Le Livre d’un père/Le Petit Soldat







XXX

LE PETIT SOLDAT





Toi, qui, de si leste façon,
Mets ton fusil de bois en joue,
Un jour tu feras tout de bon
Ce dur métier que l’enfant joue.

Il faudra courir sac au dos,
Porter plus lourd que ces gros livres,
Faire étape avec des fardeaux,
Cent cartouches, trois jours de vivres.

Soleils d’été, bises d’hiver,
Mordront sur cette peau vermeille ;
Les balles de plomb et de fer
Te siffleront à chaque oreille.


Tu seras soldat, cher petit !
Tu sais, mon enfant, si je t’aime ?
Mais ton père t’en avertit,
C’est lui qui t’armera, lui-même !

Quand le tambour battra demain,
Que ton âme soit aguerrie,
Car j’irai t’offrir, de ma main,
A notre mère, la Patrie !

Tu vis dans toutes les douceurs,
Tu connais les amours sincères,
Tu chéris tendrement tes sœurs,
Ton père, et ta mère, et tes frères :

Sois fils et frère jusqu’au bout ;
Sois ma joie et mon espérance,
Mais souviens-toi bien qu’avant tout,
Mon fils, il faut aimer la France.

Elle a subi le grand affront,
Mais Dieu veut qu’elle se relève.
Nos écoliers la vengeront
Et par l’esprit et par le glaive.

Oui, nos fils feront leur devoir…
Fais d’abord celui de ton âge ;
On acquiert, quand on sait vouloir,
Et la science et le courage.

Travaille en silence, obéis,
Apprends à tout souffrir sans larmes ;

Et plus tard, servant ton pays,
Tu seras ferme sous les armes.

Exempt d’intrigue et le front haut,
Tu devras conquérir tes grades,
En passant gaîment, s’il le faut,
Après tes jeunes camarades.

Sache applaudir de bonne foi
Le mérite qu’on te préfère.
Si d’autres l’aiment plus que toi,
Tant mieux pour la France, ta mère !

Garde la devise des tiens,
De ton aïeul qui fut mon maître,
Et redis comme nos anciens :
« Il vaut mieux être que paraître. »

Vous serez soldats, chers enfants !
Peut-être, après mainte souffrance,
Un jour, vaincus ou triomphants,
Il faudra mourir pour la France.

Alors je serai, grâce à Dieu,
Là-haut ou ma mère est allée ;
Mais mon âme avec vous, au feu,
Redescendra dans la mêlée.

Vous me sentirez près de vous.
Quand sonneront à votre oreille,
Pour vous exciter aux grands coups,
Quelques mots du divin Corneille.


En luttant contre le vainqueur,
Peut-être aussi, d’une voix fière,
Vous parlerez à votre cœur
Avec les vers de votre père.

Tous accourus pour ce grand jour,
Tous unis d’une même étreinte,
Nous serons là… si pleins d’amour
Que nul n’aura connu la crainte.

Puis, quand tout sera consommé,
Heureux du coup qui nous rassemble
Vers Dieu, vers l’aïeul bien aimé,
Nous remonterons tous ensemble.


Novembre 1873.