XXXI

sayed le vendeur d’oranges


Hawa avait supplié Mahmoud, s’était traînée à ses pieds, avait couvert ses mains de larmes et de baisers. Elle lui avait crié avec désespoir : « Non, Seigneur, ne dis pas que Goha n’est pas ton fils ! Pardonne-lui et pardonne à ta chienne ! » Mahmoud avait été inflexible. Alors Hawa avait demandé pour Goha un peu d’argent ou l’âne et les trois sacs de fèves qui restaient, pour qu’il pût gagner sa vie. Cela aussi Mahmoud l’avait refusé et, en se levant, il avait repoussé Hawa loin de lui, brutalement.

Il était à peine sorti que Hawa se releva et, calmement, renoua le mandil qui lui était tombé sur les épaules. Elle dit à Goha :

— Ne pleure pas… Ton père te refuse de l’argent et te refuse un âne, Allah nous protégera ! Sèche tes yeux et va faire ton paquet.

Goha fit un petit tas de ses vêtements et attendit sa nourrice, debout. Il n’osait s’asseoir ni sur le divan, ni sur le lit, ni sur le guéridon d’ébène. Ces vieux meubles venaient de prendre à ses yeux l’aspect d’êtres privilégiés et sages. Ils connaissaient sa disgrâce et assistaient indifférents à son départ, eux les vrais maîtres de cette chambre qui resteraient toujours là. Maintenant qu’il était chassé, Goha avait l’impression d’avoir été leur hôte durant de longues années et il se sentait timide auprès d’eux.

Hawa avait revêtu sa somptueuse gallabieh de soie et de brocart. Cette gallabieh où étaient représentés les plus riches tuniques de ses trois maîtresses, les plus luxueux caftans de Hadj-Mahmoud, Hawa la considérait comme le bénéfice le plus clair de ses trente années de servitude.

— Heureusement que j’ai cette gallabieh, dit-elle à Goha en entrant.

Elle noua les cordons de son borgo sur ses cheveux crépus et tous deux quittèrent la chambre. Sur le seuil de la maison, la négresse s’arrêta, poussa trois cris stridents, puis elle entraîna Goha et traversa la cour.

Lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue, Goha se rappela qu’ils avaient laissé l’enfant dans l’antichambre. Il n’osa en faire la remarque à la négresse qui sans doute avait des raisons mystérieuses pour agir ainsi.

— Mon chéri, dit Hawa en lui touchant l’épaule, nous vivrons seuls tous les deux.

— Et Bagba ? demanda-t-il.

— Bagba, répondit-elle avec un soupir, Bagba restera avec Sidi Mahmoud.

En s’inquiétant du perroquet, Goha espérait que Hawa songerait à l’enfant. Il chercha vainement une allusion plus directe.

— Tu n’as rien mangé, s’écria Hawa tout à coup, tu dois avoir faim, mon chéri !

— Non, ma nourrice, dit-il, je suis content, je n’ai pas faim.

La négresse, incrédule, tira de sa poche un morceau de sucre candi dont elle avait toujours soin de se munir.

— Tiens, dit-elle, croque cela et avant que le soleil ne se couche, je le jure par Allah ! tu auras un plat de riz et des tripes de mouton.

Ils entendirent soudain un appel et virent Kellani qui courait après eux tout essoufflé. Il tenait le nouveau-né dans ses bras.

— J’avais oublié ma fille, dit Hawa tranquillement.

— Une mère n’oublie pas son enfant, répondit Kellani. Tu m’as obligé à courir depuis la maison, moi qui suis vieux ! Tu n’as pas honte ?

— Est-ce que vous n’auriez pas pu le garder et l’élever ? Est-ce que ce n’est pas la fille de Goha ?

— Ne renie pas ce que Dieu t’a envoyé, répliqua sévèrement le vieillard. Il n’y a qu’une chose qui puisse effacer ton péché, c’est d’élever l’enfant du péché dans la crainte du péché.

Et le vieillard s’éloigna.

— Voilà ! dit Hawa d’une voix irritée, ils nous ont donné l’enfant. Il va falloir la nourrir, l’habiller… Avec quoi ? avec quel argent ? Moi, j’ai quatre bracelets, et toi, tu as deux pièces de monnaie dans ta poche… Si ton père t’avait donné l’âne, tu l’aurais chargé et…à la grâce de Dieu ! Maintenant qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Si tu veux, je me ferai repasseur de fez, dit Goha qui gardait de ce métier un excellent souvenir.

La négresse eut un geste d’impatience, mais ce n’était point la réponse de Goha qui l’impatientait, c’était sa propre hésitation à lui communiquer une grave résolution qu’elle avait prise.

— Tu ne veux pas ? demanda Goha.

— Ce n’est pas moi qui ne veux pas, c’est Dieu. Il faut beaucoup d’argent pour s’installer repasseur de fez.

— Comme tu voudras, Hawa.

— Alors, écoute… Ce qu’il faut, Goha, c’est laisser le destin se réaliser… Allah sait ce qui est bien, nous ne le savons pas. Ce qui nous semble le mal peut justement être le bien…

— Tu as raison, dit Goha.

— Moi, s’exclama Hawa encouragée par cette approbation, je ferme les yeux et je vais où le destin me mène… Tu comprends, Goha ? Je ne sais pas où je vais… Je vais… puis nous verrons…

— Nous verrons, répéta Goha…

— Qui de nous, poursuivit la négresse d’une voix vibrante, qui de nous peut dire qu’il est libre ? Toi, tu marches avec moi, moi, je marche avec toi… et ni l’un, ni l’autre nous ne savons ce que nous allons faire !

Tout en parlant, elle avait pris à droite une rue que Goha se rappela avoir suivie en compagnie de son âne. Sur le pas des portes se tenaient des femmes au visage dévoilé. En présence de Hawa, Goha éprouvait de la honte à les regarder. Plus d’une fois, il voulut demander à sa nourrice pourquoi elle venait là, mais une pudeur le retenait et il se répétait à lui-même que c’était le destin qui les conduisait. Hawa questionna un mendiant, puis, se tournant vers Goha, lui dit :

— Nous avons dépassé l’endroit.

Ils revinrent sur leurs pas.

— Mon fils, demanda Hawa à un enfant qui passait, est-ce bien ici qu’habite Sidi Ahmed Ibn Ahmed ?

— Sous le porche, devant toi.

La négresse dit à Goha de l’attendre. Lorsqu’elle revint, une heure après, Goha dormait profondément.

— Il refuse, cria-t-elle, les bras en mouvement, Sidi Ahmed refuse de me louer une chambre !

Elle écarquilla les yeux.

— Ah ! tu dors ! cria-t-elle, donnant libre cours à sa colère, Ah ! tu veux que je sois seule à me casser la tête ! Ah ! tu te moques de moi ! Et d’abord, puisque tu dors, je dormirai aussi.

Mettant à exécution ce qu’elle croyait une vengeance, elle s’assoupit auprès de Goha. Soudain, à travers un demi-sommeil, elle perçut les éclats d’une voix puissante qu’elle connaissait.

— Hé la ! chef des idiots, faut-il que je te coupe la tête pour te réveiller !

C’était Sayed, le vendeur d’oranges. Derrière lui, des filles étaient attroupées. Sayed se pencha sur Goha et lui cracha violemment à la face. Goha sursauta.

— Hé ! hé ! attention ! cria-t-il.

Il s’essuya le menton avec la manche de son caftan et, d’une voix douce, reprit :

— Que ta journée soit bénie, Sayed !

Le vendeur d’oranges ne répondit pas. Il passait pour le marchand le plus plaisant d’El-Kaïra et cette réputation lui imposait de grands devoirs. Tout en cherchant la réplique savoureuse, il caressait de son pouce énorme la moustache noire qui barrait son visage. Hawa considérait avec un trouble croissant les os saillants de sa face, les muscles de ses jambes et surtout ce pouce dont il était si fier. Jamais homme aux yeux de la négresse n’avait dégagé autant de force et de santé. Encouragé par le regard de Hawa, le vendeur d’oranges appliqua sur les joues de Goha des gifles retentissantes.

— Pour toi ! cria-t-il, pour ta mère ! pour ton père ! pour ta tante ! Et des cousins ? As-tu des cousins ? Combien ? Cinq ? Cinq gifles pour tes cousins !

Goha poussait des hurlements, les filles ricanaient et Hawa qu’agitait une gaieté convulsive, se tenait les côtes. Elle se calma tout à coup et, se levant, vint frôler le bras de Sayed.

— J’ai à te dire une parole, murmura-t-elle. Elle soupira, baissa pudiquement les yeux.

— Peut-être deux paroles… Et d’abord écoute-moi…

Elle fit quelques pas. Sayed, intrigué, lâcha Goha pour la suivre.

— Sidi Ahmed ne veut pas me louer une chambre, reprit-elle.

— Tu veux donc faire le métier ?

— Laisse-moi dire… Et d’abord…

Elle n’osa poursuivre et se couvrit le visage avec le bas de sa mellaïa. À cet aveu, Sayed répondit en la pinçant vigoureusement.

— Aïe ! Aïe ! tu me feras mourir, balbutia-t-elle.

— Je parlerai à Sidi Ahmed, j’arrangerai tout.

— Et que la chambre soit belle, insista Hawa.

— Laisse-moi faire, répliqua le vendeur d’oranges. Dans une heure, tu seras installée… Mais que me donneras-tu ?

— Ah ! pourquoi me demandes-tu ce que je te donnerai, quand tu sais ce que je te donnerai…

À ces mots, le vendeur d’oranges enlaça la négresse et l’entraîna dans une ruelle voisine.

Goha était resté avec les filles. Elles l’avaient entouré d’un cercle bruyant et chacune de l’interroger : « Alors tu restes avec nous ? — C’est bien vrai, tu habiteras le quartier ? — Tu nous raconteras tes aventures, Goha. — Tu nous parleras de ta cheika et de ta femme à l’eau de rose… » Goha, mis en gaieté, embrassait l’une, caressait l’autre, mais quand il vit Hawa disparaître aux bras de Sayed, il s’assombrit et alla s’asseoir à l’écart.