Le Livre d’un père/La Vieille Maison







XLVII

LA VIEILLE MAISON




Enfants, je laisse un héritage
Modeste, comme de raison ;
Mais, quand vous ferez le partage,
Gardez cette vieille maison !

Les beaux messieurs de grande ville
Ne lui trouvent guère d’appas…
Ma petite maison tranquille,
Amis, ne la méprisez pas.

Heureux, si le bon Dieu vous donne
Ce qu’elle abrita de bonheur !
Là, sans faire ombrage à personne,
On vivait simple avec honneur.


À plus de cent ans en arrière
Du jour où vint mon fils aîné,
On posait sa première pierre…
Et c’est là que mon père est né.

Ce toit sacré, je le respecte !
J’aime à l’embellir en rêvant ;
L’antique aïeul son architecte
Fut un soldat, puis un savant.

Cadet de race, un peu rebelle,
Il préférait aux grands partis
Femme sans dot, mais bonne et belle :
C’est d’eux que nous sommes sortis.

Dieu nous a gardé leur demeure,
Honorez donc, à votre tour,
Ces murs où j’appris, de bonne heure,
La paix, le travail et l’amour !

J’y passai trop peu de journées :
Le devoir m’appelait ailleurs,
En d’autres sphères moins bornées,
Mais d’où l’on ne sort pas meilleurs :

Naguère, écoliers, dans l’attente,
Vos congés vers l’humble manoir
Vous ramenaient chez la grand’tante
Toute heureuse de vous avoir.

Là, plus rien n’était à la mode
Et j’y trouvais une douceur :

Tout était vieux, simple et commode
Et tous les dons venaient du cœur.

Dans un jardin de quelques mètres
Des rieurs, un arbre, un filet d’eau…
Et vous étiez les joyeux maîtres
Du cerisier et du ruisseau.

Tandis que vous jetiez la ligne
À des poissons toujours absents,
Un canard blanc, que dis-je, un cygne
Coulait vos vaisseaux menaçants.

Moi, plus que vous enfant, peut-être,
Le cœur et les yeux grands ouverts,
Je vous suivais de ma fenêtre
Tout en griffonnant quelques vers.

Pour aimer ces vieux murs que j’aime,
Songez à vos premiers ébats,
À la bonté, toujours la même,
Qui nous rappelait tous là-bas.

Vous serez fidèles, j’espère,
Aux souvenirs que je défends :
Amis, comme votre vieux père
Restez toujours, restez enfants.

Hélas, après des funérailles,
Voilà que des indifférents
Vont remplacer dans ces murailles
La dernière des grands parents.


Tous ces vieux meubles que j’enlève
Aux chères places d’autrefois,
Avec nous, sans repos ni trêve,
Vont voyager sous d’autres toits.

Mais vous êtes encor les maîtres
Du petit manoir consacré.
Certes, ce toit de vos ancêtres
Ce n’est pas moi qui le vendrai !

Chacun va suivre sa carrière,
Puisque Dieu nous a dit : marchez !
Donc, sans regarder en arrière,
Tous au travail ! allez, cherchez,

Dispersez-vous, la terre est grande !
Mais lorsque après un fier labeur
Vous aurez fait ce que demande
Le besoin, et surtout l’honneur,

Si l’un de vous, tendre et modeste,
Fidèle, épris du souvenir,
Dans l’humble maison qui nous reste
S’applique, un jour, à revenir ;

S’il se fait, sous ces vieilles pierres,
Un nid pour deux vrais amoureux,
Celui-là, parmi tous ses frères,
Ne sera pas le moins heureux.


Septembre 1877.