Le Livre d’un père/Le Château de mes songes











XIV

LE CHATEAU DE MES SONGES





Quand j’étais plus petit que vous,
Je contais déjà mon histoire ;
Heureux des songes les plus fous,
Je bâtissais ma tour d’ivoire,

J’entassais travaux sur travaux,
J’atteignais jusqu’au rang suprême…
Mais de tous mes projets nouveaux,
La fin était toujours la même.

Toujours une immense maison,
Un parc immense, à la campagne,
Apparaissaient à l’horizon
De tous mes châteaux en Espagne.


Là, nous vivions tous en commun,
Beaucoup de sœurs, beaucoup de frères ;
Le soir, il n’en manquait pas un,
Tantes, petits-cousins, grand’mères ;

Tous les amis, jusqu’aux derniers,
Mes joueurs de barre et de quille,
Vieilles bonnes, vieux jardiniers…
Tous, jusqu’aux chiens de la famille.

Petits et grands, jeunes et vieux,
Avaient santé, gaité parfaites ;
Et l’on s’aimait à qui mieux mieux
Dans ce manoir toujours en fêtes.

D’épais buissons, à travers champs,
Formaient sa lointaine ceinture ;
Les ennuyeux et les méchants
N’en pouvaient franchir la clôture.

Toutes les saisons à la fois
Se mêlaient dans ce parc étrange ;
On y faisait, à chaque mois,
Les foins, la moisson, la vendange.

Toujours des fruits, toujours des fleurs
Au temps de la neige et des bises,
Des fruits de toutes les couleurs,
Des raisins avec des cerises.

Donc, un jardin au fond d’un bois,
Voilà, dans ma longue innocence,

Ce que j’ai rêvé tant de fois…
Peut-être au delà de l’enfance.

Et c’est là, dans ce vieux manoir,
Près du Lignon ou de la Dore,
Que j’aime si fort à vous voir,
Chers enfants, quand je rêve encore,

Or, durant ces songes si beaux,
Dans nos brouillards toujours en cage,
Mes chers petits, mes chers oiseaux,
Nous perchons au cinquième étage !

Et, dans mon maigre testament,
Faisant à chacun part entière,
Chers petits, je ne puis vraiment
Vous laisser château ni chaumière.

Mais, à défaut de la maison
Qui jamais, hélas ! ne s’achève,
Près de quitter vie et prison,
Amis, je vous lègue mon rêve :

Ce grand manoir sur les sommets
Devant qui tout n’est que masure,
Où nos cœurs unis à jamais
S’aimeront sans fin ni mesure ;

Ce jardin, là-haut, dans le bleu
Fleuri de soleils et d’étoiles,
Où nous verrons tous le bon Dieu
Sans plus de crainte et plus de voiles.


Dans ces murs, faits de diamant,
Sans que le plancher craque ou tremble,
Nous pourrons éternellement
Jouer, sauter, courir ensemble.

Nul de nous n’en sortira plus ;
Nous aurons de l’air, de l’espace ;
Tous nos amis, tous nos élus
Y tiendront à jamais leur place.

Et moi qui, jadis, tout enfant
Ai bâti ces heureux mensonges,
Moi, j’aurai, rêveur triomphant,
Trouvé le château de mes songes.


Septembre 1875.