Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Voraces

Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 351-352).
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VORACES, s. m. pl. — La société des Voraces date de 1846. Elle n’eut pas, à son origine, de but politique. Quelques ouvriers canuts, voyant que les cafetiers de la Croix-Rousse ne pouvaient se résoudre à servir le vin au litre, se liguèrent pour obtenir cette réforme. Ils se rendaient par petits groupes dans les cafés et demandaient un litre de vin. Le patron du débit répondait invariablement : « Nous ne servons qu’à la bouteille. » Les canuts alors de sortir et d’aller dans un établissement voisin renouveler l’expérience. D’où le nom de Voraces donné aux ouvriers de la Croix-Rousse.

Ce fut là le début de cette société, absolument distincte des autres organisations ouvrières du quartier, des Ferrandiniers et des Mutualistes, par exemple. Les Voraces commencèrent à se réunir périodiquement chez la mère Maréchal, à l’angle de le rue des Fossés (aujourd’hui rue d’Austerlitz) et de la rue du Mail, près de la place de la Croix-Rousse. C’est surtout le samedi et le lundi que ces réunions toutes platoniques comptaient le plus grand nombre de membres. Inutile d’ajouter que la mère Maréchal vendait le vin au litre.

À l’aurore de 1848, quelques ouvriers influents, pressentant la révolution, décidèrent les canuts à n’admettre dans leur société que des républicains. Dès cette époque, le nombre des Voraces s’accrut de jour en jour. Ils étaient environ 250 ou 300 à la chute de la monarchie de Juillet. C’est à partir de ce moment que le rôle des Voraces appartient à l’histoire lyonaise.

Le 24 février, ils descendent à Bellecour — sans armes et sans uniforme — pour s’emparer du poste. Les soldats ne voulant pas obéir à leurs injonctions, les Voraces formèrent le cercle et délibérèrent. Un certain Doncieux, qui se trouvait là, se mit à les haranguer ; ils le choisissent pour chef, bien qu’il ne fût pas connu d’eux, se mettent en colonne, passent par la rue Saint-Dominique et se rendent à l’Hôtel de Ville dont ils font le siège. Comme on ne s’empressait pas de leur céder la place, ils donnèrent l’assaut à coups de pierres. Maîtres du principal édifice de la ville, ils vont à la Préfecture dont le poste cède aussitôt. Tout cela s’était accompli dans la soirée.

Le lendemain 25, les Voraces se rendirent au fort Saint-Laurent. Un de leurs chefs, Vincent, surnommé Dumenton, parlementa avec l’officier de service qui emmena ses soldats en laissant leurs armes à la disposition des Voraces. Ceux-ci redescendent à l’Hôtel de Ville vers une heure de l’après-midi, puis s’emparent du séminaire situé au bas de la côte Saint-Sébastien. Le soir du même jour, ils vont prendre le bastion 4, en face du Mont-Sauvage. Là deux des leurs sont tués, par suite de l’imprudence de Lebretonnière, qui avait tiré un coup de fusil malgré la défense des chefs.

Victorieux sans avoir combattu, les Voraces s’organisent : Ravet est nommé commandant du Bastion des Bernardines, à côté des portes de la Croix-Rousse ; Jean Durand va commander le fort de Montessuy ; Chataigner, le fort Saint-Laurent, et Vial, le Palais de Justice. Ce dernier seul vit encore ; c’est grâce à son obligeance et à la fidélité de ses souvenirs qu’il nous a été donné d’établir cette notice.

Vers le 18 mars, Arago arriva à Lyon. Les Voraces voulaient l’arrêter. Il leur explique qu’il ne venait pas pour renverser la République, mais pour aider à la pacification des esprits. Il félicita les ouvriers de leur conduite et offrit un sabre d’honneur à chacun de leurs chefs. Au mois de juin, la révolution étant vaincue à Paris, les Voraces cédèrent à l’autorité et restituèrent les forts dont ils avaient pris possession. Toutes les sociétés de la Croix-Rousse disparurent du même coup.

Telle est, en résumé, l’histoire de ce mouvement ouvrier, qui fut révolutionnaire, mais qui reste bien lyonnais par son caractère idyllique. Qu’ont de commun, en effet, une révolte de ce genre, où il n’y eut ni massacres ni incendies, et la sanglante et lugubre tragédie de 1871 ?