Le Livre d’un père/Soyez des hommes







XLIV

SOYEZ DES HOMMES




J’ai trop souvent, mes doux lecteurs,
Parmi les bruyères fleuries,
Parmi les bois, sur les hauteurs,
Conduit vos jeunes rêveries.

J’aimais à cueillir, à genoux,
Au bord des neiges les fleurs roses,
Sous mes doigts exprimant pour vous
Les parfums intimes des choses.

Je voulais, seul, dans ces beaux lieux,
Loin du monde, à côté des nues,
Nourrir vos cœurs purs et joyeux
Du miel des plantes inconnues ;


Et dans le calme des forêts,
Aux feux des aurores vermeilles,
Vous faire adorer de plus près
Le Dieu qui créa ces merveilles.

Ce Dieu nous appelle, aujourd’hui,
Autre part que dans la nature :
Il nous faut pour marcher à lui
Revêtir une forte armure.

Notre poste est dans les cités,
Dans ces combats à toute outrance
Où l’on blesse des deux côtés,
Ô Christ ! votre soldat… la France.

Déserts visités en rêvant,
J’aspirai, du moins, sur vos cimes,
Dans le souffle du Dieu vivant
L’espoir et les désirs sublimes.

C’est lui que nous allions chercher
Sous les sapins, sur la bruyère ;
Nous grandissions sur le rocher,
Dans l’art sacré de la prière ;

Et nous rapportons des sommets
Mieux que des vers et des fleurs vaines,
Une foi qui ne meurt jamais,
Et l’amour, ce sang de nos veines.

En cueillant les lis frais éclos,
Ma muse, à ces heures champêtres,

Taillait aussi des javelots
Dans les frênes et dans les hêtres.

Montrez, amis, à quoi vous sert
D’avoir habité son domaine ;
Sortis plus vaillants du désert,
Entrez dans la bataille humaine.

Élevez vos cœurs et vos yeux
Vers les sommets de notre histoire ;
Saluez l’œuvre des aïeux
Et leurs noms rayonnants de gloire.

Pour exciter votre vigueur
Nourrissez-vous de leurs exemples ;
Humbles comme eux près du Seigneur,
Soyez fiers au sortir des temples.

Fuyez, oubliez pour toujours,
Tout prêts à de sanglants baptêmes,
Les fleurs, les chansons, les amours,
Mes chères Alpes elles-mêmes,

Le bleu des lacs si doux à voir,
Les bois, ma vieille idolâtrie…
Tout ce qui n’est pas le Devoir,
Tout ce qui n’est pas la Patrie.

Ne soupirons plus mollement.
Fuyons toute lyre énervante.
Arrière le faux sentiment !
Place à la foi ferme et vivante !


Il faut de plus mâles sauveurs
Dans l’affreux orage où nous sommes.
Nous avons eu trop de rêveurs.
          Soyez des hommes.


1878