Le Littoral de la France
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 460-491).
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LE
LITTORAL DE LA FRANCE

III.
LES PLAGES ET LE BASSIN D'ARCACHON.

Jadis perdu dans la solitude rarement violée des landes, le bassin d’Arcachon n’était visité que par les goélands et les canards sauvages, et les habitans clairsemés de ses bords étaient pour la plupart des hommes incultes, privés de toute communication avec le reste du monde. Semblable et même supérieure, sous bien des rapports, aux estuaires brumeux des Pays-Bas, la petite mer intérieure d’Arcachon formait avec eux un contraste absolu par son aspect désert et son état d’abandon. Autant le Zuyderzée et les bouches de la Meuse présentent, depuis des siècles, d’animation sur leurs eaux et sur leurs bords, autant le bassin d’Arcachon et ses plages offraient de tristesse solennelle il y a quelques années. Au-dessus des digues qui bordent les rivages hollandais apparaissent en longues rangées les villages, les fermes, les moulins à vent ; la surface des golfes est toute parsemée d’embarcations, et dans chaque crique se balance une petite forêt de mâts. Récemment encore, les eaux du bassin d’Arcachon ne portaient que des barques et des chaloupes de pêche ; sur les bords, on ne voyait que des marécages, des forêts de couleur sombre, et çà et là quelque maison basse en pierre ou en bois. Aujourd’hui ce coin de la France, que visitent en même temps la mode et le commerce, est en voie de transformation rapide ; mais, quelles que soient les modifications apportées par le progrès moderne, elles n’enlèveront point à cette région géographique les caractères distinctifs qui en font un petit monde à part, ayant une même histoire dans le passé et une même destinée dans l’avenir. La série de nos études sur le littoral de la France ne peut donc mieux se continuer que par le tableau de cette région où les dunes et la plaine, les forêts et les bruyères, les promontoires, les chenaux et les bancs de sable alternent de manière à composer un ensemble harmonieux.


I

Le bassin d’Arcachon doit évidemment sa forme présente aux mêmes agens qui, pendant le cours des siècles, ont séparé de la mer et graduellement repoussé dans l’intérieur du continent les anciennes baies de Carcans, de La Canau, de Biscarrosse, aujourd’hui changées en étangs. Les chaînes de dunes parallèles qui se dressent en barrière entre la zone lacustre du Médoc et le rivage de l’Atlantique se prolongent aussi, comme une immense digue, au-devant du bassin ; mais elles n’ont pu en fermer complètement l’entrée. Un détroit de plus de 3 kilomètres de largeur fait encore communiquer les eaux du golfe de Gascogne et celles de la petite mer d’Arcachon. Cet ancien estuaire, situé à l’issue d’une dépression profonde où coule la Leyre, la rivière la plus considérable du plateau des landes, a de tout temps renfermé une masse d’eau assez puissante pour que les courans alternatifs du flux et du reflux aient-pu maintenir une large ouverture au bassin en écrêtant sans cesse la barre qui continue le rivage des landes ; mais si les sables rejetés par les vagues n’ont pu isoler complètement l’estuaire d’Arcachon et changer cette baie d’eau salée en étang d’eau douce, ils en ont du moins considérablement déplacé l’entrée en la repoussant par degrés vers le sud. Le détroit de communication se reploie parallèlement à la mer, de manière à former un angle droit avec l’axe du bassin. Du milieu de cette grande nappe d’eau, on voit s’arrondir de toutes parts un horizon de terres, et si l’on ne savait dans quelle direction se trouve l’Océan, ce serait précisément là où il n’est pas, c’est-à-dire du côté des plages basses de l’intérieur, qu’on serait tenté de le chercher.

L’espace triangulaire que remplissent à haute marée les eaux du bassin comprend plus de 150 kilomètres carrés, et le développement des rivages dépasse 60 kilomètres. L’aspect de cette vaste étendue change à toute heure du jour, suivant les oscillations de la marée, qui atteignent à l’époque des équinoxes une amplitude de près de 5 mètres. Au moment de la plus grande élévation du flot, la surface du bassin est une immense nappe d’eau verdâtre qui semble se confondre au loin avec les rivages indécis des landes marécageuses ; une seule terre, difficile à distinguer de ces longues traînées, tantôt obscures, tantôt lumineuses, qui sont dues à la fois aux reflets du ciel et à la marche des courans, se dessiné au-dessus des flots de marée : c’est l’île aux Oiseaux. À mesure cependant que le niveau s’abaisse sous l’action du reflux, l’île s’allonge et s’élargit, les pointes de sable ou de vase s’avancent dans l’intérieur du bassin, des bancs émergent çà et là, et lorsque le jusant a ramené dans la mer toute l’eau apportée par le flux, il ne reste plus, au lieu de l’immense nappe liquide, que des chenaux plus ou moins étroits serpentant sur le fond de la baie mis à découvert. À l’époque des plus basses marées, ces chenaux tortueux et leurs nombreuses ramifications, qu’on a souvent comparées aux suçoirs d’une gigantesque méduse, ne recouvrent même pas le tiers du bassin : tout le reste de l’espace est occupé par des bancs auxquels l’aspect de leurs vases molles a fait donner le nom de crassats.

Lorsque ces surfaces plus ou moins vaseuses, que le flot cache et révèle tour à tour, apparaissent au-dessus des eaux, elles donnent à l’ensemble du bassin un aspect pareil à celui des grandes lagunes marécageuses des régions non encore habitées par l’homme. On croirait avoir sous les yeux une image du chaos primitif, tant les eaux et les terres se pénètrent et s’entremêlent. Souvent, lorsque le ciel est couvert de nuages, on ne sait plus reconnaître ni les chenaux, ni les crassats, dans les stries parallèles qui raient la superficie de l’étang. Tout semble confondu en une même masse plus ou moins liquide. Des champs de boue, revêtus de salicornes rouges et d’autres plantes marines, séparent le rivage solide de cette surface douteuse, qui n’est plus la mer et qui n’est pas le continent. Les trembleyres ou « prairies tremblantes » qui marquent les contours des anciennes baies, les savanes que parsèment des bouquets d’arbres, et que des coulées tortueuses divisent en îles et en presqu’îles, enfin les forêts et les dunes qui bornent à l’ouest la dépression du bassin, complètent le paysage étrange et primitif offert par l’aspect des eaux, des sables et des boues.

Quoi qu’en disent les érudits du département, il n’est pas probable que ces rivages aient jamais été habités par une population considérable. C’est de là que nombre d’écrivains gascons font partir les conquérans qui, sous la conduite de leurs brenns, allèrent envahir l’Italie, la Germanie, toute l’Europe orientale, et fondèrent des établissemens permanens jusque dans l’Asie-Mineure ; mais il est plus facile d’admettre que les Boïens du littoral, au lieu d’avoir, comme une ruche d’abeilles trop remplie, répandu leurs essaims dans les contrées lointaines, n’étaient eux-mêmes qu’une simple colonie envoyée dans le pays des Ibères par quelque puissante tribu celtique de la Gaule centrale. À cette époque aussi bien que de nos jours, le sol des landes n’était pas assez riche pour nourrir une population nombreuse. Des marais et des étangs, auxquels on n’avait pas su procurer d’écoulement, couvraient de vastes surfaces ; tout autour s’étendaient à perte de vue les bruyères et les ajoncs. Forcément limité par les difficultés de la vie matérielle, le nombre des Boïens devait se mesurer aux ressources qu’offraient la chasse, les pêcheries du bassin et peut-être aussi le commerce de la résine. Le poisson, plus abondant et surtout plus facile à prendre que le gibier, devait former l’aliment principal de la tribu : aussi tous les villages des Boïens se trouvaient-ils ; comme ceux de leurs descendans, à une faible distance du rivage. Sur certaines plages basses que menaçait le flot de marée, les pêcheurs avaient eu soin d’élever de petits monticules sur lesquels ils plaçaient leurs demeures, et qui leur permettaient de dominer au loin la vaste étendue des flots et des savanes. On voit encore sur les bords du bassin d’Arcachon plusieurs de ces tombelles, assez bien conservées.

Le principal village des Boïens portait le nom de la tribu, Boïos. Ce n’était sans doute qu’une localité peu importante, car l’Itinéraire d’Antonin est le premier document qui en signale l’existence. Une voie romaine, suivant à peu près le même tracé que la route actuelle et le chemin de fer, mettait Boïos en communication avec Bordeaux ; une autre voie reliait la petite cité à la grande route des Gaules en Espagne ; mais sur quel emplacement était-elle située ? On ne le sait pas exactement. D’après la tradition, le guide le plus sûr en pareille matière, Boïos se trouvait autrefois à plusieurs kilomètres de distance à l’ouest de La Teste de Buch. Aux premiers siècles du christianisme, cette bourgade fut ravagée par les Barbares, et, chose plus terrible encore, elle perdit le rempart de forêts qui la protégeait contre la marche des dunes. Maintenant le lieu qu’elle occupa est recouvert par des collines mouvantes ou par les eaux de l’Océan. Fuyant devant les sables, les Boïens ou Bouges fondèrent un deuxième village plus à l’est, dans la séoube (sylva) où s’élèvent aujourd’hui les monticules connus sous le nom de Dunes de l’Église. Des amas de briques et de plâtras, au milieu desquels on a récemment découvert plusieurs squelettes, marquent encore la place occupée par le village des fugitifs. Sans doute la forêt protectrice qui retenait les sables fut détruite pour la seconde fois par la hache ou par le feu, car La Teste de Buch, ou capitale des Bougès, dut se déplacer encore et s’établir plus à l’est, à l’endroit où elle se trouve aujourd’hui. De même que la plupart des autres bourgades du littoral, le village poursuivi eût continué son voyage à travers le plateau des landes, si Brémontrer et ses successeurs n’avaient, par de nouveaux semis, définitivement arrêté la dune envahissante.

Sauf ces migrations périodiques, l’histoire des Bougès se réduit à peu de chose. Grâce à leur pauvreté et à leur éloignement de ces grands chemins des nations où passaient continuellement les armées en marche, les habitans riverains du bassin d’Arcachon eurent, pendant les guerres incessantes du moyen âge, moins souvent à subir les horreurs de la conquête que leurs voisins du Bordelais ; mais ils durent payer par un rude esclavage le douteux honneur d’avoir pour maîtres de puissans barons, fameux dans les fastes des batailles. Les seigneurs de La Teste, mieux connus sous le nom de captaux de Buch, exerçaient le droit de haute et de basse justice, c’est-à-dire que dans toute l’étendue de leur domaine ils pouvaient emprisonner ou mettre à mort leurs sujets sans en référer à un tribunal, ni à leur suzerain de France ou d’Angleterre. Ils possédaient en toute propriété les landes, les forêts, les cultures et les pêcheries du captalat ; tout berger, tout laboureur était serf et leur appartenait comme une tête de bétail ; des chartes octroyées en bonne forme par le roi d’Angleterre leur assuraient à jamais la possession des manans du pays. Le célèbre Jehan de Grailly, qui pendit tant de Jacques pour le compte de ses bons amis de France et de Navarre, faisait son métier de massacreur avec la bonne conscience que lui donnaient ses droits de maître absolu sur son peuple de La Teste. Soumis à un tel régime, qui d’ailleurs était celui de presque toute la France, les villages du captalat de Buch ne pouvaient guère prospérer. L’arbitraire et la servitude changeaient le pays en un désert. Vers 1500, on comptait seulement une quarantaine de maisons à La Teste, la capitale de toute la contrée. Plus tard, chaque atteinte portée au pouvoir féodal eut aussitôt pour résultat l’accroissement de la population, du commerce et de la richesse ; cependant, vers la fin du siècle dernier, M. de Villers évaluait à quatre mille seulement le nombre des habitans de toutes les communes riveraines du bassin[1]. Depuis lors, la révolution de 1789 a établi enfin le régime du droit commun, et préparé la situation actuelle ; mais il reste encore quelque chose à faire, puisque diverses coutumes léguées par les siècles du moyen âge ont empêché jusqu’à nos jours la constitution définitive de la propriété dans les forêts voisines.

Comme tous les villages des landes, La Teste et les autres localités du littoral d’Arcachon sont habitées en partie par des résiniers ; mais à ces hommes sauvages, qui semblent tenir de la nature des grands bois au fond desquels ils passent presque toute leur existence, il faut ajouter les marins et les pêcheurs, qui de leur côté se trouvent moins souvent dans leurs maisons qu’à bord de leurs pinasses, sur les eaux du bassin ou de l’Océan. Parfois la population masculine presque entière, à l’exception des infirmes et des enfans, est absente des villages, et seulement un petit nombre de femmes restent pour garder les demeures et vaquer aux soins du ménage. Résiniers et marins formaient jadis comme deux races distinctes et vivaient dans un état d’hostilité plus ou moins ouverte. Si l’antagonisme a disparu de nos jours, le contraste persiste, et il ne faut pas avoir séjourné longtemps dans le pays pour savoir distinguer les hommes exerçant l’un ou l’autre métier. Le résinier se fait remarquer par ses membres grêles, ses joues pâles et creuses, son regard fixe, son silence obstiné, la sauvagerie de ses mœurs, sa rigide économie : il est sombre comme si le mystère de la forêt pesait toujours sur lui, et quand il se déride, sa gaîté fait une explosion féroce. Le marin au contraire est un joyeux compagnon ; son teint hâlé est pourtant rose, ses membres sont forts, sa démarche assurée : il aime à rire et à chanter, il dépense généreusement le produit de ses pénibles voyages. Il faut ajouter toutefois que les progrès de l’instruction et du bien-être atténuent peu à peu la différence qui existe entre les deux classes. Le résinier a déposé sa veste rouge pour prendre le costume ordinaire des paysans ; grâce au renchérissement constant des produits qu’il livre au commerce, il peut s’acheter des champs, se bâtir une maison, modifier son genre de vie sordide ; sa position sociale s’améliore, et, devenant un bourgeois à la ville, il cesse d’être un sauvage dans les bois.

Avant la construction du chemin de fer, La Teste de Buch était l’entrepôt de tous les villages du littoral des landes jusqu’au-delà de Mimizan. Les marins du bassin d’Arcachon étaient alors les intermédiaires d’un assez grand commerce avec les ports de la Bretagne, principalement avec Nantes : c’est là qu’il allaient vendre toutes les résines de la contrée pour apporter en échange diverses denrées et des pierres de construction. Ils ne faisaient aucun trafic avec Bordeaux, sans doute parce que cette ville pouvait s’approvisionner à meilleur compte de résines et de goudrons dans les communes environnantes ; lorsqu’un navire de La Teste entrait dans la Gironde, c’était uniquement pour échapper à la tempête. Les voies de communication rapide ont de nos jours presque entièrement supprimé la navigation de cabotage qui existait entre le bassin d’Arcachon et la Bretagne. Seulement quatre chasse-marée, ayant chacun de 50 à 80 tonneaux de jauge, se balancent sur les eaux du port de La Teste ou se penchent dans la vase des crassats. Il ne reste plus aux marins que la ressource de la pêche, soit en pleine mer, soit au milieu du bassin d’Arcachon. Heureusement, sur toute la partie du littoral français comprise entre Vannes et Saint-Jean-de-Luz, il n’existe pas de parages aussi poissonneux que ceux du quartier maritime de La Teste.

La pêche maritime, connue encore sous le vieux nom de péougue, dérivé du latin pelagus, n’est point exempte de dangers, car elle se fait pendant la saison des tourmentes, en hiver et au printemps. Après avoir franchi la barre, il faut tenir la mer par tous les temps, s’occuper à la fois de la pose des filets et du salut de l’embarcation, savoir, au moment propice, glisser sur les brisans, pressentir l’approche de la tempête pour rentrer à la hâte dans le bassin et quelquefois pour s’enfuir vers les abris qu’offrent l’embouchure de la Gironde ou les pertuis de la Saintonge. Malheureusement, dans ces parages du golfe de Gascogne, les variations atmosphériques se produisent d’une manière soudaine et parfois tout à fait imprévue. Il ne se passe guère de saison d’hiver sans qu’une ou plusieurs chaloupes de pêche ne périssent en essayant, malgré le vent, de forcer l’entrée du bassin d’Arcachon.

Il y a quelques années, les pêcheurs qui s’aventuraient sur la mer étaient encore bien plus exposés qu’ils ne le sont aujourd’hui : lorsqu’ils se laissaient surprendre par une violente tempête loin du rivage, il ne leur restait plus qu’à lutter contre une mort presque inévitable. Alors les chaloupes de pêche n’avaient pas même de quille, et le pont était remplacé par quelques solives sur lesquelles s’asseyaient les rameurs ; pourtant un équipage de treize hommes s’embarquait sur ces espèces de pirogues, à peine supérieures à celles des peuplades sauvages. Arrivés à l’endroit favorable, les marins jetaient de lourds filets, réseaux de 100 mètres de longueur assujettis à des flotteurs de liège, puis ils veillaient. Quels que fussent l’état de l’atmosphère et les menaces de l’horizon, ils devaient se maintenir près du filet, qui représentait pour eux un capital de plusieurs centaines de francs et l’avenir de la famille. Malheur à eux quand la force du vent ou la hauteur des lames de fond les obligeait à laisser dans la mer leurs engins de pêche, et à s’enfuir vers l’estuaire de la Gironde, éloigné de plus de 100 kilomètres ! Malheur aussi lorsqu’ils étaient surpris par l’orage après une pêche abondante et que les bordages de leur bateau pesamment chargé étaient à peine élevés de quelques pouces au-dessus de la mer ! Pour empêcher les vagues de déferler dans la pinasse, ils tendaient une toile en guise de pont ; mais contre la mer furieuse c’était là un bien faible obstacle, et chaque lame qui passait sur la tête des marins remplissait à demi la frêle embarcation. Parfois un seul coup de vague faisait sombrer le bateau en pleine mer. Pendant l’hiver de 1835 à 1836, une flottille de six chaloupes, portant soixante-dix-huit pêcheurs de La Teste, fut engloutie en un seul jour. Les débris des bateaux et les cadavres furent roulés par les flots le long de la plage des landes du Médoc, et plusieurs semaines après le désastre on découvrait encore çà et là des lambeaux de chair humaine à demi mangés par les crabes.

Depuis cet événement terrible, qui fit des centaines d’orphelins à La Teste, quelques armateurs firent construire pour la pêche des embarcations insubmersibles ; mais ils eurent à lutter contre l’opposition des marins eux-mêmes, qui ne voulaient pas monter sur ces bateaux dans la crainte puérile qu’on ne les accusât de lâcheté. Cependant on a graduellement remplacé toutes les anciennes barques par des bateaux pontés, et le matériel de pêche a été modifié. Les chaloupes surprises par la tempête peuvent du moins tenir la mer sans courir le risque de sombrer sous le poids des vagues et ne sont en danger imminent de perdition que dans le voisinage des côtes. Au lieu des filets lourds et coûteux qu’on employait autrefois, on se sert du chalut, espèce de sac qui traîne sur le fond de la mer derrière le navire, et dans lequel les poissons, gros et petits, viennent se prendre d’eux-mêmes. Un équipage de trois hommes suffit à la manœuvre, tandis que treize matelots étaient jadis nécessaires pour le même travail.

Si l’existence des pêcheurs du bassin est moins dangereuse que celle des marins de la péougue, elle n’est guère moins fatigante et moins rude pendant les mauvais temps. À chaque bourrasque, l’eau du bassin se hérisse en lames courtes et pointues qui secouent et disloquent les embarcations ; les vents, masqués par les dunes et les promontoires, changent encore plus brusquement qu’en pleine mer ; les bancs de sable, cachés sous la surface de l’eau, obligent les rameurs à faire de continuels détours. Et puis le flux et le reflux n’attendent pas ; il faut être prêt en même temps qu’eux pour se faire porter aux pêcheries par la force du courant et ne perdre aucun des momens favorables à la prise du poisson. Ceux qui veulent recueillir des coquillages sur les crassats ne sont pas moins pressés. Ils arrivent à l’instant précis où le banc de vase commence d’émerger, puis ils descendent sur l’îlot sans cesse agrandi et s’attachent aux pieds des patins ou planchettes de forme carrée, qui les soutiennent sur la vase molle ; ils suivent lentement, et courbés en deux, le flot, qui se retire par degrés. Au changement de marée, les pêcheurs battent en retraite à leur tour et travaillent à reculons. Enfin, quand la lisière d’écume se resserre autour d’eux et les environne de cercles de plus en plus étroits, il ne leur reste qu’à sauter dans leur barque, soulevée par l’eau montante.

Poissons et coquillages sont portés à la ménagère, qui est le véritable chef de la maison, aussi bien à La Teste que dans toutes les autres villes du littoral français habitées par des pêcheurs. C’est la femme qui dirige seule les affaires de la communauté pendant les longues absences du mari. Sur elle peut tomber aussi d’un moment à l’autre tout le poids de la famille, et si par malheur l’homme périt dans quelque naufrage, c’est à elle qu’incombe le soin d’élever les fils pour ce dangereux métier de marin qui a déjà coûté la vie à leur père. La femme décide le plus souvent en dernier ressort dans toutes les transactions commerciales, et se charge de vendre les produits journaliers de la pêche. Avant que le chemin de fer de Bordeaux à La Teste fût construit, c’était bien souvent elle qui entreprenait, en charrette ou à cheval, le pénible voyage de Bordeaux ; en toute saison et par fous les temps, elle traversait de nuit les marais et les bruyères du Médoc afin d’arriver de bon matin sur le marché de la métropole et repartir aussitôt après avoir vendu sa marchandise. Les femmes et les poissonniers de profession étaient les seuls qui connussent la grande ville et qui en racontassent les merveilles aux pêcheurs et aux résiniers de La Teste, enfermés de tous côtés par le désert des landes.


II

Quelques années à peine s’étaient écoulées depuis la construction des premiers chemins de fer que déjà Bordeaux, jalouse de posséder aussi une petite voie ferrée comme Paris, Lyon et les grandes cités de l’Angleterre, demandait la concession d’une ligne dirigée sur La Teste. Certainement ce n’était point l’un des travaux publics les plus importans que l’on pût entreprendre à cette époque. Le poisson frais, destiné à former le grand élément du trafic, ne valait pas les 5 ou 6 millions de francs que devait coûter l’établissement du chemin de fer, et l’on ne pouvait guère espérer alors que la pose des rails aurait un jour pour résultat la mise en culture et le peuplement des landes. Néanmoins les capitalistes bordelais, soutenus par le patriotisme local, réussirent à constituer leur société, et le 7 juillet 1841, deux années avant que les chemins de fer de Paris à Orléans et à Rouen fussent inaugurés, celui de Bordeaux à La Teste était ouvert au public. Ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, le trafic ne fut pas même assez considérable pour couvrir les frais de l’entreprise, et si la compagnie ne tomba pas bientôt en faillite, ce fut grâce à de continuelles faveurs du gouvernement et à la patience des actionnaires. Enfin l’état dut placer le chemin sous séquestre et l’administrer lui-même jusqu’à ce qu’une société puissante vînt faire de cette insignifiante voie ferrée la tête de ligne du chemin de fer de Bordeaux à Bayonne, destiné à devenir un jour la grande artère transversale de l’Europe entre Arkhangel et Lisbonne.

Si les actionnaires n’ont pas eu à se féliciter de la construction du chemin de fer de La Teste, en revanche les habitans riverains du bassin d’Arcachon lui doivent leur prospérité. Grâce à la vapeur, une population jadis perdue dans le désert se trouvait reliée au reste du monde, et voyait s’ouvrir devant elle un avenir imprévu. Ce n’était plus par familles isolées, mais par centaines, que, pendant la belle saison, les baigneurs venaient de Bordeaux et du reste de la France se plonger dans les eaux du bassin et se promener sur les plages. Les fringantes amazones effarouchaient par leurs cavalcades les résiniers à demi sauvages. On commençait à construire des chalets, de somptueuses villas au milieu de ces dunes où, récemment encore, les habitans ne songeaient qu’à préparer cet arcanson[2] qui a donné son nom à la plage des bains et au bassin lui-même.

La ville naissante se développe sur plusieurs kilomètres de longueur entre le rivage sablonneux de la baie et le pied de hautes dunes couronnées de pins. Les grands arbres que la hache a respectés, les monticules couverts de broussailles, les fourrés d’arbousiers rappellent encore en divers endroits la nature sauvage ; mais au bord de l’eau il ne reste plus rien de l’ancienne forêt : partout s’élèvent des édifices capricieux et fantastiques imités de tous les styles et bariolés de toutes les couleurs. Des jardins odorans et touffus les entourent. Devant la plage de sable blanc, doucement inclinée et rayée d’herbes marines qu’a délaissées le flot, coulent tantôt vers l’extrémité du bassin, tantôt vers la haute mer, les eaux d’un profond canal sur lequel se balancent les bateaux de plaisance et les embarcations des pêcheurs. Au nord, l’île aux Oiseaux, les rivages d’Ares, de Lanton et d’Audenge se dessinent comme des lignes grises à la surface de l’eau, tandis que le promontoire boisé du Ferret s’allonge à l’ouest entre le bassin et la haute mer, dont on entend presque toujours gronder la voix terrible.

Arcachon ressemble d’une manière étonnante à ces villes américaines qui s’installent en pleine forêt vierge et projettent leurs rues dans la solitude, sans se préoccuper des obstacles. En se promenant sur le bord de la petite mer intérieure des landes, ceux qui connaissent la Louisiane pourraient se croire transportés à Madisonville, à la Passe-Christiane, à Pascagoula : ce sont les mêmes constructions éparses et entourées d’arbustes, les mêmes collines couvertes de pins, le même bassin aux longues plages basses. Cependant Arcachon est aujourd’hui plus prospère que ces villes de planteurs, abandonnées ou détruites depuis le commencement de la rébellion. De tous les côtés on voit s’élever de nouvelles constructions, des chalets suisses, des manoirs gothiques, des pavillons moresques et jusqu’à des pagodes hindoues et des temples chinois. Au sommet de l’une des principales dunes qui dominent Arcachon surgit une espèce de mosquée peinte de couleurs éclatantes ; plus haut encore se dresse une gracieuse tourelle à jour ; au-delà, des maisonnettes éparses se nichent dans chaque repli des collines. La ville grandissante transforme graduellement la forêt en un pare de plaisance au moyen des allées sinueuses qu’elle projette au loin dans toutes les directions. La construction des maisons, la mise en culture des jardins, le percement des routes et tous les embellissemens de la ville exigent un si grand nombre d’ouvriers que de proche en proche le taux des salaires augmente dans les localités environnantes et jusqu’à Bordeaux. En même temps la valeur des terrains s’accroît dans une proportion rapide, et des propriétaires qui retiraient un bien maigre profit de leurs forêts vendent maintenant le mètre carré de sable aussi cher que s’il était situé sur la grande rue d’une cité populeuse.

La petite ville de bains naguère inconnue a pris une fière devise qu’elle ne peut manquer de réaliser un jour : Heri solitudo, hodie vicus, cras civitas. La prospérité sur laquelle les habitans d’Arcachon comptent avec confiance ne saurait d’ailleurs étonner personne, car ce point du littoral offre toutes les conditions nécessaires pour attirer et retenir les visiteurs. Arcachon a surtout l’inappréciable privilège d’être situé à proximité d’un grand centre de population. Le court voyage de Bordeaux à la plage des bains n’est pas une fatigue. Une heure après avoir quitté les rues bruyantes et poudreuses de la ville, on peut se promener solitairement sur le sable au bord du flot marin. Bientôt des trains rapides abrégeront encore la distance, et trois quarts d’heure suffiront pour la traversée de toute la péninsule du Médoc entre la rive de la Garonne et celle du bassin. On le comprend : c’est là un avantage qui assure à la ville d’Arcachon une grande supériorité sur Royan et les autres stations de bains du golfe de Gascogne. Même, lorsque le chemin de fer de Bordeaux à la Pointe-de-Grave sera terminé, les voyageurs pourront gagner la baie d’Arcachon en deux fois moins de temps qu’il ne leur faudrait pour atteindre Royan ou la plage de Soulac. Pendant les jours de fête, les Bordelais se rendent souvent par centaines à Arcachon afin de s’y reposer quelques heures, et maintenant on parle d’organiser des trains spéciaux pour les personnes qui désirent passer leur soirée au casino ou sur la plage des bains. Déjà le nombre des visiteurs d’un jour est sextuple de celui des baigneurs qui résident dans la ville pendant une ou plusieurs semaines[3].

La prospérité d’Arcachon se rattache d’ailleurs à une loi sociale dont la mise en pratique était jadis entravée par la misère et la difficulté des communications, mais qui, grâce aux chemins de fer et aux progrès du bien-être général, approche d’une manière toujours plus complète de sa réalisation définitive. La vie normale de l’homme se compose d’une succession de contrastes. Après le travail pénible dans la cité bruyante, il lui faut le repos à la campagne ; après la vue des hautes maisons et des rues étroites, il lui faut l’aspect de la mer ou des grands bois ; après la société des gens d’affaire ou des compagnons de labeur, il lui faut celle des amis de plaisir et quelquefois les promenades solitaires dans la nature vierge des bruits humains. L’aggravation continuelle du travail accompli par les hommes de notre époque, la tension de plus en plus énergique de toutes les forces de l’esprit et du corps, rendent le besoin périodique de déplacement et de repos d’autant plus impérieux. L’organisme de la société ne peut donc se développer d’une manière satisfaisante, si des villes de plaisir et de nonchaloir, à population plus ou moins nomade, ne font pas équilibre aux grandes cités où les hommes s’agitent et bourdonnent dans une incessante activité. Tous ceux qui travaillent par le bras et par la pensée n’ont pas encore le bonheur de pouvoir retremper ainsi leurs forces et leur courage dans la vivifiante nature, et par une singulière ironie du sort on rencontre souvent parmi les habitués des villes de repos des gens paresseux et inutiles qui ne savent où promener leur ennui. Quoi qu’il en soit, le développement des villes du littoral ou des montagnes qu’on visite en foule pendant la belle saison est lié d’une manière intime à la prospérité des grands centres industriels ou commerciaux. C’est Bordeaux qui a fait Arcachon ; c’est encore Bordeaux qui lui donnera plus tard une importance bien plus grande, lorsque les progrès de la science et de l’industrie auront rendu les populations plus mobiles et plus faciles à déplacer qu’elles ne le sont aujourd’hui. En devenant le complément nécessaire de la capitale du sud-ouest de la France, Arcachon deviendra aussi, par la force de l’exemple, le rendez-vous principal des contrées environnantes.

Cette ville n’eût-elle pas le privilège d’être le point du littoral le plus rapproché de Bordeaux, qu’un avenir prospère ne lui serait pas moins assuré par les avantages exceptionnels qui la distinguent. Sur toute la plage des landes, de l’embouchure de la Gironde à celle de l’Adour, c’est le seul endroit où l’uniformité générale de la rive soit interrompue par un paysage riant. Une vaste baie d’eau salée, propre aux bains de mer, y déroule à perte de vue sa nappe verte entre des rives d’aspect varié ; de pittoresques monticules couronnés de pins s’élèvent dans l’enceinte même de la ville ; les maisons brillent au milieu de la verdure ; une forêt magnifique embrasse les groupes de maisons dans une ceinture de grands arbres, et s’étend au loin sur les longues croupes et dans les vallons parallèles des dunes. La forêt d’Arcachon et celle de La Teste, qui la continue au sud, offrent des sites d’un aspect saisissant. Sur les hauteurs, les pins à l’écorce moussue se distribuent en quinconces irréguliers, et laissent entrevoir çà et là les vallées lointaines et la mer. Plus fertile, le sol des bas-fonds est presque entièrement caché par une épaisse végétation ; dans les intervalles laissés entre les pins et sous l’ombrage de cette première forêt en croît une seconde, composée de chênes et d’arbousiers ; des houx, des bruyères, des genêts hauts de 5 à 6 mètres, se mêlent à ces arbres et forment des fourrés souvent impénétrables. Ailleurs, principalement sur la lisière orientale des dunes, on voit s’ouvrir de distance en distance de vastes cirques, au fond desquels s’étendent des braous ou marécages, restes d’anciens lacs dont les eaux ont été absorbées par les innombrables racines de la forêt. Le résinier lui-même n’aime pas à s’aventurer dans ces espaces au sol encore spongieux où les arbres des diverses essences se groupent dans la pittoresque harmonie que leur a donnée la nature : des pins énormes, les uns déjà rongés au cœur, les autres encore vivans, penchent au bord des braous leurs troncs âgés de plusieurs siècles, et projettent leurs longues branches dégarnies de feuilles au-dessus de la forêt vierge. En cheminant ainsi à travers les admirables solitudes des grands bois, on peut voyager pendant des lieues et gagner la cime du Truc-de-la-Truque, ou celle des Monts-de-Lascours, qui sont les dunes les plus élevées de l’Europe entière. De ces hauteurs on redescend soit vers l’étang de Cazaux, dont la nappe d’eau transparente couvre des milliers d’hectares, soit vers le rivage de la mer, en face de l’entrée du bassin. En cet endroit, les brisans de la passe, les îles et les îlots qui se forment et se reforment près de l’embouchure, les talus de sable affouillés à la base, composent un tableau changeant que le géologue étudie et que l’artiste admire.

Le climat d’Arcachon est supérieur à celui des contrées environnantes et rappelle, sinon par la pureté du ciel, du moins par l’égalité de la température, le climat des stations d’hiver les plus fréquentées de la Provence et de la Ligurie. La hauteur moyenne du thermomètre est de 15 degrés sur les rives du bassin d’Arcachon, c’est-à-dire qu’elle est à peine inférieure à celle de Nice. En hiver, la température moyenne est de 8 degrés au bord de la plage et de 10 degrés dans l’intérieur de la forêt : c’est le doux climat hivernal de Cannes et de Menton[4]. Dans les lettes ou vallons étroits qui séparent les rangées parallèles des dunes, l’atmosphère est toujours parfaitement calme, et même en décembre et en janvier, alors que la froide bise du nord-ouest fait ployer les grands pins, les personnes qui se promènent dans les bas-fonds jouissent d’une température agréable qui ferait croire à la venue prématurée du printemps ou à la prolongation de l’automne. Les arbousiers, ces charmans arbustes des forêts provençales que signaient au loin leurs baies d’un rouge éclatant, sont probablement indigènes dans la forêt d’Arcachon, car on les y désigne par le nom local de lédounès, et depuis un temps immémorial leurs fruits servent à fabriquer une boisson fermentée, qui jadis était d’un usage général chez les résiniers. Les cistes et d’autres plantes qui rappellent les bords de la Méditerranée tapissent aussi le sable des dunes. Le myrte, récemment acclimaté, prospère dans les jardins et bientôt sans doute aura franchi les haies pour se propager au milieu des bois. À La Teste, on voit un olivier grandir depuis plusieurs années au pied de hautes dunes qui l’abritent contre le vent d’ouest ; l’oranger lui-même résiste aux gelées et passe l’hiver en pleine terre dans les vallons de la forêt, parfaitement garantis des vents froids. En toute saison, sauf pendant les mois de décembre et de janvier, les ajoncs, les genêts sont couverts de leurs innombrables fleurs jaunes. On le voit, les vallons des dunes seront un jour d’admirables jardins d’acclimatation.

Où la vie des plantes se développe d’une manière si remarquable, il est naturel de penser que la santé de l’homme prospère aussi. On cite en effet l’exemple des résiniers de la forêt, qui vivent longtemps, exempts de maladie, bien qu’ils se nourrissent mal et négligent tous les comforts de l’existence. Une petite colonie de familles étrangères s’est installée déjà dans les villas d’hiver construites sur le revers méridional des dunes d’Arcachon. L’expérience de ces nouveau-venus, malades pour la plupart, prouvera une fois de plus que l’odeur des pins et l’électricité dégagée par les émanations résineuses exercent une heureuse influence sur la marche de plusieurs maladies et principalement des affections de poitrine. Les habitans des villas de la forêt jouiront en outre de la douce température hivernale qui distingue le climat d’Arcachon ; souvent aussi ils auront la satisfaction de voir passer sur leurs têtes, sans en recevoir les ondées, de gros nuages que le vent de l’Atlantique chasse rapidement vers l’intérieur des terres, où ils crèvent en averses. Cependant, il faut le dire, après un agréable hiver vient le mois des pluies et des brusques tempêtes, le triste mois de mai que nos poètes ont tant chanté parce qu’il est beau dans la Grèce. En été, les chaleurs sont presque intolérables dans les vallons des dunes ; mais sur les bords du bassin la brise marine ou les vents qui soufflent de l’intérieur du continent rafraîchissent constamment l’atmosphère. L’écart que les météorologistes ont constaté entre la température estivale de la forêt et celle de la plage est de 6 degrés environ[5]. Ainsi dans une zone de quelques centaines de mètres de. largeur on trouve deux climats parfaitement distincts : l’un favorise la création d’un quartier d’hiver pour les malades ; l’autre convient davantage au quartier d’été, que fréquentent déjà depuis quelques années les baigneurs et les hommes de plaisir. Deux villes juxtaposées, ayant chacune sa population distincte, remplacent l’antique solitude d’Arcachon.


III

C’est un fait souvent démontré par l’histoire que la décadence morale peut coïncider avec les progrès matériels, lorsque les ressources de la contrée proviennent d’opérations plus ou moins aléatoires, et non pas d’un travail régulier. De même aussi les bénéfices intermittens, réalisés dans la plupart des villes de bains par suite de l’affluence temporaire des étrangers, peuvent exercer une action démoralisante sur les habitans, et les accoutumer à ne plus compter sur eux-mêmes, à se croiser paresseusement les bras, à tout demander au hasard. Ce serait donc un grand malheur pour Arcachon, si cette ville naissante n’avait aucune industrie locale et devait passer, comme tant d’autres stations de bains, par des alternatives d’activité fébrile et de chômage complet ; mais heureusement les Arcachonnais ont en commun avec les habitans de La Teste et ceux des autres localités riveraines les ressources que leur offre le bassin. Pêcheurs, bateliers, gardiens des parcs à huîtres, passent la moitié de leur vie sur les flots ou sur les crassats, et tirent leur subsistance de ce grand réservoir où les êtres pullulent par milliards.

Le premier regard que l’on jette sur le bassin d’Arcachon révèle déjà l’une des industries locales. Sur le pourtour de tous les bancs on voit des rangées de pieux battus à marée haute par une eau verdâtre et floconneuse, souillés à marée basse par les sables et la boue des crassats. Ces rangées de pieux, qui surgissent de la surface du bassin, ne servent, pendant la plus grande partie de l’année, qu’à gâter le paysage en donnant à la baie marine l’aspect d’un marais hérissé des branches d’une antique forêt submergée ; mais au commencement de l’hiver, alors que les canards sauvages descendent par bandes nombreuses vers le midi, les chasseurs déploient leurs filets entre les pieux des crassats, et attendent que les oiseaux viennent se prendre d’eux-mêmes. À l’heure du reflux, les canards s’abattent sur les bancs émergés, précisément à l’endroit où la lisière écumeuse du flot se mêle au sol vaseux. La marée succède au reflux ; l’eau gagne peu à peu et rétrécit les contours de l’îlot ; les canards reculent à mesure devant la masse liquide envahissante, et, prenant leur vol parallèlement à la surface de l’eau, ils vont se heurter contre les filets et se débattent vainement entre les mailles. La besogne des chasseurs est alors bien simple : ils n’ont plus qu’à massacrer les victimes. On dit que les habitans de La Teste ont, dans l’espace d’un seul hiver, vendu jusqu’à cent mille canards sur les marchés de Bordeaux ; mais depuis quelques années le produit des chasses a diminué considérablement. C’est que le nombre des chasseurs augmente en proportion dans les landes des environs de Bordeaux et dans tout le reste de la France. Avant de se poser sur les crassats du bassin d’Arcachon, les bandes de canards sauvages ont été décimées en route.

Outre les pieux qui servent à la pose des filets, on aperçoit aussi en certains endroits de longues perches qui ploient sous la forcé du courant. Ces perches indiquent les limites des concessions huîtrières faites à divers particuliers depuis que l’on s’occupe d’ostréoculture dans le bassin d’Arcachon ; De tout temps on a péché des huîtres excellentes dans la baie ; au fond des chenaux, là où les courans alternatifs des marées sont le plus rapides, on trouvait des huîtres de grave ; sur les sables des crassats, on recueillait ces fameuses huîtres de gravette, qui étaient expédiées ensuite dans tout le reste de l’Europe, et qui se sont développées d’une manière si remarquable sur les bancs de sable d’Ostende. Néanmoins, par leur incurie et leur avidité, les pêcheurs avaient presque complètement dépeuplé le bassin et ne rencontraient plus que des huîtres isolées, trop peu nombreuses pour faire l’objet d’un commerce lucratif. Depuis que la pêche est interdite pendant la plus grande partie de l’année, la surface des crassats s’est peuplée de nouvelles huîtres, et maintenant il en existe des millions sur le fonds commun réservé aux pêcheurs. L’épargne de ce capital vivant semble tellement nécessaire qu’à la saison de 1864 on ne permettra aux marins de recueillir les huîtres du domaine public que pendant l’espace d’une seule journée.

L’économie bien entendue suffirait seule pour rendre aux huîtrières leur ancienne richesse ; mais, afin de hâter le peuplement du bassin, on, a eu recours à l’importation d’huîtres étrangères. Chargé de la mission d’ensemencer la baie, M. Coste a fait choix, pour l’établissement de son parc modèle, des fonds émergens qui occupent une position très favorable au nord-est de l’île aux Oiseaux, et sur lesquels existaient déjà des colonies d’huîtres de gravette. C’est là qu’il a fait déposer en rangées parallèles, comme sur les plates-bandes d’un verger, des chargemens entiers d’huîtres, prises non-seulement dans les chenaux du bassin où la pêche est interdite, mais aussi sur les bancs de Noirmoutiers, du Morbihan, de Normandie, d’Espagne et d’Angleterre ; il a même reçu de ces huîtres de la Virginie qui pullulent dans les plantations de la Chesapeake, où elles atteignent jusqu’à quinze pouces de longueur, et qui contribuent pour une si forte part à l’alimentation des habitans de Baltimore, de New-York et des autres grandes villes de l’Union américaine[6]. Toutes les mesures indiquées par la théorie et l’expérience ont été prises pour assurer le succès de cette tentative d’acclimatation. On a pavé d’abord les crassats d’un lit de coquilles de toute espèce destinées à servir de reposoir au naissain, c’est-à-dire aux animalcules qui s’échappent par myriades du manteau d’une seule huître mère. Puis, sur toutes les plates-bandes ensemencées, on a placé des appareils collecteurs, grandes caisses en bois de diverses formes, garnies intérieurement de fascines dont les branches arrêtent au passage une grande partie des germes naissans. Plusieurs surveillans sont chargés du service général de l’établissement et de l’entretien des appareils ; en outre l’équipage d’un brick de l’état qui se balance dans la rade, en face d’Arcachon, est souvent mis en réquisition pour les travaux du parc.

Quelle que soit l’importance des résultats obtenus par M. Coste dans sa « ferme-école » de l’île aux Oiseaux, ces résultats n’autorisent point à porter un jugement définitif sur l’avenir de l’ostréoculture, telle qu’elle se pratique dans le bassin d’Arcachon. Pour hasarder une opinion, il importe avant tout de connaître la situation des entreprises privées dans lesquelles la question pratique des bénéfices annuels est prise en considération : ce sont les propriétaires qu’il faut consulter. Au nombre de plus de cent dix, ils ont obtenu la concession de pays ayant en moyenne de 3 à 4 hectares de superficie, et comprenant ensemble 400 hectares, c’est-à-dire plus de la moitié des fonds émergens qui conviennent à l’élève des huîtres. Ces parcs, situés principalement autour de l’île aux Oiseaux et sur les bords des chenaux de La Teste, de Gujan, du Teich, d’Arès, occupent presque sans exception des crassats où il n’existait pas d’huîtres avant l’époque de la concession. Suivant l’exemple qui leur avait été donné pour la première fois par divers habitans de La Teste, et qu’a renouvelé plus tard sur une grande échelle le fondateur de l’établissement domanial, les propriétaires ont ensemencé leurs parcs au moyen d’huîtres pêchées sur les crassats du fonds commun ou bien importées à grands frais des diverses contrées de la France et de l’étranger ; ils ont également imité, en les modifiant de plusieurs manières, les appareils collecteurs qui servent à fixer le naissain. Leurs efforts, continués avec persévérance, n’ont point été infructueux ; mais en général les propriétaires ne réalisent de bénéfices qu’à la condition d’acheter chaque année du renouvelain, c’est-à-dire des huîtres du fonds commun, qu’ils sèment dans leurs parcs. La production n’est pas assez rapide pour que le naissain suffise à repeupler les crassats après l’enlèvement des huîtres marchandes, et le nombre des mollusques ne peut être maintenu que par de continuelles importations. On évalue à sept ou huit par mètre carré la proportion des huîtres qui vivent sur les fonds concédés du bassin d’Arcachon ; à ce taux, il existerait environ 30 millions d’huîtres dans la partie de la baie exploitée directement par les propriétaires. D’après M. Coste, le bassin, bien exploité, devrait fournir annuellement au commerce 800 millions d’huîtres, donnant un revenu de 14 à 15 millions de francs[7]. On le voit, les producteurs ont encore beaucoup à faire pour réaliser les espérances qu’on fonde sur eux.

Il faut reconnaître d’ailleurs que, pour récolter des huîtres, les concessionnaires de parcs ne se contentent pas d’ensemencer le sable des crassats, ils ont en outre des frais considérables de surveillance et d’entretien, et quelques-uns d’entre eux ont à lutter contre de sérieuses difficultés. Sur chaque huîtrière se balance à marée haute et s’engrave à basse mer un lourd ponton, espèce de caisse goudronnée que doit habiter le gardien chargé de protéger la concession contre les pêcheurs braconniers. À cette première dépense, qui représente déjà près de 100,000 francs pour toute l’étendue du bassin, il faut ajouter celles que nécessitent rétablissement et la réparation des appareils collecteurs ainsi que l’achat du renouvelain. Ce n’est pas tout : les éleveurs doivent encore veiller à ce que les coquilles des jeunes huîtres ne deviennent ni trop plates ni trop irrégulières, et dans la double intention de leur donner la forme voulue et de hâter leur développement, ils font détroquer, c’est-à-dire détacher les uns des autres les individus qui sont agglomérés en grappes. Et puis tous les crassats ne conviennent pas également à l’ostréoculture : les uns, trop vaseux, communiquent un mauvais goût à la chair de l’animal ; les autres, composés de sables trop purs, ne l’engraissent pas assez rapidement ; d’autres encore restent trop longtemps à découvert pendant la période du reflux, et les huîtres, laissées périodiquement à sec, ne peuvent se développer qu’avec lenteur. Enfin, pour énumérer les principaux obstacles qui s’opposent à l’extension de la nouvelle industrie, il faut ajouter que l’huître a d’innombrables ennemis parmi les êtres qui l’entourent. Sur le million de germes que la mère laisse échapper comme une espèce de pollen, presque tout est dévoré au passage, et quelques individus seulement ont la chance de se fixer et de croître sur une coquille ou sur une branche. Ceux-là mêmes qui parviennent à prendre un point d’appui et à se développer ne sont pas à l’abri du danger : dès qu’ils ouvrent leurs valves, l’ennemi s’approche. Des mollusques de diverses espèces en font leur pâture ; parfois, si l’on en croit le témoignage des pêcheurs, les crabes, ces terribles ravageurs de la mer, se glissent sournoisement à côté de l’huître entre-bâillée, avancent avec précaution l’une de leurs pinces, puis d’un élan soudain la posent sur le muscle de l’animal, et, devenus maîtres de leur proie, la dégustent à loisir. Il n’est pas jusqu’aux crevettes qui ne fassent aussi la chasse aux huîtres de petite taille.

Les réservoirs à poissons établis récemment près de la rive septentrionale et sur d’autres points du littoral de la baie donnent un bénéfice plus sûr et plus constant que les huîtrières ; mais ils demandent une première mise de fonds très considérable pour la construction des digues, des levées, des écluses destinées à enfermer le poisson. Sous peine d’insuccès, les ingénieurs chargés de l’établissement des réservoirs doivent en tracer le plan général et en fixer le niveau avec le plus grand soin, la moindre erreur de leur part pouvant causer la mort d’innombrables poissons. La nappe d’eau entourée de digues est-elle trop élevée, le flot de marée n’y pénètre pas avec assez d’abondance, et les êtres emprisonnés meurent d’asphyxie. Le niveau du réservoir est-il trop bas au contraire, les courans alternatifs de flot et de jusant ne s’établissent pas avec assez de force et ne peuvent produire ces chasses salutaires qui empêchent l’eau de se corrompre en la renouvelant. Privés d’air, les poissons périssent encore. S’il faut éviter de donner une grande profondeur au réservoir, de peur qu’il ne renferme des espaces dépourvus d’herbes et par conséquent inutiles comme pâturages, il faut cependant que la tranche d’eau soit assez considérable pour que les poissons ne soient pas exposés à souffrir par l’effet des sécheresses ou bien à périr pendant les gelées. Les constructeurs de réservoirs ne doivent pas négliger non plus de creuser de distance en distance des fossés d’abri où les poissons puissent se réfugier parmi les joncs lorsque la brise ou la tempête agite les vagues du bassin. Plusieurs réservoirs, dans l’établissement desquels on n’avait pas su prendre toutes les précautions nécessaires, n’ont donné d’abord que de très médiocres résultats.

Quant à l’emmagasinement des poissons, rien n’est plus facile, car les victimes viennent d’elles-mêmes au-devant de la mort. À l’heure du jusant, elles s’avancent à l’encontre du courant qui sort des réservoirs et pénètrent joyeusement dans l’écluse en sautillant les unes par-dessus les autres et en frétillant de la queue. Au retour de la marée, lorsque le courant change de direction et se précipite dans les réservoirs, les poissons essaient de le remonter de nouveau pour se rendre vers la mer ; mais à la porte même ils sont arrêtés par un filet tendu au travers de l’écluse. Par centaines et par milliers, ils se pressent, ils se superposent en couches devant la porte fatale ; puis le courant change encore, et ils reviennent pâturer dans leur nouveau gîte. Nombre de poissons meurent dans cette prison, où les conditions de leur vie sont changées, où manquent surtout le mouvement et le mélange éternel des flots qui parcourent librement l’étendue de la baie. D’autres poissons, tels que le bar, le muge, la sole, s’accoutument à vivre en captivité ; mais ils perdent la faculté de se reproduire et se bornent à engraisser. Seule, l’anguille fraie dans les réservoirs, dit-on, comme si elle n’avait pas changé de séjour. Maîtres de cette foule de poissons grossie par chaque nouvelle marée, les pêcheurs peuvent jeter leurs filets avec la certitude de les retirer remplis. Ils s’emparent au plus tôt du bar, qui est un animal de proie, et conservent les individus des autres espèces, attendant qu’ils aient atteint les dimensions voulues. Ainsi les réservoirs sont de simples pêcheries qui n’ont rien de commun avec cet art de la pisciculture renouvelé des anciens. La différence est grande entre les gardiens des viviers landais et ces pêcheurs de la Chine qui, si nous devons en croire les voyageurs, appellent les poissons par leur nom, marquent les uns pour la reproduction, les autres pour l’engraissement, et soignent la population de leurs étangs comme nos ménagères soignent les volailles de leur basse-cour.

Les principaux réservoirs du bassin d’Arcachon sont d’anciens marais salans qu’on a transformés au moyen de quelques déblais. Les propriétaires riverains sont d’autant plus disposés à opérer ce changement que les salines leur donnent un revenu inférieur à celui de la pêche, et que d’ailleurs une saison trop pluvieuse peut faire manquer complètement la récolte. En revanche, l’exploitation des viviers n’est interrompue par aucune mauvaise année, et les dépenses sont relativement très faibles[8]. Aussi plusieurs personnes qui n’ont pas de marais salans à changer en réservoirs demandent-elles la concession de vastes fonds émergens qui bordent les chenaux de la partie méridionale du bassin, et qu’il serait facile d’endiguer. L’administration de la marine, propriétaire de tous les terrains que recouvrent les plus hautes marées d’équinoxe, refuse d’accueillir ces demandes, et pour motiver son refus elle invoque les droits des pêcheurs du littoral, intéressés à ne pas voir accaparer au profit de quelques-uns une grande partie du poisson de tout le bassin ; en même temps elle affirme, à tort ou à raison, que les réservoirs sont une cause permanente d’insalubrité pour les communes riveraines.

À l’industrie de la pêche se rattache l’élève des sangsues, qui se pratique depuis un petit nombre d’années sur une échelle considérable dans quelques mares situées près des rives du bassin. Quelque mépris que l’on tienne à honneur d’afficher pour la vie des animaux, il est certainement peu de personnes étrangères au métier qui puissent suivre sans une vive répugnance tous les détails de l’hirudiculture. Jadis on avait l’habitude de précipiter dans les marais à sangsues de malheureux chevaux écloppés, couverts de plaies et de blessures ; mais ces pauvres bêtes avaient, suivant les éleveurs de sangsues, le tort grave de se laisser périr trop tôt ; les veines ouvertes par les ventouses des annélides ne se refermaient pas, et laissaient échapper tout le sang de la vie. Maintenant on trouve beaucoup plus avantageux de livrer des vaches en proie aux sangsues. Effaré, hagard et néanmoins résigné, le lourd animal subit avec un étonnement stupide les attaques des suceurs attachés en grappes à son ventre et à ses jambes ; mais au moment où il va succomber d’épuisement, on le fait remonter sur la berge, puis on le ramène au pâturage, pour lui faire reprendre un peu de vie et le préparer à fournir un nouveau repas. Ainsi de deux semaines en deux semaines l’animal est mangé en détail, jusqu’au jour de la mort définitive. L’âne, qu’on emploie pour nourrir les jeunes sangsues, est moins résigné que la vache : il se cabre, lance des ruades, essaie de mordre ; puis, quand il est enfin tombé dans l’étang, sous une grêle de coups, il se démène avec terreur. Du reste, ses blessures, comme celles du cheval, restent longtemps ouvertes, et généralement il succombe après avoir été servi deux fois en pâture aux sangsues. Un éleveur d’Audenge, qui possède 4 hectares de marais, y jette chaque année plus de deux cents vaches et plusieurs dizaines d’ânons servant à nourrir 800,000 annélides[9]. On le voit, l’hirudiculture est pour les habitans riverains du bassin d’Arcachon une branche assez importante de l’exploitation générale des eaux.

Quant à l’exploitation du sol, elle a été jusqu’à nos jours assez négligée, sauf dans la petite commune du Teich, et les terrains incultes touchent en plusieurs endroits aux plages du bassin. Depuis un siècle, diverses compagnies, dont quelques-unes ont eu des millions entre leurs mains, ont essayé de mettre en culture des centaines de kilomètres carrés ; mais de leurs travaux il ne reste guère que des plantations d’arbres, un canal hors d’usage et de grandes maisons inhabitées. De même que dans les autres parties des landes, l’énergie individuelle des propriétaires isolés commence à faire sur le pourtour du bassin ce que les riches compagnies n’ont pu accomplir, et, grâce aux avantages que donnent aux riverains la facilité des communications et les rapports incessans avec Bordeaux, on ne saurait douter que l’agriculture et la sylviculture ne se développent bientôt assez rapidement. Chose remarquable toutefois, c’est précisément là où le progrès serait le plus facile à réaliser que l’exploitation du sol se fait de la manière la plus barbare. L’antique forêt de La Teste, qui date probablement de l’époque des Ibères et des Gaulois, et dont quelques parties ont vaillamment résisté, pendant tout le moyen âge, contre les assauts de la mer et des sables, cette forêt, qui fut jadis l’une des plus belles de la France, est encore grevée d’usages qui rappellent les mauvais temps de la féodalité, et rendent complètement impossible tout essai de sylviculture rationnelle.

La forêt ou montagne de La Teste couvre une superficie de 3,854 hectares en dunes et en lettes. Elle appartient à un certain nombre de particuliers dont les droits sont parfaitement distincts, et cependant elle est ouverte comme une lande publique à la libre entrée de tous les habitans et au libre parcours du bétail. En vertu d’anciens titres, les citoyens des communes de La Teste et de Gujan peuvent s’approvisionner dans toute l’étendue de la forêt du bois de chauffage et de construction nécessaire à leurs besoins. Contre les droits des propriétaires, ils invoquent leurs droits immémoriaux d’usagers ; ils sont eux-mêmes possesseurs par la jouissance. La conséquence de cet état de choses est facile à deviner : le conflit des intérêts et des droits inconciliables empêche la propriété de se constituer, et la forêt, qui n’est plus indivise et qui n’est pas encore partagée, reste livrée à une exploitation barbare. Le bétail piétine le sol, casse les branches et broute les jeunes arbres ; les usagers abattent les billes qui leur conviennent, et laissent de côté le bois mort ainsi que les troncs difficiles à couper. De leur côté, les possesseurs titulaires ne prennent aucun soin d’aménager leur portion d’une forêt qu’ils voient livrée au pillage, et n’exploitent pas avec plus de discernement que les usagers. Dans toute la montagne de La Teste, il n’existe déjà plus de bois de chêne pouvant servir à la construction ; on ne rencontre que de vieux troncs contournés ou de jeunes tiges utiles seulement pour servir de pieux. Tandis que, dans une forêt de pins bien aménagée, le nombre des grands arbres exploités en résine est de 150 par hectare, on n’en compte que 50 sur le même espace dans la forêt de La Teste, et même il n’en reste plus que 10 dans certaines lisières de bois particulièrement exposées aux déprédations de toute nature. Le revenu total, qui devrait dépasser un demi-million, atteint à peine 160,000 francs, et doit nécessairement diminuer chaque année, puisque la consommation annuelle dépasse la production, et que la foule des usagers, qui est de sept mille aujourd’hui, s’accroît incessamment avec la population des communes intéressées. Dans la forêt de La Teste, la propriété, telle qu’elle existe, n’est que le droit d’abuser.

Il est urgent de remédier à cet état de choses, déplorable pour les intérêts matériels et bien plus fâcheux encore pour les intérêts moraux, car les discussions sans cesse renouvelées finissent par engendrer les haines ; à force de revendiquer leurs droits opposés, les ayant-pins et les non-ayant-pins en arrivent à se détester cordialement. Pour concilier les esprits, il faut donc mettre un terme à cet enchevêtrement d’intérêts hostiles, faire entrer l’ordre dans ce chaos digne du moyen âge, qui l’a produit et légué à la société moderne. Rien ne serait plus facile. Que les possesseurs titulaires abandonnent aux usagers, en pleine et absolue propriété, une partie de la forêt représentant ou dépassant la valeur capitalisée des droits d’usage ; que de leur côté les habitans des communes, héritiers des avantages cédés jadis par le seigneur aux manans de son captalat, consentent à échanger ces droits, qui rappellent leur antique servage, contre un titre qui les fera propriétaires, et, si la répartition est faite d’une manière équitable, toutes les parties n’auront qu’à se féliciter de l’issue du procès[10]). Alors seulement la propriété sera constituée et les détenteurs du sol pourront s’occuper de reboiser les espaces dégarnis, d’élever des pins et des chênes pour la construction, d’aménager régulièrement leurs bois, de faire de la sylviculture en un mot. Dans l’intérêt de la production, il est à désirer aussi que l’état aliène bientôt toutes les forêts qu’il a plantées sur les dunes et qu’il a gardées, d’abord en qualité de tuteur, puis comme propriétaire, en dépit des incessantes réclamations des communes. Entre les mains des particuliers, ces forêts donneront un revenu bien plus considérable qu’elles n’en donnaient au budget et contribueront d’une manière bien plus efficace à l’accroissement de la richesse nationale.


IV

Dans ses rêves d’avenir, Arcachon ne se contente pas d’aspirer au rôle de cité. La petite ville des landes se voit aussi grand port de commerce, et les eaux de son bassin se couvrent déjà de navires innombrables ! La magnifique baie, dont la nappe s’étend à perte de vue, rend cette ambition facile à comprendre. À l’exception de quelques villes privilégiées, telles que Rio-Janeiro et San-Francisco, les grands entrepôts maritimes du monde pourraient envier cet immense port presque fermé, où les navires sont en sûreté comme dans un lac. Les rades du bassin occupent de vastes espaces, et présentent des profondeurs assez considérables pour les navires du plus fort tirant d’eau. L’une, qu’abrite du côté de l’ouest la péninsule boisée du cap Ferret, offre de 8 à 15 mètres d’eau et s’étend parallèlement au rivage de près de 6 kilomètres de longueur. La rade d’Eyrac, qui forme le chenal entre la plage d’Arcachon et l’île aux Oiseaux, est encore plus grande que celle du Ferret, et la profondeur y varie de 8 à 20 mètres. Sans compter la rade de Moullo, située au sud du bassin proprement dit, dans le goulet d’entrée, et trop exposée aux vents d’ouest, les mouillages d’Arcachon occupent ensemble une superficie de près de 700 hectares ou 7 kilomètres carrés. D’après les calculs de l’ingénieur Pairier, sept mille cinq cents navires de 800 tonneaux pourraient y trouver place. Au lieu de cette immense flotte, sept fois plus considérable par le tonnage que toute la marine commerciale de la France, on n’aperçoit dans la vaste étendue des eaux que des chaloupes, des barques, des pontons épars, et devant la plage des bains quelques yachts de plaisance.

La solitude relative des excellentes rades du bassin d’Arcachon peut sembler d’autant plus étonnante que sur cette côte des landes, qui offre un développement total de 230 kilomètres environ, il n’existe pas un seul autre port où puissent entrer les navires. Au nord, au sud de la passe d’Arcachon, le rivage se prolonge d’un côté jusqu’à l’embouchure de la Gironde, et de l’autre jusqu’à l’Adour, en formant des sinuosités tellement faibles que sur nos cartes on les dessine en ligne droite et que les navigateurs du large ne peuvent en reconnaître la position, si ce n’est à la vue d’un phare ou d’une balise. Nulle part, sur tout le littoral de l’Europe, il n’existe de plage aussi complètement dépourvue d’abris ; mais aussi, par un singulier contraste, c’est précisément vers le milieu de cette côte inhospitalière que s’ouvre l’un des havres intérieurs les plus vastes du monde. Comme port de commerce, il doit nécessairement demeurer à peu près inutile, tant que les landes voisines ne fourniront pas à l’exportation des produits considérables ; mais, comme bassin de refuge, ne devrait-il pas donner un asile à tous les bâtimens que la tempête surprend au large et dont un certain nombre périssent chaque année sur les sables de la côte ? Et, puisque les guerres sont encore parmi les redoutables éventualités de l’avenir, n’est-il pas absolument nécessaire, comme mesure de défense nationale, de ménager une retraite assurée aux navires de guerre ou de commerce poursuivis par les croiseurs ? De 1809 à 1814, alors que les navigateurs américains persistaient à trafiquer avec la France en dépit du blocus des côtes, vingt-trois navires des États-Unis, jaugeant ensemble près de 5,000 tonneaux, vinrent chercher un refuge dans le bassin d’Arcachon et y débarquèrent leurs marchandises à destination de Bordeaux. Pendant le même espace de temps, un seul bâtiment français s’était risqué sur la barre pour échapper à l’ennemi.

Malheureusement la petite mer intérieure des landes, qui pourrait être si utile comme port de relâche en temps de paix et comme port de refuge en temps de guerre, est séparée de la mer par des bancs de sable où les navires courent grand risque d’échouer pendant les tempêtes. La barre se déplace et varie souvent ; mais, quelles qu’en soient la forme et les dimensions, elle ne cesse jamais d’être redoutable. Actuellement cette porte sous-marine du bassin s’ouvre en plein golfe de Gascogne, à 4 kilomètres en droite ligne à l’ouest du cap Ferret. Elle est assez profonde, même pour les grands navires, puisqu’elle a depuis longtemps de 7 à 8 mètres aux plus basses mers, et que deux fois par jour cette profondeur constante augmente de 3 à 5 mètres. À l’endroit le moins large, l’ouverture ménagée entre les deux bancs de sable ou mails, du nord au sud, dépasse un demi-kilomètre. Les embarcations peuvent y pénétrer facilement ; mais les véritables dangers commencent lorsque la barre est déjà franchie, et que le navire cherche à gagner l’entrée proprement dite, située à une lieue plus loin, entre le banc du Toulinguet et le banc de Matoc. En effet, au dedans de la barre, le chenal, très profond d’ailleurs, change brusquement de direction et se rejette au sud, puis au sud-est pour se reployer une seconde fois à l’entrée du bassin et se prolonger au nord vers Arcachon. Sous l’impulsion d’un vent d’ouest ou de sud-ouest, le navire passe facilement au-dessus de la barre ; mais dès qu’il est entré dans le chenal tortueux qui mène au bassin, le même vent du large qui l’a poussé heureusement entre les dangers de la passe le fait maintenant dériver à gauche sur les brisans, et, si la mer est grosse, il est infailliblement perdu. En temps calme, les embarcations engagées dans les sinuosités du chenal d’entrée ont encore à craindre un autre danger et peuvent être entraînées sur les bancs par des courans de marée qui portent alternativement vers la haute mer et vers le bassin. On se fera une idée de la violence de ces courans redoutables en apprenant que chaque marée moyenne de vive eau introduit dans le bassin une masse liquide de 336 millions de mètres cubes. Répartie d’une manière uniforme pendant les six heures du flot, cette quantité d’eau se déverserait dans la baie au taux de 155,000 mètres cubes par seconde : c’est à peu près le débit moyen du fleuve des Amazones.

En montant sur l’une des hautes dunes qui dominent l’entrée du bassin, on peut suivre facilement du regard les diverses sinuosités du chenal. À ses pieds, on voit s’étendre la nappe d’eau profonde de l’entrée, que partage en deux bras le banc d’Arguin, signalé par une ligne semi-circulaire de brisans. Au-delà, de longues crêtes parallèles d’écume blanche révèlent la position du banc de Toulinguet, qui continue en travers de l’entrée la pointe du cap Ferret. Plus loin encore, la vaste courbe que décrit le chenal apparaît comme une étroite bande verdâtre séparée de la haute mer par une troisième rangée de vagues blanchissantes. L’ensemble de ces nappes d’eau tranquilles alternant avec les zones agitées des brisans produit l’effet d’un labyrinthe, et l’on se demande à première vue comment les navires peuvent s’y risquer sans courir à une perte certaine. Lorsque la mer est bouleversée par des vents de tempête soufflant de l’ouest ou du sud-ouest, la houle du large ne brise pas seulement sur les bancs de sable, elle déroule aussi ses crêtes écumeuses sur toute l’étendue de l’espace triangulaire compris entre le cap Ferret et la pointe du Sud. Des vagues de 6 à 8 mètres de hauteur bondissent par-dessus la barre et se poursuivent à travers les bancs et les chenaux jusqu’au rivage du continent ; les bouées énormes ancrées à côté de la passe disparaissent parfois sous des masses tourbillonnantes d’eau et d’écume. Alors les chaloupes de pêche ou les chasse-marée de cabotage qui se trouvent au large de la barre doivent rester prudemment en dehors sous peine d’être portés sur les bancs et défoncés par les vagues chargées de sable : il leur faut tenir la haute mer ou s’enfuir vers le nord. Jadis les embarcations réfugiées dans la Gironde ou dans les pertuis de la Saintonge devaient courir le risque de se présenter une seconde fois devant la barre avec le mauvais temps ; de nos jours, les pêcheurs que la tempête a forcés de relâcher dans le port de Bordeaux font charger leur pinasse sur un wagon de chemin de fer et reviennent triomphalement à La Teste traînés par la vapeur.

Si la passe qui donne entrée dans le bassin d’Arcachon occupait une position fixe, elle serait depuis longtemps connue et pratiquée de tous les navigateurs qui parcourent le golfe de Gascogne, et peut-être aurait-on déjà découvert les moyens de rendre la barre accessible par tous les vents ; mais la passe est mobile : elle saute brusquement d’un endroit à un autre pendant le cours des tempêtes et dans l’espace d’une seule année se déplace parfois de plusieurs kilomètres. Des bancs occupent la place où s’allongeaient les chenaux ; des passages se creusent là où se trouvaient les bas-fonds ; la topographie sous-marine change constamment, et c’est à leurs risques et périls que les pilotes doivent en étudier l’ensemble, sans cesse modifié. En 1742, le grand chenal suivait le rivage du continent, immédiatement à la base des dunes, et communiquait avec la haute mer par une passe ouverte au sud de l’entrée entre une pointe de sable et l’île de Matoc, aujourd’hui disparue. Depuis cette époque, chaque nouvelle carte, chaque rapport des hydrographes ou des ingénieurs ont constaté quelque changement dans la direction des passes et la forme des rivages : cependant l’entrée principale n’a cessé d’osciller entre le sud et le sud-ouest jusqu’en l’année 1827. Alors, à la suite d’une violente tempête, cette ancienne passe s’est graduellement oblitérée, tandis qu’un nouveau chenal s’ouvrait au nord de l’entrée, non loin du cap Ferret et sur l’emplacement d’une autre passe déjà comblée. Actuellement la barre la plus profonde se reporte peu à peu vers l’ouest. L’étude comparative de toutes les modifications accomplies depuis un siècle dans le régime de la grande passe semble prouver que sous l’action de la houle du nord-ouest l’ouverture tend naturellement à se déplacer d’année en année vers le sud pour longer la rive orientale jusqu’au moment où des tempêtes exceptionnelles et de grands apports de sable contrarient la direction du courant et le repoussent vers le nord.

Aux déplacemens de la passe correspondent les changemens des rivages. Les flots et les vents modifient sans cesse la forme de la côte, et souvent un petit nombre d’années suffit pour donner un aspect tout nouveau à l’ensemble du littoral. Ainsi le cap Ferret, cette même pointe qui, sous le nom de Curianum promontorium, se trouvait peut-être du temps des Romains directement à l’ouest de la baie, ne cesse de changer les courbes de sa plage, et depuis un siècle, c’est par centaines de mètres et par kilomètres qu’il faut évaluer ses mouvemens alternatifs d’empiétement et de recul. En 1768, l’extrémité méridionale du cap était située à plus de 4 kilomètres au nord-ouest de l’endroit qu’elle occupe aujourd’hui. Pendant la fin du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre, les vents de la région du nord, qui soufflent dans ces parages plus fréquemment que les autres courans atmosphériques[11]), ont fait avancer chaque année les dunes du promontoire dans la direction du sud, tandis que la houle du large, obéissant à la même impulsion, ajoutait sans cesse à la pointe de nouvelles masses de sable. En moins d’un demi-siècle, le cap se prolongea ainsi de 6 kilomètres vers le sud-est, avec une vitesse moyenne de 127 mètres par an ou d’un pied par jour. La pointe croissait pour ainsi dire à vue d’œil ; mais en 1837, la passe ayant brusquement changé de direction et s’étant portée vers le nord, le courant de marée se mit à ronger la péninsule et la fit graduellement reculer vers le nord-ouest. En 1854, l’extrémité du cap avait rétrogradé de 1,800 mètres : maintenant on la dit à peu près stationnaire ; mais si le chenal se déplace vers le sud, il n’est pas douteux que la pointe du cap ne recommence à empiéter sur la mer dans la même direction.

Depuis un siècle, la côte d’Arcachon n’a guère moins changé que la péninsule du cap. Érodée par le courant, elle n’a cessé de reculer vers l’est, tantôt d’une manière presque imperceptible, tantôt avec une effrayante rapidité. Depuis 1768, la plage a perdu 2 kilomètres de largeur moyenne sur une longueur totale de 12 kilomètres entre Arcachon et la pointe du Sud : là où se trouve maintenant le rivage extérieur du cap Ferret se développait autrefois le littoral du continent. La partie de la côte sur laquelle se construisent les gracieux chalets de la ville est elle-même menacée, et si on ne la consolidait pas au moyen de travaux d’art contre l’action du courant latéral qui vient la ronger, elle se fondrait dune après dune, et disparaîtrait tôt ou tard dans les flots. Il y a quelques années à peine, elle était attaquée par les eaux de marée sur une longueur de plusieurs kilomètres, et les propriétaires riverains voyaient avec terreur la vague inexorable se rapprocher de leurs maisons. Actuellement les plages voisines d’Arcachon ne sont plus érodées ; mais à quelques kilomètres au sud l’œuvre de destruction s’accomplit d’une manière vraiment redoutable. Le courant de marée, qui se rend alternativement de la mer dans le bassin, et du bassin dans la mer, vient frapper contre la rive et gagne incessamment sur la base des dunes.

C’est un beau spectacle que présentent ces talus de sable, hauts de 50 mètres, reculant à vue d’œil devant la mer. Composés de molécules sans cohésion, ces talus offrent une inclinaison moyenne d’environ 45 degrés ; mais en certains endroits des couches de sable fortement comprimées ou bien agglutinées par l’humidité résistent à l’éboulement et se dressent en parois verticales : ce sont alors autant de gradins du haut desquels le sable mobile plonge en cascatelles. Lorsque le vent souffle avec force, d’innombrables filets de sable descendent ainsi d’assise en assise du sommet de la dune jusqu’à la base : on dirait une cataracte d’eau grisâtre partagée en une multitude de nappes. Les grands arbres qui croissent au sommet de la dune, et dont le vent incline le branchage vers la terre, remuent le sol avec leurs racines comme avec un énorme levier, et chacun de leurs efforts fait couler un large ruisseau de sable. Enfin ils se déracinent eux-mêmes et sont entraînés sur la pente du talus comme par une avalanche. Des pins au feuillage encore vert hérissent partout les éboulis et finissent par glisser dans le courant qui les emporte. Au pied de la dune, la mer gagne lentement, centimètre par centimètre, et l’on voit la rive se fondre pour ainsi dire en laissant à nu l’ancien sous-sol des landes. La plus grande partie de ces sables arrachés à la base des talus est aujourd’hui reportée sur les plages du banc de Matoc, au sud de l’entrée du bassin Là se trouvait autrefois une île assez étendue, sur laquelle on avait bâti quelques cabanes de pêcheurs. Vers la fin du siècle dernier, cette île, incessamment rongée, par le flot, disparut, et il n’en resta plus qu’un banc de sable couvert à chaque marée. Maintenant l’île commence à surgir une seconde fois au-dessus de la surface de la mer, et depuis deux ans elle se couvre d’une légère verdure.

Ce sont là les côtes incertaines et changeantes, ce sont les sables qu’il s’agirait de fixer par des travaux permanens de manière à contenir le courant dans son lit actuel, ou bien à lui donner une direction définitive, préférable à celle qu’il suit aujourd’hui. C’est une mission difficile que d’avoir à lutter contre une mer qui dévore et reconstruit si rapidement ses plages ; aussi les ingénieurs chargés d’émettre une opinion sur le problème de l’amélioration du chenal d’entrée ont-ils presque tous différé d’avis sur les moyens à employer. En 1768, Kerney proposait de réunir par une digue l’île de Matoc à la pointe extrême du cap Ferret et de rejeter ainsi toutes les eaux dans la passe du sud, afin d’obtenir l’approfondissement nécessaire. Plus tard, M. de Villers demandait qu’on endiguât la même passe au moyen de deux jetées en clayonnage laissant à l’entrée du bassin une largeur de quinze cents toises ; il conseillait aussi de nettoyer la barre en y traînant des herses en fer, comme on l’a fait depuis avec succès aux bouches du Mississipi et à celles du Danube. L’île de Matoc, sur laquelle M. de Villers voulait appuyer une de ses jetées, disparut pendant qu’on discutait encore les plans de l’ingénieur, et d’autres projets durent être mis en avant. En 1829, le baron d’Haussez, préfet de la Gironde et bientôt après ministre de la marine, ne visait à rien moins qu’à rétablir l’entrée du bassin dans l’état où elle se trouvait probablement avant l’époque historique, et, pour obtenir ce résultat, il proposait de creuser un canal à travers la péninsule du cap Ferret et de fermer l’embouchure actuelle au moyen de carcasses de navires coulés dans la passe. Une commission chargée d’étudier ce plan lui donna son approbation ; mais on peut se demander avec Beautemps-Beaupré, l’ingénieur hydrographe le plus compétent de notre siècle, s’il eût été prudent d’entreprendre comme au hasard un travail aussi gigantesque, sans pouvoir affirmer d’avance qu’un banc ne se formerait pas à la nouvelle entrée, et que les rapides courans de l’ancien chenal se laisseraient museler par une faible barrière de pontons submergés. La révolution de 1830, qui fit tomber du pouvoir le baron d’Haussez, écarta aussi brusquement ses projets, et quelques années après l’ingénieur Monnier déclarait qu’il était impossible de fixer la passe et de l’améliorer d’une manière définitive par un travail humain.

En 1855, M. Pairier, ingénieur ordinaire de la Gironde, a présenté un nouveau projet de travaux accompagné d’un mémoire des plus intéressans sur l’hydrographie générale du bassin d’Arcachon. D’après ce plan, il s’agirait, non pas de modifier le régime de la passe, mais au contraire de la maintenir telle qu’elle existe aujourd’hui en fixant d’une manière définitive les rivages de l’entrée. Une digue partant de la pointe de Moullo, au sud d’Arcachon, longerait la rive orientale sur une longueur de 5,300 mètres, puis, se détachant du bord par une gracieuse courbe, s’avancerait à plus de 3 kilomètres en mer, de manière à former une rive de pierre au grand courant du chenal. Une deuxième jetée, enracinée à l’extrémité du cap Ferret et protégée à son origine par des épis d’ensablement pareils à ceux de la Pointe-de-Grave, continuerait au sud la péninsule du cap, et réduirait l’entrée du bassin à 2 kilomètres de largeur. L’ensemble des travaux projetés offre un développement total d’environ 11 kilomètres de digues. On le voit, la tâche des ingénieurs est formidable, et ce qui l’aggrave encore, c’est que la pierre manque à Arcachon et qu’il faudra nécessairement importer des carrières de Bretagne tous les blocs destinés aux enrochemens. Et pourtant, lorsque les travaux seront achevés, la partie du chenal qui se dirige vers le nord-ouest, et dans laquelle ont lieu tous les sinistres, ne sera même pas comprise entre les jetées ; sur une longueur de près de 5 kilomètres, elle restera exposée à tous les changemens imprévus que peut lui faire subir l’action des vents et des courans. Là commence le domaine de l’inconnu, car les oscillations des barres dépendent d’une foule de circonstances qui n’ont pas encore été soumises au calcul. Toutefois il est permis d’espérer que, grâce à la suppression des petites passes et à la disposition des jetées contenant toute la masse des eaux de marée, le chenal s’ouvrirait directement à l’ouest, dans le sens le plus favorable à l’entrée des navires qui viennent de la haute mer.

Présenté il y a déjà huit années, le projet de M. Pairier devrait être modifié dans quelques détails. Depuis 1855, la rive orientale de l’entrée a été emportée sur une-largeur considérable, le banc de Matoc s’est changé en îlot, d’autres bancs se sont formés ou déplacés ; mais la direction du chenal est restée sensiblement la même, et par conséquent le plan général des travaux est encore applicable : on est arrêté seulement par l’importance des sommes nécessaires. Le devis approximatif est fixé à 11 millions de francs ; mais après les dépenses prévues viennent souvent les dépenses imprévues : les rivages peuvent s’ébouler, le régime des courans et des passes peut se modifier brusquement, les tempêtes peuvent emporter les épis ou renverser les digues, et si le bassin d’Arcachon doit offrir en temps de guerre un refuge assuré à tous les navires, ne doit-il pas être mis en état de défense militaire ? Au lieu des fortins ruinés dont les canons sont renversés dans le sable depuis 1815, ne faut-il pas construire maintenant sur les deux rives de formidables batteries cuirassées, munies de tous les engins de destruction que la science moderne a inventés ? Cette perspective de dépenses effraie à bon droit et fait retarder indéfiniment l’entreprise des travaux : on se demande si l’œuvre qu’il s’agit d’accomplir est bien en rapport avec la faible importance commerciale d’Arcachon et des autres communes riveraines du bassin.

Cependant quelque chose se fera certainement, et ce que le gouvernement n’entreprend pas aujourd’hui, des associations l’accompliront demain. La plage d’Arcachon et toute la rive du sud, qui représentent pour les propriétaires une valeur de plusieurs millions, ne tarderont pas à être protégées contre les érosions du flot par le remblai d’un chemin de fer, et les architectes pourront sans crainte bâtir chalets et villas au bord de la mer et sur les talus affermis des dunes. En fixant les ravages, on aura déjà rendu la direction des courans moins incertaine et facilité la navigation dans le chenal de l’entrée. Grâce au commerce, qui ne peut manquer de s’accroître en même temps que la population riveraine du bassin et la richesse des habitans, d’autres améliorations se réaliseront successivement : les dangers du passage seront balisés d’une manière plus complète, des pilotes iront au-devant des navires pour leur montrer la passe ; des remorqueurs les saisiront à l’entrée et les mèneront jusque dans la rade. La barre d’Arcachon cessera d’être un épouvantail ; les marins étrangers apprendront à la braver comme ils affrontent déjà depuis des siècles la barre bien plus redoutable de l’Adour, et tôt ou tard on verra les prés salés de La Teste transformés en docks et le grand mouillage de Piquey couvert de bâtimens. Certes la France serait coupable, comme nation, si elle ne trouvait pas le moyen d’utiliser cet admirable bassin, qui pourrait donner asile à des milliers de navires ; mais tous les progrès sont solidaires, et puisque l’immense désert des landes est graduellement conquis à l’agriculture, on peut espérer aussi que le commerce s’emparera bientôt de cette petite mer d’Arcachon, naguère si peu connue.


ELISEE RECLUS.

  1. La population dépasse actuellement le chiffre de 16,000 âmes.
  2. Résine coulée dans des moules en terre. On l’appelait aussi arcasson et arcachon.
  3. La population sédentaire de la ville s’élève à 1,000 habitans a peine ; mais un recensement local nous apprend que, pendant la saison de 1862,10,402 personnes ont séjourné un mois en moyenne sur la plage d’Arcachon. Pendant la même saison, tous les convois du chemin de fer ont transporté de Bordeaux à Arcachon plus de 60,000 voyageurs, qui pour la plupart voulaient passer seulement un jour ou quelques heures sur le bord de la mer. En 1863, la foule s’est encore accrue.
  4. Il est probable que la température hivernale est encore plus douce sur la plage du village d’Arès, qui est tourné vers le midi.
  5. Les températures moyennes de l’été sont, d’après les observations de M. Hameau, de 27°,4 dans la forêt et de 21°,6 sur le rivage du bassin.
  6. Des huîtres de la même espèce se trouvent, dit-on, à l’état fossile dans quelques terrains des environs de Bordeaux.
  7. En 1862, le revenu brut des huitrières s’est élevé à 376,000 francs. Depuis cinq ans, la production totale a été de 65 millions d’huîtres, représentant, à 2 francs 50 centimes le cent, la somme de 1,625,000 francs.
  8. Les marais salans d’Arcachon rapportent environ 150 francs par hectare et par an, tandis que pendant le même espace de temps un hectare de pêcherie exploité régulièrement produit 200 francs. Année moyenne, on tire des réservoirs d’Arcachon 100,000 kilogrammes de poisson, vendus 75,000 francs sur les marchés de Bordeaux. La quantité de sel récolté annuellement ne dépasse pas 400 tonnes.
  9. On expédie chaque année 1,500,000 sangsues des bords du bassin d’Arcachon a Bordeaux. La vache à sangsues coûte 50 francs, et sa carcasse est revendue 20 francs.
  10. Cette thèse est exposée avec beaucoup de clarté dans un écrit local de M. A. Biaserié, intitulé : Des Droits d’usage dans la forêt de La Teste.
  11. Les vents de la région du nord soufflent, en moyenne cent quatre-vingt-cinq jours, c’est-à-dire exactement une moitié de l’année. Les vents de l’est, de l’ouest et de la région du sud règnent pendant l’autre moitié.