Le Livre d’un père/Loin du foyer







XX

LOIN DU FOYER




Enfin, voici la maison pleine !
Elle était sombre, il y fait jour ;
On y gazouille à perdre haleine…
Les chers oiseaux sont de retour.

Voici l’heure tant ajournée !
J’ai là tous ceux que j’y rêvais,
Vous tous, près de la cheminée,
Enfants !… Et c’est moi qui m’en vais.

Quand la couvée est réunie,
Moi, qui d’eux tous ai tant besoin,
Je pars… quelle amère ironie !
Je pars seul et m’en vais bien loin.


Ma chambre était froide, était nue,
J’y vivais morne et désolé…
Et quand la joie est revenue,
Pourquoi donc me suis-je envolé ?

On me disait : « Voici la neige
Et les longues nuits sans sommeil,
Le froid, l’épais brouillard, que sais-je ?
Ton cœur a besoin de soleil.

« Va-t’en vers la terre odorante,
La terre où fleurit l’oranger,
Où passa ta jeunesse errante,
Où tu n’es pas un étranger.

« Bien souvent tu menas ton rêve
À travers champs, sur ces hauteurs
Où chacun de nos pas soulève
Un flot d’ineffables senteurs.

« Tu sais qu’on y respire un baume,
Et que son soleil tout puissant
Refait, atome par atome,
Les trésors de l’âme et du sang.

« Tu la connais, cette nature,
Si riche d’ardentes couleurs,
Où le vers fleurit sans culture,
Entre les vignes et les fleurs.

C’est là qu’à ta pensive aurore,
La Muse, à travers les buissons,

A, d’une voix libre et sonore,
Dicté ses premières chansons.

« Là, sous les pins et les yeuses,
Tu sais qu’il est plus d’un manoir
Dont les grandes portes joyeuses
S’ouvriront pour te recevoir ;

« Que les amitiés empressées,
Les propos charmants, les beaux vers,
Effaceront de tes pensées
La noire empreinte des hivers.

« Le soleil fut ton premier maître ;
C’est à lui de te rajeunir…
Va-t’en là-bas, va-t’en renaître
À la chaleur du souvenir !
 
« Reviens sur la terre enchantée
Où tu cueillis les pommes d’or ;
Tu peux, vieux lutteur, comme Antée,
T’y relever poète encor. »

Ainsi parlait un docteur sage ;
J’ai voulu suivre ce conseil.
Avec les oiseaux de passage
J’ai fui du côté du soleil.
 
Je souffrais de l’âpre froidure ;
Les grands cygnes étaient partis,
Et pour courir même aventure
Je vous ai quittés, chers petits !


Mais en vain la blonde Provence
Aux chansons veut me convier,
Sur ses coteaux ornés d’avance
Et du myrte et de l’olivier ;

En vain du sol où je voyage
Un écho jaillit sous mes pas…
La Muse qui chante à mon âge
Est muette où vous n’êtes pas.

Les clartés, les parfums que j’aime,
Les voix du monde aérien,
Les torrents, le chêne lui-même,
À mon cœur ne disent plus rien.
 
J’ai cessé de voir et d’entendre
Dans l’âme du vaste univers ;
Une voix plus humble et plus tendre
Me dictera mes derniers vers.

Enfants ! c’est la Muse modeste
Qui tient nos cœurs purs et joyeux.
Le seul poème qui me reste,
Je le lis, tout bas, dans vos yeux.

Quel espoir m’entraîne et m’agite
Loin de nos retraits familiers ?
Où trouverai-je un plus doux gîte
Et des cœurs plus hospitaliers ?

Au prix des souffrances de l’âme,
De l’exil, presque des remords,

Faut-il payer l’amer dictame
Qui soulage à peine mon corps ?

Hélas ! s’il me faut pour revivre
Un air plus tiède, un ciel plus doux.
Ne puis-je, à côté de mon livre,
Trouver mon soleil près de vous ?

Enveloppé de votre haleine,
Serré dans vos bras grands ouverts,
Comme le bélier dans sa laine,
Je braverais les noirs hivers.

Mais, puisqu’un autre arrêt l’emporte,
Que c’est votre avis, ce matin,
Que la science est la plus forte
Et m’ordonne un soleil lointain…

De la Provence coutumière
Je reprends le tiède sentier ;
Dans ses parfums, dans sa lumière,
Je me plongerai tout entier.

Mon corps, mon cœur, ma poésie
Rajeunis dans ces lieux brillants,
De ces bains de chaude ambroisie
Sortiront joyeux et vaillants.

Oui, la vigueur me fait envie !
Mon grand combat n’est pas livré ;
Je veux m’attacher à la vie,
Car c’est pour vous que je vivrai.


C’est à moi, dans notre nuit sombre,
De vous diriger par la main
Loin de l’ornière et du grand nombre,
De vous montrer votre chemin ;

De vous enseigner, par l’exemple,
Sans nuls pensers ambitieux,
A dresser dans votre âme un temple
Au sévère honneur des aïeux.

Lorsque, en la tourmente où nous sommes,
Vous saurez combattre et souffrir,
Chers enfants 1 vous serez des hommes,
Et j’aurai le droit de mourir.


Décembre 1873.