XXII

la deuxième nuit


La nuit vint. Mahmoud, ses femmes, ses filles, ses esclaves se retirèrent dans leurs chambres. Quant à Goha, il eut une minute d’indécision. Il voulait monter sur la terrasse, mais il sentait qu’il devait le faire secrètement. Aussi feignit-il d’aller dormir, et cela sans l’intention de mystifier sa famille, rien que pour répondre à une suggestion intime. Sa ruse, qu’il ne destinait à personne, n’était qu’un mouvement de son âme portant en lui sa propre fin. Lorsque la maison fut bien silencieuse, il se leva, prit l’escalier et, sans bruit, déboucha sous le ciel clair.

Une femme vêtue de jaune lui fit signe. Il reconnut que c’était elle qu’il avait cherchée, tout le jour, dans son cœur. Souriant, il agita les bras au-dessus de sa tête. Il s’approcha de la balustrade et l’enjamba.

La ville était bleue ; les minarets montraient les étoiles comme des doigts.

— Sidi, que ta nuit soit bénie…

— Que ta nuit soit bénie…

— Asseyons-nous… On pourrait nous voir de la rue… J’ai pensé à toi, ma pensée t’a suivi partout… J’ai fait mettre une natte… Regarde…

Ils s’étendirent sur la natte. Goha se serra contre la jeune femme, l’étreignit avec une joie violente, inquiète et se cacha la face dans la poitrine drapée de soie, comme pour pleurer. Nour-el-Eïn en fut surprise.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle, curieuse.

Rien ne subsistait dans ses manières, dans sa voix, de la colère qui l’avait agitée jusqu’au moment de monter sur la terrasse. Elle reprit avec douceur :

— Tu es triste… Tu ne veux pas me voir ?

Il releva la tête

— Tu ne veux pas me voir ?

— Je veux te voir… Oui… Oui… laisse-moi te voir.

Il la regarda longuement, en silence. Ses cheveux étaient follement ébouriffés. Il éprouva le besoin d’y plonger les mains, de se griser de leur mouvement, de leur désordre, puis de courir sur la terrasse en criant à tue-tête. Sa fièvre tomba lorsqu’il s’aperçut que Nour-el-Eïn était immobile. Il contempla son visage. Le dessin en était d’une pureté telle qu’il se sentit angoissé. Une ride, une imperfection l’eût soulagé. Il essaya de s’en détacher, mais n’y parvint pas. Son regard était invinciblement attiré par les prunelles d’un bleu si profond qu’elles lui donnaient le vertige, comme des abîmes. À son insu, dressé sur les coudes, il se rapprochait progressivement de ce foyer d’attraction. Nour-el-Eïn crut qu’il réclamait une caresse. Elle lui donna un baiser sur les lèvres, et l’enchantement cessa.

Il se mit sur son séant, tandis qu’elle demeurait étendue, et posa le doigt sur le pied de Nour-el-Eïn.

— Voici, dit-il, avec une gaieté fébrile, c’est ton pied !… le voici…

Il prit la main de Nour-el-Eïn, la caressa et dit enthousiasmé :

— Ça, c’est ta main !

Elle était déconcertée et charmée en même temps de cette admiration naïve. Elle avait préparé, pour le séduire, des gestes et des mots qu’elle sentait inutiles à présent. Ayant compris la vanité des artifices, elle rentrait dans la simplicité de son amour.

— Comme tu es beau !… dit-elle en serrant Goha sur son cœur.

De ses longs mois d’attente, de ses dépits et de sa haine, elle ne gardait qu’une empreinte qui s’effaçait peu à peu. Goha que, dans son indignation, elle avait cru terrible et cynique, appartenait à une race plus humble. Loin de s’atténuer au contact de tant d’innocence, sa passion se faisait riante et libre. La faiblesse d’esprit qu’elle pressentait chez Goha l’attachait à lui comme à une jolie bête apprivoisée.

— Écoute Goha… Tu ne m’as pas encore raconté ce que tu as fait aujourd’hui… Tu as été fidèle ? Tu ne m’as pas trompée ? Tu me le jures ?

— J’ai pris mon âne, répondit-il, et j’ai vendu des fèves…

— Tu te moques de moi, s’écria-t-elle gaiement, tu n’as pas vendu des fèves !

Il eut un frémissement et, d’une voix saccadée, il répliqua :

— Ah ! tu savais ? On m’a volé… Sur les dix sacs à mon père… D’ailleurs, j’ai rapporté deux moutons… Je ne sais pas comment cela s’est fait… il y avait un mur… Alors tu savais que je n’ai pas vendu mes fèves ?…

— Que veux-tu dire ? demanda Nour-el-Eïn.

Soudain, elle eut un rire nerveux :

— Marchand de fèves ? toi ?

Mais Goha poursuivait sa pensée :

— Tu m’as vu ?… Oui, c’est vrai… puisque tu étais avec moi… Je me rappelle maintenant, ajouta-t-il en se frappant le front, tu étais avec moi.

— Avec toi ? Et où étais-je quand tu m’as rencontrée ?

— Tu étais avec moi, là, oui, là devant mes yeux et là, dit-il, la main sur la poitrine, et aussi par terre…

— Par terre ?

— Quelquefois d’un côté, quelquefois de l’autre côté, quelquefois derrière, quelquefois devant… parce que tu marchais avec moi…

— Mais, tu es fou ? Je ne suis pas sortie de la journée… C’est ma pensée qui t’a suivi.

Il ne perdit pas son assurance, donnant d’instinct une explication à tout :

— Ta pensée ? Eh bien… oui… ta pensée. Dis-moi… Comment est-elle ta pensée qui m’a suivi ?

— Mais je ne l’ai jamais vue, s’écria Nour-el-Eïn, riant malgré l’inquiétude qu’elle éprouvait à ces questions étranges, la pensée c’est de l’air. Est-ce que tu sais comment elle est, toi ?

Il lui fit un petit signe mystérieux, et, à voix basse, il lui confia :

— Elle est grise, ta pensée… Elle est grise…

Cette révélation impressionna Nour-el-Eïn. Devait-elle traiter son amant de fou et rire de ses paroles ?… La physionomie de Goha avec ses lèvres entr’ouvertes, ses prunelles dilatées était celle d’un mystique et Nour-el-Eïn comprit qu’il était le détenteur d’un secret merveilleux. Craintive, elle balbutia :

— Comment sais-tu cela ?

— Je l’ai vue, répliqua-t-il dans un murmure.

Il était, lui aussi, impressionné par ce qu’il venait de dire. Depuis qu’il avait remarqué que les êtres ont une ombre qui les suit en tous lieux et que cette ombre est grise, il n’avait fait part à personne de sa découverte. Mais tout cela s’était brouillé dans son esprit. Cette nuit, il voulait faire revivre ces souvenirs pour Nour-el-Eïn, l’initier à ce mystère. Il se rappela l’ombre qui si longtemps l’avait accompagné. D’où venait-elle ? À qui appartenait-elle ? Il chercha une image, un rapport difficile à lier, une vision disparue…

— Tu étais dans le jardin, dit-il.

Elle ne devina pas de quelle jardin il parlait et lui demanda de s’expliquer. Il poursuivit sans répondre à sa question :

— Tu étais toujours assise… Quand je marchais, ta pensée marchait avec moi…

— Assise… moi, dans un jardin ?

Goha murmura tristement :

— Puis, tu es partie… Je t’ai cherchée…

Elle crut comprendre qu’il évoquait les semaines lamentables qui avaient succédé à leur première rencontre dans la bibliothèque, ou, du moins, elle voulait le croire, car elle avait hâte de mettre fin à cet entretien mystérieux qui l’inquiétait.

— C’est moi qui t’attendais, mon amour, protesta-t-elle doucement en joignant ses lèvres à celle de son ami.


— Regarde ! regarde !

Nour-el-Eïn leva les yeux. Goha lui indiquait un point dans le ciel.

— C’est fini, dit-il.

Et aussitôt sa main s’agita. Il s’écria de nouveau :

— Regarde ! Regarde !

— Ne parle pas si fort… Allah ! comme tu parles fort ! Oui, j’ai vu… ce sont des étoiles filantes.

À quelques secondes d’intervalle, des aérolithes sillonnaient le ciel dans toutes les directions. Ils traçaient des courbes de feu au-dessus de la ville.

Goha et Nour-el-Eïn s’absorbèrent à les attendre et se dénoncer leurs chutes.

— Regarde ! Elle vient de s’éteindre à la pointe du minaret.

— Il y a des génies dans l’air, dit Nour-el-Eïn.

— Tu crois ?

— J’en suis certaine… Il y a toujours des génies dans l’air… Mais ce soir, ils ont dû commettre des méfaits… Allah ! Protège-nous !

— Allah ! protège-nous ! répéta Goha.

— Encore une ! Comme elle tombe !

— Est-ce qu’elle peut tomber sur nous ? demanda Goha en se serrant contre la jeune femme…

— Non, elle tombe sur les génies seulement…

— Où sont les génies ? montre-les-moi…

— Je ne puis pas te les montrer… On ne peut pas les voir… Mais ces étoiles ce sont de blocs de feu qui tombent sur les mauvais génies…

— Ah !… Et qui les jette ?

— Ce sont les Anges du Paradis…

— Ils sont méchants…

Nour-el-Eïn frémit.

— Ah ! ne dis pas cela ! chuchota-t-elle… Si le Nabi t’entendait !… Tu viens de faire un péché terrible…

— Ne t’inquiète pas, répliqua Goha d’une voix tranquille, ça n’a pas d’importance…

— Qu’est-ce qui n’a pas d’importance ?

— Ce que je dis…

— Et pourquoi ?

— Parce que je suis idiot… Le Nabi ne se fâche pas avec un idiot… C’est le cheik qui l’a dit à Waddah Alyçum et moi j’ai entendu…

Nour-el-Eïn eut un rire gêné.

— Écoute, fit-elle après une pause, je vais t’expliquer… Je l’ai appris dans le Coran. Tu l’as appris aussi, mais tu l’as oublié… Certains soirs les djinns battent des ailes et s’envolent… Ils se cachent dans les jardins du Paradis, chacun derrière un arbre, et ils prêtent l’oreille pour voler la parole d’Allah… Ne me demande pas ce qu’ils cherchent. Peut-être à dérober le secret des destinées ? Peut-être autre chose ?… La parole d’Allah est pleine de prodiges… Mais les gardiens ne dorment pas… Ils prennent les blocs de feu dans leurs mains et les jettent sur les djinns…

Goha éclata de rire.

— C’est bien fait… Ah ! Ah ! Les Anges du Paradis sont malins comme des singes… C’est bien fait ! Je suis content !

— En voici qui tombent !… En voici encore !… Encore !… J’en veux encore ! s’écria Nour-el-Eïn d’une voix rauque.

Un fanatisme frénétique la gagnait. Le poing tendu, la face haineuse, elle reprit :

— Tuez-les !… Détruisez-les !… Encore !… Encore !… Écrasez-les !…

Elle s’arrêta haletante : une vision venait brusquement de s’imposer à son esprit. « Encore… Encore… » balbutia-t-elle, mais ces mots eurent en elle une répercussion atroce. La fellaha lapidée sur la place publique revécut devant ses yeux, tordue sous le supplice et criant comme un augure.

Elle frissonna et au même instant une brise froissa les arbres du jardin. La lune disparut derrière un petit nuage d’argent. Les étoiles ne tombaient plus.

— Il n’y a plus de blocs de feu, dit Goha.

— Les djinns sont morts, dit Nour-el-Eïn.

Il était couché sur le dos, les yeux ouverts. Elle se pencha sur lui afin de remplacer la nuit dans ses prunelles. Elle lui prit la tête dans ses bras, s’interposant entre le ciel et lui, limitant de son corps le regard de son amant. Leurs haleines se mêlèrent dans l’étroite et sombre enceinte que formaient les bras, les épaules et les têtes.

— Demain, je ne pourrai pas venir, dit Nour-el-Eïn doucement.