XXVII

la voie douloureuse


Elles avaient passé la nuit à se lamenter. Assemblées afin de se concerter, elles n’avaient, à l’aube, pris aucune décision. Nour-el-Eïn, grimaçante, se mordait le poing nerveusement. Mirmah ne cessait, de trembler et, bavarde dans la douleur, cherchait à consoler Nour-el-Eïn par des phrases consacrées à la consolation. La plus en communion avec sa maîtresse était Amina. Elle se serrait contre Nour-el-Eïn et lissait ses cheveux noirs en pleurant. Il y avait aussi Yasmine, la négresse aux jolis bras. Assise à l’écart, la tête appuyée sur la paume violette de sa main, elle songeait « Que vais-je devenir ? »

Ibrahim, l’eunuque, vint leur dire de s’apprêter. Elles reçurent cet ordre avec des hurlements, demandant grâce une dernière fois. L’eunuque leva sa cravache et en cingla les épaules d’Amina.

Nour-el-Eïn se jeta sur lui, chercha à lui griffer la face.

— Ton maître est un fils de chien ! cria-t-elle.

Elle se tut, tressaillant de rage, car la cravache s’était abattue sur son dos. L’eunuque lui demanda alors si elle voulait le palanquin pour se rendre chez son père. Elle refusa, manifestant le désir de s’en aller à pied avec ses trois esclaves. Elle ne comptait emporter que ses bijoux et ses effets les plus précieux.

Elles en firent trois paquets. Mirmah contait l’histoire de chaque parure qui lui tombait sous la main.

— Ce turban, tu devais le mettre pour fêter le fils qu’il ne t’a jamais donné… Ô ! malheur !

— Cette tunique, tu l’as portée le jour de ton mariage… Maintenant, il te renvoie, toi, la plus pure des colombes ! Ô ! malheur ! Qu’il te rende au moins ta virginité !

Bien qu’elle en eût été témoin, Mirmah ne croyait plus à l’adultère de Nour-el-Eïn. Sa maîtresse était innocente, car il fallait qu’elle le fût pour échapper au châtiment. Elle le répétait sous toutes les formes :

— Il dit que tu l’as trompé… toi qui as bu mon lait ! toi le jasmin blanc !

Enfin elles quittèrent le harem, descendirent les escaliers, tragiques dans leurs mellaïas noires. À leur approche, les esclaves de Cheik-el-Zaki se cachaient. Les quatre femmes traversèrent la cour lentement, en groupe compact, comme pour se soutenir. Khalil, le portier, était demeuré à son poste. Occupé à recoudre sa babouche, il n’interrompit pas son travail, ne leva pas les yeux quand elles passèrent devant lui.

Dans la rue, Amina proposa timidement d’attendre Goha qui, sans doute, ne tarderait pas à sortir. Nour-el-Eïn se vit tout à coup fuyant avec Goha sur un coursier qui les emportait loin, loin… Goha deviendrait son mari… Elle sourit à cette pensée et de nouveau ce furent les ténèbres. La vision avait été si rapide que, retombée dans sa prostration, Nour-el-Eïn souriait encore.

Cependant la vieille Mirmah protestait :

— Qui est ce Goha ? Tu ne le connais pas. Va chez ton père et dis-lui : je suis innocente et mon mari m’a répudiée…

Nour-el-Eïn imagina aussitôt toute une mimique pour berner Abd-el-Rahman. Les suggestions de ses esclaves trouvaient un écho immédiat dans son esprit, mais elles se heurtaient à une inertie physique totale qui lui faisait préférer la mort à l’effort que réclamerait le salut.

À ce moment, retentit une voix toute proche :

— Ha ! Ha ! Devant toi, idiot ! Tu ne sais pas marcher devant toi ?

Un âne chargé de deux couffes descendit en trottant sur la chaussée. Derrière lui apparut Goha, très affairé. L’âne prit à droite. Impatient d’étrenner son nouveau fouet, Goha le fit claquer en l’air. L’âne tourna à gauche.

— Devant toi, mon chéri, devant toi ! s’écria Goha.

Le groupe des femmes s’ébranla derrière le marchand de fèves. La courte scène à laquelle elles venaient d’assister les avait définitivement édifiées.

Elles avaient chacune une démarche distincte, de même qu’elles avaient chacune un sentiment distinct du drame. Mirmah s’avançait avec les mouvements saccadés qui lui étaient habituels et que l’émotion, la rue, le plein jour accentuaient. Elle s’en tenait à son idée et marmottait inlassablement. Malgré les larmes qui coulaient le long de ses joues ridées, il était visible que son entêtement la distrayait de sa douleur. Amina, le dos rond, comme une vieille, un paquet sous le bras, trébuchait à chaque ornière et, de sa main libre, s’essuyait les yeux avec le pan de sa robe. À son côté, s’avançait Nour-el-Eïn. La fatalité l’avait marquée pour la mort. Cette idée ancrée dans son esprit s’était substituée à sa volonté et la dirigeait. Elle allait au sacrifice, la tête penchée, avec un complet abandon d’elle-même. Quant à Yasmine, elle marchait seule, en avant. Grande et svelte, elle se tenait droite, bien moulée dans sa mellaïa. Elle avait posé son paquet sur sa tête. Parfois, mais rarement, elle y portait la main pour en rétablir l’équilibre. Après une nuit de réflexions, elle avait choisi sa voie et sa liberté d’allures témoignait qu’elle s’était soustraite au drame.

Goha avait ralenti le pas. Il aperçut Yasmine sur sa droite. Les bras de cette femme étaient d’une beauté si troublante qu’il éprouva le besoin de les caresser.

— Si ton paquet te fatigue, mets-le sur mon âne, dit-il, les yeux brillants.

Yasmine ne répondit pas. Il chercha une parole qui exprimât mieux son admiration.

— Tu veux mon fouet ? demanda-t-il… Si tu l’aimes, prends-le…

Il s’approcha insidieusement de la négresse impassible et lui frôla le bras.

— Allah ! Allah ! fit-il… Ils sont fermes comme de la boutargue !

L’indifférence de Yasmine n’était que feinte. Ayant décidé de se livrer à la prostitution, elle comprit qu’elle obtiendrait de cet homme tout ce qu’il lui plairait d’exiger. Mais comment encourager ses avances sans éveiller l’attention des femmes qui suivaient ?

— Écoute, dit-elle, de manière à n’être entendue que de Goha… Tu me plais, mais Nour-el-Eïn est derrière nous… Il ne faut pas qu’elle sache… Suis-nous de loin et attends que je te fasse signe.

Goha ne saisit pas la nécessité de cette ruse, puisqu’ils étaient tous deux consentants. Mais les êtres étaient ainsi faits qu’ils compliquaient tout à loisir et il y avait beau temps que Goha avait renoncé à pénétrer leur mobile. Il gara son âne sur le bord de la rue pour laisser passer les femmes.

— Il faut que je lui parle, dit Amina en se penchant vers sa maîtresse.

— Non, non, ma chérie…

— Il le faut, je le veux… reprit l’esclave avec une énergie soudaine que Nour-el-Eïn ne lui connaissait pas.

Elle s’approcha de Goha qu’elle retint par le bras. Elle ne pouvait prononcer un mot tant elle était émue. Goha cherchait à reconnaître ses traits sous la tarha noire.

— Allons plus loin, dit Amina.

Elle avisa une ruelle peu fréquentée et y conduisit le fils de Hadj-Mahmoud.

— Tu ne sais pas qui je suis ? commença-t-elle… Je suis Amina, la servante de Nour-el-Eïn… Nour-el-Eïn… la cheika !

Le visage de Goha s’épanouit.

— Il s’agit bien de rire ! reprit-elle exaspérée… Votre liaison est connue de toute la ville et, hier soir, le cheik a répudié Nour-el-Eïn… Son père va la tuer !

Le poing crispé, elle cria, avec un sanglot :

— Nour-el-Eïn va mourir !

À l’entrée de la ruelle, les trois silhouettes sombres s’étaient arrêtées. La Syrienne poussa brutalement Goha vers Nour-el-Eïn.

— Hé ! Hé ! fit-il… J’ai mon âne !

— Prends-le ton âne, répliqua-t-elle en lui tendant la bride.

Goha détailla Nour-el-Eïn avec plus de curiosité que d’émotion.

— Il faut que tu découvres ton visage, dit l’esclave à sa maîtresse en lui relevant le voile.

Goha ne la reconnut pas. Certes cette femme ne lui était pas étrangère, il l’avait déjà rencontrée… Mais rien en elle ne lui rappelait la femme des nuits, sur la terrasse. Par cette matinée lumineuse, dans cette ruelle sale, Nour-el-Eïn était comme toutes les femmes ; elle marchait comme les autres, parlait comme les autres… Elle n’était qu’une pauvre petite passante aux yeux tristes, aux lèvres pâles… La cheika, elle, était unique !

Amina, indignée de cet examen insolent, s’exclama :

— C’est elle ! Nous ne te l’avons pas changée… Seulement elle a pleuré toute la nuit et maintenant son père va la tuer ! Tu entends, marchand de fèves de malheur ! elle meurt à cause de toi !

— Amina, allons-nous-en, supplia Nour-el-Eïn…

Habitué aux reproches et aux injures, Goha écoutait d’une oreille distraite et regardait passionnément les jolis bras de Yasmine. Celle-ci, prudente, s’écarta.

— Amina, tu es une sotte ! intervint la vieille Mirmah… Allons-nous-en, allons chez Abd-el-Rahman… C’est un saint homme et…

De nouveau, elle exposa tout au long de son idée. Les femmes s’éloignèrent.

Abd-el-Rahman habitait dans la petite ville de Boulaq, au bord du Nil, un palais immense et délabré. Il fallait pour y parvenir traverser le Khalig, l’Esbékieh et de vastes champs plantés de cannes à sucre et de maïs. Les femmes avaient hâte maintenant d’arriver et que tout fût consommé.

— Il nous suit, dit la Syrienne qui venait de se retourner.

— Qu’il nous suive, balbutia Nour-el-Eïn.

— Qui, il ? grogna Mirmah… Est-ce qu’il existe, il ?… Allons chez Abd-el-Rahman.

Elles étaient sorties des quartiers populeux et longeaient des jardins en fleurs. Goha, tenant son âne par la bride, les suivait à cinquante pas. Il était aux prises avec une énigme qu’il cherchait vainement à déchiffrer. « D’abord, songeait-il, il y a la négresse aux jolis bras. Elle m’a dit d’attendre, j’attends… Mais l’autre ? Pourquoi m’a-t-elle parlé de la Cheika ? Elle a crié, crié !… Est-ce que je peux comprendre quand on crie ? Hawa, elle, ne crie pas, elle parle gentiment quand elle veut que je comprenne… » Les yeux attachés aux silhouettes sombres, il guettait un signe ou un mot qui lui viendrait d’elles.

Auprès d’un champ de maïs, Nour-el-Eïn et ses compagnes, épuisées, s’accroupirent en rond. Goha s’arrêta également à quelque distance. Une légère brise soulevait son caftan de toile blanche. Accoudé sur l’encolure de son âne, il réfléchissait à ce qu’il devait faire, attendait un regard engageant. Il fit un pas en avant, puis un autre. Il dit, à voix haute, de manière à être entendu :

— Par Allah ! Je suis indécis !

Amina tendit son poing vers le provocateur. Elle était très agitée. On eût dit qu’elle, si douce, avait hérité depuis l’affaissement de Nour-el-Eïn de toute l’irritation qui avait été coutumière à celle-ci, autrefois.

— Que veux-tu ? cria-t-elle. Tu nous poursuis de ta bêtise et de ta méchanceté ! Va-t’en !

— Nous ne te connaissons pas, ajouta la vieille Mirmah, nous allons chez Abd-el-Rahman…

Comme il ne bougeait pas, elles se levèrent et reprirent la route. Elles entrèrent dans Boulaq, longèrent la rive du Nil. D’une petite dahabieh amarrée, trois bateliers débarquaient de la poterie.

— Nous arrivons, balbutia Amina.

Nour-el-Eïn, pour ne point tomber, s’accrocha à son épaule. On apercevait à deux cents pas un mur haut et gris. Nour-el-Eïn se mit la main sur les yeux pour ne rien voir. Amina poussa des cris de détresse. La grille de la propriété s’ouvrit et deux hommes, le portier et l’eunuque, vinrent en courant au-devant des femmes. Elles ne répondirent pas aux questions qu’on leur posait et franchirent la grille en se donnant des coups sur la tête.

Goha suivait toujours, de plus en plus intrigué. La grille n’avait pas été refermée. Les femmes, le portier, l’eunuque se dirigeaient vers la palais délabré qui se dressait au milieu d’un vaste terrain. Blanc autrefois, le khamsin l’avait depuis longtemps recouvert d’une couche de poussière. Les fenêtres étaient closes. On eût dit une sépulture abandonnée. Ce qui jadis avait été le jardin, était maintenant un espace aride, malgré la proximité du fleuve. Seul un figuier de banian vivait parmi les végétations mortes.

La porte de la maison s’était ouverte. Yasmine, Amina, Mirmah, pleurant, criant se tirant les cheveux, entrèrent. Nour-el-Eïn hésitait. L’eunuque la soutenait, le portier l’engageait à franchir le seuil. Elle entra à son tour.

À ce moment, Goha tressaillit. Comme elle disparaissait, dans un balancement de ses hanches, dans un geste de sa main, dans quelque chose enfin qu’il n’aurait pu définir, il l’avait reconnue et il murmura :

— La Cheika ! La Cheika !…