Le Livre anglais — Robinson Crusoé

Le Livre anglais — Robinson Crusoé
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 666-681).
LE LIVRE ANGLAIS
ROBINSON CRUSOÉ

Les dernières élections aux Communes d’Angleterre ont été pour toutes les personnes attentives un grand sujet de réflexions. Ce peuple, nous disait-on depuis longtemps, subit comme les autres le mal du siècle ; sous des apparences de stabilité, il est désagrégé par la crise de transformation sociale qui travaille les nations européennes; il nous réserve des surprises, il nous apparaîtra, lui aussi, en rupture de tradition. — Les événemens ne se hâtent pas de justifier ces pronostics. Le peuple anglais a manifesté une fois de plus son esprit de conséquence et de conservation. Au milieu de nos flottes portées à la dérive sur des mers inconnues, ce vieux vaisseau gouverne, tient sa route, lutte contre le vent. D’autres louvoient et se maintiennent, uniquement parce que le coup de barre du pilote contrarie à temps la manœuvre d’une partie de l’équipage ; celui-là avance par l’effort calculé de l’équipage, prompt à tous les changemens de manœuvre que commande la boussole. Cette boussole est la volonté accumulée des morts. Rare spectacle, le gouvernement d’une audace vivante subordonnée à la volonté des morts.

On voudrait avoir un bon traité de psychologie historique sur un peuple si intéressant; et l’on souhaiterait que ce ne fût pas un ouvrage de philosophie didactique, monstre toujours redoutable. Ce traité existe, nous l’avons tous lu dès le premier âge : c’est le Robinson Crusoé.

Dans le temps que les élections anglaises occupaient notre attention, et comme je me demandais auquel de ses grands livres cette race a le mieux confié son secret de force, le hasard mit sous ma main une traduction du chef-d’œuvre de Daniel de Foë par Petrus Borel le Lycanthrope. C’est une nouvelle aventure de Robinson, et non la moins singulière, que le plus truculent des romantiques se soit attaché à ce simple récit et l’ait traduit avec une exactitude consciencieuse. Encore un calomnié, ce gilet rouge! Son travail le montre homme d’application et de bon sens. Après avoir prévenu le public, comme il est d’usage, contre les traductions concurrentes, contre « le délayage blafard, sans caractère et sans onction, » de son devancier Saint-Hyacinthe, contre la version « androgyne » de Mme Amable Tastu, Petrus Borel affirme qu’il a entrepris sa tâche par choix et par amour, pour un petit nombre d’esprits d’élite ; parce que, dit-il, « le traducteur de ce livre ne croit pas à l’injustice. » — Qui refuserait d’écouter cet appel ingénu?

On ne résiste pas à des volumes imprimés par Terzuolo sur le papier à chandelles de ces temps héroïques ; signés par le Lycanthrope, ornés de vignettes par les frères Devéria, Boulanger, Célestin Nanteuil; enrichis de notices sur le matelot Selkirk, prototype de Robinson ; complétés par une Dissertation religieuse où l’abbé La Bouderie, vicaire général d’Avignon, fait intervenir Silvio Pellico et les arrêts de la Sorbonne pour réfuter les erreurs doctrinales du dissident anglais. — J’ai relu l’inoubliable histoire qui amusait l’enfant et qui fait penser l’homme. Elle m’a affermi dans ma persuasion ; mieux que Shakspeare ou Macaulay, mieux que les grandes fleurs récentes de l’âme anglaise, Adam Bede ou Aurora Leigh, le Robinson Crusoé nous donne la claire intelligence de cette race et la raison de ses progrès dans le monde.


I

Il y a dans la littérature séculière deux récits qui échappent à toute classification, à toute comparaison, parce que leur universalité les place hors de pair : le Don Quichotte et le Robinson Crusoé. D’autres chefs-d’œuvre montent plus haut par la perfection de l’art ou par la sublimité de la pensée; mais ils ne s’adressent pas à tous les âges, à toutes les conditions; ils veulent pour être goûtés un esprit déjà formé et une culture intellectuelle qui n’est pas donnée à tous. Cervantes et Daniel de Foë ont seuls résolu le problème d’intéresser, par les attraits différens d’une même pensée, le petit enfant et le vieillard réfléchi, la servante et le philosophe. Leurs créations, organismes vraiment vivans, croissent et se développent avec notre individu, acquérant comme lui des facultés nouvelles au cours des années, manifestant comme lui un pouvoir de transformation, d’adaptation aux divers âges et aux divers milieux. La même phrase tient en réserve plusieurs sens, qui se découvrent successivement au regard; sur la page où nous avions ri ou tremblé, quand nous l’épelions pour la première fois, notre cœur d’homme se serre douloureusement, si c’est le Don Quichotte, notre esprit médite profondément, si c’est le Robinson. Lisons-nous ces volumes à nos enfans, les effets divergens et souvent contraires se produisent simultanément, faisant mesurer la distance qui nous sépare de ces petits êtres.

Les deux œuvres ne sont comparables qu’entre elles ; la même définition s’appliquerait à l’une et à l’autre : roman d’analyse dans un roman d’aventures, tournant autour d’un personnage principal doublé d’un satellite. Elles se ressemblent par les procédés de composition, par le réalisme minutieux auquel ces idéalistes demeurent appliqués dans tous leurs rêves. Mais la ressemblance s’arrête là. Sous son apparence de badinage enjoué, le Don Quichotte est le plus pessimiste de tous les livres ; le Robinson en est le plus optimiste. L’un raconte la défaite d’un idéal démesuré, l’autre le triomphe d’un idéal raisonnable. Les impressions différentes qu’ils nous laissent s’expliquent trop bien : le héros de Cervantes est aux prises avec les hommes, avec des hommes civilisés; celui de Daniel de Foë n’a pour adversaires que la nature, la fatalité des choses et les sauvages: il est le mieux loti. Quoi qu’il en soit, l’œuvre du premier contient toute l’histoire de la pauvre Espagne, du peuple chevaleresque qui défend l’Europe contre l’invasion musulmane, découvre et conquiert les nouveaux mondes, se fait le champion universel de l’Église, et succombe toujours sous le poids de ses entreprises, sous les sévérités de la fortune ironique. Il s’est rencontré un génie moqueur dans cette nation grave ; sa gaîté amère et sa philosophie cruelle sont le résidu de toutes les expériences, de toutes les déceptions de sa noble et chimérique patrie. Il semble, au contraire, que l’Anglais ait voulu écrire le livre de raison de son pays, et qu’il en ait fait un hymne de reconnaissance au dieu soigneux qui assure les succès pratiques de ce pays.

Il faut bien croire que l’optimisme religieux du bon Daniel est le sentiment collectif d’une race, car il eut peu de motifs personnels de remercier le Ciel. Si le Robinson vient tout naturellement en parallèle avec le Don Quichotte, c’est surtout parce qu’il y a des rapprochemens frappans entre les destinées de leurs auteurs. Misérable et agitée fut la vie du dissident anglais, comme celle du soldat espagnol. Tous deux étaient des réfractaires ; tous deux, malchanceux de génie, pouvaient s’appliquer le dire du premier : « Le talent ne sert pas aux usages ordinaires de la vie. Le vif-argent ne peut se transformer en monnaie courante; excellent pour séparer l’or de l’alliage, il devient inutile dès que vous voulez le changer en quelque chose de compact et de solide. » Banqueroutier décrété de prise de corps, ruiné, attaché au pilori, traqué par ses ennemis politiques et abandonné par ses enfans, de Foë composa peut-être quelques parties de son récit dans la prison de Newgate, comme Cervantes dans la geôle de Medrano. L’un et l’autre a répandu beaucoup d’encre, pour ne gagner à ce métier que très peu de pain et ne laisser qu’un seul livre, enfant de la vieillesse, conçu dans le découragement des besognes infructueuses, et qui devait faire oublier tous les aînés obscurs.

Poète, philosophe, théologien, économiste, pamphlétaire d’une rare vigueur et d’une intarissable fécondité, grand remueur d’idées sur tous les sujets, journaliste enfin, — il fonda la première revue anglaise du temps qu’il était à Newgate, et nous naquîmes ainsi de l’ennui d’une prison, — Daniel de Foë eût pu remplir une bibliothèque de ses œuvres. Il en vivait mal et rien n’en survécut, sauf le livre immortel, payé par grâce dix guinées, qu’il entreprit à 58 ans, après avoir rencontré dans une taverne l’homme vêtu de peaux de chèvres : ce Selkirk ou Selcraig dont il fit sa société, tant l’aventure du matelot déserteur l’avait frappé, et qui devint dans l’esprit méditatif de Daniel le type national et historique par excellence : l’Anglais dissident, rebelle ou mauvaise tête, fondant des empires lointains par nécessité, converti au bien par les difficultés de sa tâche, à l’optimisme par la réussite, finissant dans une sainteté confortable et lucrative.

Robinson, — gardons à Selkirk le nom sous lequel il a fait sa prodigieuse fortune, — Robinson est d’abord et avant tout l’incoercible échappé des fiords Scandinaves, l’amant de la mer appelé par la tempête, qui lance sa petite barque sur l’Océan aux premiers jours de l’histoire européenne ; qui ne peut se résigner à jeter l’ancre aussi longtemps que le vaste monde, tentation et proie désignée de sa race, dérobe un lopin de terre à sa curiosité de l’inconnu, à son instinct de migration et de domination. A lui, à ses frères dépaysés et reconnaissables, on peut appliquer ce que le poète a dit de la conque ensablée :


Longue et désespérée
En toi gémit toujours la grande voix des mers.


C’est ce nostalgique d’infini et de liberté périlleuse que leur Ibsen symbolise dans cette dame de la mer, hantée et attirée par l’élément maternel : « Jour et nuit, l’hiver comme l’été, je sens en moi cette attraction de la mer... Je crois que, si nous étions accoutumés, dès notre naissance, à vivre sur mer, dans la mer même, nous serions peut-être beaucoup plus parfaits que nous ne le sommes. Voilà pourquoi nous souffrons tous d’une peine secrète. Croyez-moi, la mélancolie de l’humanité vient de là... Il me semblait à la fin que j’appartenais aussi à l’Océan. » — Voyez les débuts de Robinson : en dépit des remontrances de son père, en dépit des raisonnemens qu’il se fait à lui-même, une force invincible le pousse sur les vaisseaux. Il y souffre mort et passion, chacun de ses voyages a une fin ruineuse et tragique; il recommence toujours. Après la formidable épreuve où il s’est cru guéri à jamais, alors qu’il vieillit dans le repos et l’opulence, la moindre suggestion d’un négociant ou d’un capitaine suffit pour réveiller le marin primordial qui sommeille en lui ; à l’extrême limite de l’âge, il repart sur les mers d’Asie, sans motifs plausibles, pour le plaisir. C’est là le fond de son âme et ce qui fait de ce simple matelot un héros mythique ; il est l’Anglais, qui fut le northman, qui reste le juif-errant des grandes eaux.

Il est encore l’Anglais par son imagination indomptable, par cette révolte obstinée de l’individu contre laquelle ni le raisonnement ni la sévérité des hommes ne peuvent rien, et qui ne se laissera discipliner que par la leçon des choses librement acceptée. « J’étais né pour être mon propre destructeur, » dit-il. Il pense, agit et part comme faisaient les personnages de Shakspeare, comme feront un Byron et un Shelley. Ceux-ci périront avant de s’être amendés, dans l’agitation du cœur et l’impénitence finale, parce qu’ils ne se soumettront jamais à la réalité. Robinson a commencé comme eux, il fut pétri, comme ils le sont tous, avec ce même ferment de Prométhée; mais il représente plus exactement la moyenne de sa nation, il se soumet à la réalité : elle l’assagit et lui rend le gouvernement de lui-même, avec beaucoup de livres sterling par surcroît.

On se demande parfois si de Foë savait bien qu’il écrivait le poème de la volonté anglaise et de l’orgueil anglais, quand il amenait progressivement ce naufragé solitaire à la condition d’un seigneur suzerain, quand il le montrait tirant de sa seule industrie les élémens de la civilisation, dominant à son tour la nature qui l’avait écrasé et les hommes qui l’avaient menacé. L’intention de l’écrivain n’est pas douteuse. C’est bien le triomphe de la volonté qu’il entendait peindre, je n’en retiens d’autre preuve que cette réflexion de son héros : « Sans l’appréhension des sauvages, j’aurais entrepris ce travail, et peut-être en serais-je venu à bout, car j’abandonnais rarement une chose avant de l’avoir accomplie, quand une fois elle m’était entrée dans la tête assez obstinément pour m’y faire mettre la main. » Et c’est bien la conscience d’une supériorité de race qui a dicté le curieux entretien de Robinson avec les Espagnols recueillis dans l’île : « Señor, reprit l’Espagnol, si nous pauvres Castillans eussions été à votre place, nous n’eussions pas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes en tirer; jamais nous n’aurions trouvé le moyen de nous procurer un radeau pour les transporter, ni de le conduire à terre sans l’aide d’une chaloupe ou d’une voile ; et à plus forte raison pas un de nous ne l’eût fait s’il eût été seul. » — Sentez-vous la confiance inébranlable de l’auteur dans la suprématie du génie saxon ?

Robinson n’est pas seulement de son pays, il est de son temps; mais il en est avec des nuances nationales indélébiles. La reconstruction de la société par l’homme naturel, la connaissance et la réforme de l’esprit humain par l’étude du sauvage, ce furent les grandes marottes du XVIIIe siècle. Ce siècle avait remis en question toutes les traditions sur lesquelles vivait l’humanité; il pressentait qu’un monde allait mourir avec lui, qu’un autre s’efforçait de naître; il se rejetait d’instinct vers les origines, pour y trouver le secret de cette palingénésie sociale qui tournait toutes les têtes. Conduite par la pensée française, l’enquête universelle lui empruntait un caractère d’idéalisme rationnel et de contradiction frondeuse à tout ce qui existait; il ne s’agissait pas de chercher comment les idées et les sociétés s’étaient formées, mais de décider comment elles avaient dû se former suivant un idéal de justice absolue et de perfection abstraite, comment elles devraient désormais se régler sur une chimère antérieure, pour répondre aux espérances du siècle. Consultez Rousseau ou Diderot, le Contrat Social ou le Supplément au voyage de Bougainville; consultez le sage Montesquieu lui-même ou le sceptique Voltaire, les philosophes de cabinet et les navigateurs frottés de philosophie : chez tous, alors même qu’ils croient observer sincèrement les réalités lointaines dans le temps ou dans l’espace, vous trouverez le très noble préjugé qu’elles doivent être meilleures que les réalités présentes; la conviction innée que le mal, ou ce qui leur paraît le mal, a été introduit par quelques méchans fourbes et peut être éliminé par une raison éclairée.

Supposez le Robinson naissant en France, si par impossible l’histoire de ce solitaire eût tenté quelqu’un chez le plus sociable des peuples. Notre Robinson serait sensible et réformateur. Une aventure d’amour viendrait vite égayer la monotonie de l’existence dans l’île, et je gage que Vendredi changerait de sexe. Les sauvages, trop honnêtes gens pour le dévorer, l’instruiraient à penser, à se dégager de la superstition, à retrouver les lois naturelles, La petite colonie aussitôt formée, ce fondateur d’empire se hâterait de lui donner une constitution, des règlemens minutieux et compliqués, suffisamment tyranniques pour lui assurer le bonheur selon la formule rationnelle du législateur. Si nous avions affaire à Rousseau ou à Bernardin, le Robinson deviendrait une idylle, quelque chose comme Paul et Virginie colonisateurs; et si l’humeur critique de Voltaire s’en emparait, les habitans de l’île auraient vite fait de se déchirer, par la faute des prêtres et des magistrats ; le Robinson de France, c’est Candide, un naïf qui a trop d’esprit pour jamais se soumettre à la réalité et se laisser corriger par elle. Ne le croyez pas quand il fait vœu de cultiver son jardin : il y cherchera toujours des fleurs extraordinaires et saccagera ce jardin qui se refuse à les donner.

Daniel de Foë partageait toutes les préoccupations de son siècle; il les a devancées sur plus d’un point, elles se font jour dans ses écrits antérieurs. Son Robinson, c’est aussi une reconstruction de l’histoire de l’homme ; non pas comme elle devrait être, mais telle qu’elle est d’après les données de l’expérience. L’Anglais Crusoé ne souffre pas d’un excès de sensibilité. Il y a quelque chose de sec et de froid dans ses désespoirs les plus tragiques : on sent qu’il a trop de confiance en soi-même pour s’y abandonner complètement. Quand il perd son vieux chien, quand son fidèle Vendredi meurt à ses pieds sur le pont du vaisseau, Robinson leur accorde quelques regrets, avec mesure : ce sont des accidens malheureux dont il faut prendre son parti. La femme n’apparaît que très tard dans ce sévère récit, avec les vaches et les poules nécessaires au peuplement de l’île, pour le même motif et comme un objet de première utilité. Robinson ne cherche pas le bonheur, mais le confortable ; c’est vers l’acquisition de ce confortable que doit tendre le progrès : le mot et le besoin dominant qu’il exprime reviennent sans cesse dans la narration. Et cet homme raisonnable, qui est tout le contraire de notre homme rationnel, fait volontiers la leçon « à ces gens mécontens qui ne peuvent jouir confortablement des biens que Dieu leur a donnés, parce qu’ils tournent leurs regards et leurs convoitises vers des choses qu’il ne leur a point départies. »

Surtout, et c’est là son trait distinctif, national, Robinson n’a pas un instant l’idée d’instituer dans son île une Salente, un essai d’humanité meilleure. Il y organise d’abord sa propre existence, son home'', autant que cela lui est possible, sur le type qui satisferait le mieux un bon fermier du Yorkshire. Disposant d’une table rase pour y construire au gré de son imagination, ce qui fut le rêve de tous les idéologues du XVIIIe siècle, il se contente de refaire pas à pas les étapes de l’industrie humaine, telle que la tradition des gens de métiers l’a développée. L’« île du Désespoir » n’est pas un champ d’expériences philosophiques, mais bien un domaine anglais à exploiter. L’île se peuple, ce prince a des sujets : il s’inquiète alors de les faire vivre, et non de les transformer en argumens démonstratifs d’un meilleur état social. Espagnols, Anglais, Caraïbes, tous naufragés ou sauvages, livrés par l’extrême misère ou par l’ignorance à sa puissance illimitée : quelle tentation. Français mes frères ! travailler sur cette matière humaine, la ployer aux conceptions de notre raison ! Robinson jouit secrètement de sa puissance ; il se considère comme l’unique et légitime possesseur de la terre qu’une ténacité anglaise pouvait seule rendre habitable, et où les autres hommes sont recueillis par grâce; mais il ne lui entre pas dans le cerveau que cette puissance s’étende jusque sur le for intérieur de ces autres hommes, qu’il soit le maître de ces âmes et de ces volontés étrangères. D’ailleurs, cette façon d’user de son bien ne serait pas pratique. Il laisse chaque tribu s’organiser à sa guise, suivant ses mœurs particulières. Et il va ramasser au Brésil, où ses plantations prospèrent sans lui depuis vingt-sept ans, les cruzades qui sont la vraie récompense d’un grand effort anglais.

Au lendemain de son naufrage, alors qu’il extrayait du vaisseau les choses indispensables à sa subsistance, Robinson avait trouvé dans le tiroir du capitaine un rouleau d’or. Il s’était abandonné à un premier mouvement d’une belle et saisissante philosophie sur la relativité des richesses : — « O drogue! à quoi es-tu bonne? Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette somme. Demeure donc où tu es et va au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la sauve. » Puis, le prudent Anglais eut un second mouvement, le bon, qui fut d’envelopper les espèces dans un lambeau de toile et de les mettre à l’abri. Elles fructifièrent plus tard. Il ne faut rien laisser perdre, alors même qu’on est à demi noyé et condamné selon toute apparence à la prison perpétuelle. Il faut organiser sa vie dès le premier instant comme si l’on devait retourner le soir à son club de Londres. Ainsi pensent ces gens sensés.

Il semble, à première vue, qu’une œuvre alourdie par cet esprit terre à terre doive avoir une moindre valeur d’art et une moindre valeur morale que les fictions de nos écrivains, inspirées par l’ardent souci d’embellir et de réformer le monde. Robinson fait la preuve du contraire. Il faut bien que la vie réelle, nettement discernée et acceptée, soit une source puissante d’émotions artistiques: sans un artifice de style, avec l’exactitude monotone et les répétitions d’un livre de loch, par le seul effet de la vérité ou de la vraisemblance dans chaque détail, Daniel de Foë nous touche et nous passionne mieux que les magiciens de la plume ; le drame qu’il raconte devient nôtre, nous découvrons dans ce microcosme notre histoire individuelle et celle du genre humain. L’humble matelot jeté par la vague contre le rocher où il se cramponne, contre ce rocher dont son industrie le fera roi, prend à nos yeux la figure symbolique de l’Adam de la Sixtine, du premier homme abandonné dans sa faiblesse, dans sa nudité, au pied de la dure montagne qu’il doit gravir et asservir. Ses luttes et ses triomphes sur la nature, ce sont nos luttes et celles de nos plus lointains ancêtres, nos souffrances, nos justes sujets d’orgueil. Si l’auteur eût coloré ses procès-verbaux d’un rayon de merveilleux, notre imagination s’y laisserait séduire par instans ; nous ne serions pas pris sans relâche, et au plus profond de nos fibres, comme chacun ne l’est que par sa propre histoire, par les douleurs qu’il peut éprouver, par les espérances qu’il peut raisonnablement concevoir.

L’efficacité morale du livre est si grande qu’on n’a pas encore trouvé de plus sûr instructeur pour l’esprit et le caractère de l’enfant. Quel sermon vaudrait cet exemple continu de rédemption par l’énergie, ce juste choix entre les soumissions nécessaires et les combats qu’il faut livrer? L’auteur du Robinson aurait pu s’en tenir à la leçon vivante qui se dégage d’un pareil triomphe de la raison et de la volonté; mais il eût menti au sang des soldats de Cromwell qui coulait dans ses veines, et son livre ne serait pas le bréviaire complet de l’âme anglaise, si le dieu anglais n’intervenait pas à chaque page de ce livre avec sa physionomie tranchée, son accent caractéristique. Dans la pensée du puritain qui le composa, le Robinson était avant tout un ouvrage d’édification, un chapitre ajouté à la Bible; un second livre de Job, épuré des doutes et des murmures qui déparent le premier.


II

Jusqu’à la catastrophe qui le précipite dans l’île du Désespoir, et quelque temps encore après cette catastrophe, Robinson a vécu comme un parfait païen, « plongé dans une sorte de stupidité d’âme. » Un jour, à la place où il avait secoué sur le talus de son rempart un vieux sac à grains emporté du navire, vidé par les rats, et où il ne restait qu’un peu de baie et de poussière, le solitaire voit croître des tiges vertes : il reconnaît de l’orge et du riz. Dans sa joie, il croit d’abord à un miracle, à une assistance surnaturelle du ciel. Puis il se rappelle le sac secoué. Le miracle n’en subsiste pas moins, pense-t-il, mais un miracle raisonnable, acceptable pour un esprit anglais; une marque de la protection divine s’exerçant par l’intermédiaire d’une cause naturelle. Ce fut le premier coup de foudre de la conversion, tout d’attendrissement et de reconnaissance. Le second lui vint peu après d’un songe effrayant, durant une nuit de tremblement déterre et d’ouragan : un personnage resplendissant s’avançait sur lui, une pique à la main, et criait d’une voix terrible : « Puisque toutes ces choses ne t’ont point porté au repentir, tu mourras ! »

A partir de ce moment, Robinson réfléchit sur son endurcissement, il fait l’examen de ses fautes et le compte des grâces qu’il a reçues. Comme un exact négociant de la Cité, il dresse sur deux colonnes, par doit et avoir, le bilan des maux auxquels il a échappé, des biens qui lui ont été impartis. Entré dans cette voie, l’ingénieux insulaire devient promptement un cause-finalier qui rendrait des points au bon Bernardin. Le moindre événement, la découverte d’un nouveau fruit ou d’un animal inconnu, lui sont des signes évidens qu’un ordre d’en-haut a disposé toutes choses dans la nature pour le service particulier de Robinson. Mais il y a des événemens contraires? Sans doute : toutefois ils auraient pu être plus fâcheux; avec ce simple correctif, on les reporte à la colonne des bienfaits, on s’affermit dans cet optimisme fortifiant où notre héros ne bronche plus. Une fois encore il fut tenté, un jour qu’une forte fièvre le tenait. Le problème de l’existence du mal, ce redoutable écueil de l’optimisme, assiégeait son esprit : il ne savait comment le résoudre. De cette épreuve aussi devait sortir un grand bien. Comme la fièvre redoublait, il lui revint à la pensée que les Brésiliens, dans toutes leurs maladies, ne prenaient d’autres remèdes que leur tabac, et qu’il restait un rouleau de tabac dans un des coffres sauvés du bâtiment. Robinson alla au coffre, il y trouva de quoi fumer, ce qui lui procura un soulagement immédiat et une agréable distraction par la suite; mais ce tabac cachait un remède bien autrement salutaire : une Bible, rangée là sous les bardes. Ainsi, le ciel lui accordait miraculeusement le pain de l’esprit après le pain du corps.

Qu’importe désormais s’il lui manque quelques outils indispensables au charpentier, quelques denrées de première nécessité? Le pionnier d’Angleterre a sa Bible, l’instrument divin qui peut remplacer tous les autres et donne toutes les forces; avec sa Bible, son installation est complète, il est tout à fait confortable. Je répète à dessein le mot qu’il emploie lui-même, pour montrer la nuance particulière de cette religion, le lien étroit entre le besoin de piété et le besoin de bien-être. Lisez, à quelques lignes de distance et dans le même élan de reconnaissance, ces deux phrases qui résument l’idéal de l’Anglais Robinson : « Le chagrin glissait plus légèrement sur moi ; mon habitation devenait excessivement confortable... Nous avions la parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en Angleterre. » — Un chrétien oriental ou latin, soumis au genre de vie de Robinson avec d’aussi ardentes dispositions religieuses, n’eût pas manqué de penser aux Pères du Désert; il eût consolé sa détresse en se conformant sur quelques points aux pratiques et à l’esprit des anachorètes. Robinson n’a rien de ces ascètes, sauf l’extérieur ; ses plus vives effusions de piété ne lui font jamais perdre de vue l’agrandissement et l’amélioration de son domaine.

Sa religion veut de l’aisance et aussi des convenances sociales. Quand il revient visiter dans son île les naufragés espagnols et anglais qu’il y a installés, il trouve ces colons emménages avec quelques femmes sauvages. Les pauvres diables ont abandonné l’Europe sans esprit de retour; ils vivront et mourront là; on conçoit qu’ils se soient procuré sans plus de formalités des objets si nécessaires. Sur l’observation que lui fait le bénédictin, Robinson s’épouvante d’avoir tant tardé à « lever le scandale. » Il s’avoue à lui-même que la chose n’est pas facile, qu’il peut se rencontrer dans le nombre des bigames assez excusables, et que d’ailleurs il n’y avait dans l’île aucun ecclésiastique pour marier ces gens de rites différens, devenus eux-mêmes des demi-sauvages, étrangers à toute pratique religieuse. N’importe ! il eût fallu plus tôt, il faut au plus vite « un contrat formel des deux, parties, fait par-devant témoins, confirmé au moyen de quelque signe par lequel ils se seraient reconnus engagés, n’eût-il consisté que dans la rupture d’un fétu... Et c’était une grande faute de ne l’avoir pas fait. » — Bref, une formalité convenable, un acte plus social encore que religieux.

Les conférences de Robinson avec le bénédictin peuvent compter parmi les plus curieuses et les plus belles pages du livre. A cet endroit, le puritain de Foë se relâche, il s’amollit quelque peu au souffle de tolérance et de concorde que lui envoie son siècle. Robinson a recueilli ce prêtre parmi les passagers du bâtiment en détresse; il le tient en forte suspicion, « d’abord comme papiste, secondement comme prêtre papiste, et troisièmement comme prêtre papiste français. » Voilà bien des tares; mais notre navigateur s’aperçoit que ce suppôt de Bélial est un très honnête homme, d’esprit fort large. Chose prodigieuse, les deux théologiens s’entendent sur les points qui les réunissent et ils écartent les points qui les divisent; ils conviennent d’enseigner dans l’île aux sauvages, aux Anglais et aux Espagnols ensauvagés, un christianisme à la portée de tous, où les gens de toute communion se mouvront à l’aise. De Foë esquisse avec une parfaite bonne foi le type d’apôtre de ce missionnaire français, auquel il donne toutes les générosités du cœur, toutes les illuminations de l’esprit. A telles enseignes que Robinson finit par dire à son interlocuteur, en lui prenant la main : « Mon ami, je souhaiterais que tout le clergé de l’Eglise romaine fût doué d’une telle modération, et d’une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votre opinion ; mais je dois vous dire que, si vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie, on vous livrerait à l’Inquisition. — Cela se peut, répondit le bénédictin. J’ignore ce que feraient les Espagnols ou les Italiens; mais je ne dirai pas qu’ils en soient meilleurs chrétiens pour cette rigueur : car ma conviction est qu’il n’y a point d’hérésie dans un excès de charité. »

Non moins curieux est le catéchisme que Robinson fait à Vendredi d’abord, et plus tard aux autres Caraïbes. Ces gens adorent le grand vieillard Bénamuckée : quand ils veulent se le rendre favorable, ils vont sur la montagne et lui disent « O! », car ils supposent que ce dieu devine leur pensée. C’est tout leur culte. Robinson les amène à un christianisme latitudinaire, très simplifié pour leur usage. Cependant il a de la peine à réfuter quelques-unes de leurs objections, celles des femmes surtout, qui se montrent plus subtiles disputeuses.

C’est toujours l’existence du mal qui est la pierre d’achoppement, et aussi l’incarnation du mal dans le diable. Pourquoi le grand Bénamuckée des blancs tolère-t-il le diable? Or, Robinson tient beaucoup au diable. Qui ne se rappelle l’instant dramatique où le solitaire aperçoit pour la première fois l’empreinte d’un pied humain sur le sable de son île? Cet homme souffre par-dessus tout de la privation de société ; il n’avait la veille encore qu’un désir, retrouver des semblables; et la découverte de ce vestige l’emplit d’une indicible épouvante! Serait-ce un tour du Malin? « Je me demandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu, sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, ce qui n’était même pas un but, car il ne pouvait avoir l’assurance que je le rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diable aurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simple marque de son pied, et qu’il n’aurait pas été assez simple pour laisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille apparier contre un que je ne le verrais pas… Tout cela me semblait contradictoire en soi, et avec les idées communément admises sur la subtilité du démon… Je conclus que ce devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire des sauvages de la terre ferme. » — Néanmoins, en plus d’une rencontre, Robinson soupçonne encore que Satan rôde autour de lui. Il y croit trop fermement pour laisser Vendredi dans l’ignorance sur ce point capital. « J’entrai en un long discours touchant le diable… Je trouvai qu’il n’était pas aussi facile d’imprimer dans son esprit de justes notions sur le diable qu’il l’avait été de lui en donner sur l’existence d’un Dieu. »

Comme il apparaît dans tous ces passages, l’abîme qui sépare de Foë de ses contemporains français ! Pour eux aussi, la controverse entre chrétiens et sauvages est un thème favori ; Diderot a donné le modèle du genre dans le Supplément an voyage de Bougainville : c’est toujours le sauvage, soufflé par nos philosophes, qui embarrasse et démonte le chrétien. Ils prennent à ce jeu leur meilleur plaisir. Le prédicant anglais n’y entendrait rien. Sûr de la vérité qu’il possède, il néglige les objections ; il les balayerait au besoin avec ce suprême argument, qui est au fond de son esprit : Le Dieu anglais est le vrai Dieu, puisqu’il m’a donné votre terre, pauvres sauvages, et vous a mis en ma puissance.

Argument biblique : il a servi à l’ancien peuple élu, il pourrait servir au nouveau, à ces puritains qui ont hérité de la religion d’Israël. Le Jéhovah des compagnons de David suffit si bien aux compagnons de Cromwell, l’Ancien Testament correspond si exactement à leur tour d’esprit, qu’on se demande parfois ce qu’ils ont retenu du Nouveau. Peu de choses, assurément. Exception faite pour les quelques chapitres où le bénédictin intervient et provoque dans l’âme de Robinson la détente que j’ai dite, tout ce livre d’édification eût pu être écrit par un homme qui n’aurait jamais ouï parler de l’Evangile. Le nom du Christ est prononcé, mais son esprit est absent. La Bible, voilà le seul régulateur de ces consciences. Ils en sont si pénétrés qu’elle transparaît sous chaque page, sous chaque phrase de leur écriture. On dirait presque un pastiche des livres hébreux. Cependant Robinson, ou Daniel de Foë, si l’on préfère, est de complexion humaine et douce, il a horreur de verser le sang, son optimisme ne voit partout que de bonnes et honnêtes créatures. Que serait-ce si nous avions affaire à un de ces âpres dissidens chez qui l’humeur naturelle exaspérait encore la sévérité de la doctrine ?

Doctrine étroite et audacieuse à la fois. Il semble que cette catégorie de réformés n’ait demandé au libre examen d’émanciper sa raison que pour la réincarcérer aussitôt dans une geôle. Ce n’est pas eux qui abuseraient du principe. Étrangers à notre rage de logique, ils ne comprendraient même pas la forte argumentation d’un Bossuet sur les variations, si saisissante pour nous ; ils lui répondraient : « Une barrière nous gênait dans notre champ : nous l’avons repoussée à la limite de notre terre ; elle est aussi solide à cette nouvelle place, et nul d’entre nous ne songe à la franchir. » — En effet, on peut être certain que le scrupuleux Robinson s’en tiendra sa vie durant aux articles du Covenant et au sens littéral de sa Bible. Son formalisme nous fait parfois sourire ; il a sa grandeur, et c’est une force. Ne dirait-on pas une scène du camp des Têtes-Rondes, cette mutinerie à bord dans le golfe Persique ? Robinson menace les matelots de la juste rétribution du ciel : le maître d’équipage lui répond qu’il ne saurait appuyer ses censures d’aucun passage des Écritures et lui oppose le verset où il est dit que ceux sur lesquels la tour de Siloé tomba n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens. — La réception dans l’île des trois malheureux Anglais, arrachés aux mains des cannibales, est véritablement imposante par son caractère de gravité religieuse et patriarcale ; ces quelques hommes, jetés par des infortunes différentes dans ce désert, se reconnaissent compatriotes aux formules bibliques de salutation qu’ils échangent. Abraham ne reçoit pas autrement les envoyés célestes sur le seuil de sa tente.

La signification religieuse du Robinson est moins familière à notre public que les aventures du héros populaire ; nos éditions courantes, allégées de ses effusions et de ses dissertations, ne donnent pas la vraie physionomie du livre. C’est surtout par ce côté qu’il est le livre anglais, le fidèle miroir des millions d’hommes qui le lisent dans l’original, sur tous les rivages où des vaisseaux britanniques portent des gens de mer, des colons et des Bibles. Je n’ai garde d’étendre tout ce que j’en ai dit aux nombreuses variétés individuelles d’une race ; mais quand on aura fait, aussi larges que l’on voudra, les réserves nécessaires dans les généralisations de cet ordre, on m’accordera que le type modelé en pleine réalité par Daniel de Foë représente les caractères essentiels et spécifiques de sa nation ; qu’il en représente au moins les parties vivaces, pullulantes, celles qui ont entrepris et qui continuent sur toute la planète l’œuvre de conquête dont Robinson pourrait être le patron. Car il y a eu, il y a encore des myriades de Robinsons, poursuivant la même tâche avec les mêmes procédés, les mêmes sentimens. Il y a un Robinson partout où un pionnier isolé de la famille anglo-saxonne, parti avec sa hache et sa Bible, s’enfonce dans la forêt ou dans la savane d’Amérique, d’Afrique, d’Australie. Je ne prétends pas que M. Cecil Rhodes ou sir Henry Parkes aient exactement l’âme volontaire et mystique, les conceptions particulières, les étrangetés réjouissantes au gentleman vêtu de peaux de chèvres; mais je serais fort surpris qu’ils n’en eussent pas quelque chose; et l’on peut affirmer qu’il y avait beaucoup de cette âme chez Franklin et chez Washington.

Les fils, les émules de Robinson savent d’ailleurs ce qu’ils lui doivent et se reconnaissent complaisamment en lui. Philarète Chastes rapporte, dans son étude sur Daniel de Foë, le témoignage d’un colon qui défrichait les bords de l’Ohio; et, bien que Philarète Chastes soit sujet à caution, il n’y a pas de raison pour le soupçonner ici d’une mystification. « Souvent, disait cet homme, après avoir été vingt mois sans apercevoir figure humaine, n’ayant pour pain que de mauvaise orge bouillie, harcelé par les Indiens et par les animaux des bois, forcé de lutter pied à pied contre une nature sauvage, je rentrais, épuisé; à la lueur de ma bougie de jonc trempée dans de la graisse de castor, je parcourais ce divin volume : ce fut, avec ma Bible, ma consolation et mon soutien. Je sentais que tout ce qu’avait fait Crusoé, je pouvais le faire. La simplicité de son récit portait la conviction dans ma pensée et le courage dans mon âme. Je m’endormais paisible, ayant à côté de moi mon chien que j’avais appelé Vendredi; et le lendemain, dès quatre heures, après avoir serré ce volume plus précieux que l’or, je reprenais ma cognée, je me remettais à l’ouvrage, et je bénissais Dieu d’avoir donné à un homme tant de puissance sur ses semblables, tant de force consolatrice. »

Oui, l’île du Désespoir s’est agrandie jusqu’aux confins de la Terre, puisque son souverain règne sur tant de cœurs qui pensent ainsi de lui et obéissent à ses exemples ; sans compter les enfans de tout pays qui l’éliraient roi, si on leur permettait ce jouet dangereux, le suffrage universel. Il avait commencé de régner sur un chien, un chat et un perroquet. Voilà un bel encouragement pour toutes les ambitions, un beau, lot pour un être de fiction et pour le misérable écrivain qui créa cet être dans l’angoisse. Quand les shérifs de la reine Anne conduisaient Daniel de Foë au pilori, ils ne prévoyaient pas que ce banqueroutier paierait si généreusement sa dette à l’Angleterre. Qui fera le compte des voiles, des vocations, des richesses que la pensée inspirée de cet homme a poussées sur les océans?

Une des vignettes romantiques dont j’ai parlé représente l’arrivée de Vendredi au « Château » : le sauvage se prosterne devant son maître avec le geste humble et tendre qui affirme son vasselage. « Il s’approcha de moi; puis, s’agenouillant encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, prit mon pied, mit mon pied sur sa tête : ce fut, il me semble, un serment juré d’être à jamais mon esclave. »

On contemple cette scène, et l’on ne peut s’empêcher de penser que de Foë y enferma d’avance, comme en un tableau symbolique, le rêve obstiné de son pays, de toute sa race : une domination illimitée sur l’univers, une prise en tutelle de tous les peuples trop faibles pour résister à Robinson. — Le dessein que poursuit ce dur matelot et la façon dont il le réalise n’éveillent pas toujours la sympathie, loin de là. Son souci du droit d’autrui est parfois trop sommaire. Il faut veiller sur Robinson, surtout après ce dernier poll, où je crois bien qu’il a voté avec enthousiasme, parce qu’il attendait du résultat beaucoup de satisfactions pour son humeur expansive. Et afin de veiller utilement sur lui, il faut le bien connaître, ce qui est difficile ; il faut aller chercher sa pensée historique et les raisons de sa force dans les livres où il se raconte ingénument, en premier lieu dans celui qui porte son nom. Ces précautions prises, on serait très injuste et par trop désintéressé de ce qui glorifie l’homme de tous les temps et de tous les lieux, si l’on ne proclamait pas que Robinson mérite sa fortune par de rares vertus, et qu’il y a beaucoup à admirer, beaucoup à apprendre, chez ce magnifique exemplaire de l’humanité.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.