir que les Allemands du XVIIIe siècle portaient à la France, les justes sujets de défiance et de rancune qu’on leur avait donnés. Il y rappelle que « Richelieu avait toujours su conserver à son intervention dans les affaires allemandes ce caractère de modération qui, combiné avec l’énergie de ses actes, faisait la véritable originalité de son génie, » qu’en soutenant les protestans ce grand ministre ménageait la conscience et la dignité des catholiques, qu’il ne traitait jamais de haut ceux qu’ils secourait de ses deniers ou de ses soldats, qu’il leur épargnait toujours ces airs protecteurs, ces paroles de bienveillance superbe qui transforment les services en injures. Ce fut Louis XIV qui fit tout le mal, parce qu’il n’avait pas le génie politique et qu’il sacrifia trop souvent le profit à l’éclat et à la montre, les intérêts de l’état aux solennelles jouissances de son orgueil. Plus que toute autre nation, l’Allemagne eut à souffrir de sa vanité fastueuse. « Durant un demi-siècle, Louis XIV avait fait passer tant de fois le Rhin à ses années, sans nécessité et sans prétexte, fait payer si cher son alliance à ses amis et sentir si rudement sa puissance à ses adversaires, gravé le souvenir de ses exploits en termes emphatiques sur tant d’arcs de triomphe, qu’à force de froisser l’amour-propre, qui ne dort jamais, il avait fini par réveiller le patriotisme assoupi. »

Copiant de fâcheux exemples, grands ou petits seigneurs, bourgeois, lettrés, aggravaient l’effet des maladroites hauteurs du souverain par l’impertinence de leurs procédés et de leurs propos, de leurs persiflages et de leurs brocards. « Quand un prince ou un envoyé allemand faisait son entrée à l’Œil-de-Bœuf, c’était parmi les petits-maîtres à qui irait le lendemain amuser les belles dames dans les ruelles de bonne compagnie aux dépens de son costume burlesque, de ses manières empesées, de la profondeur de ses révérences et de la lourdeur de son accent. » La fatuité est de tous les vices de l’esprit le plus sot et le plus coûteux. La nôtre nous a fait beaucoup de tort, nous l’avons payée très cher. Nous en voilà presque guéris, espérons que c’est pour toujours.

Personne n’a mieux expliqué que M. de Broglie l’immense popularité que pouvait se promettre le premier prince allemand qui se sentirait de taille à regarder la France en face. Pour n’exciter ni jalousies ni ombrages ni complots contre sa gloire, il importait qu’un tel prince ne fût ni un fils d’Autriche, ni un prétendant au saint-empire, ni un catholique zélé, ni un protestant fanatique, mais il fallait aussi qu’il imposât le respect par ses grandes actions et par l’audace de ses entreprises, qu’il fût un enfant gâté de la fortune, qu’il eût conquis sa place parmi les puissans et les victorieux « Supposez de plus qu’au génie politique et militaire cet homme privilégié joignît le don d’écrire et de penser à l’égal des plus grands maîtres de la philosophie, supposez qu’en particulier il excellât dans l’art terrible de manier la satire et se plût à en faire usage pour retourner ce fer empoisonné dans les chairs et dans le cœur de ceux-là même qui s’en étaient longtemps servis contre sa patrie ; supposez, que tour à tour infidèle allié et heureux ennemi de la France, il fît pendant un demi-siècle de nos rois, de nos ministres, de nos généraux, de nos diplomates, le point de mire de ses épigrammes répétées par tous les échos de l’Europe… quel changement de scène inattendu ! Quel renversement de tous les rôles ! Pour l’orgueil allemand, quel retour de tant de disgrâces ! Pour la vanité surtout, quelle revanche de tant de blessures ! » Quand on est capable de rendre une si éclatante justice à ce qu’on n’aime pas, on est quitte envers sa conscience, et qui pourrait douter après cela que M. de Broglie n’ait la raison assez haute pour ne point déprimer ni ravaler les grands hommes qui lui déplaisent, assez de dégagement d’esprit pour pouvoir admirer les serpens à sonnettes ?

C’est une partie considérable du talent de l’historien que l’art de soulever les questions, de les poser nettement, de les discuter et de les résoudre. Sans adopter de tout point les conclusions de M. le duc de Broglie, tous ses lecteurs demeureront d’accord qu’il a traité de main de maître et débattu avec autant de méthode que d’autorité les deux questions que voici : Quelle était pour la France la meilleure conduite à suivre dans la guerre de la succession d’Autriche ? De quel nom convient-il de qualifier la défection de Frédéric, qui, plantant là ses alliés, les laissant porter seul le poids du jour, se ménagea en 1742 une paix séparée avec l’ennemi commun et se retira sous sa tente, la conscience tranquille, le cœur en joie et les mains pleines ?

En 1740, la France pouvait choisir entre l’alliance de la Prusse, celle de l’Autriche ou la politique expectante. Quel que fût son choix, dans quelque combinaison qu’elle entrât, elle avait à se garder de l’Angleterre, sa jalouse rivale, sa mortelle ennemie d’alors, qui, désireuse de s’assurer la souveraineté des mers, était toujours prête à ameuter, à coaliser l’Allemagne contre l’héritier et l’héritage du grand roi. Si la France, au lieu de lier partie avec la Prusse, avait épousé la cause de Marie-Thérèse, le roi d’Angleterre se serait souvenu qu’il était électeur de Hanovre et que Frédéric défendait les libertés du corps germanique contre la puissance impériale. Frédéric y comptait bien, c’était là-dessus qu’il tablait, et il n’était pas homme à négliger aucun des atouts qu’il avait dans son jeu. Il était certain que le jour où il romprait son pacte avec la France, l’Angleterre viendrait à lui; aussi la ménageait-il, sans qu’il lui en coûtât autre chose que d’artificieuses coquetteries, et personne, comme on sait, ne s’entendait autant que lui à cajoler les gens, à les amuser par de belles paroles, à les effrayer par de fausses menaces, à les reprendre par des caresses qui, succédant aux rebuffades, n’en avaient que plus de douceur et plus de prix. Les hommes étaient pour ce grand musicien un instrument dont il jouait comme de la flûte. « Tâchez cependant de flatter Hyndford, écrivait-il à son ministre d’état, le comte de Podewils, et de nous le conserver; c’est un escalier dérobé qui peut servir en cas d’incendie... lorsque nous n’aurons plus d’autre saint auquel nous vouer. »

Dans de telles conjonctures, l’alliance autrichienne avait sans doute ses avantages, mais elle offrait de graves inconvéniens et ne promettait qu’un profit douteux. M. de Broglie a rendu un juste hommage au caractère comme à l’intelligence supérieure de Marie-Thérèse, et nous ne voudrions pas retrancher un mot à l’éloge qu’il fait de ses grandes qualités. Mais, on l’a vu vingt ans plus tard, Marie-Thérèse était une amie peu commode et peu donnante; la générosité n’était pas au nombre de ses vertus. Avec ses beaux yeux d’un bleu sombre, sa chevelure bouclée, le charme de son sourire, ses dents éblouissantes, le parfait ovale de son visage, son cou de cygne et toutes ses grâces, c’était une de ces femmes adorables et blondes, qui pèsent lourdement au bras sur lequel elles s’appuient; aussi faut-il y regarder à deux fois avant de le leur offrir. Elle aimait à prendre, quoiqu’elle pleurât quelquefois en prenant; mais elle aimait aussi à retenir ce qu’elle avait fait mine de donner, et elle s’entendait à exploiter ses amis. M. de Broglie raconte qu’elle avait poussé la naïveté jusqu’à demander à Frédéric sa voix et son appui pour le grand-duc dans le collège électoral, « en lui promettant en récompense son éternelle affection. » Elle perdit bien vite sa naïveté, mais elle conserva l’habitude de croire qu’elle récompensait suffisamment ses alliés par son éternelle affection, qu’ils devaient s’en contenter.

Frédéric craignait que le cardinal de Fleury ne fût jaloux de ses agrandissemens et ne rêvât de partager l’Allemagne entre un certain nombre de roitelets qui se tiendraient en échec les uns les autres : Lauter Kleine Herren, Regulos zu haben und einen mit dem anderen zu balanciren. La reine de Hongrie redoutait encore plus que lui la prépondérance française, et dans la guerre de sept ans, la France, fort empêchée de défendre ses colonies contre les âpres convoitises de l’Angleterre, dut au mépris de ses intérêts dépenser le plus clair de ses ressources en d’inutiles efforts pour rendre la Silésie à l’Autriche : — « On aime ici le roi de Prusse à la folie, écrivait Bernis en avril 1758, parce qu’on aime toujours ceux qui font bien leurs affaires; on déteste la cour de Vienne, parce qu’on la regarde comme la sangsue de l’état. » M. Sorel remarque, en citant ce passage, que l’expression n’était pas trop forte, que Marie-Thérèse usait de tous les moyens et de tous les argumens pour arracher au cabinet de Versailles son dernier homme et son dernier écu, que son jeu semblait être de démembrer la Prusse et de ruiner la France du même coup[2]. L’amitié de Marie-Thérèse nous a coûté très cher, nous l’avons payée de la perte de tout notre empire colonial.

Le roi Louis XV avait beaucoup d’esprit, mais par malheur il avait encore plus d’indifférence, et les indifférens ne sont bons à rien. M. de Broglie rapporte un mot de ce triste souverain qui témoigne de son inutile perspicacité. Comme on s’entretenait, à Versailles, de la mort de l’empereur Charles VI et du parti qu’il convenait de prendre, le roi, d’abord silencieux, finit par dire de son air de langueur accoutumé : « Nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de rester sur le mont Pagnote. » A quoi l’un des assistans répliqua : « Votre Majesté y aura froid, car ses ancêtres n’y ont pas bâti. » L’historien a bien raison d’ajouter qu’on reconnaît dans ce mot trivial Louis XV tout entier, « avec cette justesse de coup d’œil et ce sens pratique dont la nature l’avait doué, qualités précieuses dont la France ne profita jamais, parce que pour être dignes d’un roi, il leur manqua toujours d’être relevées par un souffle de générosité et soutenues par un ressort énergique de volonté. »

Dans l’état des choses, la politique expectante était la plus sage et la meilleure. Mais la passion d’abaisser la maison d’Autriche l’emporta sur le calcul et le bon sens, et le cabinet de Versailles régla sa conduite « sur une tradition mal comprise, devenue l’objet d’un faux point d’honneur. » Il eût été de son intérêt de se réserver, d’attendre patiemment qu’on eût besoin de lui et de se faire acheter son intervention en stipulant le prix qu’il en demandait. C’est ce qu’un homme d’état de nos jours appelait dédaigneusement la politique de pourboire ; elle a souvent ses avantages et Richelieu ne la dédaignait pas. Mais pour se mettre en mesure de profiter des événemens, il aurait fallu s’occuper d’avoir une excellente armée, capable de suffire à tout, un trésor bien garni, une administration vigilante et ferme. Que sert d’attendre l’occasion si elle ne vous trouve pas prêt? On a vu naguère un souverain qui espérait les plus beaux bénéfices de la politique expectante. Quand vint le moment d’imposer sa médiation, ses ministres lui représentèrent qu’il n’avait pas un corps d’armée à envoyer sur le Rhin. Il avait dit : « M. de Bismarck est le brochet qui mettra les poissons en mouvement, et nous pécherons. » Le brochet a mangé les poissons et le pêcheur n’a rien pris.

En se faisant le complice et le suppôt de l’envahisseur de la Silésie, le cabinet de Versailles jouait gros jeu. Mais on peut croire que son imprudence eût produit de moins fâcheux résultats s’il avait mis plus de vigueur dans son action. Au moment décisif, Frédéric eût été forcé de compter avec lui. Le jeune conquérant n’avait pas l’esprit tranquille à ce sujet, sa Correspondance politique en fait foi. Il subissait l’alliance française par nécessité, mais il la goûtait peu. Il craignait « de tirer les marrons du feu et que l’heureuse fin de la guerre ne rendît la France l’arbitre de l’univers. » Il redoutait m son despotisme immanquable. »

En politique, la façon de faire les choses est encore plus importante que les choses elles-mêmes, et il n’est pas de conjonctures dont un gouvernement avisé et résolu ne puisse tirer parti. Malheureusement le ministre dirigeant de la France n’approuvait pas la combinaison à laquelle on s’était arrêté, il s’y prêtait à contre-cœur, il ne lui donnait « qu’une adhésion silencieuse et mélancolique. » M. le duc de Broglie a fait du cardinal de Fleury un portrait en pied d’une ressemblance achevée et d’une malice presque cruelle. Il nous montre « ce vieux prêtre, que ne recommandait ni le talent ni la naissance, sortant à petit bruit du fond d’une sacristie, s’occupant de faire durer sa puissance autant que ses années, savourant les hommages qu’on rendait de toutes parts au Nestor de la politique, recevant de tous les souverains et de tous les ministres de l’Europe des lettres flatteuses, les écoutant les yeux baissés, dans cette attitude de jouissance modeste qu’un prélat mondain sait garder à l’autel devant l’encensoir. » S’étant tiré avec succès d’une guerre qu’il n’avait faite qu’en tremblant, étonné de sa bonne fortune, il se défiait de l’avenir, se souciait médiocrement de remettre au jeu. « Sa renommée, tardivement acquise, lui semblait, comme sa vieillesse merveilleusement prolongée, un bien fragile qui ne tenait qu’à un souffle et que la moindre secousse pouvait faire tomber en poussière. » A l’âge où il ne s’occupait que de vivre sans déchoir, on lui imposait de nouvelles chances à courir, une aventure qui lui paraissait pleine d’incertitudes, de hasards et de dangers, et il s’écriait : «Je suis, comme dit l’Écriture, in medio pravœ et perversæ nationis ! »

De toutes les fautes que peut commettre un souverain la plus grave est de charger de l’exécution de ses plans un ministre qui les désapprouve, qui les déclare « contraires à ses goûts et à ses principes ; » c’est une erreur que la fortune ne pardonne jamais. On ne fait bien que ce qu’on aime, et de quoi qu’il s’agisse, il faut être amoureux de son œuvre ; les amoureux seuls ont cette violence qui ravit non-seulement le royaume du ciel, mais les couronnes de la terre. Un ministre attelé à une besogne qui lui déplaît n’en souhaite que modérément le succès qui lui donnera tort, il se console d’avance d’un avortement qui lui donnera raison et le droit de s’écrier : « Ne vous l’avais-je pas dit ? » Il est fertile en objections, riche en difficultés, il marchande, il chipote, il ne prend que des demi-mesures, et faire les choses à moitié est la pire conduite qu’on puisse tenir en ce monde mieux : vaut ne rien faire du tout.

En 1740, la France conduite par une main sénile qui ne touchait à la pâte qu’à regret et avec répugnance, ne fit rien qu’à moitié et se lança dans d’inextricables embarras, fournissant des prétextes et des occasions à la perfidie de celui que nous comparions à un épervier et qui depuis avait pris figure d’aigle ou de faucon. Maître de la Silésie, il disait : Beati possidentes ! — Et il allait dire bientôt : « Je regarde cette affaire comme une navigation entreprise par plusieurs à même but, mais qui dérangée par un naufrage, met chacun des voyageurs en droit de pourvoir à sa sûreté particulière, de se sauver à la nage et d’aborder où il peut ; » ou, pour reprendre la comparaison de Louis XV, le fortuné Frédéric se disposait à se retirer sur le mont Pagnote, à contempler du haut de son rocher avec cette joie secrète qu’a racontée Lucrèce ses alliés aux prises avec le malheur et barbotant dans leurs bas-fonds. Il n’attendait pour rentrer à Berlin, la Silésie en croupe, que l’instant favorable, ce qu’il appelait « l’heure du berger, » car il était de la race des grands amoureux et il en parlait volontiers la langue.

Il s’est trouvé des historiens allemands pour affirmer que la défection de Frédéric était un acte aussi conforme à toutes les lois d’une saine morale que l’invasion de la Silésie avait été une entreprise correcte, justifiée par les règles du droit des gens. Nos voisins ont des scrupules qui les honorent, il ne leur suffit pas de réussir, ils seraient très malheureux s’ils ne parvenaient pas à se convaincre que le ciel et les principes sont pour quelque chose dans les bonnes fortunes qui leur arrivent. Ils ménagent beaucoup leur conscience, ils tiennent à ne pas se brouiller avec elle ; le plus souvent elle est bonne fille, elle croit facilement ce qu’ils lui disent. La politique a ses casuistes, ses Escobars, audacieux et subtils, qui tandis que le loup emporte l’agneau au fond des bois et le mange, se font fort de prouver à l’univers que l’agneau avait provoqué le loup, médit de lui et troublé son breuvage. Le grand Frédéric pouvait tout se permettre ; il en était quitte pour envoyer sa conscience à ses casuistes d’état comme on envoie son linge à la lessive, ils la lui rendaient aussi blanche qu’une robe d’innocence. Aujourd’hui encore, quoi que fasse M. de Bismarck, M. de Treitschke ou tel autre sont là pour démontrer qu’il n’a jamais attaqué personne, qu’il s’est toujours défendu. M. de Bismarck n’en croit rien, M. de Treitschke le croit à moitié, et cette demi-sincérité suffit pour sauver sa vertu.

Il n’y a pas de casuisme qui tienne, la défection de Frédéric est injustifiable. Toutefois, s’il existe dans l’autre monde quelque tribunal devant lequel les hommes d’état et les souverains aient à rendre compte de leurs actions, nous pensons qu’un avocat de Frédéric aurait pu facilement obtenir pour son terrible client le bénéfice des circonstances atténuantes. Il faut accorder que depuis le jour, où, contrairement à ses avis les plus pressans, les alliés, au lieu de marcher sur Vienne, prirent la route de Prague, le sort de toute la campagne fut compromis et que les fautes qu’il blâmait eurent de déplorables conséquences. Le jugement qu’en portait ce novice devenu en quelques mois un grand capitaine n’était pas trop sévère. N’étant presque jamais en force, ne faisant les choses qu’après coup, on s’exposait à des échecs et on ne pouvait poursuivre ses avantages. Le 13 juin 1742, au commencement de cette retraite où le maréchal de Broglie perdit son argenterie et 40,000 livres en espèces, l’un des secrétaires du roi de Prusse, Eichel, écrivait au comte de Podewils « qu’on ne pouvait imaginer la confusion et le désordre qui régnaient dans l’armée française, que personne n’y voulait entendre parler de subordination et de discipline, que chaque officier marchait où et comme il lui plaisait, sans s’inquiéter de ses hommes et sans que ses hommes s’inquiétassent de lui... Depuis plusieurs jours, ajoutait Eichel, ils n’ont pas su où était l’armée autrichienne, s’en sont peu inquiétés, et quoiqu’ils pussent le savoir, ils ne s’en sont informés qu’en passant et légèrement. » Dès le 2 mars, Frédéric écrivait à l’empereur des Romains : « Il n’y a ni volonté ni prudence ni accord parmi les Saxons et les Français ; ces gens me font plus enrager que l’ennemi, les hussards et les Cravates. » Il leur reprochait d’éparpiller leurs troupes, de les diviser en petits détachemens dont le plus heureux avait, comme Ulysse, l’avantage d’être mangé le dernier par le cyclope. « Les petits paquets, a dit Napoléon, sont le cachet des sots. » Pourquoi le maréchal de Broglie ne faisait-il pas la guerre comme M. le duc Albert de Broglie écrit l’histoire !

Il est juste de considérer aussi les efforts, la prodigieuse tension de tous les ressorts de l’état qu’une guerre de dix-huit mois avait imposée à cette Prusse destinée à devenir l’une des plus grandes puissances de l’Europe, mais qui n’était alors qu’un petit royaume. L’armée avait été fort éprouvée, elle avait essuyé ces pertes qu’infligent toujours à leurs ennemis les Autrichiens même battus, et les caisses commençaient à tarir. C’était le moment que choisissait la France pour prier Frédéric de prêter 6 millions de florins à Charles-Albert, à ce malheureux empereur qui n’avait que le titre et n’avait pas la rente. «Je crois que vous me prenez pour le juif de cour de l’empereur, répondait Frédéric dans un bouillonnement de colère à l’envoyé français, le gros marquis de Valory, et que non content que je ruine mes troupes pour lui, vous prétendez que je lui prodigue les épargnes de l’état; jamais roi ni juif ne prête sur les physionomies. Le roi de France peut faire à proportion de bien plus grands efforts que moi, chacun doit se plier à son état et les cordes de mon arc sont à présent tendues selon ma capacité; on devrait rougir de honte des propositions que l’on me fait. » La fourmi n’était pas prêteuse, et en vérité la cigale prenait mal son temps.

Enfin, quoique M. de Broglie ait démontré qu’autant qu’on en peut juger par les pièces de chancellerie, le cardinal de Fleury ne songeait point à jouer au plus fin avec Frédéric ni à se dérober à une alliance qui lui pesait, il n’en est pas moins vrai que Frédéric était inquiet et qu’il avait sujet de l’être. Il se défiait beaucoup des Saxons, dont il disait « que l’incertitude, le chipotage et la fausseté formaient les lois de leur politique et que la fourberie se manifestait dans toutes leurs négociations. » Il savait que Marie-Thérèse, qui à son école s’était formée avec une surprenante rapidité dans l’art de la diplomatie en partie double, négociait à Versailles en même temps qu’avec lui, et il savait aussi que l’octogénaire qui gouvernait la France avait hâte d’en finir.

On ne peut lire sa Correspondance sans constater que ses inquiétudes, bien ou mal fondées, étaient réelles et ne le quittaient pas ; elles percent dans ses missives les plus confidentielles. Le 16 janvier, il donnait à son ministre à Paris l’ordre de bien sonder le cardinal, ses projets, ses intentions, de s’assurer s’il n’était pas jaloux de la gloire et des trophées du vainqueur de Molwitz. Le 25 avril, il écrivait au comte de Podewils : « Tout ce que je redoute, c’est la France, et qu’elle ne nous veuille prévenir par une paix séparée. » Après l’événement, Voltaire, plus courtisan ce jour-là que Français, lui écrivit : « J’estime que vous avez gagné de vitesse


Ce vieillard vénérable à qui les destinées
Ont de l’heureux Nestor accordé les années.


Achille a été plus habile que Nestor. » Rien ne prouve que Voltaire eût raison, mais il est permis de croire qu’il exprimait la vraie pensée de Frédéric, qui, dans une lettre où le faux se mêlait au vrai, la sincérité à l’audace, disait au cardinal lui-même : « Peut-on m’accuser de faire la paix pour ma sûreté, lorsqu’au fond du Nord on en négociait une qui allait à mon détriment, et, en un mot, peut-on m’accuser d’avoir si grand tort de me tirer d’une alliance que celui qui gouverne la France avoue d’avoir contractée à regret? »

Au XVIIIe siècle, la France a été tour à tour l’alliée de la Prusse et de l’Autriche, et elle n’a trouvé nulle part son compte et son avantage. Cela montre que, si important que soit pour un pays le choix de ses alliances, elles ne valent que ce que vaut son gouvernement. Rien ne profite à un gouvernement faible et peu considéré. Ses ennemis ne le craignent point, ses compagnons de fortune le trompent et l’exploitent; où qu’il cherche son appui, ses amitiés sont des roseaux qui lui percent la main. Si Frédéric et Marie-Thérèse avaient eu affaire à Richelieu, l’un ne se fût point avisé de le jouer sous jambe, l’autre ne se fût pas flattée d’obtenir qu’il lui sacrifiât les intérêts français.

Ce qui ressort aussi du beau livre de M. de Broglie, c’est que les gouvernemens forts savent toujours exactement ce qu’ils veulent et ce qu’ils font. Il peut leur arriver de tirer l’épée pour conquérir une bicoque si elle leur paraît indispensable à la défense de leur pays; mais ils ne se battent jamais que pour un profit net et évident, ils ne chargent pas l’avenir de débrouiller l’écheveau de leurs projets, de leurs espérances et de leurs ambitions. « Nos aïeux, dit M. de Broglie, avaient déjà cette disposition, dont un souverain de nos jours se félicitait, à partir en guerre pour une idée. » Les guerres qu’on fait pour une idée témoignent ou d’une dangereuse vanité ou d’une paresse d’esprit qui s’en remet à des passions vagues, à des sentimens confus, du soin de régler sa conduite. Le 19 septembre 1742, Frédéric écrivait au cardinal de Fleury : « Je hais le fanatisme en politique comme je l’abhorre en religion. » Ce mot d’un grand homme mériterait d’être gravé sur la porte d’un hôtel des affaires étrangères et surtout dans Le cerveau du ministre qui l’habite.


G. VALBERT.

  1. Frédéric II et Marie-Thérèse d’après des documens nouveaux, 1740-1742, par le duc de Broglie; Calmann Lévy, 1883.
  2. Essais d’histoire et de critique, par Albert Sorel; E. Plon, 1883, p. 149.