Le Littré de la Grand’Côte/3e éd., 1903/Romains

Chez l’imprimeur juré de l’académie (p. 307-309).

ROMAINS, s. m. pl. — Nom donné, sous Louis-Philippe, aux hommes qui constituaient la police municipale, sous la dénomination officielle de surveillants. La police est toujours faite à l’image du peuple, et quel bon peuple ce devait étre que celui qui était surveillé par une telle police ! — Ô Romains ! Ô dignes successeurs des arquebusiers d’avant la Révolution ! espèce de pompiers moins les pompes, de gardes champêtres moins les champs ; bons fils, bons pères, bons époux, domiciliés chacun chez soi ; qui couchiez avec vos femmes ; qui aviez des cheveux gris, des favoris en côtelettes de petit salé, des visages paternes ; que l’on connaissait par leurs noms ; à qui l’on disait : « Père un tel » ; qui portiez des shakos de garde national et des bancals du premier empire battant sur vos mollets ; qui preniez les voleurs (quand vous en preniez) toujours par la douceur ! Rien qu’en songeant à vous, je pense à Louis-Philippe ; rien qu’en pensant à Louis-Philippe, je songe à vous ! — Ainsi le lac du Bourget rappelait à Lamartine l’image d’Elvire ; ainsi l’image d’Elvire lui rappelait le lac du Bourget.

Ce qu’il y avait de plus curieux dans l’armement de ces braves gens, c’était la raquette (!!) qu’ils portaient dans leurs rondes de nuit (voy. raquette 1). Qui aurait jamais pu supposer qu’on eût armé des héros d’une raquette ? Il est vrai que celle-ci, énorme, pouvait servir d’arme offensive, et qu’il eût suffi d’un bon coup, bien asséné, pour marpailler tout le groin à un malfaiteur. Le manche portant le cylindre dentelé avait plus d’un bon pied de long, et plus d’un bon pouce de diamètre. La lame qui frappait les dents du pignon était fendue dans les deux tiers de sa longueur, et grâce à cette ingénieuse disposition, l’instrument produisait un bruit sui generis, que tous les Lyonnais connaissaient bien. Entendait-on l’appel connu, les Romains qui auraient été dans le voisinage accouraient, aussi bien que les honnêtes passants, pour prêter main-forte à la loi, car en ces temps arriérés, le peuple ne portait pas encore secours aux malfaiteurs contre la police comme cela se fait quotidiennement aujourd’hui. La raquette avait encore cet avantage de permettre aux voleurs, qui l’entendaient de loin, de s’enfuir avant que les Romains arrivassent. Et par ainsi, personne ne courait risque de recevoir quelque mauvais coup.

Cette raquette n’était point d’invention lyonnaise. C’était une importation anglaise. On avait, en effet, bien antérieurement, armé de raquettes les policemen de Londres. Je ne sais à quelle époque on leur retira la raquette pour lui substituer le casse-tête, arme plus efficace.

Les rondes de nuit de nos Romains commençaient par une visite à la mère Ficelle (voy. sous billet). Je ne fais pas à un seul de mes lecteurs l’injure de croire qu’il n’ait pas connu la mère Ficelle au moins de nom.

Dans une de ces ruelles indescriptibles emportées par le percement de la rue Centrale près du Plâtre, à savoir la rue des Boitiers et la rue Roland, s’ouvrait un « honneste » cabaret qui portait en guise d’enseigne, au-dessus de la porte d’entrée, un paquet de ficelles.

C’était les armoiries parlantes des trois frères Ficelle, dont la mère tenait là, avec leur concours, une espèce de bouge de la plus basse catégorie, où l’on se faisait servir toute espèce de consommation. – En ce temps la police, débonnaire, n’exigeait pas que Cypris se dissimulât derrière des persiennes fermées. — L’établissement passait pour prêter secrètement appui à la police, et servir parfois de souricière. Les trois frères Ficelle devaient avoir des opinions politiques de la plus grande pureté, car à la révolution de 1848, ils figurèrent dans le comité provisoire qui s’installa à l’hôtel de ville.

Cette honorable maison était tellement connue, qu’un jeune avocat de Marseille, Maitre Hermelin, s’étant fait inscrire au barreau de Lyon, et l’une de ses premières affaires ayant été pour défendre en correctionnelle un individu inculpé de coups et blessures dans une rixe chez la mère Ficelle, Maitre Hermelin, dis-je, commença ainsi sa plaidoirie, avec l’accent intraduisible de son pays : Messieurs, la scène elle se passait dans une maison que ze ne connais pas, parce qu’il n’y a pas longtemps que je suis à Lyon, mais que vous connaissez tous. (Tous les juges font un signe de protestation.) Pardon, Messieurs, reprend Maitre Hermelin, ze veux dire de réputation.

Donc, lorsque les Romains sortaient pour leur service de nuit, ils allaient sans désemparer chez la mère Ficelle. Et là, en consommant (gratis, bien entendu) tous les cordiaux nécessaires à leurs périlleuses fonctions, ils recueillaient les renseignements pour leur rapport de police ; puis l’estomac et l’esprit échauffés d’une sainte ardeur, sous l’égide de leur raquette, ils se répandaient dans la ville, en continuant leur inspection de bouge en bouge. — Et les bourgeois de Lyon pouvait avec sécurité, dans les chastes bras de leurs épouses, se livrer aux douceurs du sommeil…

Les Romains étaient peu nombreux, mais avec celle police patriarcale, il se commettait cent fois moins de crimes qu’avec notre police savante et des nuées de gardiens de la paix. Il se serait passé des années sans qu’on eût trouvé de quoi défrayer un méchant reportage. Il est vrai qu’en ce temps-là les enfants n’arrivaient pas comme aujourd’hui à l’âge d’homme sans que personne leur eût appris, dans les écoles ou les lycées, que tuer et voler n’est pas absolument bien.

Les Romains n’étendaient pas leur juridiction au delà des limiles de la commune lyonnaise qui, alors, ne comprenait ni Vaise, ni la Croix-Rousse, ni la Guillotière. Mais à quoi auraient servi des Romains à notre bonne Croix-Rousse, par exemple ? Encore en 1810, toute la police de la commune de la Croix-Rousse se composait d’un commissaire de police et d’un agent, M. Blanc, qui, pour toute arme, portait une canne, et n’avait d’autre occupation que de porter les billets de justice de paix, et de signifier les contraventions, d’ailleurs fort rares. Oh, l’âge d’or du Plateau !

Mais la criminalité ayant progressé rapidement avec la civilisation, il fallut bientôt créer les bleus, que l’on caserna. En même temps l’on rattachait la police aux services préfectoraux. Dès avant cette mesure, la Guillotière était assez mal famée, et, lorsqu’on voulut englober les communes suburbaines dans celle de Lyon, une des raisons invoquées fut que la Guillotière assurait l’immunité aux malfaiteurs qui y trouvaient un asile plus assuré que jadis dans les églises, les Romains n’exerçant pas leur sacerdoce au delà du Rhône.

Où nous connûmes bien que les temps étaient changés, c’est le jour que, sous l’Empire, aux quatrièmes du Grand Théâtre, un bleu vint nous intimer l’ordre de remettre nos vagnottes que, l’été, nous avions la moelleuse habitude de déposer sur la balustrade, à seule fin d’ouir plus au frais les ut de Sirand ou les roulades de Mme Miro (en ce temps-là on était au Grand-Théâtre aussi bien en famille que chez soi). Il fallut remettre sa vagnotte. La tyrannie élait venue.