XXXV

la révolte du simple


Aux cris de Hawa, de toutes les ruelles avoisinantes, les gens accoururent et ce fut bientôt, devant la maison du crime, un attroupement bruyant de prostituées, de fellahs oisifs, de marchands ambulants avec leurs couffes et leurs bêtes. Le caftan au vent, Goha s’éloignait à grandes enjambées. Il marchait au milieu de la chaussée, fendant l’air de ses bras pour s’assurer la voie libre, précaution inutile d’ailleurs, les cris de Hawa ayant fait le vide devant lui.

La rue aboutissait à une place quadrangulaire bordée de petites boutiques. À l’ombre des stores verts ou jaunes, rouges ou blancs, des groupes discutaient. Sur toute la place, c’était un encombrement de légumes et de fruits, Parmi les melons, les pastèques, les courges, les aubergines, les marchands debout criaient et gesticulaient.

Goha rentra la tête dans ses épaules. Il lui semblait que l’odeur, l’humidité du quartier des filles étaient collées à sa peau comme une matière gluante et que, dans l’éblouissante lumière de la place ensoleillée, il ressortait tout noir.

Un peu à l’écart, parmi les pierres d’une bâtisse effondrée, un savetier avait installé son échoppe. Quarante ans consacrés à tailler et à coudre le cuir ne l’avaient pas enrichi. Sa gallabieh qui tombait en loques ne lui venait plus qu’aux genoux.

— Sois le bienvenu, dit-il à Goha, avec un doux regard…

Goha ne répondit pas au salut, non qu’il fût distrait, mais il avait le désir d’humilier le vieillard.

— Comme tu voudras, mon fils… Tu es mieux habillé que moi, mais Allah seul est grand…

Et le savetier se pencha sur la pièce de cuir qu’il était en train de découper.

Goha le regarda fixement. Il avait le crâne fracassé. De la cervelle pendait sur son oreille et, sur ses joues, des filets de sang s’étaient coagulés. Cette image n’inspira à Goha ni horreur, ni dégoût. Tous les êtres avaient le crâne ouvert. Il suffisait pour s’en rendre compte de les considérer attentivement.

Il se leva. Il prit une rue, puis une autre. Jusqu’à la nuit, il marcha sans arrêt. Il avait perdu la notion de l’heure ; la fatigue lui avait engourdi les sens. Quoiqu’il n’eût rien mangé depuis la veille et que la chaleur fût accablante, il était insensible au fumet des viandes qui s’échappait des rôtisseries, il était insensible à la brise qui glissait sur sa nuque en sueur. Il n’avait conscience que de ses jambes, il était tout entier dans ses jambes, et ses jambes étaient en marche pour l’éternité.

Tout à coup il s’arrêta et ce fut si brusque qu’il faillit perdre l’équilibre. Un promeneur attardé venait de déboucher au fond d’une ruelle. Pour le voir sans être vu, Goha, le cœur battant, s’effaça contre un mur. Parvenu à quelques pas de Goha, le promeneur disparut par une porte qu’il referma derrière lui. Goha s’élança. Il considéra la porte close d’un œil morne, puis avec colère ; et soudain, il souhaita le mal à l’inconnu. Il eut envie de donner à cette porte un coup d’épaule, de la défoncer, pour voir dedans. Il voulait voir dedans. L’idée s’implanta dans son cerveau qu’après avoir vu, il pourrait prendre l’inconnu dans sa main et l’écraser comme un fruit mûr.

Il appliqua son œil à la serrure en retenant son souffle. Il ne vit rien. Il chercha une fissure. N’en trouvant pas, il se coucha par terre pour regarder sous la porte ; il essaya de glisser ses doigts dans l’ouverture, vainement. Il se redressa, haletant, et se remit en marche.

Devant chaque porte, il ralentissait le pas, réfléchissait à ce qu’il pourrait faire, pour voir. Le coup d’épaule, à force d’être contenu, grossissait dans ses muscles, Goha était sûr que s’il se décidait à le lâcher, ce coup d’épaule renverserait une maison. Mais il ne se décidait pas. De temps à autre, il s’approchait d’un mur, le touchait du bout des doigts, pressait faiblement : le mur résistait. Goha poursuivait son chemin.

— Hé ! Sidi… Regarde ! … Tu t’es couché contre notre porte…

Goha se réveilla en sursaut et surprit un gamin qui lui passait sur le corps. Il s’était endormi en marchant et s’était effondré là, sans en avoir conscience. Le gamin pencha vers lui des yeux rieurs.

— Quel dommage ! dit-il… Tu as sali ta jolie gallabieh…

— Tu es un imbécile, grogna Goha… Et voyant que l’enfant tenait une galette de maïs, il la lui arracha des mains et la jeta dans une flaque de boue.

Aux cris du gamin, une femme apparut sur le seuil de la maison.

— Tu n’as pas honte ? dit-elle… Est-ce qu’on vole le déjeuner d’un enfant.

— Qui a volé ? fit Goha d’une voix bourrue.

— Toi ! toi ! cria l’enfant.

— Moi ? imbécile… Moi, j’ai volé ta galette ? … Où est-elle, imbécile ? Dans ma main ? Où ? La voilà ta galette ! … Elle est dans la boue ta galette !

— Va-t’en et que Dieu te pardonne, dit la femme avec mépris… Tu n’es pas un homme ! …

— Je suis un homme, grogna Goha… Essaye et tu verras si je ne suis pas un homme !

Vers midi, sa faim devint intolérable. Le long des rues, des gens s’étaient accroupis autour de plats fumants. Il passait devant eux rapidement. L’odeur des victuailles et le bruit des mâchoires lui arrachaient des cris.

Il était devant la maison de son père. La cour avait pris une parure de fête. Des tapis recouvraient les dalles, des tentures ornées d’arabesques l’abritaient, des guirlandes et des lampions multicolores étaient suspendus aux solives. Goha hochait la tête. La maison, elle-même, n’avait plus le même aspect. Jamais il ne l’avait connue si imposante et si fermée. Il trouvait incompréhensible qu’il eût pu autrefois y entrer et en sortir à sa guise. Tout au fond, dans l’ombre, Kellani le vieux portier, faisait sa prière. Goha eut un choc au cœur et s’écarta.

Il alla s’asseoir à quelques pas, contre le mur de Cheik-el-Zaki. Il songea à son père, à ses sœurs, à sa mère, aux nouveau-nés… Il songea à l’être qu’il avait le plus aimé, à Hawa, sa nourrice… Il y avait si longtemps qu’il ne l’avait vue ! Avait-elle vieilli ? Se souvenait-elle de Goha, le scarabée noir qui grimpait sur elle, la nuit ? Avait-elle étrenné une nouvelle gallabieh ?… « Porte-la et use-la dans la joie ! »… Que faisait à cette heure Hawa, son jasmin blanc ? Elle remplissait la mangeoire de Bagba… « Tozz ! tozz ! Maudit soit ton père ! » « Hé ! Bagba, pourquoi veux-tu que mon père soit maudit ? »… Elle nouait sur le sommet de son crâne ses trente petites nattes ; Non… Elle était à la cuisine… Elle préparait le mouton… « Goha, le feu ne marche pas, viens souffler dessus… Maintenant va-t’en, je t’appellerai pour le déjeuner… » Il s’en va… Il attend dans la rue… Oh ! qu’il a faim ! Que mangera-t-il ? Mangera-t-il le gigot ou un morceau dans la côte ? Il mangera les deux et il mangera aussi la tête…

Un homme était devant lui. Il reconnut la face noire et les yeux graves de Khalil, le portier de Cheik-el-Zaki. Goha le regarda méchamment et s’éloigna, emportant avec lui des odeurs de viande grillée, d’ail et de friture. L’odeur de friture fut la plus persistante et bientôt elle fut seule à emplir ses narines.

— Hé ! hé ! fit le marchand de poisson frit qui remuait sa poêle, te voilà bien changé ! … Il y a longtemps qu’on ne te voit plus !

— Que ta journée soit bénie…

— D’où viens-tu ? Tu ne viens pas de chez ton père ? … J’ai causé l’autre jour avec Kellani, votre portier… Hadj-Mahmoud, paraît-il, veut t’égorger… Il a le sang chaud, que Dieu le bénisse ! … Depuis qu’il a su…

Le marchand cligna de l’œil.

—… Que tu t’es fait le souteneur d’une négresse, il a envisagé plusieurs moyens de t’exterminer… Quand, sur les supplications des femmes, il renonce à te pendre, il veut te brûler ; quand il renonce à te brûler, il veut te lapider… En ce moment, il songe à te trancher le cou. Ha ! Ha ! Ha ! … N’importe ! il pourrait bien te pardonner à l’occasion du mariage… Ah ! tu ne sais pas que ta sœur aînée se marie avec un riche propriétaire, fils d’Abdallah le Borgne qui est mort l’an dernier. Son sang s’était changé en eau… On parle de cinq mille feddans… C’est un beau mariage…

Goha regardait les tranches de poisson frit que le marchand rangeait sur une plaque de marbre.

— Tu as faim, Goha ? demanda le marchand en souriant… Tu as l’air d’avoir faim, tu regardes ma friture… Daigne m’honorer, Goha… Voici une belle tranche, voici du pain… Tu as faim, n’est-ce pas ?

Goha fixa ses yeux dans ceux du marchand.

— Oui, j’ai faim, dit-il d’une voix caverneuse. Je veux manger. Donne-moi un morceau de viande.

— De la viande ? Je n’en ai pas, fit le marchand, embarrassé… Tu n’aimes pas le poisson ?

— Donne-moi du poisson, dit Goha.

Il mangea sans écouter le marchand qui reprit :

— Hadj-Mahmoud m’a invité à la fête… Je te regretterai, Goha… Tu aurais fait quelques bonnes sottises qui nous eussent égayés… Depuis que tu n’es plus là, le quartier est moins amusant… On te reproche d’être souteneur, et moi je suis sûr que tu ne sais même pas ce que ça signifie… D’ailleurs, chacun sa destinée !

Et comme Goha s’éloignait :

— Viens me voir, Goha, tu me feras plaisir… Il y a toujours du bon poisson et du pain tendre pour les amis…

Goha traînait le pas. Il n’éprouvait aucune satisfaction d’avoir mangé. À ses oreilles bruissaient des mots, des mots… Quel besoin les hommes avaient-ils de tant parler ?

Une femme était couchée sur la terre. Elle dormait, ramassée dans les plis de sa mellaïa. Goha tourna autour d’elle, indécis, puis il s’arrêta. Le visage sombre, il écarta son caftan et pissa sur elle. Il s’attendait à la voir se réveiller et la fixait de ses grandes prunelles mornes, mais elle ne bougea pas. Goha la heurta du pied.

— Regarde, j’ai pissé sur toi, dit-il d’une voix sourde.

Elle ne comprit pas tout d’abord, se mit sur son séant et c’est alors qu’elle s’aperçut que ses vêtements étaient trempés.

— Qu’est-ce que c’est ? cria-t-elle. Je suis toute mouillée !

— J’ai pissé sur toi, répéta Goha.

— Qu’est-ce que tu dis, fils de catin ? Tu as pissé sur moi ?

— J’ai pissé sur toi.

Mais Goha avait beau répéter sa phrase, la femme était trop interloquée pour comprendre.

— Que t’ai-je fait, fils de catin ? cria-t-elle… Explique-moi. Je ne te connais pas et tu ne me connais pas. Je dormais tranquillement et tu es venu pisser sur moi. Pourquoi, je te prie, as-tu pissé sur moi ? Pourquoi, fils de catin ? Pourquoi ?

Et à chaque interrogation, sa stupeur grandissait. Lorsque de loin Goha se retourna, la femme en qui la lumière s’était faite enfin, le poing tendu vers lui, hurlait des injures.

Il accéléra le pas. Les yeux baissés, il suivait le mouvement saccadé de ses pieds qui sortaient de sous son caftan et couraient l’un devant l’autre. L’acte qu’il venait de commettre, il le considérait non plus avec la stupidité qui le lui avait inspiré, mais d’un esprit lucide et il balbutia : « Tant mieux ! » Tout ce que les hommes lui avaient fait endurer d’injures, de sarcasmes, tout ce que les événements avaient accumulé d’inconnus effrayants, de déboires, tout ce dont il avait pâti et qui semblait avoir glissé sur lui comme sur une pierre s’était au contraire déposé dans le fond de son être, Jusqu’ici, de temps en temps, le choc des circonstances avait évoqué dans sa mémoire telle ou telle vilenie. Mais c’était autre chose maintenant. Le dépôt d’amertume s’était soulevé tout entier. Il avait aimé Waddah-Alyçum ; on l’avait pris et on l’avait jeté dans le Nil… Il avait aimé la cheika ; des hommes à perruque l’avaient emportée… « Tu es un idiot… Tous me disent : tu es un idiot… Eux aussi sont des idiots et ils me montreront leur derrière… Ha ! Ha ! Montre-moi ton derrière, Sayed… Et toi, Khalil, vite, à côté de Sayed… Et vous mes sœurs ? allez, allez, je suis pressé ! Vos derrières, je vous prie… » À mesure que le tableau s’allongeait, il se claquait les cuisses avec des rires hachés. « À ton tour, Hadj-Mahmoud… Oui, mon père, à ton tour… Si tu veux le conserver, montre-le… Et toi, le porteur d’eau, et toi, le marchand de fritures !… » On avait abusé de lui à cause de sa patience, à cause de son humilité. Les hommes lui avaient fait croire qu’à leurs fronts rayonnaient des clartés dont lui-même était dépourvu. Il était plus grand qu’eux et sa patience était à bout. Ainsi sa fille… Qui avait tué sa fille ? Qui avait fracassé le crâne de sa fille ? Un jeune effendi passait. Goha fixa ses mains d’un air terrible. Non, ce n’était pas lui… ? Il se souvenait maintenant… Il s’était endormi sur l’escalier. Quand il avait ouvert les yeux, sa fille gisait sur les dalles, le crâne ouvert. Son corps diminuait peu à peu, dans la mort. Si on ne l’avait pas chassé, il aurait vu sa fille mourir tout à fait, disparaître tout entière. Sur les dalles, il n’aurait trouvé bientôt qu’une pauvre robe sans rien dedans. À cette pensée que maintenant il ne restait plus rien de la petite masse vivante qu’il aimait tant à bercer, Goha porta ses mains à sa tête et se mit à courir comme un possédé.