XXXVII

l’heure de mabrouka


Mabrouka était couchée sur son lit, vêtue d’une chemise rose. Cheik-el-Zaki se disposait à la quitter. Arrivé à la porte, il tourna sa face ravagée vers la vieille épouse qui le reconduisait d’un regard langoureux, et il dit doucement :

— Au revoir, ma colombe… au revoir…

À ce moment, des clameurs montèrent de la cour. Il revint sur ses pas, ouvrît la fenêtre et reçut au visage une bouffée d’air humide.

— C’est Khalil qui se dispute avec un passant, murmura-t-il… Et s’écartant brusquement : Oh ! Oh ! quel insolent !

Il ne put poursuivre ; l’indignation le suffoquait. Mabrouka, intriguée, sauta de son lit et courut à la fenêtre.

— Non ! non ! cria-t-il en la repoussant.

— Je n’ai encore rien vu, protesta Mabrouka en se penchant au dehors.

Elle regarda. Quand elle eut bien regardé, elle jeta un cri pudique et se couvrit le visage des deux mains.

— Mon Dieu ! un homme nu ! Tu n’aurais pas dû me laisser voir, mon chéri…

— Je savais que le spectacle t’offusquerait, dit El-Zaki.

Ses paupières clignotaient. Il était content de sa Mabrouka, il était ému de tant de candeur. Mabrouka aussi était émue de le voir satisfait d’elle. Ils se sourirent l’un à l’autre tendrement confiants. On eût dit que leur amour venait de subir une épreuve et qu’il en sortait fortifié. Par moments, il est vrai, Mabrouka jetait un regard furtif dans la cour, mais à chaque fois, elle se serrait plus amoureusement contre son mari qui lui caressait les épaules qu’elle avait blanches et grasses.

— Qu’il aille chez son père, dit-elle, qu’il aille où il voudra, ce coureur de filles…

— Qui ? qui ? demanda Cheik-el-Zaki subitement inquiet. Est-ce que tu connais cet homme ?

— Tu ne l’as pas reconnu ?

— Non.

— Le fils de notre voisin…

— Goha… souffla-t-il.

En proie à une vive agitation, il se mit à marcher en long et en large, les sourcils froncés. Soudain il s’écria :

— Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire de cet homme ?

Mabrouka, qui avait regagné son lit, murmura négligemment

— Après l’aventure de Nour-el-Eïn…

— Tais-toi ! hurla El-Zaki…

Il reprit sa marche d’un pas accéléré. Il voulait réfléchir et il ne réfléchissait à rien d’autre qu’à sa volonté de réfléchir.

Mabrouka connaissait ces crises, de moins en moins fréquentes d’ailleurs, où Cheik-el-Zaki s’efforçait, toujours en vain, d’imprimer à sa pensée une direction. Elle les craignait pour lui et pour elle-même, Jamais avant l’hébétude de son mari, elle n’avait connu autant de bonheur. Elle avait maintenant un mari affectueux, empressé, qui appréciait ses conseils et recherchait son intimité, un mari tel qu’elle le concevait. L’autre, le rêveur qui s’enfermait dans ses méditations solitaires, avait disparu. Néanmoins, elle veillait. Mollement, d’une voix languissante, elle dit

— Ah ! mon chéri, je meurs de chaleur… Je brûle et je sue, mon amour…

Elle se mit sur son séant, enleva sa chemise et, se couchant, tourna le dos à Cheik-el-Zaki. Celui-ci continuait à se débattre mentalement, il avait seulement changé de formule : « Il faut que je décide, songeait-il, il faut que je décide ! » Et chaque fois que ses yeux se posaient sur le corps de Mabrouka, la rage montait en lui. L’image de ce corps l’obsédait. Brusquement en arrêt, dans un effort de réaction, il s’écria : « Voilà où j’en suis ! » Nour-el-Eïn, Waddah-Alyçum, ses longues veillées dans la bibliothèque, ses tournées de propagande musulmane, ses conférences à l’Université, tout cela n’était plus. Le philosophe avait fermé ses livres, ses élèves avaient choisi d’autres maîtres, Alyçum et Nour-el-Eïn étaient morts, l’Islam tombait en poussière…

— Qu’est-ce qui me reste ? cria-t-il, les prunelles chargées de colère… Ça ! ça ! — Il pointa l’index vers Mabrouka : — Il me reste ces grosses fesses blanches !

Mabrouka se taisait, devinant que le moindre mot lui serait fatal. Pour la seconde fois, son bonheur était en danger. Elle cherchait à s’effacer contre le mur et, d’une main tremblante, aussi discrètement que possible, tirait la couverture sur son corps. Un lourd silence régnait dans la chambre. Les voix du dehors résonnaient distinctes.

Cheik-el-Zaki, d’un air résolu, se pencha à la fenêtre et, sèchement, appela le portier. Les deux voix se turent.

— Laisse monter cet homme, ordonna-t-il. J’ai un mot à lui dire.

Et il sortit de la chambre. Durant le trajet jusqu’à la bibliothèque, il songea à la manière dont il avait donné son ordre, au ton sec qu’il avait employé. Quant à l’ordre même, il n’y songea que lorsqu’il se fut installé sur son divan. Il sursauta. « Pourquoi ai-je dit à cet homme de monter ? Pourquoi ? » Comme toujours sa pensée s’égara dès qu’il essaya de la fixer sur une question précise.

Tout à coup, il vit se soulever la portière et Goha apparaître, couvert d’un grand châle rouge que Khalil avait jeté sur ses épaules.

« Il n’est pas nu, tant mieux ! tant mieux ! » pensa le Cheik. Le grand châle rouge le soulageait, le rassérénait. Puis, remarquant la mine terreuse, le regard fiévreux, l’aspect minable de cet homme dont il avait admiré si souvent la vigueur et la beauté, il se demanda si Goha ne venait pas chez lui pour y mourir ou pour lui confier quelque secret extraordinaire. « Est-il devenu fou ? » pensa-t-il encore en s’apercevant que Goha lui souriait d’une manière étrange.

L’ambiance plaisait à Goha. Dans cette bibliothèque, il se sentait en lieu sûr. Il éprouvait du bien-être à s’y retrouver tout à coup.

— Assieds-toi, dit brusquement El-Zaki en voyant Goha s’asseoir. Et maintenant explique moi vite ce que tu veux. Pourquoi n’es-tu pas habillé ? D’où viens-tu ? Je suis contrarié que tu te sois présenté chez moi dans cette tenue de Soudanais… Remarque d’ailleurs que les Soudanais ont soin de fixer… Et comme ses pensées s’embrouillaient, il claqua des doigts, haussa le ton : Serions-nous même chez les sauvages, que je ne saurais permettre, non en vérité, je ne saurais permettre…

Il chercha un moment sur quoi devait porter sa défense et il acheva son discours par un geste emphatique.

— Est-ce qu’on apporte le café ? demanda Goha d’un air sournois.

— Tu as soif ?

— Oui, j’ai faim.

— Si tu as faim, ce n’est pas du café qu’il te faut, c’est plutôt de quoi manger.

— Oui, des cailles.

« Quelle déchéance ! se dit El-Zaki. On le prendrait pour une bête… Une bête… Pourquoi une bête ? … »

— Ibrahim ! cria-t-il d’une voix stridente. Apporte une collation !

Peu après, l’eunuque apparut avec un plateau chargé de lait caillé, de fromages, de miel et de salaisons diverses. Il fixa Goha d’un air farouche que Goha ne remarqua pas.

Les esclaves s’étaient réjouis du retour de Mabrouka à laquelle ils étaient redevables de l’acheminement de leur maître vers une vie matérielle qu’ils comprenaient et approuvaient. Ils craignaient maintenant que le fils de Mahmoud ne bouleversât l’ordre établi.

Sans se hâter, les yeux mi-clos, Goha vida un à un les raviers, un à un les compotiers. El-Zaki, stupéfait, lui demanda s’il n’avait pas mangé depuis longtemps.

— Je veux dormir, répondit Goha.

Il s’étendit sur le divan et s’endormit. Le Cheik se croisa les bras. Il était maussade, indécis. Le sommeil de Goha lui donnait le sentiment d’être abandonné de tous les hommes.

Il descendit au jardin, contourna le mausolée de son ancêtre. La matinée était chaude. Il marchait dans les allées trouvant aux arbres, aux fleurs un aspect nouveau et un aspect nouveau à lui-même. Il se sentait le front lourd et en conçut de grands espoirs et de la joie.

Le retour de Goha l’avait tiré de l’assoupissement moral où l’avait jeté Mabrouka. Cette femme avait tissé autour de lui un réseau de sensualités et de préoccupations ordinaires et cela à une époque où, abandonné par les uns, trahi par les autres, il se trouvait sans résistance, enclin à toutes les servitudes. La grâce malsaine de Nour-el-Eïn, devançant les événements, l’avait déjà préparé à cette abdication, mais la jeune femme avait mis toute son adresse à le lui laisser ignorer. Mabrouka, avec sa lourde allure, n’usa pas de tant de finesse. D’ailleurs elle n’était pas tenue aux mêmes précautions, l’homme que lui livraient les circonstances ayant perdu toute vigueur morale. Elle acheva à son profit l’œuvre de sa rivale, pesamment, comme elle faisait toute chose.

La révolte grondait en Cheik-el-Zaki. Il fallait en finir avec cet abaissement ! Et tandis qu’il prenait cette décision, par une brusque déviation de pensée, il songea à Goha, seul dans la bibliothèque, presque nu. « Je n’aurais pas dû le laisser sans surveillance, au voisinage du harem », balbutia-t-il. Il y avait une demi-heure qu’il se promenait dans le jardin. Ses jambes tremblèrent. Il eut peur pour Mabrouka. Il se souvint qu’elle aussi était nue.

— Tant pis ! tant pis ! dit-il à voix haute, je n’irai pas !

Il sentait qu’en se livrant au désordre de son émotion, il démentirait sa résolution d’une vie nouvelle, il retomberait dans sa faiblesse. Mais en se retenant, il violentait brutalement sa nature. Le sang afflua à sa tête, la sueur inonda son visage, tout son corps.

— Tant pis ! tant pis ! cria-t-il.

Ce fut son dernier effort sur lui-même. Des images obscènes hantaient son cerveau. Il se mit à courir.

Devant la chambre de Mabrouka, il s’arrêta, prêta l’oreille. Il crut entendre un bruit étrange. Fiévreusement, il saisit la poignée de la porte et ouvrit avec fracas.

Elle était là, seule, près de la fenêtre : l’effroi lui avait fait tomber de la bouche le bec du narghilé :

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que tu as ? s’écria-t-elle en se dressant sur ses jambes.

Rien ! Il ne s’était rien passé. El-Zaki s’en rendait bien compte et son soupçon lui parut invraisemblable et humiliant.

— Laisse-moi, Mabrouka, je n’ai rien, supplia-t-il, cherchant à dissimuler son essoufflement.

À sa voix, à l’expression de son visage, elle comprit qu’il revenait à elle tout entier. Elle résolut aussitôt de détruire dans son principe ce qui avait mis son œuvre en péril. Elle le prit par les épaules.

— Alors c’est Goha qui t’a fait faire du mauvais sang, mon pauvre chéri ? C’est ce chien de Goha ?

Il n’eut pas la force de la repousser et se laissa traîner jusqu’au divan où il s’affaissa lourdement. Mabrouka lui essuya le front, le couvrit de baisers, accompagnant chaque caresse d’une question. Et il ne put s’empêcher de sourire car il ne trouvait pas déplaisant cet afflux de cajoleries.

— Je n’ai rien, ma chérie, tranquillise-toi, dit-il avec bonne humeur. Je suis venu pour rester avec toi et j’ai ouvert la porte un peu fort… c’est tout.

Elle hocha la tête en silence, les yeux comme chargés de la vision de catastrophes lointaines que, par un don spécial, elle était seule à même de pressentir.

— Que fait Goha ? demanda-t-elle.

— Il dort.

Dès qu’il se sera réveillé, tu lui donneras des vêtements et tu le renverras, dit-elle gravement.

— C’est ce que je compte faire.

— Tu n’auras qu’à lui dire que ce qui s’est passé entre Nour-el-Eïn et lui te suffit et que…

— Je saurai quoi lui dire, interrompit El-Zaki.

Elle se tut, lui offrit un narghilé, du café. Longtemps ils demeurèrent silencieux, Mabrouka absorbée par ses pensées et Cheik-el-Zaki cherchant à les deviner. Tout à coup, elle se mit à sourire. Il sourit à son tour et dit en se rapprochant :

— Raconte-moi…

— Une idée.

— Eh bien, dis-moi ton idée.

— Tu te rappelles Alyçum ?

— C’était mon ami le plus cher !

Mais il eut beau soupirer et fixer ses babouches, il ne put pas s’attrister.

— Il est mort au bon moment, celui-là, reprit Mabrouka en lui touchant la barbe… Warda la dallala m’a raconté des histoires ! …

— Ah ? … fit El-Zaki à voix basse.

— Nour-el-Eïn l’avait chargée de parler à Waddah-Alyçum…

Il ne fit aucun geste, ne protesta pas. Ce qu’il venait d’apprendre, il lui semblait qu’il le savait depuis toujours.

— Warda prétend qu’elle s’est refusée avec indignation à servir d’entremetteuse et que Nour-el-Eïn a eu recours à son esclave Amina… Quoi qu’il en soit, il y a eu des pourparlers et c’est le jour où il devait rencontrer Nour-el-Eïn que Waddah-Alyçum est mort…

— Je sais, balbutia Cheik-el-Zaki…

— Heureusement qu’il est mort, conclut Mabrouka.

— Heureusement, oui…

— Il est vrai que s’il n’était pas mort, il n’y aurait pas eu Goha…

Cheik-el-Zaki fit de la tête un signe d’assentiment.