Le Lion de Flandre (Conscience)/Texte entier

LE LION DE FLANDRE

PAR
HENRI CONSCIENCE
TOME PREMIER.
NOUVELLE ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L’OPÉRA

LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

1871
Tous droits réservés

I


La loi de nos pères était ferme comme ces antiques murailles qui, bien que sillonnées par de profondes crevasses et couronnées d’une sauvage verdure, ont traversé les siècles et sont encore debout malgré les orages et le souffle de la tempête…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxPétronille Moens.



Par une belle matinée de l’année 125…, une petite troupe de chevaliers s’avançait, en silence, vers la ville de Rousselave dans la Flandre occidentale… Le soleil montait à l’horizon, éclairant la campagne d’une lumière qui devenait, à chaque instant, de plus en plus vive. Les vapeurs bleuâtres qui s’élevaient de la terre, demeuraient encore suspendues à la cime des arbres, et le calice des fleurs, humide de rosée, s’entr’ouvrait amoureusement aux premiers rayons de l’astre du jour. Maintes fois, depuis l’aube, le rossignol avait redit sa douce chanson ; mais le ramage confus des autres chantres de la forêt faisait taire ses accents mélodieux.

Au moment où commence notre récit, ces chevaliers traversaient un bois touffu. Le cliquetis des armes, et le pas retentissant des chevaux, en troublaient seuls la tranquillité. De temps en temps un cerf, effrayé dans sa retraite, s’élançait du taillis et fuyait, plus rapide que le vent, devant le danger qu’il pressentait.

À voir les costumes et les armes splendides de ces chevaliers, il était permis de supposer qu’ils étaient pour le moins barons ou comtes ; on pouvait les prendre même pour des seigneurs du plus haut rang. Un pourpoint de soie[1] tombait de leurs épaules en plis ondoyants, et un casque argenté, surmonté de plumes couleur pourpre et azur, couvrait leurs têtes. Les écailles d’acier de leurs gantelets, et les mailles d’or de leurs genouillères, étincelaient sous les feux du matin ; les destriers, pleins d’ardeur et blancs d’écume, que leurs maîtres retenaient avec peine, faisaient, par leurs brusques mouvements, scintiller l’argent et la soie de leurs riches harnais.

Si les voyageurs ne portaient pas leurs armures de guerre, ils s’étaient, néanmoins, mis en garde contre toute surprise ou agression ennemie. Leurs bras étaient garantis par les manches d’une cotte de mailles[2]. De formidables glaives de combat étaient suspendus à la selle de leurs chevaux, et les écuyers suivaient avec de larges boucliers. Enfin, comme complément de son costume, les armoiries de chaque chevalier étaient brodées sur sa poitrine et indiquaient, à tous les yeux, sa race et sa famille. Ils s’avançaient en silence, ainsi que nous l’avons dit ; le froid du matin alourdissait leurs membres, pesait sur leurs paupières, et ils résistaient avec peine à l’assoupissement qui les gagnait.

Un jeune homme précédait, à pied, la noble troupe. De longs cheveux blonds descendaient sur ses larges épaules ; la flamme jaillissait de ses yeux bleus, et son menton s’ombrageait à peine d’un léger duvet ; sa taille, souple et nerveuse, était serrée dans un justaucorps de laine, et un court poignard pendait à sa ceinture, enfermé dans une gaîne en cuir[3]. Il était facile de lire sur ses traits que la société, à laquelle il servait de guide, ne lui était agréable sous aucun rapport ; on pouvait même s’apercevoir qu’un dessein secret s’agitait dans son cœur ; de temps en temps il jetait un regard oblique sur les chevaliers qui le suivaient. Sa haute taille, et sa constitution herculéenne, malgré son extrême jeunesse, attiraient sur lui une sorte d’admiration mêlée de terreur ; il marchait d’un pas ferme, et si rapide, que les chevaux avaient peine à le suivre.

Le cortége chevauchait ainsi depuis quelques instants à travers la forêt, lorsque la monture d’un des chevaliers trébucha tout à coup contre un tronc d’arbre renversé sur la route, et s’abattit. La poitrine du cavalier toucha le cou du cheval et la secousse fut si forte qu’il faillit vider les arçons.

— Que veut dire ceci, s’écria-t-il en français. Je crois que mon cheval s’est endormi tout en marchant.

— Messire de Châtillon, répliqua son compagnon en riant, l’un de vous dormait en effet !…

— Ris à ton aise, mauvais plaisant, reprit le comte de Châtillon ; il n’en est pas moins vrai que je ne dormais pas. Depuis deux heures, j’ai les yeux fixés sur ces tours ensorcelées, qui semblent s’éloigner à mesure que nous devrions en approcher ; mais on serait hissé à la potence que l’on n’obtiendrait pas de toi une bonne parole.

Pendant que les deux chevaliers échangeaient entre eux ces plaisanteries, leurs compagnons s’égayaient de bon cœur aux dépens du comte, et ce léger incident arracha toute la troupe à son engourdissement.

Messire de Châtillon, qui avait remis son cheval sur pied, ne put souffrir longtemps les quolibets qui lui étaient adressés, et, après avoir vainement tenté de leur imposer silence, il fut tout à coup saisi d’une si vive colère, qu’il enfonça son éperon[4] dans les flancs de sa monture. Le cheval, rendu furieux par la douleur, se cabra, se dressant debout sur ses pieds de derrière, puis s’élança comme une flèche à travers les arbres. Mais, à quelques centaines de pas, il se heurta contre le tronc d’un vieux chêne, et, grièvement blessé, il s’abattit sur l’herbe.

Heureusement le comte conserva son sang-froid ; mais au moment du choc, soit que de lui-même il fût sauté de selle, ou qu’il eût été violemment lancé contre un arbre, il dut s’être sérieusement blessé ; car il resta quelques instants étendu sans faire aucun mouvement.

Dès que ses compagnons l’eurent rejoint, ils descendirent tous de cheval et le relevèrent en lui prodiguant les marques du plus vif intérêt. Le chevalier qui avait fait la première plaisanterie, semblait en ce moment le plus inquiet, et une profonde tristesse se peignait sur son visage.

— Pardonne-moi mes paroles étourdies, lui dit-il ; il n’était pas dans ma pensée de t’insulter.

— Laissez-moi tous en paix ! s’écria Châtillon, en s’arrachant des bras de ses compagnons. Je ne suis pas encore mort, messires ! Pensez-vous donc que les Sarrasins m’aient épargné pour que je vienne tomber comme un chien au fond d’un bois ? Non, de par Dieu ! je vis encore, et tu expierais sur-le-champ tes railleries, Saint-Pol, s’il pouvait jamais m’être permis de me venger sur toi !

— Allons, allons, du calme, reprit Saint-Pol. Tu es blessé, mon bon frère ; le sang coule à travers ta cotte de mailles.

Le comte releva la manche de son bras droit et s’aperçut qu’une branche lui avait légèrement entamé la peau.

— Ce n’est rien, dit-il, une simple égratignure !… Mais ce ne peut être sans intention que ce damné Flamand nous conduit par cet horrible chemin ! J’éclaircirai cela… et que je perde mon nom si je ne fais pendre le traître à une branche de ce chêne maudit…

Le Flamand, ainsi interpellé, ne fit aucun mouvement. Il semblait ne pas comprendre la langue française ; mais il leva les yeux et regarda hardiment Châtillon en face.

— Messires, s’écria le chevalier, voyez donc le regard insolent de ce manant ; viens ici, misérable, approche !

Le jeune homme s’approcha lentement, sans baisser un seul instant les yeux ; mais une expression étrange se peignit sur ses traits, expression où la colère se mêlait à la ruse, et si pleine de mystérieuses menaces, que Châtillon se sentit saisi d’une secrète inquiétude.

En ce moment, l’un des chevaliers, présents à cette scène, tourna bride tout à coup et s’éloigna de quelques pas sous les grands arbres, en laissant suffisamment apercevoir un air de déplaisir et de mécontentement.

— Voyons, parle, dit Châtillon en s’adressant au guide, et apprends-moi pourquoi tu nous conduis à travers ces bois, et pourquoi tu ne nous as pas avertis qu’un tronc d’arbre barrait la route ?

— Messire, répondit le Flamand en mauvais français, je ne connais pas d’autre chemin qui mène au château de Wynendael, et j’ignorais que votre seigneurie eût l’habitude de dormir à cheval, et à cette heure.

En prononçant ces mots, le guide laissa échapper un sourire à la fois ironique et hautain. On eût dit qu’il voulait exciter la colère du comte afin de la braver.

— Insolent ! s’écria Châtillon, oses-tu bien te railler de ma personne ! Holà ! mes gens, qu’on me pende ce manant haut et court, et qu’il serve de pâture aux corbeaux !

Le sourire du jeune homme s’accentua davantage, les coins de sa bouche se crispèrent violemment ; il pâlit et rougit tour à tour.

— Pendre un Flamand ? murmura-t-il ; cela ne sera pas facile, mes maîtres…

Il se rejeta de quelques pas en arrière, s’adossa contre un arbre, retroussa jusqu’à l’épaule la manche de son pourpoint, et tira du fourreau la lame étincelante de son poignard. Alors il se tint immobile : les muscles de ses bras nus se roidirent et sa physionomie prit quelque chose de la face du lion.

— Malheur à qui me touche ! s’écria-t-il d’une voix tonnante. Les corbeaux de Flandre ne dévorent point un Flamand ; ils aiment mieux la chair de l’étranger !

— Sus au Flamand ! s’écria Châtillon. Sus au manant !… tombez-lui… Mais voyez-donc les lâches !… Son couteau vous fait-il peur ? Je ne puis souiller mes mains de son sang… C’est votre besogne à vous autres, vilains contre vilains… Ne m’entendez-vous pas ?… Obéissez ! allons…

Quelques chevaliers s’efforçaient de calmer le comte. Mais la plupart eussent volontiers applaudi au Flamand pendu ; et les hommes d’armes, stimulés par leur maître, eussent assailli le jeune homme si en ce moment, n’était survenu le chevalier qui, jusques-là, s’était tenu à l’écart, plongé dans ses réflexions. Son costume et son armure dépassaient de beaucoup en richesse ceux de ses compagnons ; l’écusson, brodé sur sa poitrine, portait trois fleurs de lis d’or, sur un champ d’azur, surmontées d’une couronne de comte était l’indice d’un sang royal

— Arrêtez ! cria-t-il aux hommes d’armes, du ton d’un homme habitué à commander, que personne ne bouge, et, se tournant vers le comte de Châtillon :

— Messire, dit-il, la Flandre est un fief que je tiens de mon frère et roi Philippe de France. Ce Flamand est mon vassal, et sa vie n’appartient qu’à moi seul. Il me semble que vous l’oubliez bien facilement !…

— Faut-il donc qu’un vil bourgeois m’insulte impunément ? répondit Châtillon avec colère. En vérité, comte, il est incroyable que vous défendiez toujours les vilains contre les nobles ? Ce Flamand pourra-t-il se vanter d’avoir impunément outragé un chevalier français ? Et, n’a-t-il pas mérité la mort ?

— Monseigneur de Valois[5], dit Saint-Pol, que fait à Votre Altesse la vie de ce vassal entêté ?…

— Écoutez, messires, s’écria Charles de Valois d’une voix irritée, je vous défends de tenir devant moi un pareil langage. J’estime plus haut la vie d’un de mes sujets. Laissez aller ce jeune homme… À cheval, messires ! c’est perdre trop de temps !

— Allons, murmura Saint-Pol à l’oreille de son frère, ne réponds pas, prends le cheval de ton écuyer et partons. Monseigneur de Valois sera toujours un incorrigible et incrédule défenseur du menu peuple.

Les écuyers et servants d’armes remirent alors l’épée au fourreau, et amenèrent les chevaux de leurs maîtres.

— Êtes-vous prêts, messires ? demanda le comte de Valois. En ce cas, hâtons-nous, je vous en prie, sinon nous arriverons trop tard pour la chasse. Et toi, vassal, marche à côté de nous, et ne t’écarte pas du chemin. À quelle distance sommes-nous encore de Wynendael ?

Le jeune homme se découvrit respectueusement, s’inclina devant son sauveur et répondit :

— Encore une petite heure de marche, monseigneur.

— Cet homme-là m’est suspect ! dit Saint-Pol ; un loup se cache peut-être sous cette peau de mouton.

— C’est ce que je pense depuis longtemps, ajouta le chancelier Pierre Flotte. En vérité, il nous lance des regards de loup et dresse l’oreille, comme un lièvre, à nos moindres paroles.

— Ah ! ah ! je sais qui il est ! s’écria Châtillon. N’avez-vous pas, messires, entendu parler d’un certain tisserand, nommé Pierre de Coninck, qui habite Bruges ?

— Vous vous trompez, seigneur comte, observa Raoul de Nesle ; j’ai eu personnellement occasion, à Bruges, de parler au célèbre tisserand, et bien qu’il dépasse en finesse et en malice l’homme à qui nous avons affaire, je dois déclarer qu’il n’a qu’un œil, tandis que notre guide en a deux à son service.

— En voilà assez sur ce sujet, messires ! dit Châtillon, et finissons cette conversation. À propos, ajouta-t-il, savez-vous ce que notre gracieux roi Philippe prétend faire de ce noble pays de Flandre ?… Sur ma parole, si notre illustre souverain tient son coffre-fort fermé, comme monseigneur de Valois garde sa bouche close, on fera maigre chère à la cour.

— Propos en l’air ! répondit Pierre Flotte ; le roi parle quand cela lui plaît. Ralentissez un peu l’allure de vos chevaux, messires, et je vous apprendrai des choses que vous ignorez.

Les chevaliers se rapprochèrent avidement les uns des autres, et laissèrent le comte de Valois prendre quelque avance. Quand il fut assez loin, pour ne pouvoir les entendre, le chancelier reprit :

— Écoutez, les coffres de notre gracieux roi Philippe le Bel, sont vides. Enguerrand de Marigny lui a fait accroire que la Flandre pouvait les remplir, et, certes, ce n’est pas là un mensonge ; car ce petit pays, où nous sommes, possède plus d’argent à lui seul que toute la France entière.

Les chevaliers sourirent et secouèrent la tête à plusieurs reprises, en signe d’assentiment.

— Écoutez encore, continua Pierre Flotte, nous avons une reine qui s’appelle Jeanne et qui déteste les Flamands. Sa haine, contre ce peuple hautain, ne saurait s’exprimer. Elle disait, il y a quelque temps — je l’ai entendu de sa propre bouche — qu’elle voudrait voir le dernier Flamand accroché à une potence.

— Voilà qui s’appelle s’exprimer en reine ! s’écria Châtillon ! Si je deviens jamais gouverneur de ce pays, ainsi que me l’a promis ma gracieuse souveraine, je vous garantis messires, que sa cassette regorgera d’argent et que je saurai bien la débarrasser de Pierre de Coninck, des métiers des guildes et de toute cette guenille de gouvernement populaire. Ah ça ! mais, pourquoi donc cet audacieux manant écoute-t-il notre conversation ?

Le Flamand qui leur servait de guide, s’était approché sans qu’on s’en aperçût et avait recueilli d’une oreille attentive les propos échangés entre les chevaliers. Dès qu’il s’aperçut qu’il était découvert, il s’élança à travers les arbres de la forêt : une indéfinissable expression se peignit sur ses traits ; il s’arrêta à quelque distance et tirant son poignard de sa gaîne de cuir

— Messire de Châtillon, s’écria-t-il d’un ton menaçant, regardez bien cette lame afin de pouvoir la reconnaître le jour où elle vous frappera au cœur.

— N’y a-t-il donc aucun de mes hommes qui me débarrasse de ce drôle ? s’écria Châtillon avec fureur.

À peine avait-il prononcé ces mots qu’un robuste soldat sauta à bas de son cheval, et courut, l’épée nue, sur le jeune homme. Celui-ci s’arrêta court, remit tranquillement son poignard dans son fourreau, ferma les poings, et attendit son ennemi de pied ferme.

— Tu vas mourir, damné Flamand ! s’écria l’homme d’armes en levant son épée sur le guide.

Le jeune homme ne bougea pas, ne dit pas un mot ; mais il fixa sur son adversaire ses deux grands yeux, flamboyants comme des éclairs. L’assaillant, pénétré jusqu’au fond de l’âme par la puissance de ce regard, abaissa son arme, comme si le courage lui faisait défaut.

— Tue, tue ! lui cria Châtillon.

Mais le Flamand ne jugea pas à propos d’attendre l’effet de ces paroles ; d’un bond il s’élança sur l’homme d’armes, en évitant son épée, lui étreignit les reins entre ses bras robustes, et lui frappa si violemment la tête contre un tronc d’arbre, que le malheureux s’affaissa inanimé sur le sol. Un suprême cri d’angoisse retentit dans le bois ; une dernière et sinistre convulsion parcourut les membres du soldat, et ses yeux se fermèrent pour ne plus se r’ouvrir.

Un éclat de rire triomphant s’échappa de la poitrine du Flamand ; il approcha ses lèvres de l’oreille du cadavre inanimé et dit avec une sanglante ironie :

— Va dire à ton maître que la chair de Jean Breydel n’est pas réservée aux corbeaux : la chair de l’étranger est un meilleur aliment pour eux[6]!

À ces mots, il prit sa course à travers les taillis et disparut dans les profondeurs du bois.

Les chevaliers avaient suivi avec anxiété cette terrible lutte ; mais elle avait été si rapide, qu’ils n’avaient pas eu le temps d’échanger une seule parole ; dès qu’ils furent revenus de leur stupéfaction, le comte de Saint-Pol s’écria :

— En vérité, seigneur comte, mon frère, je crois que ton homme d’armes a affaire à un enchanteur. Ce combat n’est pas naturel.

— Maudit pays ! répondit Châtillon avec abattement. Mon cheval se casse le cou ; mon fidèle serviteur paye de sa vie son dévouement ! C’est un jour de malheur !… Allons, mes amis, relevez le corps de votre camarade : transportez-le aussi bien que possible au plus prochain village, afin qu’on le guérisse ou qu’on l’enterre !… Je vous en prie, messires, que le comte de Valois ne sache rien de cet accident.

— Nous vous comprenons parfaitement ! répondit Pierre Flotte. Mais, messires, jouons de l’éperon et marchons en avant. Voyez, monseigneur de Valois va disparaître sous les arbres.

Tous, à ces mots, lâchèrent la bride à leurs montures, et bientôt ils eurent rejoint le comte, leur chef. Celui-ci chevauchait lentement et ne s’aperçut pas de l’approche de ses compagnons. Sa tête, couverte d’un casque argenté, était penché sur sa poitrine, son gantelet de fer et sa bride s’appuyaient sur la crinière de son cheval : de son autre main il étreignait la poignée d’une épée de combat suspendue à la selle.

Tandis qu’il était absorbé dans une profonde méditation, et que les autres chevaliers se renvoyaient l’un à l’autre d’ironiques coups d’œil sur la disposition mélancolique de leur maître, le château de Wynendael apparut tout à coup devant eux avec ses hautes tours menaçantes et ses gigantesques remparts.

— Noël ! Noël ! s’écria avec joie Raoul de Nesle ; voilà enfin le terme de notre voyage ! Nous voyons Wynendael en dépit du diable et de la sorcellerie !

— Je voudrais le voir en flammes ! murmura Châtillon : il m’a déjà coûté un excellent cheval et un fidèle serviteur.

En ce moment, le chevalier qui portait les fleurs de lis sur la poitrine, se retourna, et dit, la main tendue vers le château que l’on découvrait en ce moment en entier :

— Messires, ce château est la demeure de l’infortuné comte de Flandre, Guy de Dampierre ; c’est un père à qui l’on a arraché son enfant, un souverain dont nous avons conquis le pays, grâce au bonheur de nos armes. Je vous en prie, messires, ne paraissez pas devant lui avec la fierté des vainqueurs, et n’accroissez pas ses douleurs par de hautains discours.

— Comte de Valois, répondit Châtillon avec une certaine amertume, croyez-vous donc que les lois de la chevalerie nous soient inconnues, et ne sais-je pas, moi qui vous parle, qu’il est du devoir d’un chevalier français de se conduire généreusement après la victoire ?

— J’apprends avec plaisir que vous le savez, reprit le comte de Valois en appuyant sur ces mots ; je vous prie donc d’agir en conséquence. L’honneur ne consiste pas en vaines paroles, messire de Châtillon ! Qu’importe qu’on ait les lois de la chevalerie sur les lèvres, si elles ne sont pas écrites au fond du cœur ? Celui qui n’est pas généreux à l’égard de ses inférieurs, peut ne pas l’être vis-à-vis de ses égaux.

Cette allusion à sa conduite récente, jeta Châtillon dans une extrême irritation, et il eût certainement éclaté en paroles violentes, si son frère, le comte de Saint-Pol, ne l’eût retenu en murmurant à son oreille :

— Tais-toi, mon frère, tais-toi donc !… notre chef a raison. Il ne serait pas juste d’apporter au vieux comte de Flandre un surcroît de chagrin… Son malheur est déjà assez grand !

— Quoi ! ce vassal félon a osé déclarer la guerre à notre roi ; il a tellement provoqué le ressentiment de notre nièce Jeanne de Navarre, qu’elle en est quasi-malade, et il faudrait encore user de ménagements à son égard !

— Messires, répéta à haute voix le comte de Valois, vous avez entendu ma prière. Je ne puis croire qu’un seul d’entre vous songe à manquer de générosité envers un hôte malheureux. En avant donc ! J’entends les chiens aboyer, on nous a aperçus ; car le pont-levis tombe et la herse se lève.

Le manoir de Wynendael[7], bâti par le noble comte Guy de Flandre était, à cette époque, l’un des plus beaux et en même temps des plus forts châteaux de plaisance de Flandre. Du fond des larges fossés qui l’entouraient, s’élevaient d’épaisses murailles couronnées de nombreuses guérites d’observation. Entre les créneaux, on voyait apparaître les arbalétriers et scintiller la pointe de fer de leurs flèches. Au delà des remparts s’élevaient les toits de la demeure seigneuriale, surmontés de girouettes mobiles. Six tours rondes, construites aux angles des murs et au milieu du parvis, permettaient de lancer toute espèce de projectiles dans la campagne et d’interdire à l’ennemi l’approche de la forteresse. Un seul pont-levis rattachait cette éminence, fortifiée par son isolement, aux vallons environnants.

Dès que les chevaliers furent à découvert, le veilleur donna le signal, du haut de la porte, à la garde intérieure, et, bientôt, les lourdes et massives portes tournèrent en grinçant sur leurs gonds. En ce moment, le pas des chevaux retentissait sur le pont-levis, et les chevaliers français entrèrent dans le château en traversant une double rangée d’hommes d’armes flamands. Les portes se refermèrent derrière eux, la herse aux pointes de fer retomba, et le pont-levis se releva lentement.

II


Les sons cent fois répétés du cor de chasse, retentissent de nouveau dans la forêt de Wynendael.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxPr. Van Duyse.



Le ciel était d’un bleu si pur que l’œil ne pouvait en sonder la profondeur. Le soleil, radieux, montait à l’horizon, et l’amoureuse tourterelle buvait, sur les fraîches et verdoyantes feuilles des arbres, la dernière goutte de rosée. Tout était rumeur dans le château de Wynendael ; les aboiements des chiens s’élevaient dans les airs. Le hennissement des chevaux se mêlait au son bruyant des cors de chasse ; cependant, le pont-levis n’était pas encore abaissé et les passants ne pouvaient que deviner la cause de tous ces bruits. De nombreuses sentinelles, armées de l’arbalète et du bouclier, se promenaient paisiblement sur la crête des remparts extérieurs ; et l’on pouvait, à travers les créneaux, voir une foule de serviteurs courir çà et là dans toutes les directions.

Enfin, quelques hommes apparurent au-dessus de la porte principale, le pont-levis s’abaissa ; en même temps les poternes latérales s’ouvrirent, les chiens, les valets, et tout le train de chasse se précipita dans la campagne ; un magnifique cortége les suivit lentement, composé des seigneurs et des nobles dames que nous allons énumérer.

En tête s’avançait, sur un destrier brun, le vénérable Guy de Dampierre[8], comte de Flandre. Sa physionomie portait l’empreinte d’une douce résignation et d’une calme tristesse ; sa tête se penchait, courbée sous le poids de ses quatre-vingts ans, ses joues étaient sillonnées de rides profondes. Un justaucorps de pourpre tombait de ses épaules jusque sur la selle, et ses cheveux, d’une blancheur éclatante, étaient retenus par une coiffure de soie jaune ; cette coiffure ressemblait, sur son front, à un ruban d’or, ceignant une quenouille chargée de fils d’argent. Il portait sur la poitrine, au centre d’un écusson en forme de cœur, le lion de Flandre, de sable en champ d’or.

La vieillesse de ce prince était triste, il penchait vers la tombe un front dépouillé de sa couronne, alors qu’un doux repos eût dû récompenser sa longue et laborieuse carrière. Le sort des armes avait brisé l’héritage de ses enfants, et la misère les attendait, eux qui devaient être les princes les plus opulents de l’Europe. Des ennemis victorieux entouraient le malheureux souverain, et cependant, dans son cœur plus fort que tant de malheurs, le désespoir ne pouvait trouver place.

À côté de lui marchait Charles de Valois, frère du roi de France. Il discutait vivement avec le vieux Guy ; mais celui-ci ne semblait pas acquiescer à ses paroles. Le glaive de combat n’était plus suspendu à la selle du prince français ; un habit plus simple et plus commode, et une longue et fine épée remplaçaient ses armes pesantes de la veille.

Derrière lui s’avançait un chevalier d’une physionomie éminemment hautaine et rébarbative. Il promenait fièrement les yeux autour de lui, et quand son regard tombait, par hasard, sur un Français, ses lèvres se contractaient avec une souveraine expression de déplaisir et de haine. Il pouvait avoir environ cinquante ans, mais il semblait encore dans toute la force de l’âge, et sa large poitrine, aussi bien que sa puissante stature, le désignaient suffisamment comme le plus robuste entre les chevaliers qui l’entouraient. Le cheval qu’il montait dépassait en taille tous les autres, si bien que son front dominait tout le cortége. Un casque étincelant, surmonté de plumes bleues et jaunes, une lourde cotte de mailles et un sabre recourbé, constituaient son armure ; le pourpoint qui retombait derrière lui sur le dos du cheval, portait aussi le lion de Flandre en champ d’or. Les chevaliers qui vivaient à cette époque eussent reconnu entre mille, dans ce fier cavalier, Robert de Béthune[9], fils aîné de Guy de Dampierre.

Chargé, depuis quelques années, du gouvernement intérieur de la Flandre, il avait, dans toutes les expéditions, commandé les bandes flamandes, et s’était acquis à l’étranger une glorieuse et universelle renommée. Durant la guerre de Sicile, où il se trouvait avec ses troupes dans les rangs de l’armée française, il avait accompli de si merveilleux faits d’armes que, dès lors, il avait acquis le surnom de Lion de Flandre. Le peuple, toujours passionné pour la force et la gloire des armes, fit, du Lion de Flandre, le héros de ses légendes et s’enorgueillit d’obéir à celui qui devait un jour porter la couronne de Flandre. Le duc Guy, à cause de son grand âge, quittait rarement le château de Wynendael et n’était d’ailleurs guère aimé des Flamands. Robert reçut alors, de la voix populaire, le titre de comte, et fut considéré et obéi dans tout le pays à l’égal et plus que le véritable seigneur et maître.

À sa droite chevauchait Guillaume, son plus jeune frère, dont les joues pâles, le visage mélancolique et la physionomie maladive contrastaient avec les traits mâles et bronzés de Robert. Son costume ne différait en rien de celui de son frère, à l’exception du sabre recourbé qu’aucun autre chevalier que Robert ne portait.

Venaient ensuite pêle-mêle de nombreux seigneurs français ou flamands. Les principaux d’entre ces derniers étaient : Gautier, sire de Maldeghem ; Charles, sire de Knessalare ; le sire d’Akxpoele ; Jean, seigneur de Gavre ; Diederik de Vos, et Gérard de Moor.

Jacques de Châtillon, Guy de Saint-Pol, Raoul de Nesle, et leurs compagnons, chevauchaient confondus au milieu des seigneurs flamands et s’entretenaient courtoisement avec eux.

Adolphe de Nieuwland, jeune chevalier d’une des plus nobles familles de l’opulente ville de Bruges, fermait la marche[10] ; le visage de ce jeune seigneur ne séduisait pas, au premier coup d’œil, par une beauté molle et efféminée ; ce n’était pas un de ces adolescents aux joues rosées et à la bouche souriante qui pourraient facilement, et grâce au costume, déguiser leur sexe et se métamorphoser en femme. Non, la nature n’avait pas commis cette erreur à son égard. Le soleil avait légèrement hâlé ses joues et imprimé à sa physionomie un ton mâle et sévère. Sur son jeune front on apercevait déjà quelques rides, signe précoce d’une intelligence déjà mûre et sérieuse. Ses traits offraient une expression saisissante et virile, et les lignes vigoureuses qui les accentuaient donnaient à sa tête une ressemblance frappante avec un buste échappé au ciseau de quelque sculpteur grec ; enfin de ses yeux, à demi cachés par ses sourcils, s’échappait un regard fixe et brûlant, annonce certaine d’une âme ardente et méditative. Bien qu’il ne cédât en rien, sous le rapport de l’illustration de la race, aux autres chevaliers, il restait volontiers en arrière et laissait prendre l’avance à ceux qui lui étaient inférieurs en rang. Plusieurs fois, on s’était écarté pour lui permettre de se rapprocher de la tête du cortége ; mais il n’avait pas pris garde à ces marques de déférence, tant il semblait absorbé dans une profonde préoccupation.

Celui qui eût aperçu Adolphe de Nieuwland auprès de Robert de Béthune l’eût facilement pris pour son fils. Car, à part la grande différence de l’âge, les deux chevaliers se ressemblaient étonnamment : même stature, même attitude, mêmes traits du visage ; seulement les vêtements du plus jeune étaient de couleur différente, et l’écusson, brodé sur sa poitrine, portait, au lieu du lion de Flandre, trois jeunes filles à la chevelure d’or au champ de gueules. Au sommet de l’écusson on lisait cette devise : Pulchrum est pro patriâ mori[11].

Élevé, depuis son enfance, dans la famille du comte Robert, Adolphe de Nieuwland était devenu son ami et son confident, et le comte le traitait comme un fils bien-aimé : de son côté, il vénérait son bienfaiteur comme son père et son suzerain, et il lui avait voué, à lui et à ses enfants, une affection sans bornes.

Non loin de lui s’avançaient les nobles dames dont les vêtements, resplendissant d’or et d’argent, éblouissaient le regard. Toutes étaient assises sur des haquenées au pied léger ; une longue jupe, sorte d’amazone, tombait jusqu’à terre, et couvrait le flanc de leur monture. D’élégants corsages de drap d’or dessinaient leurs tailles gracieuses, et de riches rubans descendaient sur leurs épaules, du haut des chaperons ornés de perles précieuses. La plupart d’entre elles portaient un oiseau de proie sur le poing.

Entre ces nobles dames, il y en avait une qui les éclipsait toutes, et par sa beauté, et par la magnificence de son costume. C’était Mathilde, la plus jeune des filles de Robert.

Elle était d’une extrême jeunesse, et ne comptait peut-être pas plus de quinze ans ; mais la grâce de sa taille svelte et élancée, la gravité empreinte sur ses traits délicats, la majesté de sa tournure, imprimaient à l’ensemble de sa personne quelque chose de royal, et commandaient un irrésistible sentiment de respect à ceux qui l’approchaient. Bien que tous les chevaliers lui prodiguassent mille marques de courtoise admiration, et rivalisassent d’efforts pour lui plaire, aucun d’eux n’avait eu l’audace de laisser l’amour s’éveiller dans son cœur. Ils savaient qu’un prince seul pouvait aspirer au bonheur d’avoir Mathilde pour épouse.

Légèrement assise sur sa haquenée, la jeune fille portait le front haut. De la main gauche elle tenait les rênes avec une grâce facile : sur son poing droit était posé un autour, la tête couverte d’un capuchon rouge à clochettes d’or.

Immédiatement après les nobles châtelaines suivaient de nombreux écuyers et pages portant des vêtements mi-partie en soie de différentes couleurs. On reconnaissait aisément les gens du comte Guy à leur costume noir, moiré du côté droit, et jaune d’or du côté gauche. D’autres étaient vêtus de pourpre et de vert, d’autres de rouge et de bleu, suivant la couleur de leur maître.

Les chasseurs et les fauconniers fermaient la marche. En avant des premiers marchaient une cinquantaine de chiens retenus par des laisses en cuir ; c’étaient des braques et des limiers des meilleures races.

Tous ces animaux, violemment excités par l’approche de la chasse, tiraient tellement les laisses qui les retenaient, que les chasseurs à bout d’efforts, devaient se rejeter en arrière pour les retenir.

Sur les bâtons des fauconniers, on voyait perchés des faucons et des oiseaux de chasse de toute sorte, laniers, autours et éperviers. Leurs têtes étaient toutes couvertes d’un chaperon rouge à clochettes, et leurs pattes enveloppées de cuir très-mince. De plus, les fauconniers transportaient de faux oiseaux de drap écarlate munis d’ailes, destinés à rappeler les faucons dont le vol s’égarait.

Dès que le cortége fut arrivé à une certaine distance du pont, dans un chemin plus large, les seigneurs se confondirent entre eux, sans distinction de rang et chacun rechercha un ami, ou un compagnon, pour abréger la route par de gais ou intéressants propos ; beaucoup de dames se rapprochèrent même des chevaliers.

Cependant, Guy de Flandre et Charles de Valois, se trouvaient toujours à la tête de la troupe. Personne, en effet, n’eût été assez hardi pour les devancer, ni même se tenir sur le même rang. Cependant, Robert de Béthune et Guillaume, son frère, s’étaient rapprochés du comte Guy, et, de leur côté Raoul de Nesle et Jacques de Châtillon, étaient venus se ranger près de Charles de Valois, leur chef ; celui-ci, jeta les yeux avec compassion sur la tête blanchie du comte de Flandre et parfois sur les traits abattus de son fils Guillaume, et dit :

— Croyez-le bien, noble comte, votre douloureuse position m’afflige sincèrement. Je ressens votre tristesse aussi vivement que si vos malheurs m’avaient frappé moi-même. Conservez, cependant, quelque espoir. À ma prière, mon royal frère consentira à pardonner et il oubliera le passé.

— Vous vous trompez monseigneur, répondit Guy avec noblesse ; il est avéré pour moi que le roi de France, votre souverain, désire ardemment la ruine de la Flandre ; n’est-ce pas lui qui a soulevé mes sujets contre moi ? Ne m’a-t-il pas inhumainement arraché ma fille Philippine pour la jeter dans un cachot ? Et comment voudriez-vous qu’il relevât l’édifice qu’il a renversé au prix de tant de sang ? En vérité, monseigneur, vous vous méprenez grandement. Philippe le Bel, votre frère et roi, ne me rendra jamais le pays qu’il m’a enlevé. Votre générosité restera gravée en traits ineffaçables dans mon cœur jusqu’à mon dernier jour ; mais je suis trop vieux pour me bercer d’une trompeuse espérance ; monseigneur, mon règne est fini : telle est la volonté de Dieu !

— Vous ne connaissez pas mon royal frère, répliqua le comte de Valois. En cette circonstance, il est vrai, ses actes témoignent contre lui ; mais je vous jure que son cœur est aussi loyal et aussi généreux que celui du meilleur chevalier.

Robert de Béthune interrompit en ce moment monseigneur de Valois, et s’écria d’une voix impatiente :

— Que dites-vous là, monseigneur, le cœur du roi Philippe aussi généreux que celui du meilleur chevalier ! Un chevalier viole-t-il donc jamais sa parole donnée et sa foi ? Lorsque nous arrivâmes à Corbeil, avec notre pauvre Philippine, votre roi nous a donné l’hospitalité et nous a jetés ensuite tous en prison[12]. Cette félonie est-elle le fait d’un loyal chevalier, dites ?

— Voilà des paroles bien vives, messire de Béthune, répondit le comte de Valois. Je ne pense cependant pas, même après les avoir entendues, que vous les ayez prononcées dans l’intention de m’outrager ou de me blesser.

— Oh ! non, sur mon honneur, reprit Robert ; votre générosité a fait de moi votre ami ; mais je ne peux croire que vous disiez avec conviction que Philippe de France soit un féal chevalier ?

— Écoutez, reprit le comte de Valois ; je vous le répète, Philippe de France, mon frère, a l’âme la plus noble et le cœur le plus droit ; mais de lâches flatteurs l’entourent et se font ses conseillers. Enguerrand de Marigny[13], ce démon incarné le pousse sans cesse au mal, et une autre personne lui conseille les fautes qu’il commet. Le respect me ferme la bouche et m’empêche de la nommer ; elle seule est la cause de vos malheurs…

— Et quelle est cette personne, s’écria le comte de Châtillon avec hauteur ?

— Vous demandez ce que vous savez, messire, répondit Robert de Béthune ; mais faites bien attention à mes paroles, je vais vous la nommer cette femme, cette reine, c’est Jeanne de Navarre votre nièce[14] qui retient en captivité ma sœur infortunée. Écoutez encore, c’est Jeanne de Navarre votre nièce qui fait altérer la monnaie en France ; c’est enfin Jeanne votre nièce qui a juré la ruine de la Flandre !…

À ces mots le comte de Châtillon, pourpre de colère, lança son cheval et s’arrêtant devant Robert, il lui cria en plein visage :

— Tu as menti faussement !

En entendant cette insulte déshonorante, Robert de Béthune fit vivement reculer son cheval et tira du fourreau son sabre recourbé ; mais, au moment où il allait s’élancer sur Châtillon, il s’aperçut que son ennemi n’avait pas d’armes. Il remit son sabre dans le fourreau avec une visible colère, se rapprocha du comte et lui dit d’une voix étouffée :

— Je ne crois pas, messire, qu’il soit nécessaire que je vous jette mon gant au visage[15]. Vous savez que l’outrage que vous venez de me faire est, à mes yeux, une tache qui ne se lave que dans le sang. Avant que le soleil se couche je vous demanderai compte de votre insulte !

— Soit, répondit le comte de Châtillon, je suis prêt à défendre l’honneur de ma royale nièce contre tous les chevaliers de Flandre et du monde !

Les deux adversaires n’ajoutèrent pas une parole et reprirent la place qu’ils occupaient avant le différend. Mais cette courte altercation avait été entendue par les autres chevaliers avec des sentiments divers. Plusieurs Français se sentirent vivement irrités des fières paroles du comte Robert ; mais, d’après les lois de l’honneur, ils ne s’immiscèrent en rien dans la querelle : Charles de Valois secouait la tête avec impatience, et l’on pouvait lire sur son visage combien cette dispute lui déplaisait, tandis qu’au contraire un sourire de joie illuminait les traits du comte Guy.

— Mon fils Robert, dit-il à voix basse et se penchant vers le comte de Valois, est un preux chevalier. Votre roi Philippe a pu apprécier sa vaillance alors qu’il assiégeait Lille, et plus d’un noble Français est tombé sous son épée. Les Brugeois, qui l’aiment plus qu’ils ne m’aiment, l’appellent le Lion de Flandre, et c’est un titre d’honneur qu’il a bien gagné en combattant Mainfroi[16] à Bénévent…

— Je connais messire Robert depuis longtemps, répondit le comte de Valois, et chacun sait avec quelle intrépidité il arracha ce sabre de damas des mains du tyran que vous venez de nommer. Ses exploits jouissent d’un haut renom parmi les chevaliers de ma patrie. En France, le Lion de Flandre est réputé presque invincible, et il est digne de sa grande réputation.

À ces mots un sourire de bonheur éclaira les traits du vieux père, mais ils s’assombrirent tout à coup ; sa tête se pencha, et il répondit avec un douloureux soupir :

— Monseigneur de Valois, n’est-ce pas un affreux malheur de ne pouvoir laisser d’héritage à un pareil fils ? Lui qui devait apporter tant de gloire et un lustre si brillant à la maison de Flandre. — Oh ! cette pensée et la captivité de ma fille, voilà les deux spectres qui me poussent vers la tombe.

Le comte Charles ne répondit rien aux tristes doléances de Guy, et, pendant longtemps, il demeura absorbé dans une profonde méditation et laissa la bride de son cheval flotter suspendue au pommeau de la selle. Guy remarqua cette contenance et admira la générosité de cœur de monseigneur de Valois ; il ne pouvait en douter, les malheurs de la maison de Flandre étaient pour le prince français une source d’amère et véritable tristesse.

Tout à coup Charles de Valois se redressa vivement, ses yeux s’illuminèrent de joie, il posa la main dans la main du comte Guy et lui dit :

— Vraiment c’est le ciel qui m’envoie cette inspiration !

Guy le regarda avec curiosité.

— Oui, reprit le comte de Valois, oui, je le veux ; mon royal frère Philippe vous replacera sur le trône de vos ancêtres !

— Et quel moyen assez puissant peut opérer un tel miracle, alors que le roi vous a fait don de mes domaines !

— Écoutez-moi, noble comte, votre fille gémit dans les cachots du Louvre ; — l’héritage de vos ancêtres est confisqué et vos enfants ne possèdent plus un seul fief. Eh bien, je sais un moyen de délivrer votre fille et de reconquérir votre comté.

— S’il en était ainsi, s’écria le comte Guy avec joie… mais non, reprit-il tristement, je ne puis vous croire, monseigneur, à moins que vous n’ayez reçu la nouvelle du trépas de votre reine, Jeanne de Navarre.

— Non, répondit le comte de Valois ! Jeanne se porte à merveille, mais le roi Philippe tient cour plénière à Compiègne et la reine Jeanne est à Paris ! Enguerrand de Marigny est avec elle. Consentez à me suivre à Compiègne ; faites-vous accompagner par les plus éminents vassaux de votre comté, et jetez-vous aux pieds de mon frère pour lui rendre hommage comme à un clément souverain.

— Et puis ? demanda Guy avec surprise.

— Il vous recevra avec miséricorde et délivrera à la fois le pays de Flandre et votre fille. Fiez-vous à mes paroles ; car mon frère est, en l’absence de la reine, le plus magnanime des princes.

— Grâces soient rendues à votre bon ange qui vous a donné cette bienheureuse inspiration, et vous, monseigneur de Valois, pour votre noble cœur ! s’écria Guy avec enthousiasme. Ô mon Dieu, si, grâces à ce moyen, je pouvais voir se sécher les larmes de ma pauvre enfant !… Mais peut-être les chaînes d’un cachot m’attendent-elles également dans cette France pleine de périls !

— Ne craignez rien, comte, ne craignez rien, répondit de Valois, je vous défendrai et vous soutiendrai contre tous : un sauf-conduit revêtu de mon sceau et garanti par mon honneur vous ramènerait à Rupelmonde si nos efforts restaient inutiles[17].

Guy laissa tomber la bride de son cheval, saisit la main du chevalier et la pressa avec une profonde reconnaissance.

— Vous êtes un noble ennemi ! dit-il d’une voix émue.

Tandis qu’ils poursuivaient leur entretien, et que le comte de Valois lui donnait quelques explications nécessaires, toute la troupe arriva dans une plaine immense à travers laquelle serpentait capricieusement le Krekelbeek, et chacun se prépara pour la chasse.

Les chevaliers flamands prirent leurs faucons sur le poing. Les chiens furent partagés en différents groupes et les liens des faucons détachés.

Les dames se mêlèrent alors aux chevaliers et il arriva que Charles de Valois se trouva auprès de la belle Mathilde.

— Je crois, charmante dame, lui dit-il, que le prix de la chasse ne saurait être incertain ; jamais je n’ai vu aussi bel oiseau que celui que vous portez, jamais plumage ne fut aussi égal, bec aussi robuste et serres aussi puissantes : pèse-t-il lourdement sur le poing ?

— Oh oui, très-lourdement, monseigneur, répondit Mathilde, et bien qu’il ne soit dressé qu’au bas vol il saurait aussi chasser le héron et la grue au plus haut des airs.

— Il me semble, observa le comte, que votre seigneurie lui laisse prendre trop d’embonpoint. Ne vaudrait-il pas mieux réduire un peu sa nourriture.

— Non, non, pardonnez-moi, s’écria la jeune fille avec orgueil, mais vous vous trompez, monseigneur ; mon faucon est juste à point. Ne riez pas ; quoique jeune fille, je m’entends en fauconnerie. J’ai moi-même élevé ce noble faucon, je l’ai dressé à la chasse, je l’ai veillé à la lumière pendant la nuit… Rangez-vous, monseigneur de Valois, rangez-vous, ajouta-t-elle vivement, voilà une bécasse qui vole au-dessus du ruisseau !

Pendant que le comte tournait les yeux vers le lieu indiqué, Mathilde avait dégagé la tête de l’autour de son chaperon et le lançait dans l’air.

L’oiseau, se sentant libre, donna quatre ou cinq coups d’aile et se mit à planer gracieusement devant sa maîtresse.

— Va donc, mon oiseau chéri, va ! s’écria Mathilde.

À cet ordre, l’oiseau s’éleva rapide comme une flèche ; l’œil avait peine à le suivre. Pendant un instant, il resta en haut des airs, comme immobile et bercé sur ses ailes, et chercha de son œil perçant la proie désignée. Il aperçut la bécasse qui fuyait à tire d’ailes, et alors se laissant tomber comme une pierre sur le pauvre oiseau, il l’étreignit dans ses serres aiguës.

— Vous voyez, monseigneur, s’écria joyeusement la jeune princesse, vous voyez que la main d’une femme s’entend aussi à dresser les faucons ! Voyez, comme mon fidèle oiseau revient bien avec sa capture.

Elle avait à peine prononcé ces mots, que l’autour s’abattait sur sa main avec sa proie.

— Monseigneur, ne m’en veuillez pas, reprit-elle ; j’ai promis ma première prise à mon frère Adolphe, que voilà près de mon père.

— Votre frère Guillaume, voulez-vous dire, madame ?

— Non, notre frère Adolphe de Nieuwland. Il est si bon, si complaisant pour moi, que je l’appelle mon frère ; il m’aide à élever mes faucons, il m’apprend des chansons et des ballades, et joue de la harpe pour moi. Nous l’aimons tous !

Pendant que Mathilde parlait ainsi, Charles de Valois attachait sur elle un regard pénétrant ; mais cet examen ne lui révéla qu’un sentiment d’amitié dans le cœur de la jeune fille.

— S’il en est ainsi, il mérite bien ce doux nom et cette charmante faveur, dit-il en souriant, allez, mon enfant, et que je ne vous retienne pas davantage, je vous en prie.

Mathilde le salua, et, sans s’inquiéter de la présence des autres chevaliers, elle s’écria à haute voix :

— Adolphe ! messire Adolphe ! Et elle agitait la bécasse en l’air avec la joie et les transports d’un enfant.

À cet appel, le jeune homme accourut.

— Tenez, Adolphe, s’écria-t-elle, voilà la récompense du joli conte que vous m’avez appris.

Le jeune chevalier s’inclina respectueusement devant la comtesse, et reçut, avec bonheur, l’oiseau de ses mains. Les seigneurs présents le considéraient d’un œil d’envie, et plus d’un s’efforça, mais en vain, de découvrir sur sa physionomie un sentiment secret. Tout à coup ils furent arrachés à cette inquisition.

— Vite ! monseigneur de Béthune, criait le grand fauconnier ; vite ! déchaperonnez votre faucon et lancez-le… voilà un lièvre !

Un instant après, l’oiseau planait au-dessus des nuages et fondait comme l’éclair sur le pauvre animal surpris dans sa fuite. Spectacle curieux et étrange ! À peine le faucon eut-il enfoncé ses serres dans les flancs du lièvre, en pleine course, qu’il s’y cramponna avec force et l’animal l’entraîna dans sa fuite. Mais la course ne fut pas longue ; car, dès que la victime passa près d’un buisson, le faucon saisit une branche d’une de ses serres, et de l’autre retint le lièvre avec tant de vigueur, que le malheureux animal, malgré tous ses efforts, ne put faire un pas de plus. Alors, quelques chiens furent lâchés ; ceux-ci s’élancèrent sur le lièvre et l’enlevèrent au faucon. Le courageux oiseau s’éleva triomphant, se mit à planer au-dessus des chiens et les accompagna jusque auprès des valets de chasse ; puis il s’élança vers le ciel et témoigna sa joie en tournoyant en haut des airs.

— Monseigneur de Béthune, s’écria le comte de Valois, à la vérité, vous avez là un noble oiseau ; c’est un beau et vaillant chasseur.

— Oui, monseigneur, c’est un faucon magnifique, répondit Robert ; dans un instant, je vais vous faire admirer la force de ses serres.

À ces mots, il découvrit l’oiseau qui lui servait d’appel, et dès que le faucon l’aperçut, il vint s’abattre sur le poing de son maître.

— Voyez, reprit Robert en montrant l’oiseau au comte de Valois ; voyez ces belles plumes fauves, cette poitrine d’un blanc pur et ces hautes pattes d’un beau ton bleuâtre.

— Je l’admire, messire Robert, reprit le comte ; avec sa force et son courage, il ne le céderait pas à un aigle ; mais il me semble apercevoir quelques gouttes de sang.

Robert examina les pattes du faucon, et s’écria vivement :

— Ici, fauconniers ! L’oiseau a déchiré son armure de cuir et il est cruellement blessé. Mon Dieu ! la pauvre bête aura fait un trop violent effort ! Qu’on prenne bien soin de lui ! Stéven, toi qui l’as élevé et dressé, guéris-le : je serais désolé qu’il mourût.

Il remit le faucon blessé à Stéven qui le prit presque les larmes aux yeux. Stéven était chargé d’élever et de dresser les faucons : ces animaux lui tenaient au cœur comme s’ils eussent été ses enfants.

Après que les principaux seigneurs eurent lancé leurs faucons, la chasse devint générale. En deux heures on prit toute espèce de gibier de haut vol, tel que canards, hérons, grues, et aussi beaucoup de basse volerie, des perdreaux, des grives et des courlis. Lorsque la chaleur du jour devint trop forte, les cors de chasse retentirent dans la plaine. Le cortége se reforma et reprit la route de Wynendael.

Chemin faisant, Charles de Valois, reprit son entretien avec le vieux Guy. Bien que le comte de Flandre ne fût pas sans défiance, et qu’il hésitât à entreprendre le voyage de France, il se résolut néanmoins, par affection pour ses enfants, à risquer cette dangereuse expédition. Il céda enfin aux instances du prince français, et consentit, avec tous les nobles qui étaient restés attachés à son sort, d’aller se jeter aux pieds de Philippe le Bel et de chercher, par cette humble démarche, à émouvoir la compassion de son suzerain. L’absence de la reine Jeanne le berçait du doux espoir que Philippe, abandonné à lui-même, ne serait pas implacable.

Robert de Béthune et le comte de Châtillon se séparèrent des autres seigneurs ; ils évitèrent toutes les occasions qui pouvaient les rapprocher l’un de l’autre, et aucun d’eux, depuis leur querelle, ne prononça plus une seule parole. Adolphe de Nieuwland chevauchait à côté de Mathilde et de son frère Guillaume. La jeune princesse paraissait très-attentive et très-occupée d’une chanson ou d’un fabliau que lui redisait Adolphe ; car, de temps en temps, les dames qui l’entouraient s’écriaient avec admiration :

— Quel beau diseur, quel savant ménestrel que ce sire de Nieuwland !

On arriva enfin à Wynendael, et le cortége rentra dans le château. Le pont ne se leva pas et la herse ne tomba point. Peu d’instants après, les seigneurs français reparurent avec leurs armes. En traversant le pont-levis, Châtillon dit à son frère :

— L’honneur de notre nièce a été attaqué ; c’était à moi de le défendre et je compte sur toi pour second.

— Contre le comte Robert ? demanda Saint-Pol. Je ne sais, mais cette rencontre sera rude ; l’épée du Lion de Flandre est habile, et tu le sais comme moi.

— Qu’importe ? s’écria Châtillon avec fierté, un chevalier se fie à son habileté et à sa bravoure, et non à sa force corporelle.

— Je le sais, frère ; un chevalier ne doit reculer devant qui que ce soit ; mais il eût mieux valu ne pas s’exposer si étourdiment. À ta place, je me serais peu soucié de ce que pouvait dire le comte ; qu’importent ses paroles puisqu’il ne possède plus de fief et qu’il se trouve en notre puissance !

— Tais-toi, Saint-Pol ! ce que tu dis est mal. Le courage te manquerait-il ?

À ces mots ils s’enfoncèrent sous les arbres avec les autres chevaliers.

Les hommes d’armes laissèrent tomber la herse, relevèrent le pont-levis et disparurent.

III


Je prends les dieux à témoin de mes efforts. Pour adoucir le sort de mes enfants et le vôtre…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJan ten Brink. (Médée.)



Nous devons en ce moment, à nos lecteurs, de leur faire connaître l’intérieur du château de Wynendael. Après avoir dépassé le pont-levis, le chevalier ou le ménestrel qui était introduit, se trouvait d’abord sur une place quadrangulaire et en plein air. À sa droite, il voyait les écuries, assez vastes pour pouvoir, sans peine, contenir cent chevaux. Elles étaient tenues avec si peu de soin que des monceaux de fumier, où picoraient d’innombrables pigeons, s’étalaient devant les portes. À gauche, s’élevait le bâtiment qui servait de gîte aux hommes d’armes et aux palefreniers ; plus loin, au fond de la cour, des machines de guerre et de siége[18] étaient amoncelées sous de vastes hangards. C’étaient d’énormes béliers avec leurs étançons et leurs chars de transport, des balistes destinées à lancer des traits dans la place assiégée, et des catapultes au moyen desquelles on pouvait jeter de grosses pierres au haut des tours et par delà les remparts ; puis encore des ponts qui s’abattaient sur les murailles, au moment de l’assaut des chausse-trappes, des projectiles incendiaires et une foule d’autres engins de destruction.

En face du voyageur entrant, le palais du comte élevait majestueusement ses tours, au-dessus des édifices plus bas qui l’entouraient. Un escalier de pierre, au pied duquel reposaient deux lions noirs, montait au premier étage et donnait accès à une longue suite de salles carrées. Plusieurs de celles-ci contenaient un lit destiné à recevoir un hôte de passage ; d’autres étaient ornées d’armes anciennes ayant appartenu aux vieux comtes de Flandre, ou de bannières et de pennons conquis par eux dans les batailles.

À droite, à l’angle de ce vaste bâtiment, se trouvait une salle plus petite, carrée également, mais toute différente des autres. Sur la tapisserie, qui couvrait les murailles, on voyait toute l’histoire de la sixième croisade, représentée par des personnages qui semblaient vivants. D’un côté apparaissait le comte Guy, bardé de fer de la tête aux pieds et environné de ses chevaliers, auxquels il présentait la sainte croix. Dans le fond une troupe d’hommes d’armes se mettait en marche. L’autre côté représentait la bataille de Massoura, qui eut lieu en 1250 et où les chrétiens furent victorieux. Saint Louis, roi de France, et le comte Guy, étaient reconnaissables entre tous à leurs bannières. Le troisième côté offrait une scène affreuse. Une multitude de chevaliers chrétiens frappés de la peste, gisaient mourants sur un sol nu et aride, au milieu des restes défigurés de leurs compagnons morts et des cadavres de leurs chevaux !… De sinistres corbeaux planaient au-dessus de la malheureuse armée, et attendaient qu’un guerrier rendît le dernier soupir, pour se repaître de sa chair. Le quatrième côté présentait un spectacle plus gai. C’était le joyeux retour du comte de Flandre dans ses États. Sa première femme, Fogaest de Béthune, la tête appuyée sur son sein, versait des larmes de bonheur, tandis que ses deux fils, Robert et Baudoin, pressaient affectueusement ses mains. Ce retour était le dernier tableau.

C’était dans cette chambre, près de la cheminée de marbre dans laquelle brûlait un petit feu de bois, que le vieux comte de Flandre s’était assis, au retour de la chasse : il reposait dans un fauteuil lourd et massif, en proie à une profonde préoccupation ; et, la tête appuyée sur sa main droite, il contemplait d’un regard vague et inattentif son fils Guillaume, assis non loin de lui et occupé à lire des prières dans un livre à fermoir d’argent. La comtesse Mathilde, fille de Robert de Béthune, jouait avec son oiseau favori à l’autre extrémité de la salle. Elle caressait l’oiseau sans prendre garde à son grand’père ni à son oncle Guillaume. Tandis que Guy, dominé par un sombre pressentiment, songeait à ses malheurs passés et que Guillaume implorait la miséricorde du ciel, l’insouciante jeune fille ne se préoccupait nullement de ce que le patrimoine de son père fût tombé aux mains des Français. Cependant, le cœur de la jeune fille, encore à demi enfant, n’était pas insensible ; mais sa tristesse, léger nuage, ne durait pas plus longtemps que l’événement qui le faisait naître. Quand on lui annonça que toutes les villes de Flandre étaient conquises par l’ennemi, elle fondit en larmes et pleura amèrement ; mais, dès le soir du même jour, le faucon était choyé de nouveau, et les larmes de la jeune fille étaient séchées et oubliées.

Depuis longtemps, le vieillard considérait son fils d’un œil incertain et attendri, lorsque tout à coup il abaissa la main qui soutenait sa tête, et lui dit :

— Guillaume, mon fils, que demandes-tu donc à Dieu avec tant de ferveur ?

— Je prie pour ma pauvre sœur Philippine, répondit le jeune homme. Dieu sait, ô mon père, si la reine Jeanne ne l’a pas déjà précipitée dans la tombe… mais, s’il en est ainsi, mes prières sont pour son âme !

À ces mots, il baissa profondément la tête, comme s’il voulait cacher deux larmes qui s’échappaient de ses yeux.

Le pauvre père poussa un long soupir ; il sentait dans son cœur la même triste prédiction que son fils ; car Jeanne de Navarre était une méchante et cruelle femme ; mais il ne laissa rien voir de sa douleur et il reprit :

— Il n’est pas raisonnable, Guillaume, de s’attrister par des prévisions sinistres. L’espoir est donné pour consolation à l’homme sur la terre ; et pourquoi n’espérerais-tu pas ? C’est bien à toi de ne pas être insensible au triste sort de ta sœur ; mais, au nom de Dieu, fais des efforts pour chasser loin de toi le morne désespoir qui t’accable ?

— Vous voulez que je ne pleure plus, mon père ? Puis-je donc sourire alors que notre pauvre Philippine gémit au fond d’un cachot ? Non, je ne le puis. Ses larmes coulent en silence sur le sol glacé de sa prison ; elle raconte au ciel ses douleurs ; elle vous appelle, mon père ; elle nous appelle tous à son aide, — et qui lui répond ? Les lugubres échos souterrains du Louvre ! Ne la voyez-vous pas, pâle comme la mort, frêle et étiolée comme une fleur mourante… Ne la voyez-vous pas tendre ses bras vers Dieu ? Ne l’entendez-vous pas s’écrier : mon père ! mes frères ! délivrez-moi ! je meurs sous le poids des chaînes… Voilà ce que je vois, ce que j’entends au fond de mon cœur… ce qui retentit dans mon âme… et je cesserais de pleurer !…

Mathilde, qui avait à demi entendu cette réponse, désolée, posa précipitamment son faucon sur le dossier d’un siége et tomba, en fondant en larmes, aux pieds de son grand’père ; elle appuya le front sur les genoux de Guy et s’écria en sanglotant :

— Ma chère tante, est-elle donc morte ? Ô mon Dieu, quel chagrin ! Est-elle bien morte ? Ne la reverrai-je plus jamais ?

Le comte la releva tendrement et lui dit avec bonté :

— Calme-toi, ma chère fille ; ne pleure pas ; Philippine n’est pas morte.

— Pas morte ? demanda la jeune fille étonnée ; pourquoi donc monseigneur Guillaume parle-t-il de mort ?

— Tu ne l’as pas compris, répondit le comte ; rien n’est changé dans la situation de Philippine.

Mathilde, tout en séchant ses larmes, jeta un regard de reproche sur Guillaume, et dit en sanglotant encore :

Vous m’attristez toujours sans raison, monseigneur ! On serait tenté de croire que vous avez oublié toute parole de consolation ; car vos discours sont toujours si désolants qu’ils me font frémir : jusqu’à mon faucon qui a peur de votre voix, tant elle est creuse et lamentable ! Cela n’est pas bien à vous, monseigneur, d’augmenter ainsi notre tristesse.

Guillaume regarda la jeune fille avec un regard qui semblait implorer son pardon ; et dès que Mathilde eut vu ce regard mélancolique et désolé, elle courut à lui et saisit tendrement une de ses mains dans les siennes.

— Oh ! pardonnez-moi, cher Guillaume ! dit-elle ; je vous aime de tout mon cœur, mais aussi vous ne devriez pas m’attrister toujours par ce vilain mot de mort que vous faites sans cesse retentir à mon oreille. Pardonnez-moi, je vous en prie !

Avant que Guillaume eût eu le temps de répondre, elle était retournée au bout de la chambre et avait repris son amusement, bien qu’elle ne cessât pas encore de pleurer.

— Mon fils, dit Guy, ne te laisse pas émouvoir par les paroles de Mathilde. Tu sais combien elle est franche et expansive.

— Je lui pardonne de tout mon cœur, mon père. Le chagrin qu’elle vient de témoigner, à propos de la mort présumée de Philippine, a été pour moi une consolation.

À ces mots, Guillaume rouvrit son livre et lut à haute voix cette fois :

« Jésus-Christ, notre sauveur, ayez pitié de ma sœur. Au nom de votre douloureuse passion, délivrez-la, Seigneur ! »

En entendant le nom du Seigneur, le vieux Guy se découvrit, joignit les mains, et prit part à la prière de Guillaume, et Mathilde s’agenouilla dans un coin de la salle, devant un grand crucifix.

Guillaume poursuivit :

« Sainte Marie, mère de Dieu, je vous en prie, écoutez-moi… Sainte Vierge, consolez-la dans sa sombre prison !

« Ô Jésus, doux Jésus, vous qui êtes plein de miséricorde, ayez pitié de ma pauvre sœur !… »

Guy attendit la fin de la prière, et s’adressant à son fils, sans faire aucune attention à Mathilde :

— Ne te semble-t-il pas, lui dit-il à haute voix, que nous devions une grande reconnaissance à monseigneur de Valois ?

— Monseigneur de Valois est le plus digne chevalier que je connaisse, répondit le jeune homme. Il s’est toujours montré noble et humain envers vous, il a respecté vos cheveux blancs, mon père, et ses paroles ont été des paroles de consolation. Nos malheurs, la captivité de ma sœur seraient finis depuis longtemps si, de les terminer, eût été en sa puissance. Que Dieu lui accorde le salut éternel en récompense des nobles sentiments de son cœur !

— Oui, que Dieu le prenne en miséricorde à sa dernière heure ! répliqua le comte Guy ; car, lui, notre ennemi, lui, prince du sang royal de France, lui, frère du roi, notre oppresseur, a été assez généreux pour affronter, à cause de nous, la colère et la haine de Jeanne de Navarre ?

— Mais mon père, reprit Guillaume, que peut faire Charles de Valois pour nous et pour ma sœur ?

— Écoute, cher fils ; ce matin, pendant la chasse, il m’a indiqué un moyen de nous réconcilier, Dieu aidant, avec le roi Philippe de France.

Le jeune homme battit des mains avec un joyeux transport, et s’écria :

— Oh ! mon Dieu ! son bon ange a parlé par sa bouche : et que vous faut-il faire pour cela, mon père ?

— Aller avec mes nobles trouver le roi à Compiègne, et faire une soumission.

— Et la reine Jeanne ?

— L’implacable Jeanne de Navarre est à Paris avec Enguerrand de Marigny. Jamais il n’y eut de moment plus propice.

— Fasse le Seigneur que votre espoir ne soit pas déçu, mon père ! Et quand voulez-vous entreprendre ce périlleux voyage ?

— Monseigneur de Valois, suivi de ses chevaliers, viendra nous prendre après-demain à Wynendael. C’est lui-même qui nous servira de guide. J’ai fait mander auprès de moi les nobles qui me sont restés fidèles, et quand ils seront réunis, je leur donnerai connaissance de mon projet. Mais, à propos, où est donc Robert ? Pourquoi reste-t-il si longtemps hors du château ?

— Avez-vous donc oublié la querelle de ce matin, mon père ? sans doute, à l’heure qu’il est, il punit le sire de Châtillon du sanglant outrage qu’il a reçu de lui.

— Ah ! cette querelle ! répondit le vieux comte, je l’avais oubliée. Plaise au ciel qu’elle se termine bien. Messire de Châtillon est un ennemi à ménager ; il est puissant à la cour de Philippe le Bel.

À cette époque, un chevalier n’avait rien de plus précieux que son honneur et sa bonne renommée. L’ombre d’un outrage suffisait pour lui faire risquer sa vie, et, de là, de fréquents duels dont on ne se préoccupait guère.

Guy se leva et dit :

— On vient de baisser le pont-levis. Nos amis sont sans doute arrivés ; donne-moi ton bras, mon fils, et rendons-nous dans la grande salle.

À ces mots, ils sortirent et laissèrent Mathilde seule.

Bientôt après, les sires de Maldeghem, de Rhoode, de Courtrai, d’Audenaerde, de Heyle, de Nevele, de Roubaix, Gauthier de Lovendeghem avec ses deux frères, et bien d’autres encore, vinrent au nombre de cinquante-deux[19], se ranger dans la salle d’honneur autour du vieux comte. Quelques-uns d’entre eux logeaient momentanément au château, les seigneuries des autres étaient voisines de Wynendael.

Tous attendaient avec curiosité la nouvelle ou l’ordre que le comte allait leur donner, et se tenaient debout et la tête découverte, avec respect, devant leur suzerain déchu.

Quelques instants de silence suivirent. Enfin Guy de Dampierre leur adressa la parole en ces termes :

— Messires, vous savez que ma fidélité envers mon suzerain, le roi Philippe, est la véritable cause de mes malheurs. Quand il me chargea de demander aux communes les comptes de leur administration, je résolus, en vassal soumis, de satisfaire à sa demande. Mais Bruges refusa de m’obéir, et mes sujets se révoltèrent contre moi. Quand j’allai en France avec ma fille pour rendre hommage au roi, celui-ci nous fit tous prisonniers, et ma fille gémit encore, à l’heure qu’il est, dans les cachots du Louvre ! Vous savez tout cela, messires, car vous étiez les féaux compagnons de votre prince. J’ai voulu, comme ma dignité l’exigeait, faire prévaloir mon droit par la force des armes, mais la fortune s’est déclarée contre nous : le parjure Édouard d’Angleterre a rompu l’alliance qu’il avait contractée avec moi, et nous abandonna à l’heure du péril. Aujourd’hui mon pays est conquis ; je suis devenu le dernier d’entre vous, et mes cheveux blancs ne peuvent plus ceindre la couronne comtale. Vous obéissez à un autre suzerain !

— Pas encore ! s’écria Gauthier de Lovendeghem, pas encore ! s’il en était ainsi, je briserais mon épée pour toujours. Mon seul seigneur et maître est le noble Guy de Dampierre !

— Messire de Lovendeghem, votre loyal et affectueux dévouement me touche au fond de l’âme ; mais reprenez votre sang-froid et écoutez-moi jusqu’au bout : monseigneur de Valois a conquis la Flandre à main armée, et l’a reçue en fief de son royal frère Philippe. C’est à sa générosité que je dois de me trouver encore au milieu de vous, à Wynendael ; c’est lui-même qui m’a appelé de Rupelmonde dans cette résidence. Bien plus, il a résolu de relever la maison de Flandre de son abaissement et de replacer sur mon front la couronne de comte. C’est de ce sujet que je dois vous entretenir ; car je vous viens demander pour cela aide et assistance.

À ces mots, l’étonnement des seigneurs, qui écoutaient Guy avec la plus vive attention, parvint à son comble. Il leur semblait incroyable que Charles de Valois voulût restituer le pays qu’il avait conquis. Ils se regardaient entre eux et ils regardaient le comte avec stupéfaction. Guy reprit après une courte pause :

— Messires, votre affection pour moi m’est connue, c’est pourquoi je m’adresse à vous avec le plein espoir que vous consentirez à la dernière prière que je vous adresserai. Après-demain, je pars pour la France : je vais me jeter aux pieds du roi ; mon désir est d’y être accompagné par vous.

Les seigneurs répondirent, l’un après l’autre, qu’ils étaient tous prêts à partir, à accompagner le comte partout où il lui plairait de les conduire, et à lui prêter aide en toute circonstance. Un seul garda le silence ; c’était un vieux chevalier qui s’appelait Didier Devos.

— Messire Didier, demanda le comte, ne serez-vous pas des nôtres ?

— Loin de moi cette pensée ! s’écria Didier ; Devos vous accompagnera, fût-ce au fond de l’enfer. Mais je vous le dis aussi, noble comte, pardonnez-moi ma hardiesse, je vous dis qu’il n’est pas besoin d’être un vieux renard pour apercevoir le piége. Une fois déjà vous avez été retenu prisonnier, et vous voulez reprendre le même chemin. Ah ! monseigneur, Dieu fasse que le succès couronne l’entreprise ! mais, en tout cas, je vous assure que Philippe le Bel ne prendra pas le renard.

— Vous jugez et parlez légèrement, messire, reprit Guy ; Charles de Valois nous donne un sauf-conduit signé de sa main, et promet, sur son honneur, de nous ramener en Flandre sains et saufs.

Les seigneurs, qui connaissaient la loyauté du comte de Valois, regardèrent sa promesse comme une garantie suffisante et continuèrent de s’entretenir avec Guy. Sur ces entrefaites, Didier Devos se glissa hors de la salle, et alla se promener tout songeur dans la cour.

Peu de temps après, le pont-levis s’abaissa et Robert de Béthune franchit l’entrée du château. Quand il fut descendu de cheval, Didier s’approcha de lui et dit.

— Il est inutile, monseigneur, de demander des nouvelles de votre ennemi : l’épée du Lion de Flandre n’a jamais failli. Messire de Châtillon est certainement en route pour l’autre monde ?

— Non, par Dieu ! répondit Robert ; il habite encore celui-ci ; mais mon épée s’est si rudement abattue sur son casque, qu’il ne soufflera pas mot d’ici à trois jours ; cependant il n’est pas mort, grâces à dieu ! mais un autre malheur me ramène. Adolphe de Nieuwland, qui me servait de second, s’est battu contre Saint-Pol, et il venait de le blesser à la tête, quand sa cuirasse s’est ouverte, et l’épée de Saint-Pol l’a grièvement blessé. Courez au-devant de lui, messire Devos, mes gens le rapportent au château.

— Mais, monseigneur, demanda Didier, que pensez-vous de ce voyage en France ? N’est-ce pas une démarche imprudente ?

— Quelle démarche ? quel voyage ?

— Quoi ! vous ne savez rien ?

— Eh non, vraiment, parlez donc !

— Eh bien ! après-demain, nous partons pour la France avec monseigneur le comte.

— Qu’est-ce que cela, et que voulez-vous dire, Didier ? Vous plaisantez, j’imagine, et je n’en ai nulle envie, je vous jure ? Comment, nous partons pour la France ?

— Oui, oui, monseigneur ; nous allons nous prosterner aux pieds du roi Philippe, implorer notre pardon. Je n’ai pas encore vu de chat se fourrer de lui-même la tête dans le sac, mais je le verrai d’ici à peu, à moins que je n’aie perdu mon bon sens.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, Didier ?

— Parfaitement sûr, monseigneur ; rendez-vous à la salle d’honneur, vous y trouverez tous nos seigneurs avec monseigneur le comte, votre père. Ah ! Ah ! Après-demain, nous partons pour la prison. Croyez-moi, comte Robert, et faites une croix sur la porte de Wynendael.

À cette réponse, et en apprenant cette nouvelle à laquelle il ne pouvait croire, Robert put à peine comprimer sa colère.

— Didier, mon ami, s’écria-t-il, je vous en prie, faites transporter Adolphe chez moi ; déposez-le sur un lit ; veillez-le jusqu’à mon retour, et que l’on appelle maître Rogaert afin qu’il panse la blessure.

En achevant ces mots, il gagna, d’un pas précipité, la salle où les seigneurs étaient réunis avec le comte. Il se fraya vivement un chemin au milieu d’eux, et arriva jusqu’à son père.

Rien n’égala la surprise des chevaliers quand ils aperçurent Robert, encore revêtu de son armure de combat et tout couvert de fer et rouge d’émotion.

— Oh ! monseigneur et père, dit-il, que viens-je d’apprendre ? Quoi ! vous allez vous livrer vous-même aux mains de vos ennemis et offrir votre vieillesse à leurs outrages ? Vous ne songez donc pas que la cruelle Jeanne est au Louvre et veille à la porte de la prison de ma sœur.

— On vous a dit vrai, mon fils, répondit Guy avec majesté ; je vais en France et vous venez avec moi ; telle est la volonté de votre père.

— Eh bien, soit ! répondit Robert, j’irai en France, je suis prêt à vous suivre. Mais cette soumission, cette ignominieuse soumission ?

— Cette soumission, je la ferai et vous avec moi, répondit d’une voix ferme le vieux comte.

— Moi ? s’écria Robert avec un accent indigné ; moi, m’humilier ainsi, moi, Robert de Béthune, me jeter aux pieds de notre ennemi ? Quoi ! le Lion de Flandre courberait la tête devant un faux monarque, devant un parjure ?

Le comte garda le silence pendant quelques instants. Quand il crut que Robert était un peu calmé, il reprit :

— Et, cependant, tu le feras, Robert !

— Jamais ! s’écria celui-ci ; jamais pareil opprobre ne souillera mes armes. Me prosterner devant un monarque étranger ! moi ? Jamais ! Ne connaissez-vous donc pas votre fils, mon père ?

— Robert, répliqua Guy avec sang-froid, la volonté de ton père est une loi que tu ne peux enfreindre… Je le veux !

— Non ! s’écria derechef Robert ; le Lion de Flandre mord mais ne flatte pas. Dieu seul et vous, mon père, avez vu ma tête se courber. Jamais, non jamais je ne la courberai devant aucun autre homme au monde !

— Mais, Robert, reprit vivement le vieux comte, songe à ton père, à ta sœur, à ta patrie, et tu ne refuseras plus le seul moyen qui puisse nous sauver tous !

Robert, le cœur gonflé de douleur et de colère, froissait convulsivement la garde de son épée

— Que me demandez-vous, ô monseigneur et mon père ? Vous voulez donc que le roi de France, du haut de sa grandeur, jette sur moi un regard de dédain ? Ah ! cette pensée seule me ferait mourir de honte ! Non, non, jamais ! Ni vos ordres, ni vos prières ne m’y forceront ! Je ne partirai point !

Des larmes coulèrent à ces mots sur les joues amaigries du vieux comte. Une expression étrange se peignit sur sa physionomie, et les spectateurs de cette scène doutèrent un instant du sentiment qui animait son cœur. Était-ce joie ou tristesse ? Cependant le sourire empreint sur son visage semblait annoncer le bonheur.

Robert était debout, immobile, touché en voyant couler les larmes de son père : il ressentait au fond de l’âme toutes les souffrances du martyre, toutes les peines de l’enfer ; mais son exaltation grandit encore à ce spectacle.

— Maudissez-moi, reniez-moi, ô mon prince et mon père, s’écria-t-il enfin hors de lui ; mais je vous le jure, jamais je ne courberai le front, jamais je ne ramperai devant un étranger… jamais je n’obéirai à l’ordre qui vient de sortir de votre bouche !

À peine eut-il achevé ce serment, que Robert de Béthune s’effraya de ses propres paroles. Il pâlit et se prit à trembler de tous ses membres ; ses doigts se crispèrent convulsivement dans la paume de ses mains, et l’on entendit grincer les écailles de fer de ses gantelets. Il sentit son courage défaillir et attendit avec une mortelle angoisse un mot de son père, il craignait de voir tomber sur lui la malédiction paternelle.

Tandis que les chevaliers en proie à la plus grande stupéfaction, fixaient leurs regards inquiets sur le comte, celui-ci, par un mouvement spontané, jetant ses bras affaiblis au cou de Robert, s’écria en versant des larmes de joie et d’amour :

— Ô mon noble fils ! mon sang… le sang des comtes de Flandre coule bien dans tes veines !… Ta désobéissance fait mon orgueil. Maintenant je puis mourir ! Embrasse-moi encore, Robert, mon fils bien-aimé ! Ah ! la joie que j’éprouve est une joie céleste.

Une vive émotion s’empara du cœur de tous ceux qui assistaient à cette scène touchante. Ils contemplaient, dans un religieux silence, le père et le fils confondus dans une même étreinte. Le vieux comte laissa enfin son fils se dégager de ses bras, et, se tournant vers ses vassaux, il leur dit d’une voix exaltée :

— Voyez, messires ! voilà comme les comtes de Flandre revivent dans leur race ; je reconnais ma jeunesse, — voilà comme ont toujours été les Dampierre. Jugez par ce que vous venez de voir et d’entendre si Robert n’est pas digne de la couronne de comte ! Ô ma Flandre bien-aimée, sois fière de tes enfants ! Oui, Robert, oui tu as raison. Il ne faut pas qu’un comte de Flandre courbe la tête devant l’étranger. Mais je suis vieux, je suis le père de Philippine captive, je suis ton père, mon vaillant fils ; moi seul ploierai le genou devant l’orgueilleux Philippe ; — ainsi l’ordonne Dieu ! Je me soumets à sa volonté sainte. Tu m’accompagneras, mais ne courbe pas le front, reste debout, mon fils, afin que le comte qui viendra après moi soit franc de tout blâme et de toute humiliation.

Il fut ensuite question des préparatifs du voyage, et l’on discuta mainte question politique, Robert de Béthune, redevenu calme et de sang-froid, quitta la salle et se rendit dans la pièce où se trouvait Mathilde. Il prit sa fille par la main et la conduisit à un fauteuil : puis il attira un autre siége et s’assit à côté d’elle.

— Ma chère Mathilde, dit-il, tu aimes ton père, n’est-ce pas ?

— Oh ! vous le savez bien ! s’écria la jeune fille en caressant de sa douce main les joues rudes et hâlées du chevalier.

— Eh bien ! reprit Robert, si un homme pour me défendre, avait risqué sa vie, ne l’aimerais-tu pas aussi ?

— Dites-moi quel est ce chevalier, mon père, et je l’aimerai et je lui vouerai une reconnaissance éternelle.

— Eh bien ! ma fille, un chevalier a pris la défense de ton père contre un ennemi, et a été grièvement, sinon mortellement blessé.

— Ô mon Dieu ! s’écria Mathilde, je prierai pour lui pendant quinze jours… je prierai pour lui jusqu’à ce qu’il soit guéri.

— C’est bien, et prie aussi pour moi, chère enfant ; mais j’ai autre chose encore à te demander.

— Parlez, mon père : je suis votre humble et obéissante servante.

— Comprends-moi bien, Mathilde. Je vais en voyage pour quelques jours ; ton grand’père et tous les nobles seigneurs que tu connais partent aussi. Qui désaltérera le pauvre blessé quand il aura soif ?

— Qui ? moi, mon père : je ne le quitterai pas d’un instant jusqu’à votre retour. J’emporterai mon faucon dans sa chambre et ne cesserai de lui tenir compagnie. Ne craignez pas que je l’abandonne aux soins des domestiques : je porterai de ma propre main la coupe à ses lèvres. Oh ! je serai bien heureuse s’il guérit !

— Merci, mon enfant, je reconnais ton excellent cœur ; mais il faut encore que tu promettes de ne pas 4 faire de bruit dans la chambre pendant les premiers jours et de n’y laisser pénétrer personne, pas même les domestiques.

— Oh ! non, ne craignez rien, mon père. Je parlerai bien bas à mon faucon, si bas que le chevalier souffrant ne m’entendra pas.

Robert prit Mathilde par la main et l’entraîna hors de la chambre.

Adolphe de Nieuwland avait été transporté et déposé sur un lit, dans une des pièces de l’appartement de Robert. Les deux chirurgiens, qui avaient pansé sa blessure, se tenaient, avec Didier Devos, au chevet de son lit. Il ne donnait aucun signe de vie : son visage était d’une pâleur mortelle et ses yeux fermés.

— Eh bien ! maître Rogaert, demanda Robert à l’un des chirurgiens, que pensez-vous de notre malheureux ami ?

— Rien de bon, répondit le chirurgien, rien de bon, monseigneur. Je ne puis dire encore si nous pouvons espérer. Et, cependant, quelque chose me dit qu’il n’en mourra point.

— La blessure n’est donc pas mortelle ?

— Il faut s’entendre, monseigneur ; elle est mortelle et n’est pas mortelle : la nature est le meilleur des médecins ; elle opère parfois ce que ne peuvent faire ni herbes, ni pierres précieuses[20]. J’ai placé sur sa poitrine une épine de la vraie couronne de Notre-Seigneur, — cette sainte relique nous viendra en aide.

Pendant cet entretien, Mathilde s’était peu à peu approchée du malade. Et la jeune fille curieuse s’efforçait d’apercevoir la figure du chevalier malade.

Tout à coup elle reconnut Adolphe de Nieuwland. À cette vue, elle se rejeta violemment en arrière, et poussant un cri terrible, elle fondit en larmes et se mit à sangloter tout haut.

— Que signifie cela, Mathilde ? lui dit vivement Robert. Silence ! mon enfant ; ne sais-tu pas qu’il faut être calme et garder le silence auprès du lit d’un malade ?

— Calme ! dit la jeune fille en sanglotant, calme, quand messire Adolphe va mourir ? Lui, l’ami, le joyeux ami de mon enfance ! Qui donc sera désormais le ménestrel de Wynendael ? Qui m’aidera à élever mes faucons ? Qui sera mon frère ?

Tout égarée, elle courut au lit, considéra en pleurant le chevalier inanimé, et s’écria d’une voix brisée :

— Adolphe ! messire Adolphe ! mon bon frère !

Et, comme le chevalier ne lui répondit pas, elle porta les deux mains à son visage et s’affaissa en gémissant sur un siége. Robert, voyant que sa fille ne cessait de pleurer, et craignant que sa présence ne fût plus nuisible qu’utile, lui prit la main :

— Viens, mon enfant, dit-il, quitte cette chambre. Nous reviendrons quand ta douleur sera un peu calmée.

Mais Mathilde refusa de sortir et répondit :

— Oh ! non, mon père ; laissez-moi près de lui. Je ne pleurerai plus. Permettez-moi de le soigner. Je réciterai à son chevet les ferventes prières que lui-même m’a apprises.

À ces mots, elle prit un coussin, le plaça sur le parquet, au chevet du lit du blessé, et se mit à prier à voix basse, tandis que des sanglots étouffés s’échappaient encore de son sein et que des larmes inondaient ses paupières.

Robert de Béthune passa la nuit auprès d’Adolphe, espérant à chaque instant qu’il recouvrerait la connaissance et la parole ; mais cet espoir ne se réalisa pas. La respiration du blessé était pénible et lente ; il demeurait constamment immobile. Maître Rogaert commença à craindre sérieusement pour sa vie en voyant une fièvre légère se déclarer et enflammer les joues du malade.

Les seigneurs qui ne logeaient pas à Wynendael quittèrent le château : en féaux chevaliers, ils se réjouissaient de pouvoir servir encore leur ancien maître et lui donner une dernière preuve de dévouement. Ceux qui restèrent au château se retirèrent dans leurs appartements. Deux heures après on n’entendait plus dans Wynendael que le cri des sentinelles, l’aboiement des chiens, et la plainte lugubre des oiseaux de nuit voltigeant autour des créneaux.


IV


On dit souvent que le serpent se cache sous les fleurs et surprend ainsi ceux qui viennent les cueillir ; je connais une chose plus traîtresse, serpent et fleurs à la fois, et si vous me demandez ce que c’est, je vous dirai en toute franchise que cette chose, c’est la femme !…
(Vieille chanson.)



Le voyage que le comte Guy allait entreprendre, d’après le conseil de monseigneur de Valois, était plein de péril, pour lui-même et pour le pays de Flandre : son succès était incertain, la France avait trop d’intérêt à garder en sa possession, aussi longtemps que possible, les opulentes provinces flamandes.

Philippe le Bel et sa femme Jeanne de Navarre, avaient attiré presque tout l’argent du royaume dans leurs coffres, et, cependant, les sommes énormes qui leur avaient été accordées par le peuple n’avaient pu suffire à leurs prodigalités sans frein, et Philippe, à bout de ressources, ne trouvait plus d’autre moyen, pour remplir son trésor épuisé, que de falsifier les monnaies du royaume. Il fit peser de lourdes charges sur les trois États, et ces impôts ne contentèrent pas encore les avides ministres, Enguerrand de Marigny, surtout, les poussait sans relâche à établir des tailles et des gabelles[21], malgré les violents murmures du peuple et les signes précurseurs d’une révolution. On ne s’explique pas comment Philippe le Bel, qui expulsa si souvent les juifs de France, pour leur vendre à beaux deniers le droit d’y rentrer, n’a jamais eu, malgré ses expédients, des finances un peu prospères.

L’altération des monnaies fut une mesure déplorable ; les négociants, plutôt que d’échanger leurs marchandises contre cet argent falsifié, désertèrent la France : le peuple s’appauvrit, les impôts ne furent plus payés, et le roi se trouva dans la situation la plus critique. La Flandre, au contraire, florissait grâce à l’industrie et à l’activité de ses habitants. Toutes les nations du monde connu la considéraient alors comme leur seconde patrie et faisaient de notre sol natal l’entrepôt général de leurs richesses. Dans la seule ville de Bruges les affaires d’argent et de marchandises étaient plus nombreuses et plus importantes que dans la France entière, et cette ville était véritablement une mine d’or, Philippe le savait bien. Aussi, depuis quelques années, avait-il mis tout en œuvre pour réduire le pays de Flandre sous sa domination. En premier lieu, il avait exigé du comte Guy des soumissions intolérables dans le but de le forcer à lui désobéir ; puis il avait retenu captive sa fille Philippine, enfin il s’était emparé de la Flandre et l’avait conquise par la force des armes.

Le vieux comte avait réfléchi à tout le danger qu’il courait, et ne se dissimulait pas les suites probables de son voyage ; mais la douleur, qu’il ressentait de la captivité de sa fille cadette, lui faisait tout oublier et accepter tous les moyens qu’il croyait capables d’amener sa délivrance. Le sauf-conduit que lui avait donné Charles de Valois le rassurait aussi dans une certaine proportion.

Il se mit donc en route avec ses fils, Robert et Guillaume, et cinquante chevaliers flamands. Charles de Valois l’accompagnait avec un grand nombre de chevaliers français.

Au bout de quelques semaines le comte arriva à Compiègne avec sa suite et fut, grâce à monseigneur de Valois, magnifiquement logé, en attendant qu’un ordre royal le mandât à la cour. Monseigneur de Valois agit si bien auprès du roi, son frère, que celui-ci consentit à des mesures de clémence, et, bientôt, le comte Guy reçut l’ordre de se présenter à la cour, mais seul et sans suite.

Le vieux comte, rempli d’espoir, se rendit avec confiance à cette royale entrevue.

Il fut introduit dans une salle vaste et splendide. Au fond s’élevait le trône qu’entouraient, en tombant jusqu’à terre, des draperies de velours bleu semé de fleurs de lis d’or ; un tapis, tissu de fils d’or et d’argent, s’étendait devant les marches de ce siége magnifique. Au moment où le comte entra, Philippe se promenait, ayant à son côté son fils Louis, qui fut depuis surnommé le Hutin[22]. Ils étaient suivis de nombreux seigneurs, et, parmi ces derniers, un plus favorisé s’entretenait familièrement avec le roi. C’était messire de Nogaret, le même qui, sur l’ordre de Philippe, avait osé arrêter et maltraiter le pape Boniface[23].

Dès que Guy fut annoncé, le roi se rapprocha du trône, mais il n’y monta pas. Son fils Louis resta à ses côtés ; les courtisans se partagèrent sur deux rangs. Le vieux comte de Flandre s’avança à pas lents et ploya un genou devant le roi.

— Vassal ! dit celui-ci, demeure dans cette humble attitude qui te convient, après tout le chagrin que tu nous as causés. Tu as bien mérité la mort, et ce serait justice de te la faire subir ; cependant, dans notre royale clémence, nous consentons à t’entendre. Lève-toi et parle !

Le vieux comte se releva et répondit :

— Monseigneur et maître, confiant dans votre justice, je suis venu de bien loin me jeter aux pieds de Votre Majesté, afin qu’elle me traite selon son bon plaisir.

— Cette soumission est bien tardive, reprit le roi. Tu t’es ligué contre moi avec Édouard d’Angleterre, mon ennemi ; tu t’es, comme un vassal félon, révolté contre ton suzerain, et tu as osé lui déclarer la guerre : en punition de ta conduite traîtresse et désobéissante, ton pays a été conquis et soumis.

— Ô mon prince ! dit Guy, laissez-moi trouver grâce devant vous. Que Votre Majesté songe à la peine et à la douleur qu’a ressenties un père que l’on privait de son enfant. Ne vous ai-je pas adressé les plaintes d’un cœur brisé ? Ne vous ai-je pas supplié de me rendre ma pauvre fille ? Ô mon roi, si l’on vous enlevait ce fils, ce prince Louis, mon futur souverain, qui se tient si fièrement à côté de vous ; si on vous l’enlevait, dis-je, pour le charger de fers sur une terre étrangère, la douleur ne briserait-elle pas l’âme de Votre Majesté ? Et que ne ferait-elle pas pour venger et délivrer ce noble fils issu de votre sang ? Oh ! oui, votre cœur paternel me comprend : je trouverai grâce devant vous.

Philippe le Bel jeta, en ce moment, un tendre regard sur son fils ; un instant il s’attendrit en songeant aux immenses malheurs de Guy, et se sentit saisi au cœur d’une secrète compassion pour l’infortuné comte.

— Sire, s’écria le jeune Louis avec émotion, prenez-le en pitié pour l’amour de moi. Ayez pitié de lui et de sa fille, je vous en supplie ! Mais le roi se remit promptement et sa physionomie reprit une expression sévère :

— Ne te laisse pas séduire ainsi par la parole d’un vassal insoumis, mon fils, dit-il. Cependant je ne veux pas être implacable : je pardonnerai ; mais s’il a été poussé à la rébellion par l’amour paternel et non par un coupable orgueil.

— Sire, reprit Guy, Votre Majesté sait que j’ai mis en œuvre tous les moyens possibles pour obtenir qu’on me rendît ma fille. Aucune de mes tentatives n’a réussi ; mes prières, mes supplications ont été repoussées, et tout, jusqu’à l’intervention du pape, est demeuré sans résultat. Sire, soyez juste, que pouvais-je donc faire encore ? Hélas ! je l’avoue. Pardonnez-moi, j’ai cru… J’ai eu recours aux armes ! Sire, ce que je voulais, c’était ma fille ! délivrer ma fille était ma pensée, mon espoir ! Mon Dieu, je me suis trompé, les armes m’ont trahi, la fortune de Votre Majesté l’a emporté ! Et maintenant…

— Mais que pouvons-nous faire pour vous aujourd’hui ? interrompit le roi. Vous avez donné à nos vassaux un pernicieux exemple : et la grâce que nous vous accorderions, les pousserait tous à la révolte ! Peut-être vous-même vous joindriez-vous de nouveau à nos ennemis !

— Ô mon prince ! répondit Guy, que Votre Majesté consente à me rendre ma fille, et je vous jure qu’une inviolable fidélité m’attachera désormais à votre couronne.

— Et la Flandre payera-t-elle la somme que nous réclamons ? Nous fournirez-vous l’argent nécessaire pour couvrir les dépenses que nous a imposées votre rébellion ?

— Sire, la grâce que peut m’accorder Votre Majesté, ne sera jamais à trop haut prix pour moi. J’accomplirai respectueusement vos ordres… Mais mon enfant, sire ! Je vous en supplie, rendez-moi mon enfant !

— Votre enfant ? répéta Philippe le Bel avec hésitation. En ce moment il songea que Jeanne de Navarre consentirait difficilement à rendre la liberté à la fille du comte de Flandre. Il s’arrêta subitement sur la pente de la clémence, et le souvenir de l’altière reine imposa silence au mouvement généreux de son cœur ; et alors, ne voulant pas s’engager plus avant par une promesse formelle vis-à-vis de Guy, il reprit :

— Les bonnes paroles de notre bien-aimé frère ont eu un grand poids auprès de nous. Ayez espoir contre votre malheureux sort. Vous avez été coupable, vous en êtes sévèrement puni ! Je m’efforcerai d’adoucir l’expiation de votre faute. Cependant je ne veux pas encore vous recevoir en grâce aujourd’hui : cette grave affaire réclame de nous un sérieux examen. Nous désirons aussi que votre soumission ait lieu avec solennité et en présence de tous les seigneurs nos vassaux, afin qu’elle leur soit un exemple et une leçon. Allez, comte Guy : laissez-nous réfléchir à ce que nous pourrons faire pour un sujet infidèle et repentant.

Sur cet ordre, le comte de Flandre sortit de la salle, et il n’avait pas encore quitté le palais, que déjà le bruit se répandait que le roi lui avait rendu sa fille et ses honneurs. Parmi les seigneurs français, beaucoup se réjouissaient de ce bonheur arrivé au vieux comte. Mais quelques-uns, qui avaient fondé sur la conquête de la Flandre des projets ambitieux, ressentaient un secret dépit. Cependant, comme la volonté du roi était sacrée, ils n’en laissaient rien voir.

La joie et la confiance rentrèrent dans l’âme des seigneurs flamands ; ils commencèrent à se bercer d’une douce espérance et crurent dès lors à la délivrance de leur patrie. Il leur sembla que rien ne pouvait retarder l’heureuse issue de leur démarche, puisque, indépendamment du gracieux accueil qu’il avait fait au comte, le roi avait donné à monseigneur de Valois l’assurance qu’il traiterait le comte Guy avec douceur et magnanimité.

À vous, qui avez eu à lutter contre les rigueurs du sort et qui, dans cette lutte, avez souffert et pleuré, vous savez combien la joie s’empare facilement d’un cœur longtemps éprouvé ! Combien on oublie vite ses peines pour embrasser un bonheur incertain, comme si le calice de l’adversité était déjà vide, tandis que le plus amer, la lie, reste encore au fond ! On voit un sourire sur toutes les lèvres, on serre la main de tous ceux qui semblent se réjouir de notre bonheur. Mais ne vous appuyez pas sur la roue de la trompeuse fortune ; ne vous fiez pas à la physionomie de ceux qui étaient vos ennemis, dans les jours de votre adversité. L’envie et la trahison se cachent sous ces visages à double face, comme le serpent sous les fleurs et le scorpion sous le fruit doré de l’ananas. En vain cherche-t-on, sur l’herbe, la trace de la vipère : on ressent sa morsure et l’on ne sait pas comment elle est venue jusqu’à nous. De même, les jaloux et les envieux ourdissent leurs travaux dans l’ombre ; car ils connaissent leur propre perversité et rougissent de leurs mauvaises actions. Leurs traits nous frappent au cœur, et nous les croyons nos amis, parce que nous ne pouvons lire dans leur regard trompeur, l’horrible noirceur de leur âme ; ils s’enveloppent de mystère et de duplicité comme d’un impénétrable voile ; l’insecte venimeux se montre parfois au grand jour, mais eux, jamais !

Le comte Guy prenait déjà les dispositions nécessaires pour exécuter les ordres du roi et faire, dès son retour en Flandre, oublier par une longue paix les malheurs de la guerre. Robert de Béthune, lui-même, ne doutait plus de la grâce promise ; car depuis l’audience que son père avait eue avec le roi, tous les seigneurs français redoublaient d’affabilité et d’égards envers les Flamands. Ceux-ci croyaient y voir une preuve des bonnes dispositions du roi : ils savaient que les projets et les pensées du prince se réfléchissent sur la physionomie mobile des courtisans.

Le comte de Châtillon, lui-même, avait plusieurs fois rendu visite au comte Guy et lui avait offert ses félicitations ; mais il gardait au fond du cœur une haine implacable, et il la dissimulait sous un sourire. Jeanne de Navarre, sa nièce, lui avait promis le pays de Flandre en fief : ses ambitieuses intrigues avaient toujours eu pour but la possession de ce riche comté, et cette réconciliation faisait évanouir comme un songe cette riche perspective.

Il n’est pas de passion qui dispose davantage l’homme au mal que l’ambition. Elle brise impitoyablement tout ce qui entrave sa marche, et ne se retourne pas pour voir les crimes déjà commis, parce que son œil est obstinément fixé sur le but qu’elle poursuit. Le comte de Châtillon, esclave de cette passion fatale, résolut de mettre à exécution un dessein perfide que lui avait inspiré l’égoïsme seul, et que sa conscience perverse se plut à parer du nom sacré de devoir.

Le jour même où il était arrivé de Flandre à la cour, avec les autres seigneurs, il appela l’un de ses plus fidèles serviteurs, lui donna son meilleur cheval et l’envoya en toute hâte à Paris. Il avait mission d’instruire de tout ce qui se passait la reine et Enguerrand de Marigny, et de les appeler à Compiègne.

Son perfide projet réussit complétement. Le récit du messager fit entrer Jeanne de Navarre dans une violente colère. Recevoir les Flamands à merci ! Elle qui leur avait voué une impitoyable haine, laisser ainsi échapper sa proie : et Enguerrand de Marigny qui avait gaspillé par avance l’argent que devait produire la Flandre, cela ne pouvait être, et la reine et son ministre avaient un trop grand intérêt à conserver la conquête de ce pays pour souffrir qu’on lui rendît, la liberté. Dès qu’ils eurent reçu l’importante nouvelle, ils partirent en toute hâte pour Compiègne, et apparurent tout à coup dans la chambre du roi.

— Sire, s’écria Jeanne, ne suis-je donc plus rien pour vous, que vous fassiez ainsi grâce à mes ennemis sans ma permission ? Et quel aveuglement, est le vôtre, de vouloir nourrir et choyer pour votre perdition ces vipères flamandes ?

— Madame, répondit le roi avec calme, à votre tour, vous devriez montrer plus de prudence et ne pas outrager ensemble votre époux et votre roi. S’il me convient de faire grâce au vieux comte de Flandre, ma volonté royale s’accomplira.

— Non, "s’écria Jeanne pourpre de colère, non, elle ne s’accomplira pas ! Je ne le veux pas, moi, entendez-vous bien, sire ? je ne le veux pas ! Comment ! ces révoltés, qui ont fait tomber la tête de mes oncles[24], resteraient impunis ! Ils se vanteraient audacieusement d’avoir outragé la reine de Navarre dans son propre sang !

— La colère est une mauvaise conseillère, ma dame ! répondit le roi. Fermez l’oreille à sa voix, ou plutôt, réfléchissez avec calme et dites-moi s’il ne serait pas équitable de rendre une fille à la tendresse de son père.

Le courroux de Jeanne s’accrut encore à ces mots :

— Rendre Philippine à son père ! s’écria-t-elle. Mais, sire, y pensez-vous vous-même ? Oui, rendez-lui la liberté, et vous verrez la princesse de Flandre épouser le fils du roi d’Angleterre, et l’espoir de cette alliance sera à jamais perdu pour votre fils à vous. Non, non, cela ne sera jamais, — je vous le jure. Et d’ailleurs, Philippine est ma prisonnière, à moi. Toute votre puissance ne réussira pas à l’arracher de mes mains !

— Madame, s’écria Philippe, ce langage altier sort des bornes : et même, de votre bouche, je ne le supporterai pas, songez-y. Je puis vous faire durement expier votre faute. Ma volonté est la volonté de votre souverain !

— Et cette volonté est de rendre le pays de Flandre à cet arrogant comte Guy ? Vous voulez le remettre en état de vous déclarer derechef la guerre. Allez, si vous la commettiez, cette imprudence vous vaudrait un amer repentir. Quant à moi, puisqu’ici je suis comptée pour si peu que l’on ne me consulte pas dans une affaire qui m’intéresse si vivement ! je vous annonce que je pars pour mon royaume de Navarre où Philippine me suivra[25].

Cette menace fit une grande impression sur l’âme du roi. La Navarre était la meilleure partie de son royaume, et comme Jeanne l’avait déjà maintes fois menacé de son départ, il craignit qu’elle ne mît enfin sa menace à exécution. Après un instant de réflexion, il reprit :

— Vous vous offensez sans raison, madame. Qui vous fait croire que je veuille abandonner le pays de Flandre ? En vérité, je n’ai rien décidé à cet égard.

— Votre langage trahit votre pensée, répondit Jeanne ; quoi qu’il en soit, je vous le répète, si vous avez assez peu de déférence pour moi que vous dédaigniez mes conseils ; je partirai. — Non, je ne veux pas être témoin des suites de votre imprévoyance. La guerre contre la Flandre a épuisé les coffres de l’État, et maintenant que vous avez le moyen de les remplir, vous vous imaginez de faire grâce à ces séditieux ! Jamais nos finances n’ont été en plus mauvais état ; messire de Marigny est à même de vous le démontrer.

À ces mots, Enguerrand de Marigny s’approcha du roi :

— Sire, dit-il, il est impossible de suffire plus longtemps à la solde des hommes d’armes. Le peuple refuse de payer les impôts. Le prévôt des marchands de Paris a rejeté le subside, et bientôt je ne pourrai plus pourvoir aux dépenses de la maison du roi. La Flandre, je le répète, après madame la reine, sire, la Flandre seule peut nous venir en aide. Les gens que j’y ai envoyés, habiles à faire rentrer l’argent, nous sauveront de cette situation critique. Songez-y, sire ! mais l’abandon de ce pays sera l’avant-coureur des plus grands désastres.

— Tous les subsides tirés du tiers-état sont-ils donc dépensés ? demanda Philippe avec découragement.

— Sire, répondit Enguerrand, j’ai restitué à Étienne Barbette les sommes que les fermiers des impôts de Paris avaient prêtées à Votre Majesté. Il ne reste rien, ou du moins très-peu de chose, dans le trésor.

Jeanne remarqua avec joie la pénible impression que cette nouvelle faisait sur l’esprit du roi ; elle crut le moment favorable pour obtenir la condamnation de Guy ; et, se rapprochant de son époux, elle dit d’une voix insinuante :

— Vous voyez bien, sire, que mon conseil n’est pas si mauvais et qu’il est au contraire tout à votre avantage. Comment pensez-vous favoriser des rebelles au détriment de votre royaume de France ? Ne vous ont-ils pas outragé aussi bien que moi ? N’ont-ils pas prêté aide et secours à nos ennemis communs ? N’ont-ils pas méprisé nos ordres ? Puisque l’argent qu’ils possèdent les rend si hautains et si présomptueux, rien de plus facile que de le leur ôter, sire ; faites-le hardiment, et ils baiseront encore votre royale main pour vous remercier de ce que vous daignez leur laisser la vie. N’ont-ils pas tous mérité la mort ?

— Messire de Marigny, demanda le roi, ne connaissez-vous aucun moyen de pourvoir, pendant quelque temps encore, aux dépenses du royaume ? L’argent de Flandre ne peut nous arriver de sitôt, et vos remontrances me jettent dans un véritable désespoir.

— Je n’en connais aucun, sire ! Nous avons épuisé toutes nos ressources !

— Écoutez, dit Jeanne en interrompant le sire de Marigny : si vous voulez agir envers Guy selon mon désir, je frapperai mon royaume de Navarre d’un impôt extraordinaire et, d’ici à longtemps, nous n’aurons plus à nous occuper de ces tristes embarras.

Soit faiblesse de caractère, soit besoin impérieux d’argent, le roi acquiesça au désir de Jeanne, et le comte de Flandre fut abandonné. La perfide reine résolut de laisser le comte de Flandre faire acte de soumission, et de l’empêcher ensuite de retourner dans son pays.


V


Je tombe, dit-il, victime de ma loyauté : malheureux ! j’ai osé me fier à la parole d’un détestable tyran…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxH. H. Klyn.



La reine Jeanne de Navarre était arrivée à Compiègne à une heure avancée de la soirée. Pendant que, grâce à la ruse et à la menace, elle arrachait à l’esprit inconstant du roi la condamnation des Flamands, le comte Guy se trouvait au milieu de ses nobles vassaux, dans une salle de sa demeure. Maintes fois le vin fut versé à la ronde dans les coupes d’argent, tandis que les convives se communiquaient les uns aux autres de douces espérances et de consolantes perspectives.

Déjà ce paisible entretien avait changé plusieurs fois de sujet, lorsque Didier Devos, qui, en qualité d’ami intime de Robert, était logé chez le comte, entra dans la salle et vint se joindre à ses compagnons.

Il s’arrêta debout, muet, et considéra tour à tour le vieux comte et ses deux fils. L’expression de sa physionomie, d’ordinaire gaie et cordiale, avait disparu pour faire place à une profonde douleur et à une sincère compassion. À son aspect, les chevaliers se turent, effrayés, et ils se dirent qu’une mauvaise nouvelle devait être la cause de l’altération de ses traits.

Robert de Béthune rompit le premier le silence en s’écriant :

— Avez-vous perdu votre langue, Didier ? Parlez vite, et, si vos paroles doivent nous attrister, laissez de côté vos plaisanteries habituelles, je vous en prie.

— Ce n’est ici ni le lieu ni l’instant de plaisanter, monseigneur, répondit Didier, mais je ne sais comment vous annoncer la nouvelle que j’apporte ; je souffre d’être ici un messager de malheur.

La crainte se peignit, à ces mots, sur toutes les physionomies ; les regards se fixèrent sur Didier avec une curiosité pleine d’angoisse. Celui-ci prit une coupe, la remplit de vin, et, après l’avoir vidée, il dit :

— Cela me donnera le courage nécessaire. Écoutez donc, monseigneur, et pardonnez à votre fidèle serviteur Devos, si Dieu l’a condamné à vous apporter de semblables nouvelles. Vous aviez cru, n’est-ce pas, que Philippe le Bel vous recevrait à merci, et vous aviez raison de l’espérer, car Philippe de France est un généreux prince. Avant-hier encore, il s’estimait heureux de pouvoir vous montrer la magnanimité de son cœur, mais avant-hier, il n’était pas, comme aujourd’hui, possédé par de mauvais esprits.

— Que signifie cela ? s’écrièrent les chevaliers avec stupéfaction ; quoi ! le roi serait vraiment…

— Messire Didier, dit Robert gravement, laissez de côté ces détours indignes de nous, et allez droit au but ; vous avez autre chose à nous dire. Mais il paraît que ce secret a peine à s’échapper de vos lèvres.

— Vous l’avez dit, monseigneur, répondit Didier. Puis, faisant sur lui-même un violent effort, il ajouta : Jeanne de Navarre et Enguerrand de Marigny sont à Compiègne !

Ces noms terribles produisirent un effet sur les assistants. Ils restèrent silencieux, et comme frappés de la foudre, et courbèrent la tête sans proférer un mot. Enfin le jeune Guillaume leva les bras au ciel et s’écria avec désespoir :

— Ô mon Dieu ! ma pauvre sœur ; mon père ! nous sommes perdus !

— Voilà, dit Didier avec un soupir, voilà les vrais démons qui possèdent le roi. Vous voyez, illustre comte, que votre serviteur Didier était bien inspiré quand il vous signalait ce piége à Wynendael.

— Qui vous a dit que la reine de Navarre fût à Compiègne ? demanda le comte, comme s’il doutait encore du fait.

— Mes propres yeux, monseigneur, répondit Didier. Dans la crainte de surprise et de trahison, — car je ne me fiais pas à leurs paroles équivoques, — j’ai sans cesse veillé, épié, écouté !… J’ai vu Jeanne de Navarre, — j’ai entendu sa voix. J’engage mon honneur comme garantie de la véracité de mes paroles.

— Écoutez, messires, dit Gauthier de Lovendeghem, ne nous abusons pas. Jeanne de Navarre est réellement, auprès du roi, puisque notre loyal compagnon l’affirme sur son honneur. L’impitoyable reine, n’en doutons pas, va mettre tout en œuvre pour faire échouer notre démarche et anéantir notre espoir de salut ; et Dieu sait que les moyens ne lui manqueront pas. Un seul parti nous reste à prendre pour échapper à ce piége infâme ; c’est de fuir à l’instant même. Dans un instant peut-être, on viendra nous arrêter, et il sera trop tard.

Le vieux comte, triste et morne, se livrait au désespoir en présence d’une aussi périlleuse situation ; il se trouvait au cœur même du domaine royal, et il lui semblait impossible de s’enfuir pour regagner la Flandre. Robert de Béthune exhalait sa colère en paroles entrecoupées et en maudissant intérieurement le voyage qui l’avait jeté, ainsi désarmé, entre les mains de ses ennemis.

Pendant que, plongés dans un morne silence, tous contemplaient le comte profondément abattu, un page de la cour ouvrit la porte de la salle et annonça :

— Messire de Nogaret, envoyé du roi !

Un mouvement soudain attesta suffisamment l’inquiétude qui s’empara des Flamands à cette annonce. Messire de Nogaret passait pour l’exécuteur ordinaire des ordres secrets du roi, et ils s’imaginèrent qu’accompagné de gardes, il venait les faire prisonniers. Robert de Béthune tira son épée du fourreau et la posa devant lui sur la table. Les autres seigneurs portèrent également la main à leurs armes, et tous les regards se fixèrent avidement sur la porte.

Ils étaient dans cette attitude quand messire de Nogaret entra. Il s’inclina courtoisement en passant devant les chevaliers, et, se tournant vers Guy, il dit :

— Comte de Flandre ! mon gracieux roi et maître désire que demain, à onze heures du matin, vous vous rendiez devant lui ; accompagné de vos vassaux, et que là vous lui demandiez publiquement pardon de votre faute. L’arrivée de l’illustre reine de Navarre a hâté cet ordre. Elle a même sollicité votre grâce du prince son époux, et je suis chargé de sa part de vous dire combien votre soumission lui sera agréable ! À demain donc, messires. Pardonnez-moi de vous quitter sitôt. Sa Majesté m’attend. — Que le Seigneur vous ait en sa sainte garde !

À ces mots, l’envoyé royal sortit de la salle.

— Le ciel soit loué, messires, dit Guy : le roi de France se montre clément ; vous pouvez vous retirer consolés et rassurés. Allez, vous avez entendu le désir du roi ; veuillez vous préparer à y satisfaire d’une manière convenable.

La joie reparut sur les visages des chevaliers ; ils s’entretinrent pendant quelque temps encore des appréhensions de Didier et de l’heureuse issue qui leur était promise ; la dernière coupe fut vidée en l’honneur du comte Guy, et ils se retirèrent ; mais au moment où ils allaient se séparer, Didier saisit la main de Robert et lui dit à voix basse :

— Adieu, mon maître et mon ami ! adieu ! car d’ici à longtemps peut-être, ma main ne pourra plus presser la vôtre. Comptez toujours sur votre serviteur Didier ; son bras et son cœur seront toujours à votre service, en quelque lieu et dans quelque prison que vous puissiez vous trouver.

Robert vit briller une larme sous la paupière de Didier, et comprit par là combien son fidèle ami lui était sincèrement attaché.

— Je te comprends, Didier, murmura-t-il à son oreille. Ce que tu redoutes, je le prévois aussi ; mais il est impossible d’y échapper. Adieu donc jusqu’à de meilleurs jours !

— Messires, s’écria Didier en se dirigeant vers la porte, si vous avez quelque nouvelle à faire savoir à vos parents en Flandre, hâtez-vous de me le dire : je serai votre messager !

— Que dites-vous ? s’écria Gauthier de Lovendeghem. Ne venez-vous pas avec nous à la cour, Didier ?

— Oui, j’y serai avec vous et tout près de vous ; mais ni vous ni les Français ne me reconnaîtrez. Je l’ai dit : le roi Philippe ne prendra pas le renard. Dieu vous protége, messires !

Déjà il avait franchi la porte, lorsqu’il adressa ce dernier salut à ses amis.

Le comte se retira avec son page, et les autres chevaliers quittèrent aussi la salle pour aller se livrer au repos.


À l’heure fixée, on put voir dans une vaste salle du palais de Compiègne, les chevaliers flamands réunis autour de leur vieux comte. Ils avaient dû déposer leurs armes en entrant. Une expression de plaisir s’épanouissait sur leur physionomie, comme s’ils se fussent réjouis d’avance de la grâce qui leur était promise. Le visage de Robert de Béthune portait cependant une expression différente de tous les autres. Il était facile d’y lire un amer dépit et une colère concentrée. Les regards hautains des seigneurs français pesaient sur le cœur de l’intrépide Flamand, et, n’eût été son amour pour son père, il eût déjà cherché querelle à plus d’un. La contrainte que la nécessité lui imposait torturait son âme, et, à mainte reprise, un œil attentif eût pu voir ses poings se crisper convulsivement.

Charles de Valois s’entretenait affectueusement avec le vieux comte, en attendant le moment où, d’après l’ordre du roi son frère, il aurait à le conduire au pied du trône. On remarquait aussi dans la salle quelques abbés et prélats. Avec eux s’y trouvaient encore bons maints bourgeois de Compiègne, auxquels on avait permis à dessein d’assister à cette solennelle entrevue.

Tandis que les conversations s’échangeaient de toutes parts, un vieillard, en costume de pèlerin, entra dans la salle. Il courbait humblement sa tête couverte d’un large chapeau, et l’on pouvait à peine apercevoir ses traits. Une robe brune garnie de coquilles dissimulait les formes de son corps, et un long bâton, auquel était suspendue une gourde, soutenait ses membres roidis par la fatigue. Dès que les prélats l’aperçurent, ils allèrent à lui et l’accablèrent de questions de toute espèce. L’un voulait savoir quelle était la situation des chrétiens de Syrie, l’autre comment allait la guerre d’Italie, un troisième demandait si le pèlerin n’avait point rapporté quelques précieuses reliques. Le pèlerin répondait à toutes ces questions en homme qui avait quitté depuis peu les pays dont on lui parlait, et racontait tant de choses merveilleuses, que les assistants l’écoutaient avec autant de respect que de curiosité. Bien que sa parole fût, en général, grave et édifiante, il lui échappait parfois des remarques si plaisantes, que les prélats eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de sourire. Bientôt plus de cinquante personnes furent rassemblées autour de lui, et quelques-unes portèrent si loin l’admiration et le respect envers ce saint homme, qu’elles touchèrent dévotement de leurs mains sa robe de pèlerin.

Cependant cet étonnant pèlerin était un simple voyageur : il avait visité, dans sa jeunesse, les pays qu’il semblait si bien connaître, et il n’avait pas gardé de souvenirs très-précis de ce qu’il y avait vu ; seulement, quand la mémoire lui faisait défaut, l’imagination lui venait en aide ; alors il racontait des choses surnaturelles et se riait, à part lui, de la crédulité de ceux qui ajoutaient foi à ses récits. En un mot, nos lecteurs l’ont déjà reconnu ; c’était Didier Devos. Personne ne possédait autant que lui l’art de se métamorphoser et de prendre toutes les figures. Il savait se vieillir ou se rajeunir à son gré, au moyen d’eaux et de couleurs, et cela avec tant d’art que ses amis eux-mêmes ne pouvaient le reconnaître. Comme il n’ajoutait pas la moindre confiance à la parole des princes français, et qu’ainsi qu’il l’avait dit au comte de Flandre, il ne voulait pas que le renard fût pris, il avait pris ce déguisement pour ne pas tomber aux mains de ses ennemis.

Bientôt après le roi et la reine entrèrent dans la salle, accompagnés d’un nombreux cortége de chevaliers et de dames, et prirent place sur le trône. La plupart des seigneurs français se rangèrent sur deux lignes le long de la muraille ; les autres demeurèrent dans le voisinage des bourgeois. Deux hérauts d’armes, portant les bannières de France et de Navarre se placèrent aux deux côtés du trône.

Sur un signe du roi, Charles de Valois s’avança avec le comte Guy et les nobles flamands. Ceux-ci ployèrent le genou sur des coussins de velours devant le trône et restèrent muets dans cette humble attitude. À la droite du comte se trouvait son fils Guillaume, et, à sa gauche, au lieu de Robert de Béthune, un noble seigneur du nom de Gauthier de Maldeghem. Robert était resté au milieu des chevaliers français, et il ne fut pas d’abord aperçu par le roi.

Les vêtements de la reine Jeanne resplendissaient d’or et de pierreries, et la couronne royale qui ceignait son front étincelait de mille diamants. Altière et arrogante, la perfide femme jetait de dédaigneux regards sur les Flamands agenouillés devant elle, et souriait avec une infernale expression de haine, en laissant avec intention le vieux comte si longtemps dans l’attente. Enfin elle murmura quelques mots à l’oreille du roi, et celui-ci, s’adressant à haute voix à Guy de Dampierre :

— Vassal félon et traître, dans notre royale bienveillance, nous avons jugé convenable de faire faire une enquête sur votre crime, afin de voir s’il nous était possible de vous recevoir à merci ; tel était notre désir royal, mais nous avons reconnu que l’amour paternel n’avait servi que de manteau à votre rébellion, et qu’un coupable orgueil vous avait seul poussé à la désobéissance envers votre suzerain.

Pendant que le roi prononçait ces paroles, la stupéfaction et l’effroi s’emparaient du cœur des chevaliers ; ils reconnaissaient en ce moment le piége que leur avait signalé Didier Devos. Cependant, comme le comte Guy ne faisait pas un mouvement, eux aussi restèrent agenouillés. Le roi poursuivit :

— Un vassal qui s’insurge contre son suzerain et son roi, encourt, vous le savez, la perte de son fief, et celui qui fait alliance avec les ennemis de la France engage sa vie. Guy de Dampierre, ici présent, vous avez résisté aux ordres de votre roi, et, de concert avec Édouard d’Angleterre, notre ennemi, vous avez pris et porté les armes contre nous[26]. C’est pourquoi, comme vassal félon, vous avez mérité la mort ; toutefois, nous voulons bien surseoir à l’exécution de cette sentence. Mais, en attendant notre décision, vous et les nobles qui ont pris part à votre révolte, vous serez retenus captifs dans notre royaume.

Charles de Valois, qui avait entendu cette allocation avec une douleur profonde, s’avança au pied du trône et dit :

— Mon seigneur et roi, vous savez avec quelle fidélité je vous ai servi ; je l’ai fait avec le zèle et le dévouement du plus humble de vos sujets. Jamais personne n’a pu dire que j’aie souillé mes armes par une apparence de lâcheté ou de félonie. Eh bien, sire, cet honneur que j’ai gardé pur et intact de toute souillure, va donc être flétri ! et cela, aux yeux de la France et de l’Europe, et cette tache, cet affront, ce serait par vous qu’ils m’arriveraient, par vous, mon roi, par vous, mon frère ! Vous feriez de moi un traître, et le front de votre frère se baisserait sous le nom insultant de chevalier félon ! Oh ! sire, cela ne peut pas être ! songez que j’ai donné un sauf-conduit à Guy, comte de Flandre, et que vous faites de moi un parjure.

En prononçant ces paroles, Charles de Valois s’était peu à peu laissé emporter par la colère. Son regard avait une telle puissance, que Philippe fut sur le point de révoquer sa sentence. Lui-même, il estimait l’honneur le bien le plus précieux d’un chevalier, et il sentait au fond du cœur tout ce que sa conduite avait de contraire à ce sentiment. Cependant les Flamands s’étaient relevés et attendaient avec anxiété le résultat de l’intervention du comte de Valois. Les autres spectateurs ne témoignaient leur émotion par aucun mouvement, et leurs regards se portaient alternativement sur le roi, son frère, Jeanne de Navarre et les seigneurs flamands.

La reine Jeanne prit à l’instant la parole, et, dans la crainte que sa proie ne lui échappât, elle s’écria avec une passion jalouse :

— Monseigneur de Valois, à vous moins qu’à tout autre il n’est permis de défendre les ennemis de la France. Vous vous rendez coupable de félonie, et ce n’est pas la première fois que vous vous élevez contre la volonté du roi !

— Madame, répondit Charles avec amertume, c’est à vous qu’il ne sied pas d’accuser de félonie le frère de votre époux. Sera-ce donc à cause de vous que Charles de Valois aura trompé un vassal malheureux ? Non, par le ciel, cela ne sera pas ! J’en appelle à vous, Philippe, mon souverain et mon frère, souffrirez-vous que le sang de saint Louis soit outragé dans ma personne ? réserviez-vous cette récompense à mes loyaux services ?

On put alors remarquer que le roi parlait avec chaleur à Jeanne et semblait insister auprès d’elle pour adoucir la sévère sentence, mais elle, implacable dans sa haine contre les Flamands, rejeta avec hauteur la prière du roi, et rougit tellement, en en tendant les paroles de Charles de Valois, que son visage parut tout en feu. Ses yeux lançaient des éclairs et tout à coup elle cria d’une voix forte :

— Holà, gardes. Que la volonté du roi s’accomplisse ! assurez-vous de ces vassaux félons !

À cet appel, des gardes pénétrèrent en grand nombre dans la salle par toutes les portes. Les chevaliers flamands se laissèrent arrêter sans résistance ; ils savaient que la violence ne pouvait les sauver, puisqu’ils étaient désarmés et entourés d’une foule d’ennemis.

Un des soldats s’approcha du vieux comte Guy, et lui mettant la main sur l’épaule :

— Monseigneur, dit-il, je vous arrête au nom du roi, mon maître.

Le comte de Flandre le regarda tristement, et, se tournant vers Robert, il dit en soupirant :

— Ô mon malheureux fils !

Robert de Béthune, debout, immobile, promenait un regard calme sur les chevaliers français qui le contemplaient d’un air interrogateur. Comme si une invisible main l’eût touché d’une baguette magique, un frisson convulsif parcourait tout son corps ; ses muscles se tendirent tout à coup, et ses yeux semblèrent lancer des flammes. Il bondit soudain comme un lion, et sa voix tonnante fit trembler la salle entière.

— Malheureux que je suis ! s’écria-t-il, j’ai vu la main d’un goujat s’abattre sur l’épaule de mon père ; par le ciel ! elle y restera, ou je veux mourir.

Il s’élança et arracha violemment une hache des mains d’un soldat. Un cri d’effroi échappa aux chevaliers présents qui, tous, tirèrent leurs épées ; car ils croyaient que la vie des princes français était en péril. Mais cette crainte disparut au même instant : le coup de Robert était donné. Il avait fait comme il avait dit. Le bras de celui qui avait touché son père gisait sur le sol, et le sang coulait à flots d’une horrible blessure.

Les gardes du corps s’élancèrent alors en foule vers Robert ; mais lui, exaspéré par une rage aveugle, faisait tournoyer rapidement sa hache au-dessus de sa tête, et nul soldat n’osa s’aventurer à sa portée, et peut-être serait-il arrivé de nouveaux malheurs si le vieux comte, inquiet pour la vie de son fils, ne lui eût crié d’une voix suppliante :

— Robert,… mon fils ! rendez votre épée,… c’est moi, ton père, qui t’en prie ; c’est moi qui te l’ordonne.

En prononçant ces mots d’une voix émouvante, le vieux comte jeta les bras au cou de Robert et appuya son front sur le sein de son fils, qui sentit tes larmes paternelles tomber sur sa main. Il comprit alors toute l’étendue de son imprudence. Il s’arracha des bras de son père, lança sa hache contre la muraille, et s’écria :

— Allons, misérables mercenaires, approchez-vous du Lion de Flandre ! Ne craignez rien, il se livre !

Les gardes se jetèrent en grand nombre sur lui et s’en emparèrent. Pendant qu’on l’emmenait avec son père hors de la salle, il cria à Charles de Valois :

— Votre écusson n’est pas souillé, monseigneur de Valois. Vous étiez et vous êtes encore le plus noble et le plus loyal chevalier de France, — votre loi reste inviolée ! Voilà ce que vous dit en s’en allant le Lion de Flandre, pour que chacun l’entende !

Les chevaliers français avaient remis l’épée au fourreau, dès qu’ils s’étaient aperçus que la vie des princes n’était pas menacée. Ils n’avaient pas à se mêler de l’arrestation des Flamands ; c’était là une besogne indigne de leur noble sang.

Après cette scène et le départ de Robert, il y eut un moment de confusion dans la salle, mais ce moment fut court, et le silence se rétablit bientôt. Pendant ce temps, le cœur du roi et celui de la reine étaient en proie à des sentiments bien différents. Philippe le Bel était triste et déplorait la sentence qu’il avait prononcée ; Jeanne, au contraire, triomphait de ce que Robert eût fait résistance et qu’il eût osé, en présence du roi, blesser grièvement un de ses serviteurs : c’était là un acte qui devenait un puissant auxiliaire à ses projets de vengeance. Le roi ne pouvait dissimuler son trouble et sa tristesse, et, malgré sa hautaine épouse, il se hâta de descendre du trône et de quitter la salle. Il se leva et dit :

— Messires, noms déplorons l’acte de violence qui s’est produit dans cette entrevue, et nous eussions préféré vous donner en cette occasion des preuves de notre clémence ; mais, à notre grand chagrin, cela nous a été impossible dans l’intérêt même de notre couronne. Notre royale volonté est que vous veilliez à ce que le repos de notre palais ne soit pas troublé davantage.

La reine se leva à son tour et allait rejoindre son époux, lorsqu’un nouvel incident vint les arrêter à leur grand déplaisir.

Depuis qu’il avait cessé de parler, Charles de Valois était resté debout au fond de la salle, plongé dans une profonde préoccupation. Le respect et l’affection qu’il avait voués à son frère luttaient dans son cœur contre la colère que lui inspirait la trahison qui venait de s’accomplir. Mais cette colère fit explosion tout à coup : il rougit et pâlit tour à tour, et, s’élançant vers la reine, transporté d’une sorte de fureur.

— Madame ! s’écria-t-il, vous ne me déshonorerez pas impunément ! Écoutez tous, messires, car je parle devant Dieu, notre juge à tous ! C’est à vous que je m’adresse, Jeanne de Navarre, à vous qui avez épuisé les ressources du pays par vos prodigalités ; — oui, c’est vous qui déshonorez le règne de mon noble frère, — c’est vous qui êtes l’opprobre et la honte de la France ! Vous avez fait le malheur des sujets du roi par la falsification des monnaies et par d’ignobles concessions. Sachez-le donc bien, madame, ici, devant Dieu, devant le roi, devant tous ces chevaliers qui m’entendent et m’approuvent, je vous déclare une reine sans foi et sans honneur, et je renonce à toute marque de respect envers vous[27].

Et, à ce dernier mot, il tira son épée, la brisa en deux morceaux sur son genou et en lança les débris sur le parquet avec tant de violence, qu’ils rejaillirent jusque sur les marches du trône.

La fureur, le dépit et la colère de Jeanne ne connurent plus de bornes en entendant ces paroles ; le sang lui monta au visage, ses traits se bouleversèrent et perdirent toute expression humaine tant ils se défigurèrent par une affreuse contraction : elle resta clouée à sa place, on eût dit qu’une apoplexie venait de la frapper.

— Saisissez-le ! saisissez-le ! s’écria-t-elle. Les gardes qui se trouvaient dans la salle voulurent exécuter cet ordre et déjà leur chef s’approchait du comte de Valois ; mais le roi, qui portait à son frère la plus vive affection, défendit qu’on le touchât.

— Quiconque touche monseigneur de Valois, mourra aujourd’hui même ! s’écria-t-il.

À cette menace, les gardes restèrent immobile et le comte de Valois sortit librement de la salle, malgré les imprécations de la reine irritée.

Ainsi se termina cette scène violente. Guy fut retenu captif à Compiègne ; on emmena Robert à Bourges, dans le Berry, et son frère Guillaume à Rouen, en Normandie. Chacun des autres seigneurs flamands fut emprisonné dans une ville différente, de telle sorte que tous, captifs et isolés les uns des autres, ne pouvaient s’offrir aucune consolation.

Didier Devos fut le seul qui revint en Flandre, personne ne l’avait reconnu sous son déguisement de pèlerin.

Charles de Valois ne voulut pas rester en France, il partit sur-le-champ pour l’Italie, et ne revint en France qu’après la mort de son frère, lorsque Louis le Hutin fut monté sur le trône. Il accusa alors Enguerrand de Marigny de nombreux crimes contre l’État et le fit pendre à Montfaucon. Mais la vérité est qu’il faut plutôt attribuer la mort du ministre, à l’arrestation de Guy de Dampierre, qu’à ses propres méfaits et que Charles de Valois le fit pendre en expiation de cette insigne trahison.


VI


Pauvre rose ! à peine épanouie depuis ce matin te voila arrachée de ta tige et foulée aux pieds ! À peine née, déjà souffrante ; à peine éclose, déjà flétrie ! Pauvre rose aux fraîches couleurs, qui t’a donc si cruellement meurtrie ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxF. de Visser.



À cette époque, il y avait en Flandre deux partis qui luttaient entre eux et n’épargnaient rien pour se détruire l’un l’autre. La plupart des nobles et des officiers publics s’étaient déclarés, en toute circonstance, pour la France et avaient dû à cette circonstance, le nom de léliards[28], comme gens inféodés aux fleurs de lis de l’écusson de France. On comprendra facilement, par ce qui va suivre, pourquoi ils favorisaient les conquérants du pays.

Depuis quelques années, les tournois dispendieux, les guerres intestines et les croisades lointaines avaient appauvri la plupart des nobles. Contraints, par les énormes dépenses, de vendre à leurs vassaux, moyennant de fortes sommes, leurs droits sur les villes et leurs seigneuries, ils leur reconnurent un grand nombre de libertés et de priviléges. Les villes s’appauvrirent momentanément ; mais, bientôt, les franchises qu’elles avaient achetées portèrent les plus beaux fruits. Le bas peuple, qui jadis appartenait corps et biens à la noblesse, comprit, dès lors, que la sueur ne coulait plus de son front au profit de maîtres injustes : il se choisit des bourgmestres et des conseillers, et forma un gouvernement, dont les suzerains du pays n’avaient plus à s’occuper le moins du monde. Les corps de métiers travaillèrent en commun au bien-être général et mirent à leur tête des doyens chargés de l’administration de leurs intérêts.

Attirés par une cordiale hospitalité, les étrangers affluèrent de tous les pays vers la Flandre, et le commerce en reçut une impulsion et une activité impossibles sous le régime purement féodal. L’industrie devint florissante, le peuple s’enrichit, et, fier de sa dignité si longtemps méconnue, il se souleva plus d’une fois à main armée contre ses anciens maîtres. Les nobles, voyant par là leurs droits et leur fortune presque anéantis, s’efforcèrent, par la ruse et la violence, d’abaisser la puissance grandissante des communes. Mais, à l’époque dont nous parlons, ils n’y avaient pas encore réussi, car les richesses immenses des villes permettaient à ces derniers, en cas de danger, de mettre sur pied une armée qui leur permettait de défendre et de conserver intactes les libertés dont elles étaient en possession. En France, les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Philippe le Bel, poussé par le besoin d’argent, avait bien convoqué une réunion générale du tiers état ou des gens des bonnes villes ; mais cela n’avait donné au peuple qu’une influence temporaire, influence qui n’avait pas tardé à disparaître au profit des nobles, qui ne pouvaient plus élever la voix, en Flandre, et qui ne possédaient plus que le droit de propriété commun à tous les flamands. Les nobles regrettaient vivement leur puissance perdue : l’unique moyen de recouvrer cette puissance, c’était d’amener la décadence des communes alors si florissantes, et, comme la liberté n’avait pas encore lui en France et que la domination des seigneurs féodaux y était encore exclusive et incontestée, ils espérèrent que Philippe changerait l’état des choses dans leur pays et qu’il les rétablirait dans leurs anciens droits et priviléges. De là vint qu’ils favorisèrent les entreprises de la France, contre la Flandre, et c’est alors qu’ils reçurent la qualification déshonorante de léliards. Ces derniers se trouvaient très-nombreux à Bruges, la ville, avec Venise, la plus commerçante et la plus riche de cette époque ; les bourgmestres et les membres de l’administration de la commune eux-mêmes, nommés sous l’influence de la France, étaient tous des léliards[29].

Ils apprirent donc avec joie l’arrestation du comte et des nobles qui lui étaient demeurés fidèles, puisque la Flandre devenait la conquête et en quelque sorte le domaine de Philippe le Bel, celui-ci pouvait, par sa seule volonté, anéantir les lois et priviléges établis.

Le peuple, au contraire, reçut avec la plus grande consternation la nouvelle des violences commises à Compiègne ; l’affection qu’il avait toujours portée à ses comtes se trouva encore ravivée par la compassion, et elle éclata en murmures contre la violation de la foi jurée. Mais les troupes françaises, qui occupaient le pays et la désunion qui régnait parmi les bourgeois des bonnes villes, découragèrent les klauwaerts irrités, et Philippe le Bel resta, du moins en apparence, paisible possesseur du patrimoine de Guy de Dampierre.

Revenons maintenant au château de Wynendael, où nous avons laissé la princesse Mathilde et le jeune Adolphe de Nieuwland blessé.

Dès que la triste nouvelle parvint en Flandre, Marie, sa sœur, se rendit avec une suite nombreuse à Wynendael et fit transporter son frère dans la maison paternelle, à Bruges. La jeune Mathilde, si cruellement séparée de toute sa famille, suivit cette nouvelle amie et quitta le château dont une garnison française avait déjà pris possession.

La demeure patrimoniale de la famille de Nieuwland était située dans la rue d’Espagne, à Bruges. Deux tours rondes, surmontées de leurs girouettes, flanquaient la façade, dépassaient le toit et dominaient tous les édifices environnants : deux pilastres en pierre de taille, et d’architecture grecque, soutenaient la voûte de la porte couronnée par l’écusson de Nieuwland avec cette devise au-dessus du cimier : Pulchrum est pro patriâ mori. De chaque côté de l’écu se tenait un ange tenant une palme en main.

Dans une chambre assez retirée, pour que les bruits incessants de la rue n’y parvinssent pas, Adolphe reposait sur un lit splendide. Sa pâleur était extrême, et les souffrances que lui avait causé sa blessure l’avaient tellement amaigri qu’il était à peine reconnaissable. Au chevet de son lit une petite cruche et une coupe en argent étaient posées sur une table. On voyait, suspendue à la muraille, la cuirasse dont l’épée de messire de Saint-Pol avait trouvé le défaut et sous laquelle Adolphe avait reçu sa blessure, et, à côté de la cuirasse, il y avait une harpe aux cordes détendues. Un morne silence régnait autour du blessé. Les fenêtres, à demi-closes, ne laissaient pénétrer dans la chambre qu’un jour douteux, où l’on entendait pour tout bruit, la respiration pénible du blessé et le froissement d’une robe de soie.

Mathilde était assise dans un coin de la chambre, silencieuse et les yeux baissés. Le faucon favori, penché sur le dossier de son siége, ne semblait pas indifférent à la douleur de sa maîtresse, sa tête était ployée sous ses plumes et il ne faisait pas le moindre mouvement.

La jeune fille jadis si légère et si joyeuse, et que le chagrin ne semblait devoir jamais atteindre, était aujourd’hui bien changée. La captivité de tous ceux qui lui étaient chers avait vivement frappé son jeune cœur et tout, désormais, apparaissait sombre et triste à ses yeux. Le ciel n’avait plus d’azur, les bois plus de feuillage, les champs plus de verdure ; les rêves doux et brillants avaient fui !… Aujourd’hui, la tristesse et le désespoir trouvaient seuls le chemin de son âme et rien ne pouvait la consoler, ni écarter de son esprit la cruelle pensée de la captivité de son père.

Après être demeurée assise pendant quelque temps, elle se leva lentement et prit son faucon sur le poing. Toujours pleurant, elle contempla l’oiseau et se mit à lui parler à voix très-basse et en essuyant de temps en temps une larme qui venait mouiller ses joues pâlies.

— Ô mon fidèle oiseau, lui disait-elle, avec une naïveté enfantine, je t’en prie ne sois pas triste ainsi : mon père ne nous a pas quittés pour toujours, j’ai adressé pour lui de ferventes prières à monseigneur saint Michel. Dieu est juste, vois-tu ! Dieu permettra qu’il échappe à la colère de la cruelle reine de Navarre ; nous le reverrons bientôt, ne te désole donc pas comme cela, mon faucon bien-aimé !

En parlant ainsi, la jeune fille versait des larmes abondantes. Bien que ses paroles fussent pleines de confiance et d’espoir, mais cet espoir n’était pas dans son cœur. Elle reprit cependant :

— Mon pauvre oiseau, tu n’iras plus chasser désormais dans les vallons qui avoisinent notre beau Wynendael. Wynendael n’est plus à nous, il appartient maintenant aux Français. Les méchants Français ont jeté en prison mon malheureux père et l’ont chargé de lourdes chaînes. En ce moment il gémit au fond d’un sombre cachot et Dieu seul sait si la reine Jeanne ne le fera pas mourir ! Ô mon oiseau chéri, nous aussi alors nous mourrons de douleur. Cette pensée, cette horrible pensée m’ôte à elle seule toute ma force. Repose-toi là, car ma main tremblante ne sait plus te porter…

L’enfant, au désespoir, s’affaissa épuisée dans son fauteuil ; sa pâleur, toutefois, n’augmenta pas, car depuis longtemps les roses de ses joues s’étaient totalement flétries et ses larmes continuelles avaient rougi ses paupières. Le charme séduisant de ses traits avait disparu, et ses yeux avaient perdu leur feu et leur vivacité.

Elle resta longtemps abîmée dans sa douleur et son esprit se livrait tour à tour à toutes les pensées qui pouvaient encore l’accroître. Son imagination désolée évoquait sans cesse, sous ses yeux, les scènes les plus lugubres : elle voyait son père enchaîné au fond d’un humide cachot, elle entendait le bruit de ses fers, et les échos de ce sinistre séjour qui répétaient les lamentations du prisonnier. Le poison, la mort lui apparaissaient sans cesse et la jetaient dans d’incessantes tortures ; elle pleurait, elle priait, et son âme triste, était triste jusqu’à la mort.

Un soupir étouffé se fit entendre dans la direction du lit.

Mathilde se hâta d’essuyer ses larmes et courut, avec une inquiète sollicitude, auprès du malade. Après avoir rempli la coupe d’argent d’une boisson salutaire, elle passa la main droite sous la tête d’Adolphe, la souleva légèrement et porta la coupe à ses lèvres.

Les yeux du chevalier s’ouvrirent tout grands et s’attachèrent sur la jeune fille avec une expression étrange. Une vive reconnaissance brillait dans son regard fiévreux, et un sourire indéfinissable se dessina sur son pâle visage.

Depuis qu’il avait reçu sa blessure, le chevalier n’avait pas encore articulé un seul mot distinctement ; il semblait même qu’il n’entendît pas les paroles qui lui étaient adressées. Seulement, à quelques indices presque imperceptibles, on pouvait croire qu’il entendait Mathilde, lorsque celle-ci lui disait d’une voix douce et mélancolique :

— Guérissez-vous, monseigneur Adolphe, mon frère bien-aimé, guérissez-vous bien vite ; je prierai bien pour vous ; car votre mort me rendrait, en ce monde, bien plus malheureuse encore que je ne suis !

Quand elle disait cela, et bien d’autres choses encore, sans arrière-pensée, au chevet du malade, Adolphe l’avait toujours entendue et comprise, bien qu’il n’eût ni la force ni le pouvoir de parler.

Pendant la nuit précédente, une visible amélioration s’était produite dans l’état du blessé. La nature, après une longue lutte, l’emportait sur la maladie ; un sommeil réparateur lui avait rendu quelque force et le sentiment de l’existence, et déjà un soupir s’échappait librement de son sein.

Aussitôt que Mathilde eût écarté la coupe de ses lèvres, elle fut vivement surprise en l’entendant dire d’une voix faible mais bien distincte :

— Ô noble jeune fille ! ô mon ange gardien ! Je remercie Dieu des consolations qu’il m’a envoyées par vous. Suis-je donc digne de votre sollicitude généreuse, Mathilde, comment ai-je mérité que votre auguste main soutienne si affectueusement ma tête ?

Ah ! soyez bénie pour les soins que vous prodiguez au pauvre chevalier…

La jeune fille le contemplait d’un œil radieux et, remarquant combien il revenait à la vie, elle leva avec joie les mains au ciel en témoignant son bonheur par des cris d’allégresse.

Ah ! vous guérissez, messire Adolphe ! s’écria-t-elle, mon Dieu, que je suis heureuse ! je ne pleurerai plus maintenant ; j’aurai du moins un frère qui me consolera !

Et, comme si elle se fut rappelé en cet instant une chose oubliée, elle se tut tout à coup, sa physionomie devint grave et elle se jeta à genoux aux pieds du crucifix placé au chevet du lit. Elle joignit les mains et adressa une fervente prière au Seigneur qui avait permis que son ami, son frère Adolphe guérît.

En se relevant elle considéra de nouveau le chevalier et lui dit d’une voix joyeuse :

— Restez tranquille, messire, ne bougez pas ; car maître Rogaert l’a défendu.

— Que n’avez-vous pas fait pour moi, noble fille de mon souverain ? dit Adolphe ; ah ! si vous saviez comme vos prières ont longtemps charmé mon oreille ! comme votre voix consolante retentissait doucement dans mon cœur ! Il me semblait qu’un ange de Dieu descendait vers moi et éloignait la mort de ma couche… Oui, un ange qui soutenait ma tête, qui apaisait ma soif ardente et m’assurait sans cesse que je ne mourrais pas, Oh ! que Dieu exauce ma prière, noble et bien aimée Mathilde, qu’il me rende la santé, afin que je puisse verser mon sang pour vous !

— Messire de Nieuwland, répondit la jeune fille, vous avez risqué votre vie pour mon père ; vous l’aimez comme je l’aime… Ne dois-je donc pas être pour vous une sœur et vous soigner comme un frère ? L’ange que vous avez vu, est monseigneur saint Michel que j’ai supplié de vous venir en aide, laissez-moi sortir, je m’en vais bien vite chercher votre sœur Marie, pour lui faire partager ma joie, je veux qu’elle voie combien votre état est amélioré !

Elle quitta le chevalier et rentra dans la chambre quelques instants après, accompagnée de Marie. Le bonheur qu’elle ressentait se reflétait sur ses traits et se trahissait dans toute sa personne. Ses mouvements étaient plus vifs et plus rapides, ses larmes ne coulaient plus et elle se remit à parler joyeusement à son oiseau bien-aimé. Dès l’entrée de Marie dans la chambre, la jeune comtesse avait repris son faucon sur le poing et s’était approchée avec lui du lit d’Adolphe.

— Mon frère chéri, est-il vrai ! s’écria Marie, en déposant un baiser sur la joue pâle du malade ; les rêves sinistres vont donc me quitter enfin ! Je ne craindrai plus auprès de ton lit de douleur ! Je ne pleurerai plus de te voir mourir ! Maintenant toute ma tristesse s’en va ; tu respires avec peine !… As-tu soif, mon bon frère ?

— Mais, ma bonne Marie, répondit Adolphe ; je n’ai jamais souffert de la soif durant mes jours de souffrance ; la généreuse Mathilde a veillé sur moi avec tant de sollicitude ! Aussi, dès que je pourrai aller à Sainte-Croix[30], mes prières appelleront sur elle la bénédiction du ciel, afin que Dieu écarte toujours le malheur de ses pas.

Tandis qu’il parlait ainsi, Mathilde racontait à son faucon l’heureuse amélioration de l’état de son ami, et l’oiseau, en voyant sa maîtresse si joyeuse, battait des ailes comme pour se préparer à la chasse.

— Vois-tu, mon oiseau chéri, lui disait la jeune fille en tournant sa tête vers Adolphe, vois-tu, messire de Nieuwland, que nous avons vu souffrir si longtemps, est miraculeusement guéri ; nous ne serons plus contraints de garder le silence ; maintenant nous pourrons causer ensemble, et nous ne serons plus tristes comme auparavant. Il n’y a plus rien à craindre et peut-être nos autres sujets de tristesse disparaîtront-ils aussi ; car, vois-tu bien, Dieu est bon et compatissant. Oui, mon beau faucon, ainsi finira un jour la dure captivité de…

Mathilde sentit qu’elle allait dire une chose que le chevalier ne devait pas savoir. Avec quelque précipitation qu’elle eût brisé sa phrase, le mot captivité avait frappé l’oreille d’Adolphe. Les larmes qu’il avait remarquées en s’éveillant, sur les joues de la jeune fille, contribuèrent à lui donner un triste pressentiment.

— Que dites-vous, Mathilde ? s’écria-t-il. La captivité de qui ? Vous pleurez ! Ciel ! qu’est-il donc arrivé ?

Mathilde n’osa pas répondre ; mais Marie, qui avait plus de prudence, approcha ses lèvres de l’oreille de son frère, et murmura à voix basse :

— La captivité de Philippine, sa tante. Ne lui en parle plus, cela la fait toujours pleurer. Maintenant que tu vas mieux, je te raconterai bien des choses, si maître Rogaert le permet, et des choses bien graves ; mais la jeune comtesse n’en doit rien savoir ; et puis je te le répète, j’attends maître Rogaert. Reste donc bien tranquille, mon bon frère, et attends-moi ; je vais emmener Mathilde dans une autre chambre.

Le chevalier posa sa tête sur l’oreiller et feignit de reposer. Marie se retourna vers Mathilde et dit :

— Comtesse, veuillez m’accompagner, je vous prie ; messire Adolphe a besoin de reposer ; sa reconnaissance envers vous le fait un peu trop parler.

La jeune fille suivit docilement son amie.

Quelque temps après, maître Rogaert parut sur le seuil de la porte et fut conduit, par Marie, auprès de son frère.

— Et bien, messire Adolphe, s’écria-t-il en lui prenant la main, cela va bien, à ce que je vois. Mettons de côté toute crainte ; désormais nous sommes hors de danger. Il n’est plus nécessaire que je panse votre blessure. Buvez beaucoup de cette eau et tenez-vous aussi immobile que vous le pourrez. En moins d’un mois nous irons faire ensemble une promenade hors de la ville. Je l’espère du moins, car des accidents imprévus pourraient seuls retarder votre guérison. Toutefois, comme votre âme n’est point aussi malade que votre corps, je permets à mademoiselle Marie de vous faire connaître les tristes événements qui se sont accomplis depuis votre blessure, à condition, toutefois, messire, que vous ne vous tourmenterez pas trop et que vous garderez votre calme.

Marie avait déjà approché deux siéges et elle s’assit avec maître Rogaert au chevet du blessé. Le chevalier les regardait avec la plus vive curiosité, et on pouvait lire sur son visage qu’il s’affligeait d’avance de ce qu’il allait apprendre.

— Laisse-moi parler jusqu’au bout, dit Marie, ne m’interromps pas et sois courageux, mon frère… Dans la soirée du jour qui te fut si fatal, monseigneur le comte Guy réunit ses fidèles vassaux et leur déclara qu’il voulait entreprendre le voyage de France pour aller se jeter aux pieds de Philippe le Bel. Il en fut ainsi résolu, et il partit avec cinquante nobles seigneurs pour Compiègne ; mais, lorsqu’ils arrivèrent dans cette ville, ils furent faits prisonniers et aujourd’hui notre pays est sous la domination française : Raoul de Nesle gouverne la Flandre…[31]

L’émotion, que ressentit messire Adolphe en entendant ce récit sommaire, ne fut pas aussi vive qu’on eût pu s’y attendre. Il ne répondit pas et parut tomber dans une profonde réflexion.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, quelles félicités réservez-vous donc là-haut à Guy de Dampierre, pour que vous lui fassiez subir tant d’humiliations en ce monde ? Mais dis-moi, Marie, le Lion de Flandre est-il aussi captif ?

— Oui, mon frère, monseigneur Robert de Béthune est prisonnier à Bourges et monseigneur Guillaume à Rouen. De tous les seigneurs qui se trouvaient réunis autour du comte, un seul s’est échappé, à ce qu’il paraît ; c’est Didier Devos.

— Je comprends maintenant les paroles brisées et les larmes de l’infortunée Mathilde. Sans père, sans famille, la fille des comtes de Flandre est réduite à demander asile à des étrangers !

En parlant ainsi, ses yeux étincelaient, ses traits prenaient une expression d’enthousiasme, et il poursuivit :

— L’adorable fille de mon prince et de mon souverain a veillé sur moi comme un ange gardien ! et, maintenant, elle est seule et abandonnée !… exposée à la persécution ; pauvre Mathilde ! Oh ! mais je me souviendrai des bienfaits du Lion de Flandre ; je veillerai sur elle comme sur un dépôt sacré. Quelle belle et grande mission vous me donnez à remplir ! Combien je tiens à la vie, maintenant que je puis la vouer tout entière à la reconnaissance ?

Mais, après un instant de réflexion, sa physionomie s’assombrit tout à coup ; il fixa sur le chirurgien un regard suppliant, et lui dit :

— Ô mon Dieu, comme ma blessure me pèse maintenant, et que ce lit est douloureux ! Mon digne ami, maître Rogaert, guérissez-moi bien vite, pour l’amour de Dieu, afin que je fasse à mon tour quelque chose pour celle qui m’est venue si affectueusement en aide pendant ma maladie. N’épargnez pas l’argent ; recourez aux herbes les plus précieuses, aux plus nobles pierreries, pour me faire vite quitter ce lit ; car, dès ce moment, il n’y a plus de repos pour moi !

— Messire de Nieuwland, répondit messire Rogaert, il n’est pas possible de hâter la guérison de votre blessure ; il faut toujours du temps à la nature pour réunir les parties violemment séparées. La patience et le repos vous seront plus utiles que les herbes et les pierreries. Mais, écoutez-moi à présent ; il faut que vous connaissiez exactement l’état où est réduit votre pays. Les Français l’occupent tout entier, ils en sont les maîtres, et plus leur domination durera, plus ils deviendront audacieux. Jusqu’ici nous sommes par venus à leur cacher le séjour de la comtesse Mathilde dans cette demeure ; mais il est à craindre qu’il ne soit découvert un jour ; et il y a lieu de croire que, dans ce cas, la pauvre jeune fille serait livrée à Jeanne de Navarre…

— Jamais tant que je vivrai ! s’écria Adolphe en se redressant sur son lit ; mais vous avez raison, maître Rogaert, il faut éviter ce malheur, et que faire pour cela ? Ô mon Dieu ! Et me sentir ici, retenu dans une misérable impuissance, au moment où elle a besoin de moi…

— Je connais une retraite, reprit Rogaert, où Mathilde serait en sûreté.

— Et quelle est cette retraite ?

— Ne croyez-vous pas, messire Adolphe, qu’elle se trouverait à l’abri de tout danger dans le pays de Juliers[32], chez son cousin Guillaume ?

Le chevalier s’effraya visiblement à cette question. Laisserait-il partir Mathilde pour un pays étranger ? Permettrait-il à un autre le soin de prendre sa défense ? Il ne pouvait s’y résoudre, puisqu’il s’était déjà imposé la mission de rendre Mathilde à son père et de la préserver de toute insulte.

Il réfléchit, longtemps, s’efforçant de résoudre cette difficulté, et, lorsqu’il crut l’avoir trouvé, une expression de joie illumina son visage et il répondit en souriant :

— Vraiment, maître Rogaert, ce séjour serait parfaitement sûr ; mais, d’après votre dire à vous-même, les bandes françaises sont répandues dans toute la Flandre, et il me semble très-périlleux, pour une femme, d’entreprendre un voyage dans de telles circonstances. Une escorte ne pourrait l’accompagner, car elle augmenterait le danger. Et puis, laisserais-je donc la comtesse Mathilde partir seule avec une faible escorte ? Non, non, je dois veiller sur elle comme sur mon propre salut ; songez-y bien, Robert de Béthune, mon maître, me redemandera un jour compte de sa fille.

— D’accord, messire Adolphe, mais n’exposez-vous pas davantage la comtesse en la retenant dans le pays de Flandre. Ici, qui la protégera ? Ce n’est pas vous, vous ne le pouvez pas. Les nobles de la ville ne le feront pas davantage : ils sont trop soumis aux volontés de la France ; et que deviendrait donc la pauvre jeune fille si elle était découverte par les Français ?

— Eh bien ! moi je lui ai trouvé un protecteur, répondit Adolphe. Que l’on envoie, à l’instant, chercher le doyen des tisserands. Maître Rogaert, ajouta-t-il, je placerai notre jeune comtesse sous la protection de la commune. Croyez-vous que ce soit une banne inspiration, dites-moi ?

— Je le crois, reprit maître Rogaert ; oui, c’est là une excellente idée ! Mais vous ne réussirez pas, car le peuple est trop irrité contre tout ce qui porte un nom noble. Et, en vérité, messire Adolphe, je suis obligé d’en convenir, ils n’ont pas tout à fait tort ; vous savez que la plupart des nobles se liguent avec nos ennemis et veulent anéantir les droits de la commune.

— Cela ne changera rien à mon projet, soyez-en certain, maître Rogaert. La ville de Bruges doit de nombreux priviléges à l’entremise de mon père, et le doyen des tisserands, non plus que ses collègues, ne l’ont oublié. D’ailleurs, si mes efforts ne réussissaient pas, nous chercherions un autre moyen de faire transporter la comtesse dans le pays de Juliers.

Ils s’entretenaient sur ce sujet depuis une demi-heure environ, lorsque maître de Coninck, doyen des tisserands, entra dans l’appartement. Il portait une sorte de tunique de laine brune qui tombait jusqu’à ses pieds ; ce vêtement, sans ornement ni broderies, différait singulièrement du riche et élégant costume des nobles. Il était évident, à tous les yeux, que le doyen des tisserands avait banni de sa mise toute recherche, afin de mettre en relief, par là, l’humilité de sa condition et opposer ainsi orgueil contre orgueil, puisque cette simple tunique de laine couvrait l’homme le plus puissant de toute la Flandre. Un chaperon plat couvrait sa tête, et ses longs cheveux s’en échappaient et couvraient ses oreilles. Une ceinture rassemblait autour de ses reins les larges plis de sa tunique, et la garde, en forme de croix, d’un poignard brillait, d’un éclat sombre à son côté. Ainsi que nous l’avons dit dans le premier chapitre de ce roman, le sire de Coninck avait perdu un œil, et cette perte rendait sa physionomie peu agréable au premier abord. Sa pâleur extrême, ses joues osseuses, les rides qui creusaient son front, donnaient à son visage une expression austère et méditative. D’ordinaire on ne remarquait rien en lui qui pût le distinguer des autres hommes ; mais, dès qu’une pensée l’inquiétait, dès qu’un projet ou même une chose futile l’intéressait plus particulièrement, son regard s’animait et prenait une vivacité inaccoutumée : des éclairs d’intelligente et virile énergie jaillissaient de son œil unique, et toute sa personne apparaissait fière et imposante. À son entrée, il promena sur les personnes qui se trouvaient dans la chambre un regard défiant comme celui d’un renard, et examina plus particulièrement maître Rogaert, chez lequel il remarqua plus de finesse que chez les autres.

— Maître de Coninck, dit Adolphe, en s’adressant à lui, veuillez vous approcher ; j’ai à vous demander un service que, j’espère vous ne me refuserez point, si l’espoir que je mets en vous est fondé ! Mais, avant tout, il faut que vous me promettiez de ne révéler à personne le secret que je vais vous confier.

— L’équité et les bienfaits du sire de Nieuwland ne sont point encore oubliés parmi les tisserands, répondit de Coninck ; aussi je jure à votre seigneurie qu’elle peut compter sur moi, comme sur un serviteur reconnaissant. Cependant, messire, si ce que vous désirez était contraire aux droits du peuple et de la commune, je vous prierais de garder votre secret et de ne me rien demander.

— Et depuis quand, maître, s’écria Adolphe, depuis quand les sires de Nieuwland ont-ils porté préjudice à vos droits et franchises ? Ce langage m’offense !

— Pardonnez-moi, messire, si mes paroles vous ont blessé, répondit le doyen ; mais il est si difficile de discerner les bons des mauvais, que c’est à juste titre qu’on se défie de tous. Permettez-moi, dis-je, de vous poser une seule question, votre réponse dissipera tous mes doutes : messire de Nieuwland, êtes-vous léliard ?

Léliard ! s’écria Adolphe avec indignation ; léliard ! Je ne le suis pas, maître de Coninck ; dans ma poitrine bat un cœur qui n’a aucune sympathie pour l’étranger, et la prière que je voulais vous adresser lui est précisément hostile.

— Alors parlez donc franchement, messire ; je suis tout prêt à vous servir.

— Vous savez que le comte Guy est captif avec tous ses vassaux ; mais ce que vous ignorez, c’est qu’il est resté en Flandre une personne illustre, privée aujourd’hui de tous secours et de tout appui et qui, par ses infortunes, aussi bien que par son rang, a droit au dévouement et à la compassion des Flamands.

— Vous voulez parler de la comtesse Mathilde, la fille de monseigneur de Béthune, dit de Coninck en l’interrompant.

— Comment le savez-vous ? demanda Adolphe stupéfait.

— J’en sais davantage encore, messire. Vous n’avez pu introduire la princesse Mathilde dans votre demeure si secrètement que de Coninck ne l’ait appris, et elle ne l’aurait pas quittée sans que j’en eusse connaissance.

Adolphe fit un mouvement.

— Soyez sans inquiétude, reprit maître de Coninck ; je puis garantir à votre seigneurie que peu de personnes, à Bruges, partagent ce secret avec moi.

— Vous êtes un homme extraordinaire, maître ; votre générosité m’assure qu’en cas de nécessité vous protégeriez la fille du Lion de Flandre contre les violences de l’étranger.

De Coninck était issu des rangs du peuple ; mais c’était une de ces âmes privilégiées, que Dieu envoie au monde avec la mission de dominer leurs contemporains. Dès que les années eurent mûri son intelligence et ses puissantes facultés, il secoua le servile assoupissement où s’endormaient ses frères. Il leur fit comprendre la puissance des conjurations et se souleva avec eux contre les oppresseurs de son pays. Ceux-ci voulurent s’opposer, par la violence, au réveil de leurs anciens esclaves, mais ils n’y réussirent pas. De Coninck, par son éloquence, avait si bien agrandi leurs cœurs, que tout joug leur était devenu insupportable. Si la force des armes les accablait par surprise, tous courbaient le front avec obéissance, et de Coninck, qui joignait la ruse à l’audace, dissimulait pendant quelque temps comme s’il eût perdu à la fois la parole et l’intelligence. Seulement le renard ne sommeillait pas longtemps, et, quand il avait retrempé secrètement le courage de ses frères, tous s’insurgeaient de nouveau, et à la même heure, contre leurs tyrans, et chaque fois la commune brisait ses fers. Toutes les combinaisons diplomatiques des nobles s’envolaient en fumée devant l’habile et pénétrant génie de de Coninck. Par lui, ils se virent enlever, sans pouvoir s’y opposer, tous les droits qu’ils s’arrogeaient sur le peuple. L’historien pourra dire, à juste titre, que de Coninck fut un des hommes qui contribuèrent le plus puissamment à changer les rapports politiques de la noblesse avec les communes ; aussi l’unique rêve du célèbre tribun, était-il d’émanciper et de grandir les Flamands, si longtemps courbés sous le joug féodal.

Lorsque Adolphe de Nieuwland lui confia la jeune Mathilde et la mit sous sa protection, un sourire de satisfaction éclaira sa physionomie. C’était là, à ses yeux, un triomphe pour le peuple, dont il était le représentant, et il comprit à l’instant même de quel secours la présence de l’illustre fille de Guy de Dampierre, pouvait être à la grande œuvre de la délivrance

— Messire de Nieuwland, répondit-il, votre proposition m’honore, et soyez-en sûr, rien ne sera épargné de ce qui peut assurer la sécurité de la noble princesse.

Et, dans le but d’obtenir davantage encore pour la commune, il ajouta avec intention :

— Il est possible néanmoins qu’on l’enlève d’ici, avant que je puisse venir à son secours.

En entendant cette remarque du doyen, Adolphe crut comprendre qu’il n’était pas disposé à se dévouer franchement à la cause de la comtesse et il répliqua :

— Si vous ne pouvez nous prêter un secours effectif, maître, je vous prie de me conseiller le meilleur parti à prendre pour la sûreté de la fille de notre suzerain.

— Le métier de tisserand est assez fort pour garder de tout mal la noble demoiselle, répondit finement de Coninck ; et je puis vous assurer qu’elle pourrait habiter Bruges avec autant de sécurité que l’Allemagne, s’il m’était permis d’être son conseiller.

— Mais qui vous en empêche ? demanda Adolphe.

— Oh ! messire, il n’est pas permis à un humble vassal de donner des ordres à sa suzeraine ; et, cependant, si la princesse Mathilde consentait à se conduire selon mon désir, je répondrais de son salut.

— Je ne comprends pas bien votre dessein, maître. Que demanderiez-vous donc à la jeune comtesse ? Vous ne voulez pas la conduire dans une autre retraite, n’est-ce pas ?

— Non pas, mais je voudrais qu’elle ne se montrât pas dans la rue sans que j’en fusse prévenu, et aussi qu’elle ne refusât pas de sortir si je le jugeais nécessaire. D’ailleurs, messire, vous resterez libre de m’ôter le pouvoir que je réclame, dès le moment où vous douteriez de la loyauté de mes sentiments.

De Coninck passait, en Flandre, pour un homme des plus sages et des plus habiles ; Adolphe pensa donc que sa demande était dictée par la prudence, et acquiesça à cette demande, sous la condition expresse que le doyen répondrait personnellement de la jeune fille. De Coninck, alors, ayant déclaré qu’il n’avait jamais vu la comtesse Mathilde, celle-ci fut introduite dans l’appartement par Maria.

À sa vue de Coninck s’inclina profondément ; la jeune fille, un peu interdite, considérait avec surprise cet homme qui lui était inconnu ! Au moment même où le doyen se prosternait ainsi devant la comtesse, un grand bruit se fit entendre soudain dans le vestibule ; on eût dit deux personnes qui se querellaient.

— Attendez donc ! criait l’une d’elles, attendez que j’aille demander si vous pouvez entrer !

— Comment ? s’écriait l’autre voix avec plus de force, tu veux laisser les bouchers à la porte quand les tisserands sont entrés ? Fais-moi place bien vite ou tu t’en repentiras !

La porte s’ouvrit et un jeune homme aux formes athlétiques et d’une physionomie ouverte et agréable entra dans la chambre. Il était vêtu d’un pourpoint semblable à celui de de Coninck, mais orné avec plus de goût, et un long poignard était suspendu à sa ceinture. En entrant dans la salle il rejeta ses cheveux blonds sur ses épaules et s’arrêta tout confus sur le seuil de la porte. Il avait cru trouver le doyen des tisserands avec quelques compagnons, et, en apercevant cette charmante jeune fille et de Coninck incliné devant elle, il ne sut plus que penser. Toutefois, ni cette indécision ni les regards interrogateurs de maître Rogaert ne le déconcertèrent. Il se découvrit la tête, salua rapidement les personnes présentes et alla droit à de Coninck auquel il frappa familièrement sur l’épaule.

— Enfin, maître Pierre, dit-il, je vous trouve, il y a bientôt deux heures que je vous cherche. J’ai parcouru toute la ville sans pouvoir vous rencontrer… Vous ne savez pas ce qui se passe, ni la nouvelle que j’apporte ?

— Qu’est-ce donc, maître Breydel ? demanda de Coninck avec impatience.

— Ne me regardez pas si fixement de votre œil gris, doyen des tisserands, s’écria Breydel, dans lequel nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu une ancienne connaissance ; vous savez bien que je n’ai pas peur de votre regard de chat… mais peu importe cela ! Venons au fait. Eh bien, le roi Philippe et la damnée Jeanne de Navarre arrivent demain à Bruges… et ces beaux sires de magistrats ont demandé cent tisserands, quarante bouchers et je ne sais combien d’autres gens encore pour construire des arcs de triomphe, des chars et des estrades !

— Quand cela serait, que trouvez-vous d’assez surprenant pour vous faire courir à perdre haleine ?

— Comment ! vous demandez ce que cela signifie ? doyen ; mais cela veut dire qu’il n’y a pas un seul boucher qui veuille mettre la main à l’œuvre, et que plus de trois cents tisserands vous attendent devant le Pand pour savoir ce qu’ils ont à faire[33]. Quant à moi, les moindres années passeront avant que je fasse un pas pour ces étrangers. Les goedendags[34] sont préparés, les couteaux aiguisés et le reste à l’avenant. Vous savez, doyen des tisserands, ce que cela veut dire dans mon métier !

Les personnes présentes écoutaient avec curiosité la parole hardie et franche du doyen des bouchers. Sa voix était d’un timbre agréable et doux, sans avoir d’accent efféminé. De Coninck jugea à part lui que le dessein de Breydel n’avait aucune chance de réussite, et il répliqua :

— Maître Jean, je sors avec vous, et nous aviserons ensemble aux mesures à prendre ; mais rendez, d’abord, hommage à cette noble dame ; c’est la fille de Robert de Béthune.

Breydel, saisi d’étonnement, ploya le genou devant Mathilde, leva les yeux sur elle et s’écria :

— Illustre comtesse, pardonnez-moi les paroles étourdies que je viens de prononcer devant vous, sans savoir que je fusse en votre présence. Que la noble fille du Lion de Flandre, notre suzerain, daigne les oublier et ne garde pas rancune à un vassal dévoué !

— Relevez-vous, maître, répondit Mathilde d’une voix affectueuse, vos paroles ne m’ont nullement blessée. C’est l’amour de la patrie et la haine de nos ennemis qui vous les ont inspirées. Je n’ai garde de vous les reprocher et je vous remercie, au contraire, de votre franc et loyal dévouement.

— Noble comtesse, reprit gaiement Breydel en se levant, vous ne pouvez comprendre la haine que je porte aux snakkers[35] et aux léliards. S’il m’était permis de tirer vengeance du mal fait à la maison de Flandre, oh ! si cela m’était permis ! Mais le doyen des tisserands retient toujours mon bras ; peut-être a-t-il raison, et ce qui est différé n’est pas perdu ; cependant la douceur est une vertu difficile à pratiquer. Et tenez, noble demoiselle ! demain cette fausse et perverse reine de Navarre entre dans Bruges, eh bien ! fasse Dieu que le cours de mes idées change, car sans cela elle ne reverra jamais son pays !

— Maître, dit Mathilde, voulez-vous me faire une promesse ?

— Moi, vous faire une promesse, madame ? Moi !… Ah ! mais avec quelle bienveillance vous parlez à votre indigne serviteur. Parlez, noble comtesse, et toute parole de votre bouche sera pour moi un ordre sacré !

— Eh bien, je désire que demain vous ne troubliez pas la tranquillité de la ville pendant le séjour qu’y feront vos nouveaux princes.

— J’y consens, répondit Breydel avec tristesse, bien que j’eusse préféré vous entendre réclamer l’aide de mon bras et de mon couteau. Mais ce qui ne se fait pas aujourd’hui, peut se faire un autre jour.

Il ploya de nouveau le genou devant Mathilde et reprit :

— Je vous en prie, je vous en supplie, noble fille du Lion de Flandre, n’oubliez pas votre dévoué serviteur Breydel, si vous avez jamais besoin d’hommes courageux et fidèles. Le métier des bouchers tiendra à votre disposition ses goedendags et ses couteaux bien affilés.

La jeune fille s’effraya quelque peu de cette offre, présage d’une effusion de sang, mais les traits de celui qui la faisait éveillaient en elle, et malgré elle, une vive sympathie.

— Maître, répondit-elle, je ferai connaître votre généreux dévouement à mon seigneur et père, lorsque Dieu me l’aura rendu : je ne puis, moi, que vous en exprimer toute ma reconnaissance.

À ces mots, le doyen des bouchers se leva et se retira, en prenant de Coninck par le bras. Ils avaient quitté depuis longtemps la chambre et l’hôtel de Nieuwland, que les autres personnes s’entretenaient encore de cette visite inattendue.

Quand les deux doyens se trouvèrent dans la rue, de Coninck s’arrêta et dit :

— Maître Jean, vous savez que le Lion de Flandre a toujours été l’ami du peuple, c’est pourquoi il est de notre devoir de veiller sur sa fille comme sur un dépôt sacré.

— Taisez-vous, répondit Breydel, qu’un étranger s’avise de la regarder de travers, et il fera connaissance avec mon poignard. Mais, dites-moi, maître Pierre, que pensez-vous de mon projet ? N’êtes-vous pas d’avis de fermer les portes et d’empêcher la reine Jeanne de pénétrer dans notre ville ? Tous les bouchers sont prêts : les goedendags sont derrière les portes et, au premier signal, les léliards sont à bas…

— Gardez-vous bien de toute violence, répondit de Coninck. C’est la coutume, en tout pays, de recevoir avec pompe le suzerain : cela ne peut donc déshonorer la commune de Bruges. Mieux vaut réserver ses forces pour des occasions plus importantes. Maître Jean, notre pays est couvert de soldats étrangers, et peut-être aurions-nous le dessous dans la lutte.

— Mais il y a déjà trop longtemps que cela dure, maître, et j’aimerais mieux trancher le nœud avec un bon couteau que de travailler si longtemps à le dénouer. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mais c’est une mauvaise idée, Breydel ; la prudence est le meilleur des couteaux ; il tranche lentement, mais ne s’ébrèche ni ne se brise. Fermer les portes demain ! À quoi bon, nous n’y gagnerons rien. Écoutez et souvenez-vous de mes paroles : laissez tranquillement s’éloigner l’orage, laissez une partie des troupes étrangères rentrer en France ; cédez un peu aux Français et aux léliards, afin qu’ils se relâchent de leur vigilance…

— Non, dit Breydel, en interrompant son compagnon, non, c’est impossible, il faut que cela finisse, et finissons promptement. Voyez dans les campagnes, ils pillent les laboureurs ; regardez dans les villes, ils nous malmènent comme si nous étions leurs serfs.

— Tant mieux, maître Jean, tant mieux ! laissez-les faire !

— Tant mieux ! Que voulez-vous dire ? Voyons, maître, auriez-vous mis votre pourpoint à l’envers, et emploieriez-vous à nous trahir votre esprit fin comme celui du renard ? Je ne sais, mais il me semble que vous commencez à sentir fameusement le lis !

— Non, non, ami Jean, mais songez donc que plus les esprits s’aigrissent plus la délivrance est proche. Car si nos ennemis, plus prudents, gouvernaient le pays avec une apparence de justice, le peuple s’endormirait sous le joug, et l’édifice de notre liberté s’écroulerait pour jamais. Sachez, maître doyen, que la tyrannie du souverain couve, comme une mère, la liberté du peuple. Ah !… s’ils avaient touché aux priviléges de notre ville, je serais le premier à vous conseiller la résistance, et encore ce serait sans recourir à la force ouverte, et l’on peut employer des armes dont les coups sont plus sûrs.

— Je vous comprends, maître, dit Breydel. Vous avez toujours raison, tout comme si vos paroles étaient couchées sur parchemin. Comme ils me pèsent pourtant terriblement sur les épaules, ces hautains étrangers ! Mieux valent encore les Sarrazins ! Mais, comme vous le dites très-bien, plus une grenouille se gonfle, plus vite elle crève ! Je le reconnais malgré moi, et la raison est encore du côté des tisserands.

— Oui, oui, maître Breydel, la raison est notre lot, nais l’intrépidité et l’héroïsme sont du côté des bouchers. Sachons unir ces deux vertus, la prudence et le courage, les Français n’auront pas le temps de nous river les fers aux pieds.

Un radieux sourire attesta la joie que causait cet éloge au doyen des bouchers.

— Cela est vrai, répondit-il, il y a de braves compagnons dans ma corporation, maître Pierre… Ces damnés d’étrangers en sauront quelque chose quand la pomme encore verte sera mûre. Mais, à propos, avez-vous réfléchi à la présence de notre jeune comtesse, comment la cacherons-nous à la reine ?

— Je la lui montrerai en plein soleil !

— En plein soleil ! vous laisserez voir la comtesse Mathilde à Jeanne de Navarre ? Vous perdez le jugement, si je crois ; et vous avez la tête fêlée !

— Ma tête est saine et entière, maître Breydel, répondit de Coninck. Demain, lors de l’entrée du souverain étranger, tous les tisserands seront sous les armes, et vous aurez soin d’amener aussi vos bouchers. Que pourront alors faire les Français : je vous le demande ? Et je vous réponds : rien. Rien, vous le savez aussi bien que moi. Eh bien : je mets au premier rang, devant nous, bien en évidence, la comtesse Mathilde, afin que Jeanne de Navarre la remarque et la reconnaisse au besoin. Je saurai alors ce que pensera la reine en la voyant, et ce que nous avons à craindre pour Mathilde.

— Bravo ! maître Pierre ! bravo. Voilà qui est parler. En vérité, le bon Dieu a mis trop d’esprit dans votre tête ; oui, pardieu, il y en a trop pour une seule, quant à moi, je veillerai sur la fille du Lion de Flandre, et nous verrons si un étranger la regarde de trop près ; les poings m’en démangent rien qu’en y songeant. Mais, aujourd’hui, il me faut aller acheter du bétail à Sissèle : à vous donc la garde de notre jeune comtesse.

— Soyez calme, ami Jean, et ne vous échauffez pas trop le sang… Nous voici rendus au Pand des tisserands.

Comme l’avait dit Breydel, des groupes nombreux de tisserands, stationnaient devant la porte de l’édifice. Tous portaient des pourpoints et des bonnets de même forme que leur doyen. Çà et là on remarquait un jeune compagnon à longs cheveux, dont les vêtements étaient un peu plus ornés, mais la différence n’était pas grande et le luxe était proscrit dans la corporation.

Jean Breydel échangea encore quelques mots à voix basse avec de Coninck, lui serra la main et le quitta l’air joyeux et satisfait.

À l’approche de leur doyen, les tisserands ouvrirent leurs rangs et se découvrirent respectueusement. Tous suivirent leur chef, et entrèrent dans le Pand.

VII


Oui, tout était souriant et joyeux sur son passage ; à chaque pas elle marchait sur des fleurs : elle lisait de belles devises sur les arcs de triomphe ; elle voyait les chevaliers s’incliner devant elle, — et cependant la colère étincelait dans ses yeux, car à toute cette pompe, où rien ne semblait manquer, il manquait une chose, — la voix du peuple.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. A. Baederfort.



Les léliards avaient fait des efforts inouïs pour orner et embellir la ville : ils comptaient par là plaire à leur nouveau souverain et gagner ses bonnes grâces. Tous les compagnons des métiers avaient été employés à l’érection d’arcs de triomphe. L’argent n’avait pas été épargné : les étoffes les plus riches décoraient les façades des maisons : de jeunes arbres avaient été coupés dans la campagne et transportés dans la ville, pour transformer les rues en verdoyantes allées. — Le lendemain, à dix heures, tout était prêt.

Au centre du grand marché, le métier des charpentiers avait élevé un magnifique trône recouvert de velours bleu. À côté de ce trône se trouvaient des siéges et des coussins brodés d’or, et, aux angles, deux statues, la Paix et la Force, dont les mains unies devaient tenir une couronne de lauriers au-dessus de la tête de Philippe le Bel et de Jeanne de Navarre. De splendides tentures entouraient le trône et de riches tapis recouvraient jusqu’à une certaine distance le pavé de la place.

À l’entrée de la rue des Pierres, quatre piédestaux étaient peints en marbre blanc, et sur chacun se tenait un sonneur de trompette costumé en renommée, avec de longues ailes, et vêtu de pourpre.

À côté de la grande boucherie, à l’entrée de la rue des Femmes, on admirait un magnifique arc de triomphe soutenu par des piliers gothiques. Tout au sommet, à la clef de la voûte, était suspendu l’écu de France, qui se détachait sur un fond de pourpre ; plus bas, adossés contre les deux piliers, des écussons aux armes de Flandre et de Bruges ; dans tous les cartouches on avait peint des emblèmes destinés à flatter le souverain étranger. Ici c’était le noir Lion de Flandre rampant devant une fleur de lis, là les fleurs de lis remplaçaient les étoiles du ciel : partout enfin les peintures et les emblèmes étaient inspirés par les plus basses flatteries.

Si Jean Breydel n’en eût pas été empêché par le doyen des tisserands, ces emblèmes humiliants, n’eussent pas longtemps irrité le sentiment populaire ; mais il dévorait son ressentiment et contemplait tout avec une sombre résignation. De Coninck lui avait fait comprendre, à grand’peine, que le moment n’était pas encore venu.

La rue de Cathelyne était garnie, dans toute sa longueur, de toile d’une blancheur de neige et de guirlandes de verdure. Les maisons des léliards portaient des chronogrammes adulateurs, sur des supports de forme quadrangulaire ; des parfums de toutes espèces brûlaient dans des vases richement ciselés, et des jeunes filles jonchaient de fleurs des champs le pavé des rues. La porte Cathelyne, par laquelle les princes devaient faire leur entrée, était ornée à l’extérieur de précieuses tentures de couleur écarlate. Des tableaux emblématiques faisaient l’éloge des dominateurs étrangers et insultaient au lion, ce glorieux symbole de nos ancêtres. Huit anges, portant des trompettes, étaient cachés en secret sur le rempart qui touche à la porte afin de saluer le roi d’une fanfare de bienvenue et d’annoncer son arrivée.

Les corps de métiers, armés de leurs goedendags, étaient groupés en rangs épais le long des maisons du grand marché. De Coninck, à la tête des tisserands, avait appuyé son aile droite contre le marché aux Bœufs ; Breydel, avec la corporation des bouchers, se trouvaient à côté de la rue des Pierres ; les autres métiers moins nombreux occupaient l’autre côté de la place. Quand aux léliards et aux nobles les plus distingués de la ville, ils s’étaient réunis au pied du beffroi sur une magnifique estrade.

À onze heures, les anges donnèrent du haut des remparts le signal de l’arrivée des princes, et le cortége royal fit enfin son entrée dans la ville par la porte Cathelyne.

En avant, chevauchaient quatre hérauts d’armes montés sur de beaux coursiers blancs ; à leurs longues trompettes était attachée la bannière du roi Philippe le Bel[36], bannière semée de fleurs de lis en champ d’azur. Ils sonnaient une marche guerrière dont les doux et harmonieux accords enchantaient l’oreille, dit une chronique du temps.

Derrière ces hérauts d’armes, à une distance de vingt pas environ, s’avançait le roi Philippe, monté sur un magnifique coursier. Parmi tous les chevaliers qui l’accompagnaient, il n’en était aucun dont les traits égalassent les siens en beauté. Des cheveux noirs et soyeux tombaient en boucles abondantes et capricieuses sur ses épaules. Son teint, légèrement bruni, donnait à l’ensemble de sa physionomie une expression mâle et énergique ; un sourire plein de douceur éclairait son visage ; tout son extérieur respirait la noblesse, et sa haute stature, ses membres bien proportionnés, sa tournure noble et majestueuse faisaient du monarque français le chevalier le plus accompli de son temps. Aussi était-il connu dans l’Europe entière sous le nom de Philippe le Bel. Ses vêtements brodés d’or et d’argent, n’étaient pas surchargés d’ornements, et il était facile de voir que le goût le plus délicat et non une aveugle vanité l’avait guidé dans leur choix. Un casque argenté brillait sur son front et le long panache, qui le surmontait, retombait en ondoyant jusque sur le dos de son cheval.

La hautaine Jeanne de Navarre, sa femme, marchait à ses côtés, assise sur une haquenée à la robe brune ; elle était toute couverte d’or et de pierreries. Sa longue robe de drap d’or, retenue à la taille par une ceinture d’argent, descendait jusqu’à terre, et l’éclat de mille ornements en rehaussait l’éclat. Des perles, des nœuds, des broderies où entraient les matières les plus précieuses, faisaient resplendir son costume et le harnachement de sa haquenée. La princesse était orgueilleuse et vaine ; on pouvait lire sur son visage la joie insolente dont cette entrée triomphale gonflait son cœur. Elle promenait, avec une fière arrogance, ses regards hautains sur le peuple ébloui qui avait envahi les fenêtres, les pompes et jusqu’aux toits pour mieux voir le splendide cortége.

De l’autre côté du roi, s’avançait Louis le Hutin, son fils. Le jeune prince avait gardé sa modestie au milieu des grandeurs, et son charmant caractère n’en avait pas été altéré : sa physionomie accusait une bienveillante pitié pour ses nouveaux sujets, dont le regard trouvait sans cesse sur ses traits un sourire plein d’affabilité et de bonté. Il avait les bonnes qualités et les vertus de son père, sans avoir rien pris de l’odieux orgueil de sa mère.

Immédiatement après le roi, s’avançaient des écuyers, des pages et de nobles dames ; puis tout un cortége de chevaliers vêtus avec magnificence. Parmi eux se trouvaient les sires Enguerrand de Marigny, de Châtillon, de Saint-Pol, de Nesle, de Nogaret, et nombre d’autres. L’étendard royal, et de nombreux gonfanons, flottaient gracieusement au-dessus du noble et chevaleresque cortége.

Venait ensuite une troupe de gardes du corps, tous à cheval, et au nombre de trois cents au moins. Ils étaient couverts de fer de la tête aux pieds ; de longues lances dépassaient leurs têtes d’une vingtaine de pieds : tous portaient des casques, des cuirasses, des cottes de mailles, des rondelles, des cuissarts et des gantelets de fer. Leurs robustes chevaux étaient caparaçonnés de même.

La foule, qui débordait de toutes parts, contemplait le cortége avec un respectueux silence ; et pas une acclamation ne s’élevait des groupes, pas un cri de joie ne se faisait entendre. Jeanne de Navarre se sentit vivement blessée par ce glacial accueil ; son dépit s’accrut encore en remarquant que bien des regards s’arrêtaient fixés sur elle, et qu’un grand nombre de spectateurs laissaient lire, dans un sourire de dédain, la haine qu’elle leur inspirait.

Dès que le cortége déboucha sur le marché, les deux renommées, placées sur les piédestaux, portèrent leurs trompettes à la bouche et firent retentir sur la place la fanfare de bienvenue. À ce signal, les magistrats et quelques autres léliards se levèrent en poussant le cri : France ! France ! Vive le roi ! Vive la reine !

Un son de colère gronda dans le cœur de la hautaine Jeanne. Le peuple et les corps de métiers demeuraient froids, immobiles et muets, et nul ne donnait le moindre signe de respect ou de joie[37] ; et la reine dévorait son dépit tout en laissant apercevoir le profond mécontentement qu’elle ressentait intérieurement.

À côté, et à quelque distance du trône se trouvait un groupe de nobles dames montées sur les plus belles haquenées qui se pussent voir. Pour faire à la reine Jeanne une plus solennelle réception, elles s’étaient revêtues de vêtements si riches et de bijoux si étincelants que l’œil ébloui n’en pouvait supporter la vue.

Mathilde, la jeune et belle fille du Lion de Flandre, se trouvait au premier rang et tomba la première sous les yeux de la reine. Elle était magnifiquement vêtue. Une haute coiffure en soie jaune, terminée en pointe et garnie d’une profusion de rubans de velours rouge, se balançait avec grâce sur sa tête ; la toile la plus blanche et la plus fine qu’eut jamais tissé un métier flamand, encadrait ses joues charmantes, tombait de la coiffure et descendait au sommet du chaperon fixé à un bouton d’or ; un long voile, d’une admirable transparence et brodé de milliers de points d’or et d’argent, flottait au gré du vent et suivait les libres mouvements de la jeune comtesse. Son surtout en drap d’or s’ouvrait sur la poitrine et laissait voir un corsage de velours bleu garni de lacets d’argent, et une ample jupe de satin vert aux plis soyeux couvrait les flancs de sa haquenée et touchait fréquemment la terre. Les couleurs variées de ce riche vêtement chatoyaient admirablement au soleil et confondaient leurs différentes nuances au moindre mouvement de la jeune fille. Tantôt il brillait aux yeux de tout l’éclat de l’or le plus pur, tantôt il prenait de sombres nuances vertes, tantôt il semblait refléter l’azur du ciel. Sur la poitrine de la comtesse une plaque d’or battu et étincelant joignait les deux extrémités d’un splendide collier de perles, et sur cette plaque le noir lion de Flandre était artistement gravé dans le jais. Une ceinture, également rehaussée d’or et terminée par des franges où la soie se mariait à l’argent, enfermait sa jeune taille et s’attachait par un fermoir garni de deux rubis.

Les harnais de la haquenée étaient de même garnis de plaques d’or et d’argent et de panaches ondoyants.

Les dames qui l’accompagnaient déployaient un luxe de toilettes presque aussi riches et presque aussi précieuses que celle de la jeune comtesse.

La reine de Navarre, qui s’avançait à pas lents à la tête du cortége, arrêta les yeux, avec une curiosité mêlée d’étonnement et d’envie, sur ce groupe de femmes si richement parées. Quand elle fut arrivée à une certaine distance, les nobles dames s’avancèrent majestueusement vers elle, et souhaitèrent avec respect la bienvenue aux nouveaux suzerains. Mathilde seule garda le silence et demeura à quelque distance, fixant sur Jeanne un regard plein de hardiesse et de fierté : il lui était impossible de rendre hommage à cette reine, cause de tant de douleurs, et sa figure portait visiblement l’empreinte du déplaisir qu’elle éprouvait. Jeanne ne s’y trompa pas ; elle arrêta son regard hautain sur Mathilde, et prétendit, par ce seul regard, lui faire baisser les yeux ; mais elle fut trompée dans son attente ; la jeune fille soutint fièrement le regard de la reine irritée. Déjà mécontente du luxe déployé par les dames flamandes, Jeanne alors ne put se contenir davantage ; elle fit faire brusquement volte-face à son cheval, et, s’adressant aux seigneurs qui se trouvaient près d’elle et leur montrant, en détournant la tête, toutes les dames réunies :

— En vérité, messires, s’écria-t-elle, je croyais être seule reine en France ; mais il me semble que les Flamands qui remplissent nos prisons sont tous princes ; car je vois leurs femmes parées comme des reines et des princesses[38] !

Elle avait prononcé ces paroles d’une voix si haute et si claire que tous les chevaliers qui l’entouraient et même quelques bourgeois, les avaient entendues. Puis elle demanda, avec un dépit mal dissimulé, au chevalier qui la suivait :

— Messire de Châtillon, quelle est donc cette orgueilleuse jeune fille que voilà devant moi ? Elle porte le lion de Flandre sur la poitrine : que signifie cela ?

Le comte se rapprocha de la reine et répondit :

— C’est la fille de monseigneur Robert de Béthune : elle se nomme Mathilde.

En prononçant ces mots, il plaça le doigt sur ses lèvres comme pour conseiller à la reine la dissimulation et le silence. La reine le comprit et le lui prouva par un sourire, sourire plein d’une cruelle perfidie et d’un ardent désir de vengeance.

L’observateur qui, en ce moment, eût porté son attention sur le doyen des tisserands eût pu remarquer combien son œil unique était fixement attaché sur Jeanne ; pas un pli n’avait paru ou disparu sur le front de la souveraine que de Coninck ne l’eût saisi et gravé dans sa mémoire. Il avait lu sur ses traits altérés, sa colère, ses désirs et ses projets, et déjà il savait que messire de Châtillon serait l’exécuteur de ses volontés ; dès cet instant, aussi, il songeait aux moyens qui pourraient déjouer sa ruse ou sa violence.

Quelques instants après cette petite scène à laquelle le roi était resté complétement étranger, les princes descendirent de cheval et montèrent sur le trône élevé pour eux au milieu de la place. Les écuyers, les pages et les dames d’honneur se disposèrent en deux rangs sur les marches ; mais les chevaliers restèrent à cheval autour de l’estrade royale. Lorsque chacun eut pris la place qui lui était destinée, les magistrats s’avancèrent avec les jeunes filles chargées de représenter la ville de Bruges, et présentèrent aux princes français les clefs des portes de la cité, posées sur un riche coussin de velours. Au même instant les renommées sonnèrent derechef de la trompette, et les léliards crièrent une seconde fois :

— Vive le roi ! Vive la reine :

Un morne silence régnait parmi la foule : on eût dit que les bourgeois de la bonne ville de Bruges, obéissant à un mot d’ordre, voulaient ainsi témoigner leur indifférence ou leur mécontentement, ils atteignirent pleinement leur but ; car, dès lors, Jeanne, blessée au vif par ce muet outrage, songeait au meilleur moyen de punir et d’humilier ces sujets insolents.

Le roi Philippe le Bel, doué d’un caractère plus affable, accueillit les magistrats avec la plus grande bienveillance, et promit de prendre le plus grand souci du bien-être de la Flandre. Cette promesse n’était point une feinte de la part de Philippe, et peut-être eût-il réussi à faire le bonheur de ses sujets, aussi bien en France qu’en Flandre, s’il eût été abandonné à lui-même ; mais, pendant tout son règne, il fut la proie de deux influences déplorables qui paralysèrent et réduisirent à néant ses bonnes intentions. La première et la pire fut la domination de Jeanne dont il ne put jamais se délivrer. Lorsque Philippe le Bel avait formé un généreux projet ou pris une bonne résolution, la reine, comme un mauvais esprit, venait les renverser et le forçait à approuver ses pernicieux desseins. La seconde cause de ses fautes fut la prodigalité qui le fit recourir à tous les moyens, justes ou injustes, pour remplacer, par de nouvelles ressources, un argent follement dépensé. Au moment dont nous parlons, il formait réellement les vœux les plus sincères pour la prospérité du pays de Flandre ; mais à quoi devaient servir ces vœux, puisque Jeanne de Navarre en avait déjà décidé autrement ?

Après la remise des clefs, les princes écoutèrent pendant quelque temps les harangues des magistrats, puis ils descendirent de l’estrade, et remontèrent à cheval. Le cortége reprit alors sa marche et s’avança lentement, à travers les diverses rues de la ville, vers le château des princes[39] où les attendait un splendide festin et auquel prirent part les principaux seigneurs et léliards. En même temps les gens des métiers regagnèrent leur demeure, et la solennité fut terminée.

À une heure avancée de la soirée, et longtemps après le départ des convives, la reine Jeanne s’était retirée dans la chambre où elle devait passer la nuit ; elle s’y trouvait seule avec sa dame d’atours. Déjà elle avait ôté en grande partie son pesant costume de cérémonie et achevait d’ôter ses bijoux. L’agitation fébrile de ses mains et l’expression de dépit empreinte sur ses traits, attestaient la plus vive impatience. Elle parlait avec aigreur, et tout ce que faisait la dame d’atours lui attirait une réprimande ou un reproche : colliers, bracelets, boucles d’oreilles étaient jetés çà et là sur le parquet comme des objets sans valeur, et de temps en temps, des phrases menaçantes s’échappaient de la bouche de la princesse.

Après s’être revêtue d’une robe de chambre en soie blanche, Jeanne se mit à parcourir la chambre en tout sens, sans montrer la moindre envie de prendre du repos. Elle promenait, autour d’elle, un regard plein de flammes. La dame d’atours, qui ne comprenait rien à ses gestes et à ses allures étranges et qui voyait la nuit s’avancer, s’approcha d’elle et lui dit avec une respectueuse déférence :

— Votre Majesté compte-t-elle veiller encore longtemps et dois-je me procurer un autre chandelier mieux garni que celui-ci ?

— Non, répondit la reine brusquement, il y a assez de lumière. Finissez vos sottes questions et laissez-moi seule… Allez dans l’antichambre attendre mon oncle, le comte de Châtillon !… Vous l’introduirez dès qu’il sera arrivé. — Allez !…

Aussitôt que la dame d’atours eut quitté l’appartement, Jeanne s’assit près de la table et laissa tomber sa tête entre ses deux mains. Elle resta dans cette position pendant quelques minutes, réfléchissant à l’outrage qu’elle avait reçu. Elle se releva tout à coup, se remit à parcourir la chambre à grands pas en faisant des gestes violents et murmurant d’une voix étouffée :

— Quoi ! un si petit peuple m’insulterait impunément, moi, la reine de France ! Une jeune fille orgueilleuse me ferait baisser les yeux ! Non, non, elle payera cher l’affront qu’elle a osé me faire !…

Une larme de rage coula sur sa joue brûlante : Soudain elle releva la tête et se prit à rire comme si un mauvais esprit eût parlé à son oreille, et ce rire avait quelque chose d’infernal.

— Misérables Flamands ! s’écria-t-elle, vous ne connaissez pas encore Jeanne de Navarre. Vous ne savez pas à quels excès terribles peut se porter sa vengeance !…

Elle ouvrit une fenêtre, et, la main étendue sur la ville d’où ne s’élevait aucun bruit :

— Dormez cette nuit en paix, continua-t-elle ; reposez sans crainte, dans votre audacieuse arrogance, demain le jour éclairera vos supplices. Ah ! que de larmes je vous ferai verser ! Quelles amères expiations ma main vous prépare ! C’est alors que vous me connaîtrez… Vous ramperez à mes pieds, la prière à la bouche, et je n’écouterai pas vos supplications. Je foulerai aux pieds vos fronts orgueilleux. Pleurs, lamentations, tout sera inutile ; et pour vous Jeanne de Navarre sera inexorable !…

En ce moment, elle entendit au dehors les pas de la dame d’atours qui revenait. Jeanne, referma la fenêtre, et, refoulant son émotion, courut à un miroir pour réparer le désordre de sa toilette, elle donna à son visage une expression plus calme, et toute trace d’émotion disparut de ses traits. La reine de Navarre était passée maîtresse dans l’art de feindre, ce vice capital des femmes.

Bientôt le comte de Châtillon entra dans l’appartement et ploya le genou devant elle.

— Messire, dit-elle, en lui faisant signe de se relever, il me semble que vous avez peu souci de me plaire. Ne vous ai-je pas invité à venir à dix heures ?

— Il est vrai, madame ; mais le roi, mon maître, m’a bien contre mon gré retenu près de lui. Croyez, je vous en prie, mon auguste nièce, croyez que j’étais sur des charbons ardents en me sentant retenu loin de vous, et empêché de me rendre à votre royal désir

— Votre affection dévouée m’est connue, messire ; aussi mes reproches n’ont-ils rien de sérieux, et la preuve, c’est que j’ai résolu de récompenser aujourd’hui même vos bons et loyaux services.

— Gracieuse reine, répondit le comte, vous servir est la seule faveur que j’ambitionne. Que d’autres recherchent les richesses, les emplois, les honneurs ! Moi, je ne demande à Votre Majesté que le bonheur de votre seule présence…

La reine sourit à ces mots, mais elle jeta un regard dédaigneux sur le vil courtisan, dont elle connaissait les vrais sentiments. Elle reprit d’un ton expressif :

— Et si je vous priais d’accepter un fief ? Le pays de Flandre.

Châtillon, qui n’avait pas compté, pour le moment, sur un si magnifique cadeau, regretta vivement les paroles qui venaient de lui échapper ; toutefois, il se remit promptement et répondit :

— S’il plaisait à Votre Majesté de m’honorer d’une telle marque de confiance, je n’oserais résister à sa royale volonté. J’accepterais cette faveur avec soumission et reconnaissance, et je baiserais vos mains magnanimes avec une respectueuse affection.

— Écoutez, messire de Châtillon, s’écria la reine avec impatience, je n’ai nulle envie de mettre votre galanterie à l’épreuve ; laissez donc de côté vos phrases affectées, et parlez sans détour ; aussi bien n’avez-vous rien à me dire que je ne sache mieux que vous, voyons. Que vous semble de notre royale entrée dans la bonne ville de Bruges ? Peuple et bourgeois n’ont-ils pas fait à la reine de Navarre une splendide réception ?

— À votre tour, auguste reine, quittez, je vous en supplie, cette ironie amère. L’outrage que vous avez reçu a blessé profondément mon cœur. Un peuple pervers et méprisable vous a bravée en face, et votre dignité de souveraine a été méconnue ; mais, pourquoi vous en attrister ?

— M’en attrister, m’en plaindre !… s’écria Jeanne. Messire de Châtillon, reprit-elle après un moment de silence, connaissez-vous votre nièce ? Connaissez-vous la jalouse ambition de la reine de Navarre ?

— Sans doute, madame, c’est la plus noble et la plus digne…

— Savez-vous aussi, messire, qu’une petite vengeance ne suffit pas à ma haine ? et qu’il me faut la punition éclatante, implacable, de ceux qui m’ont insultée ? Je suis reine et femme, messire comte, et c’est assez vous dire la conduite que vous aurez à suivre, si je fais de vous le gouverneur de la Flandre.

— Et, dans ce cas, madame, soyez assurée que vous serez pleinement vengée. Peut-être même irai-je au delà de vos vœux ; car je n’aurai pas seulement à venger votre injure, mais aussi les outrages faits chaque jour à la couronne de France par ce peuple têtu et rebelle.

— Pas de colère, messire de Châtillon, reprit Jeanne en souriant, ne serrez pas tout d’un coup le nœud de la chaîne ; mais ôtez-leur le courage et la force par de lentes et continuelles humiliations. Enlevez-leur peu à peu l’argent qui les pousse à la révolte ; accoutumez-les doucement au joug ; mais quand il en sera temps, faites-le peser si durement sur leurs têtes, que je puisse regarder leur servitude comme un triomphe. Ne vous hâtez pas, messire ; je sais prendre patience, quand la patience doit me conduire au but plus sûrement… Et d’abord, je crois qu’il sera prudent d’ôter à un certain de Coninck le titre de doyen des tisserands, et de ne jamais confier les charges qui donnent de l’influence à d’autres qu’à des Français, ou à leurs amis.

Le sire de Châtillon prêtait une oreille attentive aux conseils de la reine, et admirait, à part lui, l’habile politique de cette femme astucieuse. Comme l’esprit de vengeance le poussait lui-même aux excès de la tyrannie, il se réjouissait, dans son âme, de pouvoir en même temps satisfaire ses mauvais instincts et les désirs de sa nièce.

Il répondit donc avec une joie visible :

— J’accepte avec reconnaissance l’honneur que me fait Votre Majesté, et je ne négligerai rien pour suivre, en fidèle serviteur, les conseils de ma souveraine. N’aurait-elle pas encore quelques ordres à me donner ?

Cette question avait trait à Mathilde. Châtillon savait que la jeune comtesse avait attiré sur elle la colère de la reine ; et cela l’autorisait à croire qu’elle ne la laisserait pas impunie. Jeanne répondit :

— Je crois encore qu’il serait bon de faire conduire en France la fille de monseigneur de Béthune ; elle me paraît avoir sucé avec le lait l’entêtement flamand. Sa présence me serait agréable à la cour. Mais, assez sur ce sujet. — Vous comprenez mes intentions… Demain, je quitte ce pays ; Raoul de Nesle nous accompagnera. Vous, vous resterez ici, comte. Je vous nomme gouverneur de Flandre, et vous donne pleins pouvoirs. Vous administrerez le pays comme vous le jugerez convenable, et vous le maintiendrez en état de fidélité[40].

— Ou, pour mieux dire, selon le bon vouloir de ma royale nièce, dit le sire de Châtillon d’une voix adulatrice.

— Comme vous voudrez l’entendre, répondit Jeanne. En tout cas, je suis heureuse de vous voir si dévoué à notre service. Douze cents cavaliers resteront avec vous pour vous prêter main forte au besoin. Et maintenant, messire, allez, et permettez-moi de goûter un repos qui m’est bien nécessaire. Je vous souhaite une bonne nuit, mon bel oncle !

— Que son bon ange protége Votre Majesté ! dit Châtillon en s’inclinant, et il quitta la chambre de la reine.


VIII


Celui qui méprise la servitude sait aussi
mépriser la mort.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxPr. Van Duyse.



Les magistrats, autorisés par les léliards, avaient fait d’énormes dépenses pour la réception des souverains étrangers ; arcs de triomphe, estrades splendides, riches étoffes pour les garnir, rien n’avait été épargné, et tout avait coûté fort cher. De plus, chacun des gardes du corps du roi avait reçu une bonne mesure du meilleur vin ; mais comme tous ces frais avaient été ordonnés par les magistrats et que, par conséquent, ils devaient être acquittés sur le trésor de la commune, les bourgeois ne s’en étaient pas préoccupés, et ils regardaient tout ce luxe avec une complète indifférence.

Les principales décorations et la plupart des ornements disparurent rapidement, et les traces de la fête furent bientôt effacées. Le comte de Châtillon était à Courtray, et l’entrée du prince étranger était presque oubliée, lorsqu’un matin, vers dix heures, un messager de l’hôtel de ville parut sur le perron[41] et convoqua le peuple au son de la trompette ; aussitôt qu’il se vit entouré d’un nombre suffisant d’auditeurs, il tira un parchemin du porte-feuille suspendu à son côté, et lut à haute voix ce qui suit :

« Il est donné connaissance à chacun, afin qu’il n’en ignore, que messieurs les magistrats ont décidé en conseil :

» 1° Qu’un impôt extraordinaire sera établi pour couvrir les frais de l’entrée de notre gracieux souverain, Philippe roi de France ;

» 2° Que tout habitant de la ville de Bruges aura à payer, en conséquence, huit gros flamands[42], sans distinction d’âge et par tête ;

» 3° Que les collecteurs des impôts iront recevoir cette somme à domicile samedi prochain et que ceux qui, par fraude ou violence, voudraient se refuser à ce payement, y seraient contraints de par la loi, par messire le bailli. »

Les bons bourgeois, qui entendirent cette proclamation, commencèrent par se regarder les uns les autres avec stupéfaction, puis ils murmurèrent, mais à voix basse, contre cette décision arbitraire. Parmi eux se trouvaient quelques compagnons du métier des tisserands, et ces derniers se hâtèrent de donner connaissance du fait à leur doyen.

De Coninck apprit la nouvelle avec un vif mécontentement. Une atteinte aussi directe aux priviléges de la commune renouvelèrent ses craintes et augmentèrent sa méfiance. Il vit, dans cet ordre, le présage de la tyrannie que les nobles allaient essayer de faire peser de nouveau sur le peuple, et il résolut de déjouer cette première tentative soit par la ruse soit par la force. Il savait qu’il succomberait peut-être victime de son attachement à la patrie, puisque l’armée française n’avait pas encore quitté la Flandre ; mais cette perspective ne l’arrêta pas. De Coninck s’était depuis longtemps dévoué corps et âme aux intérêts de la ville qui l’avait vu naître.

Sa résolution prise, il appela le concierge du métier.

— Va, à l’instant même, lui dit-il, trouver tous les maîtres, et prie-les, en mon nom, de se rendre au Pand. Dis-leur qu’ils ne tardent pas d’une minute et qu’ils accourent me trouver ; l’affaire ne souffre pas de délais.

Le Pand ou maison des tisserands était un vaste édifice à façade arrondie, du côté de la rue une seule grande fenêtre, surmontée des armoiries du métier, éclairait le premier étage ; au-dessus de la large porte on voyait les images de monseigneur Saint-Georges et du dragon, artistement sculpté dans la pierre. La façade était, d’ailleurs, sans ornement, et il était difficile, en la voyant, de deviner que dans cette simple maison le plus riche corps de métier de la Flandre tenait ses réunions ; un grand nombre d’entre les maisons avoisinantes avaient une plus imposante apparence.

Bien que ce bâtiment fût divisé en une foule de pièces grandes et petites, aucune de celles-ci n’était vide ou sans destination. Au second étage, dans une vaste place, on pouvait voir les chefs-d’œuvre des compagnons et des maîtres, de même que les échantillons des draps les plus précieux fabriqués dans la ville. À côté, dans une autre chambre, étaient exposés les modèles de tous les instruments nécessaires aux tisserands, aux foulons et aux teinturiers ; une troisième pièce servait de magasin général aux costumes de cérémonie, aux armes et aux ornements de fête du métier.

La grande salle de réunion des maîtres donnait sur la rue. Toutes les préparations que font subir à la laine tous les ouvriers qui s’en occupent depuis le berger jusqu’au tisserand, depuis le teinturier jusqu’au marchand étranger qui venait des pays lointains échanger son or contre le drap de Flandre, étaient représentées sur les murailles par de gracieux petits anges. Quelques tables de chêne et des siéges massifs reposaient sur le pavé en pierre de taille ; six fauteuils, garnis de velours, indiquaient la place réservée, au fond de la salle, au doyen et aux anciens.

Peu de temps après l’envoi du concierge, un grand nombre de tisserands étaient déjà réunis dans la salle. Ils s’entretenaient avec la plus vive animation du nouvel impôt, et l’on pouvait lire sur leurs traits le plus profond mécontentement ; la plupart proféraient des menaces contre les magistrats, quelques-uns, cependant, ne semblaient pas disposés à une trop forte résistance. À chaque instant quelque maître arrivait. De Coninck alors entra dans la salle et traversa lentement les rangs de ses compagnons, pour se rendre au grand siége qui lui était destiné. Les anciens se placèrent près de lui, la plupart des autres tisserands restèrent debout à côté de leurs siéges pour mieux lire sur le front sévère de leur doyen le commentaire de ses éloquentes paroles : ils étaient en ce moment au nombre de soixante.

Dès que de Coninck vit l’attention de l’auditoire fixée sur lui, il se leva, étendit la main par un geste énergique et s’exprima en ces termes :

— Frères, faites bien attention à mes paroles ; car les ennemis de notre liberté, les ennemis de notre bonheur forgent des fers pour nous enchaîner ! Les magistrats et les léliards, afin de flatter les maîtres étrangers, ont déployé à leur entrée un luxe extraordinaire ; ils nous ont forcés à élever deux trônes et des arcs de triomphe, nous avons obéi : mais maintenant ils voudraient nous faire payer du prix de notre travail leurs lâches dilapidations. Frères, leur prétention est contraire aux priviléges de la ville et du métier. C’est là une première tentative, c’est un premier essai du joug d’esclave qu’on veut faire peser sur nous. Les perfides léliards permettent que leur comte, notre légitime suzerain, gémisse dans une prison étrangère, afin de pouvoir nous dominer plus facilement ; les léliards sont nos ennemis et nos oppresseurs. Depuis longtemps le peuple travaille et s’épuise pour eux comme des bêtes de somme ; mais, ô Brugeois, mes concitoyens, il vous a été donné de recevoir le premier rayon venu du ciel ; les premiers, vous avez brisé vos chaînes : l’avez-vous oublié ? Non, vous ne l’avez pas oublié, héroïques citoyens, vous avez brisé les fers de la servitude et vos fronts ne se courbent plus honteusement devant des maîtres tyranniques. Aujourd’hui, tous les peuples de la terre portent envie à notre prospérité, et admirent notre grandeur. Eh bien ! n’est-il pas de notre devoir de garder intacte cette liberté qui fait de nous le plus noble peuple du monde ? Oui, c’est un devoir sacré… et qui l’oublie est un lâche ; qui l’oublie renie sa dignité d’homme ! ce n’est plus qu’un vil esclave digne de tous nos mépris !

Un tisserand nommé Brakels qui, deux fois déjà, avait été doyen, se leva à ce moment et interrompit brusquement de Coninck.

— Vous parlez toujours de servitude et de droit ! s’écria-t-il. Qui vous dit que les magistrats songent à nous rendre esclaves ? Ne vaut-il donc pas mieux payer huit gros et demeurer en paix ? Si l’on vous écoute et si l’on vous obéit, il est facile de prévoir qu’il y aura du sang versé ; et bon nombre d’entre nous auraient à ensevelir leurs enfants ou leurs frères,

— et tout cela pour huit gros ! Oui vraiment, si l’on vous en croyait, les tisserands manieraient plus souvent le goedendag que la navette ; mais j’espère, pour ma part, qu’il y aura parmi nos maîtres ici réunis, beaucoup d’hommes sages et peu disposés à suivre vos conseils insensés.

Ce discours jeta la plus grande agitation parmi les tisserands ; ils témoignèrent par leurs gestes qu’ils partageaient les sentiments de l’orateur. La plupart désapprouvèrent la sortie de Brakels.

De Coninck avait promené un regard rapide sur toutes les physionomies ; il avait compté le nombre de ses adhérents, et, heureux de puiser dans cet examen la conviction que bien peu partageaient les craintes de son adversaire, il répondit :

— Il est expressément écrit dans la loi qu’on ne pourra établir de nouveaux impôts sur le peuple, sans que celui-ci y consente. Nous payons cette franchise assez cher pour que personne, si haut qu’il soit placé, n’y puisse porter atteinte ; celui qui ne voit pas loin dans l’avenir, peut trouver que huit gros, une fois payés, ne sont pas une grande somme. J’en conviens tout le premier, aussi ce ne sont pas ces huit gros qui me poussent à la résistance, mais ce sont nos priviléges que l’on veut abolir, seuls boucliers qui nous protégent contre la domination des léliards ! Non, nous soumettre, serait à la fois une imprudence et une lâcheté ; car sachez-le, frères, la liberté est un arbre qui dépérit et qui meurt, si l’on brise une seule de ses branches. Si vous permettez aux léliards d’élaguer cet arbre, ils vous ôteront bientôt la force de défendre son tronc desséché. Ainsi plus de vaines paroles, que quiconque a un cœur d’homme dans la poitrine, refuse de payer les huit gros ! Que quiconque sent couler dans ses veines le vrai sang des Klauwaerts lève le goedendag pour sauver les droits du peuple ! Et, d’ailleurs, frères, un vote va décider sur ma proposition ; c’est un conseil et non un ordre que je prétends vous donner.

Le tisserand qui avait déjà parlé, reprit :

— Votre conseil est un conseil pernicieux, doyen. Vous aimez les émeutes et l’effusion du sang ; et il vous plaît que votre nom serve de ralliement au milieu des insurrections. Répondez-moi, vous tous maîtres à qui je m’adresse, ne serait-il pas beaucoup plus sage de supporter, en fidèles sujets, la domination de la France et d’étendre par là notre commerce dans ce grand pays ? Oui, je l’affirme, la suzeraineté de Philippe le Bel accroîtra notre prospérité, et tout citoyen bien pensant doit regarder cette suzeraineté comme un bonheur pour le pays. Nos magistrats sont des hommes sages et dignes de notre estime.

La plus grande stupéfaction s’empara des tisserands en entendant ces lâches paroles. Et beaucoup d’entre eux lancèrent des regards de colère et de mépris à celui qui venait de les prononcer. De Coninck entra dans une véritable fureur.

— Comment ! s’écria-t-il, s’adressant directement à Brakels, tout amour de la liberté et de la patrie est-il donc éteint dans ton cœur ? Tu veux, cédant à la honteuse soif de l’or, que nous baisions la main qui rive nos fers ? Et la postérité dira que les Brugeois ont courbé le front devant l’étranger et sont devenus esclaves de leur plein gré ! Non, frères, vous ne le souffrirez pas ; vous ne souillerez pas votre nom de cette infamie ! Laissez les léliards, bâtards efféminés, vendre leur liberté à l’étranger pour un peu d’or et une honteuse tranquillité ; mais nous, restons purs de cette tache et de ce déshonneur ! Que le sang des fils de la libre ville de Bruges coule une fois de plus pour la défense de ses droits ! Notre étendard rouge en brillera davantage et les droits du peuple en seront d’autant plus saintement consacrés !

Maître Brakels ne laissa pas à de Coninck le temps de continuer et il s’écria :

— Et moi, je le répète, quoi que vous puissiez dire, il n’y a pas honte à obéir à un prince étranger ; au contraire, nous devrions nous réjouir de faire partie de ce grand et noble pays de France. Qu’importe à une nation commerçante sous quel souverain elle s’enrichit ? L’or des Turcs est tout aussi précieux que le nôtre !

À ces mots l’irritation contre Brakels arriva à son comble et l’on ne répondit plus à ses paroles. De Coninck poussa un profond soupir et dit :

— Ô honte ! ô tache ineffaçable ! un léliard, un bâtard a parlé dans la maison des tisserands !

Une tumultueuse agitation se répandit alors dans l’auditoire et un grand nombre lancèrent à maître Brakels des menaces inspirées par la colère.

Tout à coup une voix domina le tumulte et s’écria :

— Chassons le léliard ! Pas d’émissaire de l’étranger parmi nous.

Et ce cri fut cent fois répété.

De Coninck dut employer toute l’influence qu’il avait sur ses collègues pour les calmer ; beaucoup d’entre eux voulaient recourir à la violence, et la proposition fut faite à l’instant d’exclure maître Brakels ou de le condamner à une amende de quarante livres de cire.

Pendant que le secrétaire était occupé à recueillir les voix, Brakels se tenait devant le doyen et ne témoignait ni crainte ni émotion. Il comptait sur ceux qui avaient approuvé ses premières paroles, mais il se trompait grandement dans son calcul ; car le nom de léliard, qui était considéré par tous comme une marque infamante, ne lui avait pas laissé un seul partisan. Toutes les voix se prononcèrent pour l’exclusion, et l’arrêt fut salué par des acclamations unanimes.

Alors la rage du léliard éclata : il se répandit en injures et en menaces contre de Coninck. Mais le doyen demeura sur son siége, insensible aux outrages et aux provocations de son adversaire. Deux robustes compagnons, qui remplissaient les fonctions de portiers s’approchèrent de Brakels, et lui enjoignirent de quitter sur-le-champ le Pand. Il céda à la force, et courut, le cœur plein du désir de se venger, chez Jean de Gistel, principal collecteur des impôts, auquel il fit connaître la rébellion du doyen des tisserands.

Pierre de Coninck s’entretint longtemps encore avec ses compagnons, et ne cessa de les exhorter à la défense de leurs droits ; toutefois il exprima le désir qu’ils ne se missent pas en révolte ouverte, mais se contentassent de refuser les huit gros, jusqu’à ce que lui-même les appelât à prendre les armes.

L’assemblée se sépara enfin, et chacun prit le chemin de sa demeure. Pierre de Coninck s’en alla seul et tout songeur par la rue du Vieux-Sac ; il se rendait chez son ami Breydel. Au moment où il allait entrer dans la rue des Bouchers, il se vit tout à coup entouré par une dizaine d’hommes d’armes. Le bailli s’approcha de lui et lui ordonna de le suivre sans résistance[43]. On lui lia les mains comme à un malfaiteur, et il fut bafoué et insulté par les soldats qui l’emmenaient. Il supporta tout avec patience et ne fit pas entendre le moindre murmure. Il se laissa conduire à travers quatre ou cinq rues, au milieu des hallebardes, et ne parut donner aucune attention aux cris de surprise qu’excitait sa vue parmi les gens du peuple. Enfin il fut introduit dans la salle principale du premier étage du Princenhof[44].

Là se trouvaient réunis les principaux léliards avec les magistrats de la ville. Jean de Gistel, collecteur principal des impôts, occupait la place d’honneur. C’était le plus chaud émissaire de la France dans le pays de Flandre. Aussi dès qu’il vit de Coninck devant lui, il lui dit d’une voix irritée :

— Comment as-tu osé méconnaître l’autorité des magistrats ? C’est toi, doyen des tisserands, qui pousses les bourgeois à la révolte, et le temps ne sera pas long avant que tu fasses connaissance avec l’échafaud.

De Coninck répondit avec calme :

— La liberté du peuple m’est plus chère que la vie. Je subirai sans crainte une mort infamante, et le peuple ne mourra pas avec moi.

— C’est un rêve de fou, répliqua de Gistel. Le règne du peuple est fini, et, sous la domination française, le sujet doit obéir à son souverain. Les priviléges que vous avez arrachés par la violence à la faiblesse de vos princes seront révisés et amoindris. C’est trop vous enorgueillir des faveurs qui vous furent accordées, il vous faudra courber la tête, ingrats et vils serviteurs…

Un éclair de colère étincela dans l’œil unique de de Coninck.

— Vils serviteurs ! s’écria-t-il. Dieu connaît ceux qui sont ici, vils et méprisables, ou de ce généreux peuple, ou de ces léliards abâtardis ! La patrie n’existe plus pour vous. C’est vous qui êtes des esclaves agenouillés humblement devant un prince, tyran de la Flandre ! Et pourquoi ? Pour ressaisir votre pouvoir brisé ; pour satisfaire votre ambition cruelle ; mais vous ne réussirez pas ! Le peuple, qui a goûté le fruit de la liberté, rejette avec dégoût vos honteuses faveurs. Qui êtes-vous ? Les esclaves de l’étranger ! Et croyez-vous que les Brugeois consentent à devenir les esclaves d’autres esclaves ? Oh ! vous vous trompez grandement, mes seigneurs ! Notre Flandre, à nous, est devenue grande et forte, le peuple sait aujourd’hui ce qu’il vaut, et votre sceptre de fer vous est arraché pour toujours…

— Tais-toi, tais-toi ! s’écria de Gistel ; la liberté ne t’appartient pas. Tu n’as pas été créé pour elle.

— La liberté ! répondit de Coninck, de par nos sueurs et notre sang, elle est à nous, et tu voudrais nous l’enlever !…

De Gistel sourit ironiquement et répondit :

— Tes paroles et tes menaces sont une vaine fumée, doyen. Nous nous servons des armes étrangères pour raccourcir les ailes du monstre. D’autres lois régiront les communes ; leur entêtement dure depuis trop longtemps : nos mesures sont prises. Bruges courbera le front, et toi, tu ne reverras plus la lumière du soleil.

— Tyran ! s’écria le doyen des tisserands ; honte et malheur de la Flandre ! La tombe de ton père n’est-elle donc pas creusée dans cette terre que tu déshonores ? Ses restes sacrés ne reposent-ils pas dans son sein ? et tu la vends à l’étranger, bâtard que tu es ! La postérité jugera ta lâcheté et ton infamie, et tes enfants eux-mêmes, pour attester qu’ils te renient, inscriront ta honte sur les pages de notre histoire !

— Assez, dit de Gistel ; trêve à tes ridicules insultes. Holà, gardes ! qu’on le jette dans un cachot, en attendant son supplice.

Sur cet ordre, de Coninck fut entraîné hors de la salle et conduit dans un cachot souterrain. Un cercle de fer étreignit sa taille, et une lourde chaîne attacha son pied gauche à sa main droite. On mit près de lui du pain et une crache d’eau ; la porte fut refermée, et il resta seul dans les ténèbres. Les paroles du collecteur des impôts l’avaient jeté dans la plus grande tristesse ; il sentait que la liberté de sa ville natale était sérieusement menacée. Que n’oserait-on pas pendant son absence ? Les léliards pouvaient introduire des soldats dans la ville, et détruire l’édifice auquel il avait voué toute sa vie. Douleur affreuse pour ce noble et généreux ami du peuple ! Lorsque, dans son désespoir, il tordait ses fers et les entendait résonner lugubrement, il lui semblait voir ses frères, chargés de chaînes comme lui et livrés à la plus honteuse servitude. Alors, une larme amère coulait sur ses joues.

Les léliards avaient depuis longtemps projeté entre eux un odieux complot : tous les citoyens de Bruges étaient armés ; il leur était impossible de les contraindre à exécuter les ordres qu’ils donnaient, et leur domination courait le risque de n’être que passagère. Dès que les magistrats voulaient employer la force contre la bourgeoisie, les terribles goedendags apparaissaient, et tous les efforts demeuraient inutiles en face des métiers, trop puissants dans cette situation ; et, afin de se débarrasser de ce formidable obstacle, les léliards convinrent avec le comte de Châtillon que, le lendemain, de très-bonne heure, les bourgeois seraient surpris à l’improviste et désarmés. Le comte de Châtillon devait, à la même heure, se trouver aux portes de la ville avec cinq cents cavaliers. De Coninck seul aurait pu découvrir ce complot, quelque bien gardé que fût le secret : il avait pour cela des moyens cachés, dont les partisans des Français avaient vainement cherché les ressorts. Ils savaient le doyen des tisserands leur maître en ruse et en finesse, et l’avaient arrêté pour enlever au peuple ce sage et prudent protecteur, et affaiblir par là ce peuple qu’ils voulaient opprimer. Ce que Brakels leur avait rapporté de l’opposition des tisserands leur avait servi de prétexte ; mais déjà, auparavant, leur résolution était prise.

Après avoir ainsi concerté leurs mesures pour introduire dans la ville les soldats amenés par le gouverneur, les léliards étaient sur le point de se séparer, lorsque, tout à coup, la salle s’ouvrit brusquement, et un homme se fraya violemment passage, renversant les hommes préposés à la garde de l’entrée. Il s’avança d’un pas ferme et résolu vers les magistrats, et s’écria :

— Les métiers de Bruges demandent si vous voulez, oui ou non, relâcher le doyen des tisserands ! Décidez-vous vite, je vous le conseille !

— Maître Breydel, répondit de Gistel, il ne vous est pas permis de franchir le seuil de cette salle. Retirez-vous sur-le-champ !

— Je vous demande, répéta Jean Breydel en élevant encore la voix, à vous consentez à relâcher le doyen des tisserands ?

De Gistel parla à voix basse à l’oreille de l’un des magistrats, puis il s’écria :

— Nous répondons aux menaces d’un bourgeois rebelle par la punition qu’il mérite. Qu’on arrête cet homme !

— Ah ! ah ! qu’on arrête cet homme ! répéta Breydel en riant. Mais cet homme, c’est moi ! Et qui donc m’arrêtera ? Je vous avertis que les gens de la commune sont en bas, qu’ils vont s’emparer du Princenhof par la force, et que votre vie à tous répond de celle de de Coninck… Ah ! ah ! qu’on arrête cet homme !… Eh bien ! messeigneurs, vous allez voir une autre fête, et votre chanson va changer de refrain, je vous le jure…

Sur ces entrefaites, quelques gardes s’étaient approchés du doyen des bouchers et l’avaient saisi au collet ; un autre déroulait déjà les cordes destinées à le lier. Tant que Breydel avait parlé, il n’avait pas fait attention à ces préparatifs ; mais aussitôt que son regard se fut détourné des léliards, et qu’il aperçut près de lui les gardes et la corde, un cri sourd, pareil au mugissement d’un taureau, s’échappa de sa poitrine. Il fixa des yeux enflammés sur eux, et s’écria :

— Croyez-vous donc que Jean Breydel, un franc boucher de Bruges, se laisse garrotter comme un veau ? Oh ! oh ! mes maîtres, ce ne sera pas encore aujourd’hui !

À ces mots, il asséna un coup de poing si violent sur la tête du soldat qui le tenait par son pourpoint, que le pauvre diable chancela et tomba lourdement sur le pavé de la salle, comme un bœuf abattu par la massue ; puis, s’élançant comme l’éclair au milieu des gardes stupéfaits, il en renversa plusieurs, se fit un large passage, et parvenu à la porte, il se retourna et cria d’une voix tonnante :

— Vous le payerez cher, mes nobles seigneurs ! Garrotter un boucher de Bruges !! porter la main sur moi ! Oh ! malheur à vous, tyrans maudits… Écoutez ! écoutez ! Voilà le tambour des bouchers qui vous annonce la mort !

Il eût probablement continué ses menaces, mais il vit les gardes qui s’avançaient ensemble, et alors il se précipita dans l’escalier toujours en maugréant.

On entendit, en ce moment, de l’autre côté de la ville, gronder un bruit sourd pareil à un tonnerre lointain. Les léliards pâlirent, et la terreur les prit à l’approche de ce menaçant orage. Ils ne voulurent cependant pas remettre leur captif en liberté, et placèrent un plus grand nombre de gardes devant le Princenhof, pour le défendre contre les attaques du peuple ; ils se firent aussi accompagner par des gens d’armes jusqu’à leurs demeures.

Une heure après, toute la ville était en insurrection. La cloche d’alarme sonnait, les tambours des métiers parcouraient toutes les rues, et de sinistres grondements, semblables aux bruits avant-coureurs de la tempête, planaient sur la ville. Les portes et les fenêtres se fermaient, et les maisons ne s’ouvraient que pour laisser sortir un citoyen armé. Les chiens nombreux poussaient de lugubres hurlements, comme s’ils eussent compris les cris de détresse qui retentissaient par la cité, et mariaient leurs voix rauques aux clameurs de leurs maîtres, avides de vengeance. Des groupes nombreux stationnaient de toutes parts ; l’un portait une masse d’armes, l’autre un goedendag, un troisième une hache. Au milieu de la foule, les bouchers se faisaient facilement reconnaître à leurs formidables et étincelantes haches d’abattoir. Les forgerons, leurs lourds marteaux sur l’épaule, se rendaient aussi au lieu de réunion, devant la maison des tisserands ; là se trouvaient déjà d’innombrables compagnons des métiers, disposés en rangs, qui grossissaient à chaque minute, et à mesure que de nouveaux amis de la cause du peuple venaient se ranger sous les étendards.

Quand il jugea la foule assez grande, Jean Breydel monta sur une charrette qui se trouvait là par hasard, et commença son discours en faisant tourner sa hache au-dessus de sa tête :

— Gens de Bruges, s’écria-t-il enfin, il y va de la vie et de la liberté ! Nous allons apprendre aux léliards comment se chaussent les Brugeois, et si l’on peut trouver sur leurs corps une livre de chair d’esclave, comme ils le disent. Maître de Coninck est dans les fers ; amis, il faut que notre sang coule pour sa délivrance. C’est un devoir pour tous les métiers, c’est une fête pour les bouchers ! À l’œuvre ! à l’œuvre ! Retroussez vos manches !

Une clameur formidable répondit à ces ardentes paroles, et tandis que la corporation des bouchers obéissait à ses ordres, Breydel mit lui-même ses bras musculeux à nu jusqu’à l’épaule et s’écria, en s’élançant à bas du chariot :

— En avant, et sauvons le doyen des tisserands !

— Sauvons de Coninck ! cria-t-on de toutes parts. En avant ! en avant !

La foule se précipita comme une mer en furie vers le Princenhof. Des cris de mort et le cliquetis des armes accompagnaient le redoutable cortége, qui s’avançait en grossissant toujours ; les imprécations des hommes et les aboiements des chiens se mêlaient au son des cloches et aux roulements des tambours : on eût dit qu’une rage universelle s’était emparée des bons bourgeois de Bruges.

À la vue de cette multitude exaspérée, les gardes du Princenhof s’enfuirent dans toutes les directions, et laissèrent le palais sans défense ; mais tous ne purent s’échapper à temps, car en peu d’instants plus de dix cadavres jonchèrent les marches du perron.

Breydel furieux franchit l’escalier en courant ; il rencontra, à l’entrée du vestibule, un léliard qui s’enfuyait ; il le saisit et le lança par-dessus sa tête. L’infortunée victime fut reçue sur la pointe des goedendags, puis achevée à coups de masses d’armes. Bientôt tout le Princenhof fut envahi par les bourgeois. Breydel appela quelques forgerons, et ceux-ci forcèrent les portes des prisons. À leur grande tristesse, ils les trouvèrent toutes vides, et jurèrent, avec une rage plus grande encore, qu’ils vengeraient la mort de de Coninck.

Mais, lorsque les tisserands apprirent que toutes les recherches pour retrouver leur doyen qu’ils aimaient avaient été vaines, il fut impossible de les contenir davantage ; au lieu de poursuivre la perquisition, ils coururent aux demeures des principaux léliards, brisèrent et ravagèrent tout ce qu’elles renfermaient ; mais ils n’y trouvèrent aucun habitant : ceux-ci avaient prévu la visite.

En ce moment, Breydel, le désespoir et la soif de la vengeance dans l’âme, allait quitter le Princenhof, lorsqu’un vieux foulon à cheveux blancs s’approcha de lui et lui dit :

— Maître Breydel, vous cherchez, mais vous ne cherchez pas bien ; il y a encore une prison de l’autre côté du bâtiment, un profond cachot où, du temps de la grande moerlemye, j’ai passé une année de ma vie[45]. Suivez-moi donc ; nous y trouverons peut-être celui que vous cherchez.

Ils parcoururent alors de nombreux et obscurs corridors ; enfin, ils arrivèrent à une petite porte de fer. Le vieux foulon prit le marteau d’un compagnon forgeron, et en quelques coups il eut mis la serrure en pièces ; cependant, la porte ne s’ouvrit point. Emporté par l’impatience, Jean Breydel arracha le marteau des mains du foulon, et frappa la porte d’un coup si violent qu’elle vola en éclats et que tous les gonds sautèrent de la muraille. La porte tomba, et ils purent voir dans l’intérieur du cachot.

De Coninck se trouvait dans un coin, attaché au mur par une lourde chaîne. Jean Breydel courut à lui, transporté de joie, et se jeta au cou de son ami avec le même élan que s’il eût retrouvé un frère.

— Ô maître ! s’écria-t-il, quel bonheur j’éprouve en ce moment ! Je ne savais pas que je vous aimasse tant.

— Merci, mon brave Breydel, merci, ami, répondit de Coninck en rendant son étreinte au boucher ravi. Je savais bien que vous ne me laisseriez pas pourrir dans ce cachot : je connais trop votre noble courage. Quiconque vous ressemble est un Flamand de bonne race.

Puis, se tournant vers les gens des métiers qui se trouvaient là, il s’écria avec un enthousiasme qui remua vivement tous les cœurs.

— Frères ! vous m’avez aujourd’hui sauvé de la mort. À vous mon sang, à votre liberté toutes les forces de mon âme ! Ne me regardez plus désormais comme un doyen, comme un tisserand, qui habite au milieu de vous, mais comme un homme qui a juré devant Dieu de défendre toutes vos libertés contre l’ennemi qui les menace. Que les sombres murs de ma prison répètent mes paroles comme un serment solennel et inviolable : mon sang, ma vie, mon repos, je voue tout à mon pays !

Le cri : Vive de Coninck ! étouffa sa voix et retentit au loin dans les longs corridors. De bouche en bouche ce cri arriva jusqu’au dehors, et bientôt on l’entendit dans la ville entière. Les enfants eux-mêmes criaient : Vive de Coninck !

Le cercle de fer qui étreignait les reins du doyen des tisserands fut bientôt brisé, et il apparut à côté de Jean Breydel sur le perron du Princenhof. Mais à peine le peuple qui l’attendait eut-il remarqué les l’ers qui chargeaient ses mains et ses pieds, que des imprécations et des menaces de mort s’échappèrent de toutes les bouches. Des larmes de joie et de rage mouillèrent ensemble les yeux des assistants, et le cri : Vive de Coninck ! retentit avec une force nouvelle[46]. En même temps, une foule de tisserands coururent à leur doyen, et, dans leur transport, l’élevèrent sur le bouclier sanglant d’un soldat qui expirait. Quelle que fût la résistance opposée par le doyen, à cette ovation, il ne put s’y soustraire, et il fut porté en triomphe dans toutes les rues de la ville.

Étrange et tumultueux cortége ! Des milliers d’hommes, armés de couteaux, de haches, de lances, de marteaux, de masses, et d’autres armes fournies par le hasard, couraient, en poussant des clameurs enthousiastes, vers le marché ; au-dessus de leurs têtes, on voyait de Coninck sur le bouclier, les fers encore attachés aux pieds et aux mains ; aux deux côtés du prisonnier délivré marchaient des bouchers aux bras nus et armés de haches resplendissantes. Après une heure environ de cette ovation à la fois burlesque et effrayante, de Coninck exprima le désir de parler aux doyens et chefs des corps de métiers. Le cortége s’arrêta. De Coninck se leva et leur annonça qu’il avait à les entretenir sur une affaire du plus haut intérêt pour la ville. Il les pria en conséquence de se réunir, le soir même, chez lui, afin d’aviser aux mesures à prendre.

Il remercia ensuite le peuple, et le pria de se tenir prêt à courir aux armes au premier signal et à toute heure. Il descendit alors de son pavois ; ses mains et ses pieds furent délivrés de leurs fers, et tout le peuple l’escorta avec d’unanimes acclamations jusqu’à sa demeure, qui était située dans la rue aux Laines.

IX


Comme un rocher, qui, des profondeurs de l’abîme, s’élève au milieu des flots irrités et va percer les nues de sa cime orgueilleuse ; ainsi on le voyait porter la tête haute et fière en dépit du sort impitoyable.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxF. de Vos.



Le lendemain, avant le lever du soleil, Jean de Gistel et les léliards se trouvaient réunis sur le marché aux herbes ; ils étaient armés de pied en cap, et s’étaient fait accompagner d’environ trois cents cavaliers ou hommes d’armes. Le plus grand silence régnait dans la petite troupe : de là dépendait la réussite de leur attaque. Ils voulaient, aux premiers rayons du jour, surprendre le peuple et enlever toutes les armes des maisons ; ils devaient ensuite pendre de Coninck et Breydel, comme fauteurs de la rébellion, et contraindre ainsi les métiers à la soumission. Châtillon devait, le même jour, faire son entrée dans la ville désarmée, et imposer pour toujours à Bruges une autre forme de gouvernement. Mais ce secret n’avait pas échappé à de Coninck : il s’était préparé à la lutte, et, au même moment et dans le même silence, les tisserands et les bouchers étaient réunis, de leur côté, avec les compagnons de quelques autres métiers, dans la rue Flamande.

De Coninck et Breydel se promenaient seuls à quelque distance des groupes, et convenaient du projet qu’ils allaient mettre à exécution. Les tisserands et les bouchers devaient attaquer les léliards, et pendant ce temps-là, les autres compagnons devaient se rendre maîtres des portes de la ville et les tenir fermées, afin que l’ennemi ne pût recevoir de secours du dehors.

Les deux partis étaient ainsi en présence non loin l’un de l’autre sans le savoir, lorsque la cloche de l’église de Saint-Donat sonna l’Angelus. Alors on entendit les pas des chevaux de Jean de Gistel retentir sur le pavé ; les corps de métier se mirent également en mouvement et marchèrent en silence au-devant des léliards. Ce fut précisément sur le marché que les deux troupes se rencontrèrent ; les partisans de la France débouchaient par la rue Breydel, au moment où les métiers étaient encore dans la rue Flamande. Aussi grand fut l’étonnement des léliards quand ils les aperçurent s’avançant vers eux. Cependant comme ils étaient chevaliers et hommes d’armes, ils ne renoncèrent pas à leur projet.

Bientôt la trompette donna le signal et les cavaliers volèrent au-devant des bourgeois encore resserrés dans une rue étroite. Les lances des léliards s’abaissèrent et rencontrèrent les goedendags des tisserands qui, immobiles, attendirent le choc. Mais, quels que fussent le courage et l’habileté des gens des métiers, ils ne purent, à cause du désavantage du terrain, résister à la violence de l’attaque. Cinq d’entre eux, placés au premier rang, tombèrent morts ou blessés sur le pavé, et donnèrent moyen par là aux cavaliers de rompre la ligne de bataille : les métiers reculèrent et les léliards, qui se croyaient déjà maîtres du champ de bataille, poussèrent en triomphe le cri :

— Montjoie et Saint-Denis ! France ! France !

Ils taillaient et hachaient autour d’eux dans les rangs des tisserands, et couvraient le sol de cadavres. De Coninck, qui se trouvait en avant, combattait bravement avec un long goedendag, et empêcha, pendant quelque temps, les premiers rangs de se débander. Ceux-ci avaient seuls à soutenir l’effort de l’ennemi ; et les autres, enfermés dans la rue, ne pouvaient prendre part à la lutte. Aussi, malgré les paroles et l’exemple du doyen, le sort ne resta pas longtemps indécis : les léliards tombèrent avec un nouvel élan sur la tête de la colonne et la rejetèrent en désordre sur ceux qui suivaient.

Ce coup de main avait été si rapide que bon nombre déjà avaient succombé avant que Jean Breydel, qui se trouvait avec son métier à l’autre bout de la rue, eût pu s’apercevoir que la lutte était engagée. Un mouvement ordonné par de Coninck fit ouvrir les rangs et révéla la situation au doyen des bouchers, en lui mettant sous les yeux le péril que couraient les tisserands. Il grommela d’une voix rauque quelques paroles inintelligibles, et, se tournant vers ses hommes, il s’écria :

— En avant, bouchers ! en avant !

Prompt comme la foudre, il s’élança, suivi de tous ses hommes, à travers les rangs des tisserands, et tomba sur les cavaliers. Du premier coup de sa hache il fendilla tête d’un cheval, du second il renversa à ses pieds le cavalier : en un instant quatre cadavres furent étendus devant lui. En ce moment il reçut lui-même une légère blessure au bras gauche. La vue de son propre sang le transporta de rage ; sa bouche écuma, il lança un regard terrible au chevalier qui l’avait blessé, et jeta sa hache loin de lui. Puis, se courbant sous la lance de son ennemi, il s’élança d’un bond de tigre sur le cheval, et se cramponna au corps du léliard. Celui-ci ne put résister à la force de Breydel exaspéré ; il chancela et tomba sur le pavé. Pendant ce combat singulier, les bouchers et les autres gens des métiers s’étaient élancés sur leurs ennemis et en avaient jeté un grand nombre par terre. Les combattants luttèrent ainsi longtemps à la même place, et les cadavres d’hommes et de chevaux s’amoncelèrent, et des flots de sang teignirent d’un rouge sombre le pavé de la rue.

Cependant les métiers redoublaient d’ardeur et d’élan. En vain les léliards résistaient de toutes leurs forces ; ils se virent forcés de reculer, et livrèrent passage à leurs ennemis qui purent alors se répandre sur le marché. Dès lors leur projet devint évident, ils voulaient enfermer tous les cavaliers dans un cercle, et dans ce but ils étendaient leur aile droite jusqu’au marché aux bœufs. Mais bientôt les chevaliers vaincus tournèrent bride et prirent la fuite pour échapper à une mort certaine. Les tisserands et les bouchers se mirent à leur poursuite en poussant des clameurs de triomphe. Toutefois la rapidité de leurs chevaux les sauva, et les bouchers ne purent parvenir à les rejoindre.

Le son des trompettes et le bruit du combat avaient jeté l’alarme dans la ville entière. En un instant tous les habitants furent sur pieds. Des milliers de bourgeois armés accoururent de toutes les rues en aide à leurs frères ; mais la victoire s’était déjà prononcée. Les léliards s’étaient réfugiés au Burcht, et cette place fut cernée et surveillée de tous les côtés par les gens des métiers.

Pendant que ces événements se passaient sur le marché, le comte de Châtillon s’approchait de la ville avec cinquante cavaliers. Il avait bien prévu qu’elle serait fermée et qu’elle soutiendrait un véritable siége. Aussi avait-il chargé son frère Guy de Saint-Pol de lui amener un nombreux renfort d’infanterie avec le matériel nécessaire. En attendant ce secours, il s’apprêtait déjà à l’assaut et cherchait le côté le plus faible de la ville. Bien qu’il ne vît que peu de monde sur les remparts, il jugea prudent de ne rien entreprendre seul avec de la cavalerie ; il connaissait l’indomptable peuple de Bruges. Mais, une demi-heure après son arrivée, la troupe du sire de Saint-Pol apparut dans le lointain ; les pointes des lances et les cimiers des casques resplendirent à l’horizon sous les premiers rayons du soleil ; d’épais nuages de poussière enveloppaient les chevaux qui traînaient des machines de guerre.

Le petit nombre de Brugeois qui gardaient la porte et les murailles, ne virent pas sans crainte l’approche de cette troupe. En apercevant les lourdes portes et les redoutables engins de siége, ils furent saisis d’un pénible pressentiment. Cette nouvelle se répandit en peu d’instants dans toute la ville, et le cœur des femmes se serra d’effroi et de douleur. Les gens des métiers étaient encore campés autour du Burcht, quand ils apprirent l’arrivée de l’armée. Alors ils laissèrent un certain nombre d’entre eux autour du Burcht pour s’opposer à la sortie des léliards, coururent en toute hâte aux remparts, et se répandirent sur les murs menacés. Ce ne fut pas sans crainte pour leur ville natale qu’ils aperçurent les troupes françaises déjà occupées à faire tous les préparatifs du siége.

Les assiégeants travaillaient à une grande distance des murailles, hors de la portée des flèches qui leur seraient lancées de la ville : ils poursuivaient tranquillement leurs préparatifs, tandis que Châtillon, avec ses cavaliers, avait pour mission d’empêcher toute sortie des assiégés. Bientôt de hautes tours avec des ponts-levis se dressèrent au milieu de l’armée française ; les béliers et les catapultes étaient presque terminés, et tout prédisait aux Brugeois un sort terrible.

Quelque grand que fût le péril, il n’y eût cependant ni lâche terreur ni la moindre indécision dans leurs âmes : leurs regards se portèrent fixes et immobiles sur l’ennemi, leurs cœurs battirent vivement, leur respiration devint courte et haletante ; mais bientôt, et sans qu’ils eussent détourné les yeux de l’ennemi, le sang circula plus librement dans leurs veines ; un feu viril enflamma leurs joues, et chacun sentit s’enflammer dans son cœur un ardent désir de vengeance et un héroïque ressentiment.

Un seul homme, sur les remparts, paraissait joyeux et content ; à voir l’agitation de ses mouvements et le sourire de ses lèvres, on eût dit qu’il voyait approcher un grand bonheur. Par moments son œil de flamme se détachait de l’ennemi pour se reporter sur la hache qui brillait dans sa main robuste, et dont il caressait avec amour le tranchant meurtrier. — Cet homme était l’intrépide Jean Breydel.

Les doyens des métiers se trouvaient tous auprès de de Coninck, attendant ses conseils et ses ordres. Selon sa coutume, le doyen des tisserands réfléchit longtemps. Cette lenteur à prendre une décision fit perdre patience à Breydel, qui s’écria enfin :

— Eh bien, maître de Coninck, qu’ordonnez-vous ? Sortons-nous des portes et tombons-nous sur le corps de ces marauds, ou restons-nous sur les remparts pour les y assommer ?

Le doyen des tisserands ne répondit pas : il resta plongé dans une profonde méditation, l’œil toujours fixé sur les travaux de l’ennemi, et comptant avec attention les grandes machines de siége qui s’élevaient en grand nombre. Nul effort n’eût pu lire sur son visage un signe qui annonçât sa décision ; on n’y pouvait voir qu’une froide réflexion. Dans le cœur de de Coninck il y avait bien du calme et du sang-froid, mais pas d’espoir de succès : il comprenait qu’il était impossible de résister aux attaques de l’ennemi, à qui ces gigantesques catapultes et ces hautes tours donnaient un immense avantage. Quand il se fut pleinement convaincu que, si l’assaut était donné, la ville serait mise à feu et à sang, il résolut de tenter un triste et pénible moyen pour le prévenir : il se tourna vers les doyens et leur dit d’une voix lente et grave :

— Compagnons, le péril est grand ! Notre ville, la perle du pays de Flandre, était vendue, et nous ne le savions pas ! Aujourd’hui la prudence seule peut nous servir. Que le sacrifice des généreux sentiments qui vous animent soit pénible et déchirant pour vous, je n’en doute pas ; mais je vous supplie de songer que si le dévouement du héros, qui verse son sang pour la défense des droits de ses concitoyens, est glorieux, autant est insensée la conduite de l’imprudent qui, par sa témérité, met sa patrie en péril. Compagnons, ici toute lutte est inutile…

— Comment ! comment ! s’écria Jean Breydel. Toute lutte inutile ? Et qui donc vous inspire de semblables paroles ?

— La prudence et l’amour de ma ville natale, répondit de Coninck. Nous pouvons, comme Flamands, mourir, les armes à la main, sur les ruines fumantes de notre ville ; nous pouvons succomber vaillamment au milieu des cadavres sanglants de nos frères, — nous sommes des hommes ! Mais nos femmes, mais nos enfants, Les livrerons-nous, désarmés et abandonnés, à la vengeance de nos ennemis ? Non, le courage a été donné à l’homme pour la défense de ceux qui sont plus faibles que lui… Il faut rendre la ville !

Ces paroles produisirent l’effet d’un coup de foudre sur les auditeurs : ils crurent entendre un insultant blasphème, et tous à la fois s’écrièrent :

— Rendre la ville ! Nous !…

De Coninck demeura calme en présence de ces reproches, et répondit :

— Oui, compagnons, cette résolution doit déchirer vos cœurs avides de liberté, mais c’est la seule ressource qui nous reste, le seul parti qui puisse sauver Bruges d’une entière destruction.

Pendant que de Coninck parlait, Jean Breydel s’était répandu en exclamations de colère. Lorsqu’il s’aperçut que plusieurs doyens penchaient vers la soumission, il s’avança vivement au premier rang.

— Le premier d’entre vous qui ose encore parler de se rendre, je le foule aux pieds comme un traître, s’écria-t-il. J’aime mieux mourir sur le cadavre d’un ennemi que garder une vie déshonorée. Croyez-vous donc que mes bouchers tremblent en face du danger ? Non. Voyez comme leur cœur bat, comme ils aspirent ardemment à la lutte ! Ils ne comprennent pas votre langage, et ils sont prêts à mourir ! Oh ! je vous le déclare, nous défendrons la ville de nos pères, et que celui qui a peur s’en aille au logis et se cache auprès des femmes et des enfants. Mais je vous le jure par cette hache, la main qui ouvrira la porte ne se relèvera jamais !

La rage au cœur, il courut alors vers ses bouchers et parcourut leurs rangs d’un pas rapide.

— Rendre la ville ! Nous, rendre la ville ! répétait-il à mainte reprise, avec une expression de colère et de mépris.

Quelques-uns des chefs des métiers, en entendant ces exclamations, lui demandèrent ce qu’il voulait dire ; alors Breydel éclata :

— Que le ciel nous soit en aide, braves gens ! Le sang bout dans mes veines de me voir cloué à cette place ! Les tisserands veulent rendre la ville ! Mais, je vous en conjure, mes frères, demeurez avec moi, et mourons comme de vrais Flamands ! Regardez ce sol que foulent vos pieds, c’est là que sont morts les bouchers, nos pères ! dites, que là aussi seront nos tombeaux : oui, que chacun le dise, ici sera ma tombe ou celle des étrangers. Que notre mort ou notre victoire soit un éternel opprobre pour les lâches tisserands ! Que celui qui n’a pas le cœur d’un franc boucher, s’en retourne chez lui… Voyons, qui combat avec moi, jusqu’à la mort ?

Les voix de tous les bouchers retentirent en une lugubre acclamation, et trois fois ils poussèrent le cri : jusqu’à la mort ! comme une lamentation montant du sein de l’abîme ! Jusqu’à la mort : telle fut l’exclamation qui s’échappa de sept cents poitrines ardentes et se perdit au milieu du grincement des haches mordues par l’aiguisoir d’acier.

Pendant que ce serment était proféré par Breydel et ses bouchers, la plupart des doyens, convaincus par de Coninck, avaient accepté le triste moyen de salut qu’on leur offrait et consenti à la reddition de la ville ; mais cet acte devenait impossible en présence de l’opposition de Breydel. Toutefois, à la vue des formidables machines de guerre qui continuaient à s’élever presque sous les yeux, ils résolurent d’entrer en négociation avec l’ennemi, malgré le doyen des bouchers.

Mais l’impatient Breydel devina leur projet, Comme un lion blessé, il poussa un rugissement furieux où se confondaient des paroles inintelligibles et se précipita vers de Coninck. Les bouchers, qui avaient compris la colère de leur chef, le suivirent en désordre et pleins du désir de la vengeance.

— À mort ! à mort ! hurlaient-ils avec rage ; à mort le traître de Coninck !

La vie du doyen des tisserands était en grand péril ; cependant il vit s’élancer vers lui cette foule avide de son sang sans que sa physionomie laissât paraître la moindre émotion. Pareil à un homme qui jette un regard de pitié sur des insensés, il croisa les bras sur sa poitrine, et fixa un regard calme et presque indifférent sur les furieux qui s’approchaient. Du sein des groupes s’élevait avec une fureur croissante le terrible cri :

— À mort le traître !

Et déjà la hache menaçait la tête du grand homme. Il restait cependant immobile, impassible, inébranlable ; ainsi le chêne superbe brave la colère et les efforts de l’ouragan, ainsi du haut du rempart sur lequel il s’était placé, de Coninck dominait la foule comme un juge.

En ce moment, une étrange expression se peignit sur le visage de Breydel. On eût dit que, tout à coup, il avait perdu tout sentiment ; la hache pendait oubliée à son côté. Il admirait la grandeur de l’homme dont il voulait combattre les conseils. Mais cette hésitation fut rapide comme l’éclair : soudain il reconnut le danger que courait son ami. Il renversa à ses pieds le boucher qui, déjà, levait sa hache sur de Coninck et s’écria :

— Arrêtez ! arrêtez !

Cet ordre se perdit d’abord au milieu du tumulte, une voix ne pouvait se faire entendre, si puissante qu’elle fût, parmi des cris de morts qui retentissaient de toutes parts ; Breydel, alors, se plaça menaçant devant le doyen des tisserands et fit tournoyer rapidement sa redoutable hache. À cette vue seulement, ses compagnons comprirent qu’il voulait protéger de Coninck ; ils abaissèrent leurs armes et devinrent attentifs à ce qui allait se passer, on n’entendit plus que quelques sourds et menaçants murmures.

Tandis que Breydel était occupé à rétablir le calme parmi eux, un héraut d’armes français se présenta au pied même du rempart sur lequel venait de se passer cette orageuse scène. L’attention des Brugeois irrités, se détourna immédiatement de de Coninck, pour se reporter sur le héraut d’armes. Celui-ci s’écria en s’adressant aux assiégés :

— Au nom de notre puissant souverain Philippe, roi de France, messire de Châtillon vous ordonne, par ma voix, de rendre la ville à merci. Si, dans un quart d’heure, vous n’avez pas répondu à cette sommation, vos murailles seront renversées et vos demeures détruites par le fer et par le feu.

Les regards de tous ceux qui avaient entendu cette sommation, se portèrent simultanément sur de Coninck ; et ils semblèrent implorer conseil de ce même homme qu’ils voulaient mettre à mort, un instant auparavant ; Breydel lui-même fixa sur de Coninck un œil interrogateur, mais personne n’obtint la réponse désirée. Le doyen des tisserands se tenait silencieux au milieu d’eux et semblait ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait.

— Eh bien, ami de Coninck, que nous conseillez-vous ? demanda Breydel.

— De rendre la ville ! répondit-il froidement.

Les bouchers se mirent à murmurer de nouveau, mais un geste impérieux de Breydel les réduisit au silence.

— Croyez-vous, de Coninck, qu’avec du courage et une intrépide résolution, on ne puisse défendre la ville ? Une héroïque bravoure serait-elle impuissante ? Heure fatale !

Il était facile de deviner sur les traits de Breydel les combats qui se livraient dans son âme ; autant ses yeux avaient été enflammés du désir de combattre, autant, en ce moment, ils étaient devenus ternes et abattus : le feu dont ils brillaient d’ordinaire s’était éteint subitement.

De Coninck éleva la voix de manière à se faire entendre de la foule qui l’entourait, et dit :

— Je vous prends tous à témoins que l’amour de la patrie m’inspire seul. Pour ma ville natale j’ai bravé votre colère furieuse, aussi, il ne me coûterait rien non plus de mourir de la main de l’ennemi ; mais la conservation de la perle de la Flandre est pour moi une tâche plus sacrée : accablez-moi d’outrages, insultez-moi, injuriez-moi comme un traître, je sais le devoir que j’ai à remplir. Quelque pénible que soit la mission que je me suis donnée, rien ne me détournera du chemin que je me suis tracé. Patience amis, un jour viendra où je vous rendrai votre liberté, fut-ce malgré vous ! mais, en ce moment, je vous le répète pour la dernière fois, il est de notre devoir de rendre la ville.

Quiconque eût, pendant cette courte allocution, considéré le visage de Breydel, eût vu s’y succéder mille émotions diverses : le dépit, la colère, la tristesse passaient tour-à-tour sur ses traits, et l’on voyait, à la contraction fébrile de ses poings, qu’il luttait contre ses propres instincts. Au moment où la phrase : nous devons rendre la ville retentit de nouveau à son oreille, comme une sentence de mort, il fut frappé d’une profonde tristesse et resta un instant privé de pensée et de sentiment.

Les bouchers et autres gens des métiers promenaient leurs regards d’un doyen à l’autre, et attendaient, dans un solennel silence, l’issue du débat.

— Maître Breydel, s’écria de Coninck, si vous ne voulez pas être la cause de notre perte à tous, donnez vite votre assentiment. Voici le héraut d’armes qui revient : le délai est écoulé. Breydel sortit de sa profonde préoccupation et répondit d’une voix triste :

— Vous le voulez, maître ? Il faut donc qu’il en soit ainsi ?… Eh bien, rendez la ville…

À ces mots, il saisit la main de de Coninck et la serra avec émotion ; deux larmes, indices d’une vive douleur, s’échappèrent de ses yeux bleus et un soupir étouffé entrouvrit ses lèvres. Les deux doyens échangèrent ensemble un de ces regards dans les quels l’âme se révèle tout entière. Ils se comprirent tout à coup, et leurs bras s’unirent dans une fraternelle étreinte.

Ces deux hommes, les plus nobles citoyens de Bruges, personnifiant l’héroïsme et la sagesse, poitrine contre poitrine, se renvoyaient une admiration réciproque.

— Ô mon vaillant frère s’écria de Coninck, votre âme est grande ! Quelle lutte vous avez eue à subir ! et pourtant vous avez vaincu.

À la vue de cette émouvante scène, des clameurs de joie s’élevèrent de tous les groupes, et tout dissentiment disparut du cœur des belliqueux Flamands. Sur l’ordre de de Coninck, le trompette des tisserands fit trois fois retentir un éclatant appel et cria au héraut d’armes français :

— Votre chef accorde-t-il sauf-conduit à notre parlementaire ?

Le héraut d’armes répondit :

— Il accorde le sauf-conduit selon les usages de la guerre, et ce sur sa parole.

Sur cette assurance, la herse se leva et le pont-levis tomba pour livrer passage à deux bourgeois. L’un d’eux était de Coninck et l’autre le héraut d’armes des métiers. À leur arrivée dans le camp français, ils furent conduits dans la tente de messire de Châtillon. Le doyen des tisserands s’approcha fièrement du général français et lui dit :

— Messire comte, les bons bourgeois de la ville de Bruges vous font savoir par moi, leur ambassadeur, que, pour éviter une inutile effusion de sang humain, ils ont résolu de vous livrer la ville. Mais comme ce sentiment d’humanité les pousse seul à la soumission, ils m’ont chargé de vous proposer les conditions suivantes : 1o les frais de l’entrée du roi ne seront pas prélevés sur le tiers état par un nouvel impôt ; 2o les magistrats actuels seront destitués, et nul ne pourra être poursuivi du chef de rebellion. Veuillez me dire, monseigneur, si vous acceptez ces conditions.

Une violente colère intérieure contracta les traits du comte :

— Que signifie ce langage, s’écria-t-il ; comment osez-vous me proposer des conditions quand je n’ai qu’un signe à faire pour réduire vos remparts en ruines ?

— Monseigneur, répondit de Coninck, faites bien attention à mes paroles : les fossés de notre ville seront remplis des cadavres de vos soldats avant qu’un seul Français n’ait escaladé nos murs. Nous aussi nous ne manquons pas d’instruments de guerre, et les chroniques sont là pour vous prouver que les Brugeois savent mourir pour la liberté.

— Je sais, répondit le comte, que l’entêtement ne vous manquera pas. Mais je connais aussi la bravoure de mes troupes ; ainsi donc écoutez-moi à votre tour. Je veux que la ville se rende à discrétion ; voilà ma réponse.

Châtillon n’avait pu voir sans une vague inquiétude les innombrables compagnons de métiers qui couvraient les murailles et leur martiale attitude. Il pressentait une lutte sanglante et acharnée ; dès lors la prudence lui faisait désirer que la ville se rendît. Aussi l’arrivée pacifique de de Coninck l’avait-elle rempli de joie ; mais les conditions qu’on lui offrît ne pouvaient lui convenir. Il les eût bien acceptées avec l’arrière-pensée toute politique de se soustraire par quelques détours à leur accomplissement ; mais il se méfiait du doyen des tisserands et doutait de la loyauté de ses paroles. Il résolut donc d’éprouver si les Brugeois étaient réellement décidés à se défendre jusqu’à la mort, et donna à haute voix l’ordre de faire avancer les machines de siége.

Durant l’entretien de Coninck avait, de son côté, scruté d’un œil perçant la physionomie de messire de Châtillon, et il y avait lu la résolution et l’embarras ; et ce court examen lui avait suffi pour comprendre que le général français ne désirait pas plus que lui que l’on en vînt aux mains. Il persista donc dans les conditions proposées, malgré la mise en mouvement des troupes et des machines de siége.

La froide persévérance de de Coninck trompa le général français ; il resta convaincu que les Brugeois ne le craignaient pas et qu’ils défendraient leur ville jusqu’à la dernière extrémité. Dans cette circonstance il ne voulut pas exposer toute son armée et risquer la perte de la Flandre à propos d’un fait isolé. Il se mit à discuter avec de Coninck les conditions proposées par celui-ci. Enfin, après une longue conversation, il fut convenu entre eux que les magistrats resteraient en place et que les autres points seraient concédés aux Brugeois. De son côté, le sire de Châtillon obtint le droit de faire occuper la ville par tel nombre de soldats qu’il jugerait convenable.

Dès que le traité fut conclu et signé par les deux plénipotentiaires, de Coninck regagna la ville avec le héraut d’armes. Les conditions obtenues furent proclamées dans toutes les rues. Une demi-heure après, l’armée française faisait son entrée triomphale, trompettes sonnantes et bannières déployées, et les gens des métiers regagnaient leur demeure, le cœur plein de dépit et de tristesse. Les magistrats et les léliards sortirent de Burcht et la ville reprit un calme apparent.

X


Pour quelle raison, Waermond, êtes-vous assis dans le bois, profondément rêveur, sur la mousse printanière ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxW. Vertonemen



Lorsque la ville de Bruges fut entièrement au pouvoir des Français, Châtillon commença à penser sérieusement à l’ordre qu’il avait reçu de la reine de faire conduire en France la jeune Mathilde de Béthune. Quoique rien ne parût pouvoir empêcher l’accomplissement de cet ordre, puisque ses soldats étaient maîtres de la ville, il fut retenu cependant par un dessein politique ; il voulut d’abord consolider son pouvoir à Bruges, affaiblir les métiers, bâtir un château, avant d’arrêter la fille du Lion de Flandre et de la livrer à la reine[47].

Adolphe de Nieuwland avait été saisi d’une frayeur extrême à l’entrée des Français ; car il voyait Mathilde sans défense contre ses ennemis. La visite journalière et la surveillance incessante de de Coninck, ne pouvaient le rassurer ; mais quand plusieurs semaines se furent écoulées, sans qu’il eût été inquiété par les Français, il se figura qu’ils avaient oublié mademoiselle de Béthune, et qu’ils ne voulaient rien entreprendre contre elle. Grâce à sa constitution robuste et aux bons soins de maître Rogaert, ses blessures étaient tout à fait guéries et ses couleurs lui revenaient avec la vie ; mais il lui restait une grande tristesse. Le malheureux chevalier voyait la fille de son suzerain et de son bienfaiteur, devenir plus pâle chaque jour. Maigre et souffrante, pareille à une fleur flétrie, Mathilde languissait en proie à de douloureuses pensées. Et lui, qui devait la vie à ses soins généreux, ne pouvait rien pour l’aider ou la consoler. Ses paroles amicales restaient sans effet sur la malheureuse enfant, qui pleurait sans cesse en redemandant son père. Elle n’avait reçu aucune nouvelle de ses parents prisonniers, et se croyait séparée de sa chère famille. Adolphe s’efforçait d’adoucir ses chagrins. Il composait pour elle des poëmes et des chansons, jouait de la harpe ou célébrait les hauts faits de Robert ; mais tout cela était impuissant pour chasser les sombres rêveries de la jeune fille. Elle était douce, reconnaissante et affectueuse, mais elle ne s’intéressait à rien : son faucon même était oublié et délaissé.

Quelques semaines après sa complète guérison, Adolphe s’éloignait de la ville à pas lents, et se promenait en rêvant par les sentiers étroits qui traversent la campagne près de Sevecote[48]. Le soleil était très-bas à l’horizon, et le couchant se couvrait déjà de couleurs éclatantes. La tête courbée sous le poids d’amères réflexions, Adolphe marchait machinalement presque sans savoir où. Des larmes s’échappaient de ses yeux, et, de temps en temps, un soupir soulevait sa poitrine ; il se fatiguait l’esprit à chercher quelques soulagements au sort de la jeune Mathilde, et son désespoir ne faisait qu’augmenter, car il ne trouvait rien pour la consoler. Il la voyait pleurer, il la voyait dépérir de jour en jour, et il lui fallait contempler cette tristesse, les bras croisés, impuissant à la dissiper.

La situation était pénible pour un brave chevalier comme lui, et souvent il s’en mordait les lèvres ; mais à quoi bon ? Il ne pouvait plus rien que pleurer sur elle et espérer des jours meilleurs.

Quand il fut loin de la ville, il se laissa tomber sur l’herbe et s’assit au bord du chemin, accablé sous le poids de ses pénibles pensées. Tandis qu’il était là, pensif, les yeux fixés à terre et sa tête appuyée sur ses mains, un autre personnage s’approchait à pas lents.

Le costume de ce nouveau venu se composait d’un froc de laine brune, avec un vaste capuchon qui lui retombait sur le dos. Une barbe grise lui descendait sur la poitrine et des yeux noirs étincelaient sous l’arcade profonde de ses sourcils : sa figure osseuse était brune et son front était sillonné de rides profondes. Le moine s’approcha lentement comme un voyageur épuisé de fatigue, de l’endroit où Adolphe était assis, et s’arrêta tout-à-coup devant lui. L’expression d’une joie vive anima son visage, comme s’il connaissait le jeune homme ; mais sa physionomie reprit à l’instant son air froid et sérieux.

Adolphe, qui remarqua seulement alors la présence du moine, se leva et salua courtoisement ; sa voix avait encore l’accent de tristesse que lui donnait sa rêverie et ce n’est qu’en se faisant violence qu’il parvint à parler.

— Messire, répondit le moine, une longue marche a épuisé mes forces. Le charme du lieu que vous avez choisi, m’invite comme vous au repos ; je vous en prie, ne vous dérangez pas.

Il s’assit sur le gazon et, du geste, invita Adolphe à l’imiter. Le jeune homme reprit sa place et se trouva ainsi à côté de l’étranger. Le son de cette voix, qu’il croyait avoir entendue plus d’une fois, le troublait étrangement ; mais, ne pouvant se rappeler où il pouvait avoir vu ce prêtre, il chassa cette idée comme une conjecture impossible. Pendant quelques instants le moine fixa sur le chevalier un regard perçant, puis il demanda :

— Messire, il y a déjà longtemps que j’ai quitté la Flandre. Il me serait agréable d’apprendre de votre bouche des nouvelles de notre ville de Bruges ; que ma hardiesse ne vous fâche pas.

— Oh ! non, mon père, dit Adolphe qui ne se méfiait pas d’une tromperie, je serai heureux de vous obliger ; tout va mal dans notre ville de Bruges, les Français y sont maîtres !

— Cela ne semble pas vous plaire, messire ? J’avais ouï dire, pourtant, que la plupart des nobles ont renié leur comte légitime et reçu les étrangers avec joie.

— Hélas ! il n’est que trop vrai, mon père. Le malheureux comte Guy est abandonné d’un grand nombre de ses sujets, et il y en a plus encore qui oublient leur ancienne renommée ; mais le sang flamand ne coule pas dégénéré dans toutes les veines, il y a encore des cœurs hostiles aux étrangers.

À ces paroles une satisfaction visible se peignit sur les traits du moine. Si Adolphe avait mieux connu les hommes, il eût remarqué que la voix du voyageur était cassée et contrefaite, et qu’il y avait dans son visage quelque chose qui dénotait la feinte et la dissimulation.

Le moine répondit :

— Vos sentiments sont louables, messire, et vous assurent mon estime. C’est pour moi une joie véritable de rencontrer un homme généreux, en qui tout amour pour l’infortuné comte Guy n’est pas éteint. Que Dieu récompense votre fidélité !

— Oh ! mon père ! s’écria Adolphe, que ne pouvez-vous voir le fond de mon cœur, et en connaître l’amour que je porte à mon maître et à sa famille ! Je vous le jure, le plus beau moment de ma vie serait celui où je pourrais verser pour eux jusqu’à la dernière goutte de mon sang.

Le moine connaissait assez le cœur humain pour être assuré que les paroles du jeune chevalier étaient sincères. Après avoir réfléchi quelques instants, il reprit :

— Si je vous donnais l’occasion d’accomplir le serment que vous venez de faire, ne reculeriez-vous pas et braveriez-vous, comme un homme, tous les dangers.

— Je vous en prie, mon père, s’écria Adolphe d’un ton suppliant, ne doutez ni de ma fidélité ni de mon courage ; parlez vite, car votre silence me fait peine.

— Écoutez-moi avec calme : je dois une très-grande reconnaissance à la maison de Guy de Flandre pour des bienfaits reçus ; le sentiment de gratitude et d’amour que j’ai toujours nourri pour mon gracieux souverain m’a décidé à secourir ses infortunes. J’ai quitté mon couvent, en apprenant ses malheurs, et je me suis rendu en France. Là, à force de prières et d’argent, et grâce à mon habit de prêtre, j’ai pu voir tous les nobles prisonniers ; j’ai porté au père les paroles de ses fils, et aux fils les bénédictions de leur père : dans les cachots du Louvre j’ai pleuré et gémi avec Philippine. Ainsi, j’ai adouci leurs peines et rapproché pour un instant la distance qui les sépare ; j’ai marché pendant des nuits entières et meurtri mes pieds jusqu’au sang. Souvent j’ai été repoussé, insulté et raillé ; mais que m’importait, j’avais le bonheur de servir mes maîtres légitimes, dans leur infortune. Une larme que la reconnaissance faisait couler sur leurs joues, à mon aspect, était pour moi une récompense que je n’aurais pas échangée contre tout l’or du monde.

— Soyez béni, ô généreux prêtre ! s’écria Adolphe, vous trouverez là-haut votre récompense ; mais, dites-moi, comment se porte monseigneur de Béthune.

— Laissez-moi poursuivre, je vous parlerai de lui plus longuement ; il est dans une tour sombre à Bourges, dans le pays de Berry : son sort pouvait être plus dur, car il est libre de tous liens et de toutes chaînes. Le châtelain commis à sa garde est un vieux soldat qui s’est conduit en chevalier dans la guerre de Sicile, et qui a combattu sous la bannière du Lion Noir ; aussi est-ce plutôt un ami qu’un gardien pour le comte Robert.

Adolphe écoutait avec une curiosité avide ; plusieurs fois des paroles de joie lui vinrent aux lèvres, mais il se contint. Le moine continua :

— Sa prison ne lui serait donc point un séjour insupportable si son cœur ne le transportait ailleurs ; mais il est père, et mille pénibles prévisions le tourmentent. Sa fille est restée en Flandre, et il craint Jeanne, la jalouse et cruelle reine de Navarre, qui persécutera aussi son enfant et la conduira peut-être au tombeau. Cette triste pensée accable le tendre père, et sa captivité lui devient intolérable ; un désespoir amer remplit son âme, et ses jours sont plus pénibles que les jours d’une âme damnée.

Un signe du moine arrêta la parole sur les lèvres d’Adolphe, ému de compassion au moment où il allait parler de Mathilde.

— Réfléchissez maintenant, reprit l’étranger d’un ton solennel, si vous osez risquer votre vie pour le Lion, votre seigneur. Le châtelain de Bourges consent à lui rendre pour quelque temps sa liberté sur parole ; mais il faut qu’un sujet fidèle et généreux se constitue prisonnier à sa place.

Le pauvre chevalier tomba à genoux devant le prêtre, et lui baisa les mains en pleurant.

— Ô heure fortunée ! s’écria-t-il, obtiendrai-je cette consolation pour Mathilde ? Verra-t-elle son père, ô Dieu ! et remplirai-je cette mission sainte ? Comme mon cœur bat joyeusement ! L’homme le plus heureux du monde est à vos pieds, seigneur prêtre ! Si vous saviez quelle joie pure et salutaire vos paroles me font goûter ! Oui, j’accepterai les chaînes, je les porterai avec reconnaissance comme un collier précieux ; ces fers me seront plus agréables que de l’or ! Ô Mathilde, Mathilde ! que le vent vous apporte cette bonne nouvelle !

Le moine laissa passer l’agitation du chevalier et se leva. Adolphe marcha derrière lui dans le sentier, et tous deux se dirigèrent lentement vers la ville.

— Messire, reprit le prêtre, vos nobles sentiments m’étonnent avec raison, je ne doute nullement de votre courage ; mais avez-vous bien réfléchi au danger que vous allez courir ? Sitôt la ruse découverte vous payerez votre sacrifice de la vie.

— Un chevalier flamand ne craint pas la mort, répondit Adolphe ; rien ne peut me retenir. Si vous saviez que depuis six mois je me creuse l’esprit nuit et jour, afin de trouver un moyen de risquer ma vie pour la maison de Flandre, vous ne parleriez ni de danger ni de crainte. Encore, tout à l’heure, quand j’étais assis, découragé, sur le chemin, je demandais au ciel une inspiration, vous avez été son interprète.

— Il est nécessaire que nous partions cette nuit, afin que ce secret ne soit point découvert.

— Le plus tôt sera le mieux ; car mon esprit est déjà à Bourges auprès du Lion de Flandre, mon seigneur et maître.

— Vous êtes bien jeune, messire chevalier ; vos traits ressemblent bien à ceux de monseigneur Robert, mais la différence d’âge est trop grande ; cependant cela ne doit pas être un obstacle, car ma science vous donnera en peu d’instants l’âge qui vous manque.

— Que voulez-vous dire, mon père ? Pouvez-vous me rendre plus vieux que je ne suis.

— Oh non ; mais je puis changer votre visage de telle sorte, que vous ne vous reconnaîtriez pas vous-même. Je me sers pour cela de plantes dont la vertu m’est connue ; ne croyez pas que j’emploie quelque secret magique. Mais, messire, maintenant que nous sommes près de la ville, ne pourriez-vous m’indiquer la demeure d’un certain Adolphe de Nieuwland ?


— Adolphe de Nieuwland ! s’écria le chevalier, c’est lui qui vous accompagne : — c’est moi !

L’étonnement du prêtre parut grand. Il s’arrêta dans le sentier, et regarda le jeune homme avec une surprise simulée.

— Quoi ! vous êtes Adolphe de Nieuwland ? Alors Mathilde de Béthune est dans votre demeure ?

— Cet honneur est échu en partage à ma maison, répondit Adolphe ; votre arrivée, mon père, la remplira de joie. La consolation que vous venez lui apporter vient à point, car elle languit et elle dépérit comme si elle voulait mourir.

— Voici une lettre de son père, que vous pouvez lui remettre ; car je vois que ce sera pour vous une grande joie d’alléger ses chagrins.

Il tira de sa poche un parchemin, fermé par des fils de soie et par un sceau, et le remit au chevalier. Celui-ci regarda le papier sans mot dire, avec une vive agitation. Son imagination le portait déjà au-devant de Mathilde, et il jouissait d’avance du bonheur de la jeune fille. Maintenant le moine marchait trop lentement à son gré, l’impatience poussait toujours le jeune homme d’un pas en avant de son compagnon. Lorsqu’ils furent dans la ville et près de la demeure d’Adolphe, le prêtre considéra les bâtiments environnants comme pour les reconnaître :

— Adieu, messire de Nieuwland, dit-il, je reviendrai ce soir, peut-être un peu tard ; dans cet entre-temps, faites préparer votre équipement.

— Entrez avec moi chez la demoiselle, vous êtes fatigué, venez vous reposer chez moi. Tout ce que renferme ma maison est à vous ; — je vous en prie.

— Je vous remercie, messire, mes devoirs de prêtre m’appellent ailleurs ; à dix heures je vous reverrai. Dieu vous garde !

À ces mots il quitta le chevalier étonné, et entra dans la rue aux Laines, où il disparut dans la maison de de Coninck.

Agité par ce bonheur inattendu qui venait de lui arriver comme un rêve doré, Adolphe frappa à sa porte avec impatience. La lettre de monseigneur de Béthune lui brûlait les mains, et quand la porte s’ouvrit, il se précipita comme un insensé dans le vestibule.

— Où est Mathilde, où est mademoiselle Mathilde ? demanda-t-il d’un ton impérieux.

— Dans le salon sur la rue, répondit le serviteur.

Le chevalier monta l’escalier en courant, et ouvrit avec agitation la porte du salon.

— Mathilde, noble demoiselle ! s’écria-t-il, séchez vos larmes, que la joie la plus pure inonde votre cœur : nos malheurs sont finis.

La jeune comtesse était assise à la fenêtre, le découragement dans le cœur ; elle regarda le gentilhomme avec une expression singulière, où se lisaient le doute et l’incrédulité.

— Que dites-vous ? s’écria-t-elle enfin en se levant et posant son faucon sur la chaise ; nos malheurs sont finis ?

— Oui, ma noble demoiselle, un sort meilleur vous attend. Voici un écrit bienheureux. Les battements de votre cœur ne vous disent-ils pas quelle est la main chérie qui…

Avant qu’il eût pu achever sa phrase, Mathilde haletante et presque folle, s’était élancée vers l’écrit et l’avait arraché de ses mains. Une rougeur inusitée enflammait ses joues, et des larmes de joie s’échappaient de ses yeux. Elle brisa le sceau du comte et les fils de soie qui fermaient la lettre, et la lut trois fois avant de paraître y comprendre quelque chose. Elle ne comprenait que trop, la pauvre fille ! Ses larmes ne cessèrent pas de couler, mais ce n’étaient plus des larmes de joie.

— Messire Adolphe, dit-elle avec un accent douloureux, votre joie me déchire le cœur. Nos malheurs sont finis, dites-vous ? Las, lisez et pleurez avec moi sur mon malheureux père.

Le chevalier prit l’écrit des mains de Mathilde, et, à mesure qu’il lisait, sa tête se penchait sur sa poitrine. Il crut d’abord que le moine l’avait trompé et s’était servi de lui pour porter une fâcheuse nouvelle ; mais lorsqu’il connut tout le contenu de la lettre, ce soupçon s’évanouit. Il demeura muet et réfléchit aux paroles imprudentes qu’il avait prononcées en entrant. Mathilde fut prise de pitié pour lui. En le voyant regarder si tristement le parchemin, elle regretta le reproche qu’elle venait de lui adresser ; elle s’approcha de lui, et lui dit, en souriant à travers ses larmes :

— Pardonnez-moi, messire Adolphe, et ne vous affligez pas. Ne croyez pas que je vous en veuille parce que vous m’avez annoncé trop de bonheur ; je sais les vœux ardents que vous formez pour une pauvre jeune fille. Croyez-moi, Adolphe, je ne suis pas une ingrate ; mon cœur est plein de reconnaissance pour votre généreux sacrifice.

— Ô noble Mathilde ! je puis vous prédire un grand bonheur. Non, ma joie n’est point passée : je connaissais le contenu de cette lettre, mais ce n’est pas de cela que je me réjouissais. Séchez vos larmes, comtesse ; je vous le répète, ne pleurez plus, car bientôt vous pourrez serrer votre père dans vos bras.

— Ô bonheur ! s’écria Mathilde, serait-il vrai ? Je verrais mon père et je lui parlerais ? Mais pourquoi me tourmenter, messire, pourquoi ne pas m’expliquer cette énigme ? Parlez et dissipez ces doutes de mon esprit.

— Une légère contrariété assombrit le beau visage du chevalier. Il eût volontiers donné à Mathilde les explications qu’elle demandait ; mais son noble cœur se refusait à divulguer ses propres mérites. Il répondit tristement :

— Je vous en supplie, gracieuse demoiselle, ne vous offensez point de mon silence. Soyez sûre que vous verrez monseigneur votre père et qu’il embrassera sa chère fille sur le sol de sa patrie ; il ne m’est pas permis de vous en dire davantage.

La jeune comtesse ne se tint pas pour satisfaite ; deux sentiments la poussaient à pénétrer ce mystère : la curiosité féminine et le doute qui lui restait encore.

— Messire Adolphe, Ô dites-moi ce que vous voulez me cacher ! Ne me croyez pas assez étourdie pour le révéler à mes dépens.

— Mademoiselle, je ne sais, je ne puis pas.

— Je vous en supplie, dites-le moi, sinon vous me ravissez la joie que je devais goûter.

— Veuillez m’excuser, comtesse, je ne puis pas le dire.

Les paroles du chevalier ne firent qu’augmenter la curiosité de Mathilde ; l’impatience la gagna petit à petit, et quand elle eut essayé toutes les supplications, elle se mit à pleurer de dépit, comme une enfant. En voyant couler ses larmes, le jeune homme résolut de tout lui dire, quoiqu’il lui en coûtât. Mathilde, lisant sa victoire sur son visage, s’approcha de lui avec un joyeux empressement.

— Sachez donc, Mathilde, dit-il, de quelle façon la lettre et l’heureuse nouvelle me sont parvenues. J’étais assis dans les champs à Sevecote, plongé dans une profonde rêverie, et je priais ardemment le Seigneur d’avoir pitié de mon malheureux souverain. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque, en levant la tête, je vis un prêtre debout devant moi. Ma première pensée fut que ma prière était exaucée, et, en effet, c’est de ses mains que je reçus la lettre et de sa bouche que j’appris la nouvelle. Votre père peut quitter sa prison pour quelques jours ; mais il faut qu’un autre chevalier porte ses chaînes à sa place.

— Ô joie ! s’écria Mathilde, je le verrai, je lui parlerai, mon père, mon cher père ! Comme mon cœur s’élance au-devant de vos étreintes ! Adolphe, vos douces paroles me transportent de joie, mon frère ; mais qui voudra prendre la place de mon père ?

— L’homme est trouvé, répondit le chevalier.

— Que la bénédiction du Seigneur descende sur lui ! sa générosité me rend la vie. Cet homme, je l’aimerai et le bénirai toujours ! Mais quel est donc ce chevalier magnanime ?

Adolphe plia le genou devant elle :

— Quel autre que votre serviteur Adolphe, ô noble fille du Lion, mon seigneur !

Mathilde le regarda avec attendrissement et le releva en disant :

— Adolphe, mon bon frère, comment puis-je payer jamais un pareil sacrifice ? Je sais ce que vous avez déjà fait pour adoucir mon sort. Je l’ai vu, mon bien-être était votre unique préoccupation. Maintenant vous allez prendre les chaînes de mon père, mourir peut-être pour me procurer un moment de bonheur !… Ai-je mérité cela, moi, triste et languissante jeune fille que je suis ?

Un feu extraordinaire, mâle et ardent, brillait dans les yeux du chevalier. Élevé par la noblesse de son dévouement, il répondit :

— Le sang de mes comtes ne coule-t-il pas dans vos veines, noble fille ? N’êtes-vous pas l’enfant bien-aimée du Lion, qui est la gloire de ma patrie ? Ô jamais ! jamais, je ne pourrai reconnaître tous ces bienfaits ! — Mon sang et ma vie, je les ai consacrés à votre illustre maison. Tout ce qui aime le Lion de Flandre est saint pour moi.

Tandis que Mathilde le regardait avec étonnement, un valet annonça le prêtre qu’Adolphe donna l’ordre d’introduire.

— Salut, auguste fille du Lion, notre seigneur ! dit-il en se courbant avec respect, tandis qu’il rejetait en arrière le capuchon de son froc.

Mathilde regarda le moine avec une attention singulière et chercha à se rappeler le nom de celui dont la voix jetait le trouble dans son âme. Tout à coup elle lui prit la main et s’écria avec transport, les yeux étincelants de joie.

— Ô Dieu ! je vois le meilleur ami de mon père ! Ô Didier, je croyais que tous, excepté messire de Nieuwland, nous avaient abandonnés ! Je remercie le ciel qui m’envoie un secours protecteur ! Et moi qui osais vous accuser d’infidélité dans mon esprit. Pardonnez cette erreur d’un cœur blessé, messire Devos.

Didier, stupéfait de voir son artifice découvert par une femme, ôta sa barbe avec dépit. Adolphe le remercia et lui serra la main avec une tendre amitié. Didier dit, en se retournant vers Mathilde :

— En vérité, madame, vous avez un coup d’œil perçant ; me voilà forcé de reprendre ma voix naturelle. J’aurais mieux aimé rester inconnu, car le masque que votre regard a pénétré était très-nécessaire au salut du Lion, mon maître. Je vous prie donc de ne prononcer mon vrai nom devant personne ; cela me coûterait certainement la vie. Votre visage, madame, trahit tous vos chagrins ; mais, si nos prévisions se réalisent, ils ne dureront pas longtemps. Pourtant, si la captivité de votre père se prolongeait contre nos espérances, la religion vous fait un devoir de mettre toute votre confiance en la justice de Dieu. J’ai vu monseigneur de Béthune, et je lui ai parlé. La bienveillance du châtelain de Bourges adoucit son sort, et il vous supplie, pour l’amour de lui, de ne plus pleurer.

— Racontez-moi ce qu’il vous a dit, messire Devos ; décrivez-moi sa prison et dites-moi ce qu’il y fait, pour que son nom chéri me réjouisse le cœur.

Didier Devos fit une description détaillée de la tour de Bourges, et raconta à la jeune fille tout ce qu’il savait lui-même. Il répondit à ses moindres questions avec une grande obligeance, et la consola par ses prédictions favorables.

Adolphe était sorti pour annoncer son départ à sa sœur Marie, et faire préparer son cheval et ses armes. Il avait également appris son voyage à un fidèle serviteur pour qu’il en donnât connaissance à de Coninck et à Breydel, et leur recommandât de veiller sur la jeune comtesse ; précaution inutile d’ailleurs, puisque Didier Devos avait porté des ordres secrets au doyen des tisserands.

Aussitôt qu’Adolphe rentra dans la salle, Didier se leva en disant :

— Messire de Nieuwland, je ne puis rester ici plus longtemps. En outre, je vous demande un peu de patience pour me permettre de donner à votre visage l’âge nécessaire. Ne craignez point que je vous défigure, et laissez-moi faire.

Le chevalier se plaça sur un fauteuil devant Didier et pencha la tête en arrière. Mathilde, qui ne pouvait s’imaginer ce que cela signifiait, se tenait près d’eux en ouvrant de grands yeux ; elle suivait curieusement du regard le doigt de Didier qui traçait une foule de signes noirs et de taches grises sur le visage d’Adolphe. À chaque nouveau trait, l’étonnement de la jeune fille allait croissant ; car la physionomie du chevalier changeait à vue d’œil, et avait quelque chose qui lui rappelait les traits de son père. Le cœur de la jeune comtesse battait violemment à la vue de ce prodige. Après avoir fini de tracer des lignes, Didier mouilla les joues et le front d’Adolphe avec une eau bleuâtre et lui ordonna de se lever.

— C’est fait, dit-il. Vous ressemblez à monseigneur de Béthune comme si le même père vous eût engendré tous deux, et si moi-même je ne vous avais pas changé ainsi, je vous saluerais du nom illustre du Lion ; oui, je me sens saisi de respect devant votre nouveau visage, croyez-moi.

Mathilde était silencieuse et comme égarée devant Adolphe ; elle ne pouvait rassasier ses yeux et regardait alternativement ces deux chevaliers comme quelqu’un qui demande l’explication d’un événement incompréhensible. Adolphe ressemblait si exactement à monseigneur de Béthune qu’elle était tentée de croire que son père se trouvait réellement devant elle.

— Messire de Nieuwland, reprit Didier, si vous voulez réussir dans votre noble dessein, il faut que nous quittions ces lieux et que nous partions vite ; car si un ennemi ou un serviteur infidèle vous voyait ainsi, vous exposeriez inutilement votre vie.

Adolphe comprit la justesse de cette réflexion.

— Adieu, noble demoiselle, s’écria-t-il ; adieu ! et pensez souvent à votre serviteur Adolphe.

Il est impossible de peindre l’émotion de la jeune fille à ces paroles. Lorsque le jeune homme lui avait annoncé qu’il irait à Bourges pour prendre la place de monseigneur de Béthune dans sa prison ; elle n’avait vu de ce voyage que le bon côté, c’est-à-dire le retour de son père ; mais, au moment où celui qu’elle appelait son bon frère allait la quitter, une tristesse immense lui serra le cœur.

Elle refoula les larmes qui brillaient déjà dans ses yeux, et détacha le ruban qui pendait à sa coiffure.

— Tenez, dit-elle, recevez ce gage de la main de votre sœur reconnaissante ; qu’il vous rappelle celle qui n’oubliera jamais votre noble action. C’est ma couleur favorite.

Le chevalier mit un genou en terre pour recevoir le gage, et le porta à ses lèvres avec transport.

— Ô Mathilde ! s’écria-t-il, je n’ai pas mérité cette faveur ; mais vienne le moment où je pourrai verser mon sang pour la maison de Flandre, et je saurai me rendre digne de votre amitié et de votre bonté.

— Messire, il est temps, trêve de remerciements, je vous prie, interrompit Didier.

Ces paroles furent accompagnées d’un geste que le jeune homme interpréta comme un ordre irrévocable, car il n’essaya pas de résister.

— Adieu ! Mathilde.

— Adieu ! Adolphe.

Et le chevalier sortit en toute hâte. Arrivé au perron, il se mit en selle avec Didier ; quelques instants après, deux chevaux galoppaient bruyamment par les rues solitaires de la ville, et disparaissaient par la porte de Gand.

XI


La bande des ravisseurs est là, le capitaine appelle du dehors le nain qui garde le château ; il fait ouvrir la porte, tomber le pont-levis et entrer les cavaliers. — Celui qui, de la forêt, eût pu voir le burg lorsque les ravisseurs et le butin y entrèrent, aurait cru certainement qu’un des dieux infernaux lui mettait devant les yeux le lien du martyre éternel ; on voyait, à la clarté des flambeaux, tout ce qui fait frissonner : la lune éclairait a demi des chevaux blancs d’écume, des brillants boucliers près des épées étincelantes, et, au milieu du cortège ravisseur, cette faible jeune fille arrachée à son sang. Ce sombre tableau qui se déployait sur ces murailles grises, à la lueur d’une lumière vacillante, le bruit des chaînes, le cliquetis des armes, le hennissement des coursiers, et le vacarme des appels et des jurons, mais surtout le cri de femme retentissant comme les sifflements du vent au milieu de la tempête. Tout cela effrayait l’esprit en même temps par les oreilles et par les yeux.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJoh. Alf. de Loct.



L’année 1280, un terrible incendie avait entièrement détruit la vieille halle, près du marché. La tour de bois qui la surmontait avait disparu dans les flammes avec toutes les chartes de la ville de Bruges[49]. Quelques vieilles murailles étaient restées intactes, dans la partie inférieure du bâtiment, et, avec celles-ci, quelques chambres qui servaient quelquefois de corps de garde. Les Français avaient choisi les chambres abandonnées de la vieille halle pour lieu de réunion, et c’était là qu’ils passaient leurs loisirs à faire bonne chère et à jouer.

Quelque temps après le départ d’Adolphe de Nieuwland, huit soldats français se trouvaient dans une des chambres les plus reculées de ces ruines. Une grande lampe en terre cuite envoyait ses rayons jaunes sur leurs figures, et une fumée noire montait de la flamme vers la voûte ; sur les murs, à la clarté de la lampe, on distinguait encore quelques ornements endommagés de la construction romaine. Une statue de femme, sans mains, et dont le visage était défiguré par le temps, se trouvait dans une niche à l’extrémité de la chambre. Quatre soldats étaient assis devant une lourde table de bois, et jouaient aux dés ; d’autres se tenaient debout derrière leurs camarades, et suivaient curieusement les chances du jeu. Il était clair que ces hommes n’étaient pas venus là uniquement pour brelander ; car le casque brillait sur leurs têtes, et de larges épées pendaient à leur ceinture, comme s’ils s’étaient préparés au combat

Au bout de quelques instants un des joueurs se leva de table, et jeta les dés avec colère loin de lui.

— Je crois que ce vieux Breton n’a pas les mains nettes, s’écria-t-il ; car il serait étonnant que je ne gagnasse pas une fois en cinquante coups. Le jeu m’ennuie, j’en ai assez.

— Il n’ose plus jouer, cria le gagnant avec une ironie triomphante. Que diable ! Jehan, votre poche n’est pas encore à sec. Fuyez-vous ainsi devant l’ennemi ?

— Risquez encore un coup, dit un autre, peut-être la chance tournera-t-elle cette fois.

Le soldat que l’on nommait Jehan resta longtemps indécis, s’il tenterait encore la fortune. Enfin il glissa la main sous sa cotte de mailles, et en tira un bijou étincelant, c’était un collier de perles fines, garni d’agrafes d’or.

— Voilà, dit-il, je joue ces perles contre tout ce que vous m’avez gagné, le plus joli bijou qui ait jamais brillé sur la poitrine d’une Flamande ! Si je perds cette fois, il ne me reste plus un cheveu du butin.

Le Breton prit le bijou en main et l’examina attentivement.

— Eh bien, ça va, dit-il ; en combien de coups ?

— En deux, répondit Jehan ; jetez le premier.

Un tas de pièces d’or se trouvait sur la table à côté du bijou. Tous les yeux se fixèrent avec une passion anxieuse sur les dés roulants, pendant que le cœur des joueurs battait d’émotion. Au premier coup, le sort parut se déclarer pour Jehan, car il amena dix et son camarade cinq. Pendant qu’il se livrait à la joie de regagner ce qu’il avait perdu, il vit le Breton porter hypocritement les dés à sa bouche et les mouiller d’un côté. Une violente colère et le désir de la vengeance colorèrent ses joues d’une ardente rougeur, en découvrant les ruses déloyales qui l’avaient fait perdre. Il feignit toutefois de n’avoir rien vu, et dit :

— Jette donc, qu’attends-tu ? La crainte de perdre te prend-elle ?

— Non, non ! s’écria le Breton en laissant rouler adroitement les dés de ses mains. La chance peut tourner ; vois-tu douze.

À son tour Jehan jeta les dés sur la table avec indifférence. Malheureusement il n’amena que six, le Breton ramassa le bijou sur table avec de joyeuses exclamations et le cacha sous sa cuirasse. Jehan le félicita sur sa chance au jeu, et ne parut pas affligé de cette perte ; une colère sourde brûlait dans sa poitrine, et il ne se contint qu’avec beaucoup de peine. Pendant que le joyeux gagnant parlait avec un autre camarade, Jehan glissa quelques mots dans les oreilles de ceux qui l’entouraient, et ses regards semblaient attirer leur attention sur le Breton. Alors il cria :

— Puisque tu m’as tout gagné, camarade, tu ne refuseras pas de tenter encore une fois le sort. Je te joue l’argent que nous devons gagner ce soir contre pareille somme : cela te va-t-il ?

— Oui, certes, je ne recule jamais.

Jehan prit les dés et amena dix-huit en deux fois. Pendant que l’autre les ramassait à son tour sur la table, et semblait, tout en causant, les tenir en main sans intention, les soldats qui se trouvaient près de Jehan surveillaient attentivement ses mouvements. Ils virent distinctement le Breton porter à plusieurs reprises les dés à sa bouche, et amener par cette ruse un dix et un douze.

— Tu as perdu, mon ami Jehan, dit-il.

Un effroyable coup de poing fut la réponse que reçurent ces paroles ; le sang lui coulait par la bouche et il resta un instant sans connaissance, car le coup l’avait frappé violemment à la tempe.

— Tu es un scélérat, un voleur ! hurla Jehan, n’ai-je pas vu que tu mouillais les dés, et que tu me filoutais ainsi mon argent ? Tu me rendras tout ou…

Le Breton ne lui laissa pas le temps de continuer ; il tira sa large épée du fourreau, et s’avança en prononçant d’horribles blasphèmes. Jehan s’était également apprêté au combat, et jurait qu’il se vengerait par le sang ; cependant l’affaire n’alla pas si loin. Déjà les lames lançaient des éclairs, à la clarté de la lampe, et tout paraissait prédire une effusion de sang, lorsqu’un nouveau soldat entra dans la chambre.

Les regards fiers et impérieux qu’il jeta sur les adversaires, le firent reconnaître du premier coup d’œil pour un supérieur. Aussitôt que les soldats le remarquèrent, les jurons et les blasphèmes expirèrent de leur bouche, et les épées rentrèrent au fourreau. Jehan et le Breton se regardèrent comme s’ils se défiaient pour un autre moment, et approchèrent avec les autres du chef qui leur parlait.

— Êtes-vous prêts, soldats ?

— Nous sommes prêts, messire de Cressines, fut la réponse.

— Le plus grand silence ! reprit le commandant, rappelez-vous que la maison où ce bourgeois nous conduit est sous la protection de notre maréchal de Châtillon. Le premier qui touche quelque chose, s’en repentira amèrement. Qu’on me suive !

Le bourgeois qui devait servir de guide à ces soldats n’était autre que maître Brakels, qui avait été banni de la corporation des tisserands. Lorsque les soldats furent arrivés dans la rue avec leur commandant, Brakels marcha silencieusement en avant, et les conduisit, à travers la nuit, dans la rue d’Espagne, à la demeure de messire de Nieuwland. Là, les soldats se rangèrent le long de la muraille, et retinrent leur souffle pour qu’on ne remarquât pas leur présence. Maître Brakels fit retomber doucement le marteau de la porte. Au bout de quelques instants une servante se présenta dans le vestibule, et demanda avec méfiance qui frappait si tard.

— Ouvrez vite, répondit Brakels, je viens de la part de maître de Coninck, avec un message pressé pour madame Mathilde de Béthune. Ne tardez pas, car la comtesse est en grand danger.

La servante qui était loin de soupçonner la trahison, tira les verroux, ouvrit la porte avec plus de hâte qu’elle n’en employait habituellement. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction en voyant entrer huit Français derrière le Flamand. Un cri perçant retentit jusqu’au fond des salles de la maison, et la domestique voulut se sauver par la fuite ; elle fut empêchée par messire de Cressines, et réduite au silence.

— Où est votre maîtresse Mathilde de Béthune ? demanda de Cressines avec un calme glacial.

— Il y a déjà deux heures que ma maîtresse s’est livrée au repos, et maintenant elle dort, bégaya la domestique effrayée.

— Allez auprès d’elle, dit l’officier, et dites lui de s’habiller ; car il faut qu’à l’instant elle quitte cette maison et parte avec nous.

La servante inquiète monta l’escalier à la hâte et éveilla la sœur d’Adolphe.

— Ô madame, s’écria-t-elle, levez-vous vite, votre demeure est pleine de soldats.

— Ciel ! que dites-vous ? des soldats dans notre demeure ; que veulent-ils ?

— Ils veulent à l’instant emmener la comtesse de Béthune. Je vous en prie, madame, levez-vous, car elle dort encore : je crains que les soldats n’entrent dans sa chambre.

Marie ne répondit pas, s’enveloppa à la hâte dans une ample simarre, et descendit avec la servante auprès du sire de Cressines. Deux valets accourus, au cri de la servante, se tenaient piteusement au milieu des soldats.

— Messire, demanda Marie à l’officier, voulez-vous me dire pourquoi vous entrez ainsi la nuit dans ma demeure ?

— Oui, sans doute, ma noble dame, répondit de Cressines ; c’est par ordre du gouverneur. La comtesse Mathilde de Béthune, qui demeure ici, doit nous suivre à l’instant. Ne craignez pour elle aucun mauvais traitement. Je vous donne ma parole que je ne souffrirai pas un mot injurieux.

— Ô messire ! s’écria Marie, si vous saviez quel sort attend la jeune fille, vous partiriez d’ici, car je vois que vous êtes un loyal chevalier.

— Vous l’avez bien dit, madame, de pareilles entreprises ne me plaisent aucunement ; mais j’accomplirai fidèlement l’ordre de mon général. Qu’il vous plaise donc de remettre la jeune Mathilde entre nos mains : nous ne pouvons attendre plus longtemps, épargnez-moi des paroles désobligeantes.

Marie voyait bien qu’elle ne pourrait détourner ce coup ; aussi cacha-t-elle à ces soldats ennemis sa douleur immense et ne versa pas une larme. Elle jeta un coup d’œil méprisant et courroucé sur le Flamand qui se trouvait dans un coin, et ce regard semblait lui reprocher sa trahison. Maître Brakels n’était pas assez hardi pour oser regarder la jeune fille en face. Il était tremblant, car il prévoyait la vengeance qui le poursuivrait ; il fit quelques pas en arrière comme s’il cherchait à gagner la porte.

— Qu’on garde ce Flamand ! cria de Cressines à ses hommes. Empêchez-le de partir, car qui trahit comme lui ses amis est capable de tout.

Maître Brakels fut pris par le bras et tiré avec violence au milieu des soldats. Traître était le nom qu’on lui donnait, et le mépris de ceux qu’il avait servis était sa récompense. Marie quitta le vestibule, et entra, le cœur oppressé, dans la chambre de la jeune Mathilde ; elle s’arrêta comme foudroyée devant le lit, et regarda la malheureuse jeune fille qui paraissait dormir tranquillement. Une perle étincelante brillait sous chacune de ses paupières, et sa respiration était pénible et brûlante. Tout à coup elle tira la main de dessous la couverture et la tendit avec angoisse devant son lit, comme si elle voulait repousser quelque chose qui l’épouvantait. Des soupirs inarticulés se mêlaient dans sa bouche au nom d’Adolphe, et elle répétait ce nom à plusieurs reprises comme quelqu’un qui supplie du secours.

Des larmes jaillirent des yeux de Marie ; car cette vue lui frappait péniblement le cœur : sa pitié augmenta en pensant aux douleurs que la jeune comtesse aurait encore à subir. Si cruelle que fût la nouvelle qu’elle apportait à son amie, elle ne pouvait hésiter ; car à tout moment les soldats pouvaient entrer dans la chambre ; et quelle honte pour la noble Mathilde ! Marie prit donc la main de son amie et l’éveilla par ces paroles :

— Ma chère demoiselle, éveillez-vous, j’ai quelque chose de pressé à vous dire.

Le contact de Marie effraya fortement la jeune fille, elle ouvrit les yeux, et se mit à trembler pendant que son amie la regardait avec hésitation.

— Est-ce bien toi, Marie, qui me parles ainsi, demanda-t-elle pendant qu’elle frottait les mains sur ses tempes humides. Qui est-ce qui t’amène à pareille heure ?

— Ô malheureuse amie, levez-vous que je vous habille ! ô levez-vous bien vite ! un grand malheur vous attend.

Mathilde stupéfaite sauta hors du lit, et regarda anxieusement Marie dans les yeux ; celle-ci sanglotait amèrement, tout en habillant Mathilde, et ne répondait pas aux questions de la jeune fille ; seulement, au moment où elle lui présenta une robe de deuil, elle dit avec un pénible soupir.

— Vous allez en voyage, ô comtesse, que mon seigneur saint Georges vous protége !

— Hé ! pourquoi cette robe de deuil, ma chère Marie ? Maintenant je vois bien quel sort m’attend ! Mon rêve amer n’a pas menti, car lorsque tu m’as éveillée, j’étais transportée en France près de Jeanne de Navarre. Oh ! Seigneur, tout espoir est perdu maintenant ! Je ne reverrai plus le beau pays de Flandre… et toi, ô Lion, mon père, tu ne retrouveras peut-être plus ton enfant sur la terre…

Marie prise d’une profonde pitié, s’était assise sur un siége et pleurait silencieusement. Elle n’avait pas la force de confirmer par ses paroles la crainte de son amie. Après quelques instants la jeune fille effrayée se jeta à son cou et dit :

— Ne pleure pas ainsi sur moi, ma douce amie. Le malheur et l’adversité me sont connus depuis longtemps : pour la maison de Flandre il n’y a plus de repos, plus de joie !

— Malheureuse et noble enfant ! soupira Marie, vous ne savez pas que les soldats français vous attendent en bas, et que vous devez être emmenée à l’instant !

La jeune fille pâlit et devint toute tremblante.

— Des soldats ? dites-vous, serai-je donc exposée aux insolences de mercenaires manants ? Chère Marie, protége-moi !… Dieu, si je pouvais mourir ! ô Robert, Robert, si tu savais quel crime se commet contre ton sang !

— Ne tremblez pas ainsi, madame, il y a un chevalier parmi eux.

— L’heure fatale est donc arrivée ! Je dois te quitter Marie, et la méchante reine de Navarre m’emprisonnera comme mon père. Ô qu’il en soit ainsi ! il y a un juge au ciel, qui ne m’abandonnera pas…

— Vite, madame, mettez votre robe de deuil ; j’entends les pas des soldats.

Pendant que Mathilde passait la robe, la porte de la chambre s’ouvrit, la servante entra et dit :

— Madame le gentilhomme français vous fait demander, si la noble Mathilde de Béthune est prête, et s’il lui est permis de paraître devant elle.

— Qu’il vienne !

Messire de Cressines avait suivi la servante sur l’escalier et entra immédiatement dans la chambre. Il s’inclina poliment devant la comtesse et ses regards compatissants témoignaient qu’il remplissait cette mission contre son gré.

— Madame, dit-il, ne prenez pas en mauvaise part que je supplie Votre Seigneurie de me suivre à l’instant ; je ne puis plus tarder.

— Je vous suivrai avec obéissance, reprit Mathilde en retenant ses larmes. J’espère, messire, que vous me garderez de toute insulte comme un digne chevalier.

— Je vous assure, madame, dit de Cressines, touché par la soumission de la jeune fille, qu’on ne vous manquera pas, aussi longtemps que vous serez sous ma protection.

— Vos soldats, messire ?

— Mes soldats, madame, ne vous adresseront pas une seule parole. Que cette assurance vous suffise. Nous partons.

Les deux jeunes filles s’embrassèrent avec une tendresse inquiète, et des larmes coulèrent plus abondantes sur leurs joues. Après des adieux plusieurs fois répétés, elles suivirent enfin l’officier jusque dans le vestibule.

— Ô messire, s’écria Marie, dites-moi où vous conduisez ma malheureuse amie ?

— En France, répondit de Cressines ; et se tournant vers les soldats :

— Faites attention à mes paroles : celui qui osera risquer devant cette dame une parole inconvenante, sera sévèrement puni ; je veux qu’on la traite selon la noblesse illustre de sa naissance. Qu’on aille chercher les chevaux dans la rue de la Halle.

Mathilde se trouvait près des soldats, ses larmes coulaient en silence sous le voile qui couvrait sa figure. Une de ses mains était restée dans la main de Marie, et elles étaient toutes deux immobiles comme des statues. Les mots étaient insuffisants pour exprimer les pénibles émotions qui avaient agité leur cœur à cette amère séparation.

Les chevaux étaient arrivés devant la porte. La jeune fille avec l’aide de messire de Cressines, fut placée sur un léger coursier. Maître Brakels et les domestiques furent lâchés, et la troupe partit rapidement par les rues de Bruges. Quelques instants après, ils furent en pleine campagne et dans des chemins que Mathilde ne reconnaissait pas ; la nuit était noire et un silence solennel planait sur la nature endormie. Messire de Cressines ne quittait pas le côté de Mathilde ; comme il ne voulait pas distraire la jeune fille de sa tristesse, il ne lui parla pas et aurait peut-être fait le voyage sans mot dire, si la jeune Mathilde ne lui eût demandé la première :

— M’est-il permis, messire, de savoir quelque chose du sort qui m’attend, et puis-je vous demander de qui vient l’ordre qui m’arrache de ma demeure ?

— L’ordre m’est donné par le sire de Châtillon, répondit de Cressines ; peut-être lui est-il envoyé par une main plus puissante, car votre voyage cesse à Compiègne.

— Oui, soupira la triste jeune Fille : Jeanne de Navarre m’attend. Il ne lui suffisait pas de mon père et de tous mes parents : je manquais encore. Maintenant, sa vengeance est complète. Ô messire, vous avez une méchante reine !

— Un homme ne pourrait pas dire cela devant moi : c’est vrai, madame, notre reine agit sévèrement avec les Flamands, et j’éprouve la plus vive compassion pour le vaillant seigneur de Béthune.

— Pardonnez-moi, messire, votre fidélité de chevalier mérite mon estime. Je ne me plaindrai pas de votre reine, et m’estimerai heureuse d’avoir, dans mon infortune un digne chevalier comme Votre Seigneurie pour guide.

— Ce serait un vrai plaisir pour moi d’accompagner Votre Seigneurie jusqu’à Compiègne ; mais cet honneur ne m’est pas accordé ; dans un quart d’heure vous aurez une autre escorte. Ceci ne changera cependant pas votre position ; les chevaliers français n’oublient jamais ce qu’ils doivent aux femmes.

— C’est vrai, messire, les chevaliers français sont polis et courtois envers nous ; mais qui peut m’assurer que j’aurai toujours une escorte qui conviendra à mon rang ?

— Oh ! cela sera, madame ; je vous conduis au château de Male et dois vous remettre au châtelain messire de Saint-Pol. Là finit ma mission.

Ils continuèrent encore quelque temps à causer jusqu’à ce qu’ils arrivèrent enfin au pont du château de Male.

À leur approche, la sentinelle de la porte appela les soldats de garde, et la herse fut levée. Un instant après, le pont-levis descendit et toute la troupe entra dans le château.


XII


Sa poitrine était rentrée, sa tête courbée ; l’enthousiasme ne brillait plus dans ses yeux, profondément creusés par les souffrances et le temps : son doux visage portait les traces d’une lutte intérieure.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJoh. Alf. de Loct.



Des mois s’étaient écoulés depuis la reddition de la ville de Bruges. Châtillon avait nommé le sire de Mortenay gouverneur de la ville, et était retourné à Courtray ; car il ne se fiait pas assez aux Brugeois pour demeurer dans leurs murs. Les soldats, qu’il avait laissés dans la ville rendue, commettaient toutes sortes de méfaits et tourmentaient les bourgeois d’une méchante façon. Fatigués de cette tyrannie, la plupart des négociants étrangers retournèrent dans leur patrie, et le commerce de Bruges s’amoindrit tous les jours de plus en plus. Les métiers virent avec chagrin et avec un ardent désir de vengeance l’abaissement de leur prospérité ; mais les mesures que les Français avaient prises étaient dès lors assez sévères pour contenir leur fureur.

Une grande partie des remparts avait été démolie, et on construisait un château-fort pour dominer la ville. Au grand étonnement de ses concitoyens, de Coninck laissait tout faire sans observation, et se promenait tranquille et presque indifférent par les rues. Dans les assemblées des tisserands, il prédisait la délivrance de la patrie, et réchauffait le cœur de ses frères en leur donnant de nobles espérances.

Breydel n’était plus reconnaissable ; un sombre souci avait vieilli sa physionomie juvénile, et ses sourcils froncés s’abaissaient sur ses yeux. La tête fière du vaillant Flamand était penchée comme si un lourd fardeau l’eût courbée. La soumission et la vue des Français orgueilleux le mordaient cruellement au cœur, ainsi qu’une vipère. Pour lui, il n’y avait plus de joie ni de plaisir ; il sortait rarement de sa demeure ; car maintenant Bruges vaincue était un cachot dont l’air l’étouffait. Cette noble et généreuse douleur ne le quittait pas un moment, et ses frères ne pouvaient le consoler ni l’émouvoir. Dans les yeux des Français, il croyait lire comme un reproche ce mot injurieux :

— Esclave.

Un matin, il était dans sa boutique de très-bonne heure, et, considérant ses rêveries de la nuit, il appuyait sa main gauche sur un trochet ; son regard vague s’égarait entre les morceaux de viande qui pendaient le long de la muraille ; mais il ne les voyait pas, car son âme était absorbée par d’autres pensées. Il resta ainsi quelque temps immobile ; sa main droite, sans le savoir, avait pris une hache plus grande que les autres ; aussitôt que l’acier étincelant tomba sous son rayon visuel, un sourire imperceptible parcourut ses traits courroucés, et il contempla longtemps le fer homicide. Tout à coup sa physionomie devint sombre et triste ; il regarda avec égarement autour de la boutique, et cette plainte tomba lentement de ses lèvres :

— C’est fini : plus d’espoir de délivrance !… Nous devons courber la tête et pleurer sur notre patrie subjuguée. Les Français triomphants courent journellement par la ville, insultant tout le monde, méprisant tout le monde… et nous, nous Flamands, il nous faut le souffrir, le supporter. Ô dieu ! qu’il est cruel, le serpent du désespoir qui me ronge le cœur !

Il serra avec colère la hache dans sa main, et reprit en la regardant :

— Et toi, mon arme fidèle, à quoi pourras-tu me servir désormais ! Plus de patrie à venger, plus de sang étranger à verser… des larmes de honte t’arrosent… Breydel pleure comme une femme…

Tout à coup une rage sombre contracta son visage, il jeta l’arme à terre et mit le pied dessus :

— Va, dit-il, un esclave n’a pas besoin d’armes ! et il s’appuya de nouveau sur le billot.

En ce moment la porte de la boutique s’ouvrit et Breydel, surpris, reconnut de Coninck.

— Bonjour, maître, dit-il, quelle mauvaise nouvelle m’apportez-vous si tôt ?

— Mon ami Jehan, répondit de Coninck, je ne vous demande pas pourquoi vous êtes si triste : je connais votre âme généreuse. La pensée de l’esclavage vous fait mourir ; je le vois bien.

— Taisez-vous, maître, taisez-vous ; car il me semble que les murs de ma maison répètent ce mot insultant ; ô mon ami, si je m’étais fait tuer sur les murs de notre ville, je me serais épargné une peine si amère ! Combien d’ennemis auraient trouvé leur tombe à côté de moi ; mais ces jours glorieux sont passés…

De Coninck regarda avec émotion le doyen des bouchers ; il comprit, par ses propres souffrances, combien ce chagrin devait être mortel pour une âme comme celle de Breydel, et répondit :

— Consolez-vous, mon généreux ami, et pensez que le feu qui dort sous la cendre n’est pas éteint. Ces temps glorieux reviennent un jour : le ciel nébuleux de l’esclavage s’éclaire, et le soleil de la liberté a déjà envoyé sur nous quelques-uns de ses rayons. Vous ne comprenez pas cela, mais vous pouvez me croire, l’heure de la délivrance approche. Aujourd’hui nous ne sommes pas encore assez opprimés, les chaînes de l’esclavage doivent peser plus lourdement pour que les lâches mêmes brisent leurs fers. Et alors, mon vaillant frère, et alors notre chère patrie élèvera encore au-dessus des nuages le Lion noir de Flandre…

Breydel regarda le doyen des tisserands avec une expression étrange : un sourire de bonheur et d’espoir illumina son visage, et, comme si son cœur cessait d’être oppressé, un long soupir s’échappa de sa poitrine. Il prit la main de de Coninck, la porta à son cœur et dit :

— Vous seul, ô ami, me connaissez ; vous seul pouvez toucher et consoler mon âme.

— Mais, maître Jehan, reprit de Coninck, ma visite a un autre but ; vous savez que nous avons promis de garder la jeune Mathilde.

— Ô damnation ! s’écria Breydel avec agitation.

Un pressentiment inquiet fit monter à ses joues le feu de la colère, et il soupira :

— Mon ami, quelle effroyable, quelle honteuse nouvelle ?

— Les Français ont enlevé la fille de notre seigneur !

Le boucher fit un pas en avant, ramassa sa hache et la brandit dans sa main avec une fureur terrible. Bien que ses lèvres remuassent, aucune parole ne sortait de sa bouche ; enfin deux larmes brillantes roulèrent sur ses joues, larmes de rage et de soif de vengeance.

— Ô Lion de Flandre ! hurla-t-il, c’est ainsi qu’ils traitent vos enfants ; et je le souffrirais ? Non, non. C’est fini, de Coninck, c’est fini. Je n’écoute rien ; aujourd’hui encore je veux voir du sang, beaucoup de sang, ou je meurs !

— Du calme, mon ami, répondit de Coninck, du calme et employez la raison ; car vous devez votre vie à la patrie, et vous ne pouvez la risquer inutilement.

— Je ne veux rien entendre, reprit Jean Breydel, je vous remercie de votre sage conseil ; mais je ne le suivrai pas ; épargnez vos paroles, elles sont inutiles.

— Mais, maître Jehan, ne vous agitez pas ainsi. Vous ne pouvez pas chasser seul les Français.

— Cela n’y fait rien. Mes prévisions ne vont pas si loin. Venger la fille du Lion et puis mourir ; oh ! maintenant je suis heureux, mon esprit s’est délivré, mon cœur bat à se rompre ! Mais, je veux bien me calmer. Continuez à raconter ce que vous savez de cet événement.

— Oh ! pas grand chose ! ce matin, on m’a éveillé de très-bonne heure pour recevoir un serviteur de messire de Nieuwland. J’ai appris par lui que la noble Mathilde a été enlevée la nuit, et que le traître Brakels leur a servi de guide.

— Brakels, cria Breydel, encore un de plus pour ma hache. Il ne servira plus les Français.

— Où l’on a conduit la comtesse, je l’ignore ; seulement il se pourrait que ce fût au château de Male, car le domestique a entendu deux fois prononcer ce nom par les soldats. Vous voyez bien, Breydel, qu’il vaudrait mieux attendre de meilleurs renseignements que d’aller à l’ouvrage si étourdiment ; il est, pour ainsi dire, certain que la comtesse est déjà presque en France.

— Vous frappez à la porte d’un sourd, mon ami, dit Breydel ; je dis que rien ne peut changer ma résolution. Je veux sortir et je sortirai. Pardonnez-moi si je vous quitte à l’instant.

Il cacha la hache sous son pourpoint et marcha rapidement vers la porte ; mais de Coninck s’était placé devant lui, par un mouvement encore plus rapide, et lui barrait ainsi le passage.

Comme un tigre pris au piége, Breydel jeta des regards furtifs autour de la boutique, paraissant chercher une sortie. Son corps se pencha en avant, ses muscles se tendirent, comme s’il s’apprêtait à renverser celui qui mettait obstacle à sa fuite.

— Cessez ces efforts inutiles, lui dit de Coninck. Je vous assure que vous ne sortirez pas avec cette hache. Vous m’êtes un ami trop cher et je me fais un devoir de vous garder de tout malheur.

— Laissez-moi passer, ô maître Pierre, cria le doyen des bouchers ; je vous en supplie, laissez-moi sortir : vous m’affligez sans pitié.

— Non, je suis inexorable. Songez que vous n’êtes pas votre maître, que vous ne pouvez risquer votre vie ! ô mon maître, Dieu vous a doué d’une plus grande âme et la patrie a nourri en vous des membres plus puissants pour faire de vous le rempart de la liberté commune. Considérez cette haute mission et ne gaspillez pas ainsi ces dons dans une vengeance inutile.

Pendant que de Coninck parlait ainsi, l’emportement du boucher s’apaisait ; son maintien devint calme, et on aurait cru qu’il s’était laissé convaincre par les sages raisons de son ami. Ce n’était pas de la dissimulation, toutefois ; c’était l’expression vraie de ses sentiments. Il flottait entre le désir de la vengeance et le calme, sans pouvoir se calmer intérieurement.

— Vous avez raison, mon ami, dit-il ; je me laisse emporter trop facilement ; mais, vous le savez, il y a des passions à l’inspiration desquelles on ne peut résister. Je suspendrai de nouveau mon arme à la muraille ; maintenant vous me laisserez sortir, car je dois aller aujourd’hui au marché au bétail à Thourout.

— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, quoique je sache que vous n’irez pas aujourd’hui à Thourout.

— Certainement, maître ; je n’ai plus de bétail dans mes étables et je dois m’en procurer pour la nuit.

— Vous ne pouvez me tromper, maître Jean ; je vous connais depuis trop longtemps. Je lis dans vos yeux le fond de votre âme. Vous allez directement à Male.

— Vous êtes sorcier, maître Pierre, car vous connaissez mieux ma pensée que moi-même. Oui, je vais à Male, mais je vous assure que ce n’est pas pour m’informer de la malheureuse fille de notre seigneur. Je vous promets de remettre la vengeance à un autre jour.

Les deux doyens sortirent ensemble de la boutique et se quittèrent après avoir causé encore quelques moments dans la rue. Breydel, après une demi-heure de marche, arriva dans le village de Male. La seigneurie de Male est à une petite lieue de Bruges.[50] Dans l’année où se passe notre histoire, elle se composait d’une trentaine de huttes de chaume disséminées çà et là dans la limite féodale. Entre les bois impénétrables qui entouraient le village, le travail des hommes avait donné au sol une admirable fertilité. Comme la terre, dans cette contrée, paraissait reconnaissante envers les habitants et les récompensait par une riche moisson, on aurait cru que les habitants devaient vivre dans un état de bien-être ! Et, cependant, leur costume et tout leur extérieur portaient les signes du besoin. L’esclavage et la domination violente étaient les causes de leur misère : la sueur de leur front ne coulait ni pour eux, ni pour leur famille ; tout était pour le seigneur féodal, et ils s’estimaient heureux lorsqu’après avoir payé la redevance féodale, il leur restait encore assez pour se donner les forces nécessaires au rude labeur de la terre.

À peu de distance du village, il y avait une place carrée, autour de laquelle quelques maisons en pierre étaient bâties l’une près de l’autre ; au milieu se dressait un pilier en pierre, droit comme une aiguille, auquel était attachée une chaîne avec un collier de fer ; c’était le signe de la justice comtale et le carreau ordinaire auquel on exposait les malfaiteurs. Une petite chapelle s’élevait sur l’un des côtés de la place, et les murs du cimetière y faisaient une emprise de quelques pieds.

À côté se trouvait une maison assez haute, le seul cabaret ou taverne de Male où l’on vendait de la bière et du vin. Le nom de cet estaminet était sculpté au-dessus de la porte ; mais travaillé si grossièrement qu’il eût été difficile de reconnaître saint Martin dans ce tableau de pierre. Le vestibule et le rez-de-chaussée occupaient tout l’espace compris entre les murs extérieurs.

Une cheminée gigantesque remplissait le fond de la chambre et n’y laissait pas d’autre place qu’un petit coin de chaque côté où séchaient les semences et les plantes. Les autres murailles étaient blanchies à la chaux et chargées de toutes sortes d’ustensiles de cuisine en bois ou en étain : une hache et une collection de grands couteaux dans leur fourreau de cuir, pendaient à la place qui leur était particulièrement destinée. La fumée, qui s’échappait continuellement du foyer dans la chambre, avait revêtu les poutres du plafond d’une couleur sombre, qui donnait à cette place un aspect triste et froid. Quoiqu’il fît un clair soleil, le jour y était douteux, car les fenêtres de style moitié romain et moitié gothique, étaient élevées de près de sept pieds au-dessus du sol et formées de tout petits carreaux verdâtres. Des siéges lourds et des tables plus lourdes encore se trouvaient çà et là dans la chambre. L’hôtesse courait de droite à gauche pour servir et verser à boire à ses nombreuses pratiques. Les coupes d’étain n’étaient jamais en repos, et les appels joyeux des buveurs se mêlaient à un doux murmure, que l’on ne pouvait comprendre. Il était facile de reconnaître, aux accents mâles et sonores qui retentissaient près de la cheminée, qu’on y parlait le flamand, tandis qu’au milieu de la chambre des sons plus efféminés et un grasseyement plus doux trahissaient la langue française. Parmi ceux qui s’exprimaient dans ce langage étranger et qui appartenaient à la garnison du château, il y en avait un, nommé Leroux, qui parlait avec hauteur à ses camarades, et comme un officier ; cependant il n’était qu’un soldat comme eux, mais ses membres d’hercule et sa force bien connue lui avaient acquis cette supériorité.

Pendant que les guerriers français vidaient leurs coupes avec de joyeuses exclamations, un autre soldat entra dans la taverne et leur dit :

— Çà, camarades, je vous apporte une bonne nouvelle. Nous allons quitter ce maudit pays de Flandre et peut-être demain nous rentrerons dans notre belle France.

Les soldats étonnés jetèrent des regards curieux sur le nouveau venu.

— Oui, reprit celui-ci, oui, demain nous partons avec la belle dame qui est venue nous visiter si mal à propos cette nuit.

— Dites-vous vrai ? demanda Leroux.

— Certainement c’est la vérité ! notre seigneur de Saint-Pol m’a envoyé pour vous avertir.

— Je vous crois, car vous êtes toujours un messager de malheur ! cria Leroux.

— Tiens, pourquoi cette nouvelle vous fâche-t-elle ? N’aimez-vous pas de retourner en France ?

— Pas du tout ! Ici nous goûtons les fruits de la victoire, et il ne me plairait pas de quitter sitôt ceux-ci.

— Oh ! ne vous fâchez pas tant, nous revenons dans peu de jours. Nous ne devons accompagner notre seigneur de Saint-Pol que jusqu’à Lille.

Au moment où Leroux allait répondre, la porte s’ouvrit et un Flamand entra dans le cabaret. Il regarda les Français avec hardiesse, se plaça à une table et cria :

— Eh, hôtelier, un pot de bière ! vite, car je suis pressé !

— Tout de suite, maître Breydel, répondit l’hôte.

— Voilà un beau Flamand, murmura un soldat à l’oreille de Leroux. Il n’est pas aussi grand que toi, mais quel corps musculeux et quelle voix ! Ce n’est pas un paysan.

— Vraiment, répondit Leroux, c’est un joli garçon ; il a des yeux comme un lion. Je me sens pris d’amitié pour lui.

— Hôtelier ! cria Breydel, en se levant, où restes-tu ? La gorge me brûle effroyablement.

— Dis-moi, Flamand, demanda Leroux, sais-tu le français ?

— Plus que je ne désire, répondit Breydel dans la même langue.

— Eh bien, puisque je vois que tu es impatient et que tu as soif, je t’invite à boire à ma coupe. Bon, je souhaite que cela te fasse du bien.

Breydel prit la coupe des mains du soldat avec un geste de reconnaissance et dit, en le portant à ses lèvres :

— À ta santé et à ta chance dans la guerre !

Mais dès que quelques gouttes de vin eurent mouillé ses lèvres, il remit la coupe sur la table avec dégoût.

— Qu’est-ce cela ? Vous craignez le noble breuvage ? Les Flamands n’y sont pas habitués, cria Leroux en riant.

— C’est du vin français ! répondit Breydel aussi indifféremment que si le dégoût avait été naturel.

Les soldats se regardèrent avec un étonnement visible, le sang monta aux joues de Leroux. Le froid extérieur de Breydel avait cependant fait tant d’impression sur lui qu’il laissa le Flamand se rasseoir sans rien lui dire. Entre-temps l’hôte avait apporté la bière demandée et le doyen des bouchers en but plusieurs gorgées sans faire attention aux Français.

— Maintenant, camarades, cria Leroux en levant sa coupe, buvons un dernier coup pour qu’il ne soit pas dit que nous partons avec la bouche sèche. À la santé de la noble dame, en attendant que le feu la brûle.

Breydel se contint à ces mots, car un mouvement soudain s’était opéré en lui, et ses yeux s’étaient fixés avec mépris sur les soldats, quoiqu’ils ne l’eussent pas remarqué.

— Pourvu qu’il ne se passe rien pendant notre absence, dit Leroux avec dépit. Les Brugeois commencent à se mutiner et à murmurer, on n’aurait qu’à piller leur ville pendant que nous sommes en France.

Breydel grinça des dents avec fureur ; mais il n’avait pas encore oublié sa promesse et les paroles de de Coninck. Il écouta avec plus d’attention lorsque Leroux dit les paroles suivantes :

— Nous aurons à reprocher cette perte à la belle dame… Mais qui peut-elle être ? Pour moi, je crois que c’est la fille d’un mutin puissant, et qu’elle sera conduite près des autres, en France. Elle mangera encore du pain amer !…

Le doyen des bouchers s’était levé de sa chaise, et pendant qu’il se promenait nonchalamment dans la chambre pour cacher son agitation, il chantonnait d’une voix douce, cette chanson populaire :

Sur le champ d’or qui dans l’air se déploie,

Superbe et fier se dresse un lion noir
Dont la crinière au gré des vents ondoie ;
Sa large griffe est effroyable à voir,
Contre ses coups nul ne peut se défendre.
Son œil sanglant est rayonnant d’éclairs.
Ce noir lion, c’est le Lion de Flandre :

Son seul repos fait trembler l’univers.[51]

Aussitôt que les Français entendirent ces paroles, ils levèrent la tête en même temps et semblèrent frappés de surprise.

— Écoutez, dit l’un d’eux, c’est la chanson des Klauwaerts ! Témérité ! Ce Flamand ose-t-il la chanter en noire présence ?

Quoique Jean Breydel eût entendu, il n’en continua pas moins sa chanson ; il éleva même la voix comme pour braver les Français.

Sur l’Orient il étendit ses griffes,

Et l’Orient s’enfuit épouvanté.
Son regard seul dispersa les califes,
Et du croissant l’étendard redouté.
Puis il quitta les rivages d’Asie
Et des Flamands pour payer la valeur,
Au plus vaillant des fils de la patrie

Il fit présent d’un sceptre d’empereur.[52]


— Mais que signifie cette chanson qu’ils ont éternellement à la bouche ? demanda Leroux à un Flamand du château qui était assis près de lui.

— Eh bien, il dit, que le Lion noir de Flandre a frappé de ses griffes les demi-crinières des Sarrasins, et qu’il a fait le comte Beaudoin empereur.

— Écoutez, Flamand ! dit Leroux à Breydel, vous devez reconnaître que le terrible Lion noir a dû fuir devant la bannière des lis de notre puissant souverain Philippe le Bel, et maintenant, il est assurément mort.

Maître Jean sourit avec un mépris ironique, et répondit :

— Il y a encore un couplet à la chanson, écoutez :

Ores il dort ; loin des cités flamandes

Le roi Français le retient enchaîné ;
Et librement il déchaîne ses bandes
Sur la patrie où le lion est né ;
Mais si jamais le lion se réveille,
Tremblez, Français, tremblez pour le lis blanc ;
De vos drapeaux la blancheur sans pareille

Sera souillée et de boue et de sang.


— Demandez maintenant ce que cela signifie !

Leroux s’étant fait expliquer le sens de ces paroles, jeta son siége avec colère, remplit sa coupe jusqu’au bord et dit :

— Que je sois toute ma vie un lâche, si je ne vous casse pas le cou, si vous dites encore une parole.

Jean Breydel rit de cette menace et répondit :

— Ne jurez pas, car vous comptez sans votre hôte. Croyez-vous que je me tairai pour vous ? Pour tous les wallons du monde, je ne garderais pas un mot sur le cœur. Et voyez, pour vous le démontrer, je bois en l’honneur du Lion et je brave les Français, entendez-vous ?

— Camarades, dit Leroux, écumant de rage, laissez-moi agir seul avec ce Flamand, il ne mourra que de ma main.

En disant ces paroles, il s’avança vers Breydel et cria :

— Vous mentez et vivent les lis !

— Vous mentez vous-même, et salut au Lion noir de Flandre ! répliqua Breydel.

— Venez, reprit le Français, vous êtes fort, je veux vous montrer que les lis ne doivent pas céder devant un Lion. Luttons jusqu’à la mort.

— Cela s’entend, répondit Jean Breydel. Seulement, dépêchons-nous. Je suis charmé d’avoir trouvé un ennemi courageux ; cela vaut la peine.

Ils furent bientôt hors de la taverne et marchèrent en murmurant sous les arbres. Quand ils eurent trouvé une place convenable, ils reculèrent de quelques pas et s’apprêtèrent à la terrible lutte. Breydel jeta son couteau et retroussa ses manches jusqu’aux épaules : ses bras musculeux stupéfièrent les soldats qui se tenaient autour d’eux pour être spectateurs de la lutte. Comme Breydel n’avait pas d’autre arme que son couteau, Leroux jeta son épée et se tourna vers ses camarades en disant :

— Ah çà ! quoiqu’il arrive, je ne veux pas qu’on m’aide. La lutte doit être loyale ; car mon ennemi est un brave Flamand.

— Êtes-vous prêt ? s’écria Breydel.

— Je suis prêt !

À ces mots les deux champions rentrèrent leurs têtes entre les épaules, et leurs yeux flamboyèrent sous leurs paupières baissées ; leurs dents et leurs lèvres se serrèrent avec violence ; alors ils se ruèrent l’un sur l’autre comme deux taureaux furieux. Un pesant coup de poing s’abattit de chaque côté sur une poitrine, comme un marteau sur une enclume, et les deux lutteurs plièrent sur leurs jarrets ; mais leur rage s’en accrut davantage. Un sombre mugissement sortait avec bruit de leur gorge, leurs bras s’enlaçaient autour de leurs corps comme deux ceintures de fer ; leurs bras et leurs jambes semblaient animés d’une force extraordinaire ; tous leurs membres se tordaient affreusement l’un contre l’autre, et les terribles étreintes leur arrachaient des soupirs de douleur. Le feu de la rage montait à leurs visages enflammés, et le blanc de leurs yeux était veiné de lignes rouges. Cependant, aucun des deux ne put ébranler l’autre ; on eut dit que leurs pieds s’étaient enracinés dans la terre où ils s’enfonçaient. Les veines de Breydel se tordaient comme des cordes sur ses bras nerveux. Une sueur fumante tombait à flots des joues des combattants, et leur souffle devenait brûlant et précipité. On voyait leur poitrine s’élever et descendre rapidement ; cependant on n’entendait que quelques sourdes imprécations entre des soupirs étouffés.

Après qu’ils se furent empoignés ainsi pendant quelque temps, le Français s’arc-bouta sur une jambe, jeta ses bras autour du corps de Breydel et lui déprima la tête avec une force si irrésistible que le Flamand chancela et pencha en avant. Sans lui donner le temps de se remettre et encouragé par cet avantage, Leroux redoubla d’efforts et Breydel fut obligé de fléchir les genoux sous ce violent ébranlement.

— Voilà déjà le Lion qui ploie les genoux, cria Leroux en assénant sur la tête de son antagoniste un si terrible coup que le sang lui en jaillit par la bouche. Mais ce coup même avait forcé le Français de lâcher Breydel d’une main. Au moment où Leroux leva le bras pour achever le Flamand, celui-ci sauta debout et recula de trois pas. Rapide comme l’éclair, il se rua en hurlant contre le Français et l’entoura de ses bras avec une telle rage qu’il fit craquer ses côtes dans sa poitrine ; mais celui-ci, agile et flexible comme un serpent, entrelaça ses membres autour du corps de Breydel avec une force qu’augmentait encore l’habitude et la science du pugilat. Le jeune Flamand sentit ses jambes, serrées par les genoux du Français, ployer et se dérober sous lui. Cette longue lutte, dans laquelle il voyait pour la première fois de sa vie fléchir son courage, lui sembla plus cruelle que les tortures de l’enfer. Une écume sanglante lui vint aux lèvres et il devint fou de fureur. Alors, il lâcha tout à coup le Français et s’élança sur lui tête baissée. Tel qu’un bélier qui bat la muraille, le front de Breydel frappa son ennemi en pleine poitrine. La violence du choc fut telle, que Leroux recula en chancelant et que le sang lui sortit par le nez et par la bouche. Sans lui laisser le temps de se redresser sur ses jambes, le poing du Flamand s’abattit sur sa tête comme une pierre et il tomba étendu sur le sol en poussant un cri de douleur[53].

— Vous avez senti la griffe du Lion ! rugit Breydel.

Les soldats, spectateurs de cette lutte, avaient encouragé leur camarade par des paroles et par des exclamations, mais ils ne s’en étaient pas mêlés autrement. Pendant qu’ils relevaient Leroux expirant, Breydel quitta à pas lents le lieu du combat et rentra dans la taverne ; il commanda un autre pot de bière et but à plusieurs reprises pour étancher la soif brûlante qui le dévorait.

Il y était déjà depuis quelque temps et sa fatigue commençait à diminuer, lorsque la porte s’ouvrit derrière lui. Avant qu’il eût eu le temps de se retourner pour voir qui entrait, il fut saisi et jeté par terre par quatre hommes vigoureux ; en un clin d’œil la maison fut pleine de Français armés. Longtemps Breydel s’épuisa contre eux en efforts inutiles ; enfin, haletant et sans force, il resta sans mouvement et jeta aux Français un de ces regards empoisonnés qui sont le présage de la mort. La plupart des soldats tremblaient à l’aspect du Flamand étendu par terre ; car, tandis que son corps était immobile, ses yeux flamboyants jetaient autour de lui des regards si menaçants et si terribles que la crainte oppressait le cœur des assaillants.

Un chevalier, qu’à son costume il était facile de reconnaître pour un chef, s’approcha de Breydel, et, après avoir donné l’ordre de lui rendre tout mouvement impossible, il dit au Flamand :

— Nous nous connaissons depuis longtemps, manant téméraire. C’est toi qui as tué le page de monseigneur de Châtillon dans la forêt de Wynendael et qui as osé nous menacer de ton couteau, nous, chevaliers… Et voilà que tu oses encore venir assassiner un de mes meilleurs hommes d’armes sur mes domaines ! Tu seras traité comme tu le mérites : aujourd’hui même on te dressera une potence sur les murs de Male, pour que tu serves d’exemple aux Brugeois mutins.

— Vous êtes un calomniateur ! s’écria Breydel ; je me suis défendu loyalement dans le combat, et si votre lâche violence ne m’en empêchait pas, je vous prouverais que je n’ai pas de remords.

— Vous avez osé insulter la bannière de France.

— J’ai vengé le Lion noir de ma patrie, et je le ferais encore. Mais ne me tenez pas plus longtemps couché par terre comme un bœuf abattu, ou tuez-moi sur-le-champ ; je ne me défendrai pas.

Sur l’ordre de Saint-Pol, les soldats relevèrent Breydel sans le lâcher et le conduisirent avec précaution jusqu’à la porte. Le Flamand prisonnier marchait lentement entre les hommes d’armes. Deux des plus vigoureux lui tenaient les bras ; quatre autres marchaient devant et derrière ; de sorte qu’il lui était impossible de s’échapper. Tel n’était pas, d’ailleurs, son intention ; il ne fit pas la moindre résistance.

Pendant qu’ils avançaient ainsi avec le prisonnier, les soldats se mirent à le railler insolemment. Breydel sentit bouillonner en lui une colère inexprimable à leurs paroles ironiques et désira intérieurement la mort ; cependant il dissimula sa fureur jusqu’au moment où on lui parla ainsi :

— Ah çà, beau Flamand, si demain vous dansez bien à la corde devant nous, nous chasserons les corbeaux de votre cadavre.

Le doyen des bouchers jeta un regard de mépris sur le soldat qui le raillait ainsi dans son malheur. Celui-ci reprit :

— Ne me regardez pas ainsi, maudit Klauwaert, ou je vous frappe au visage.

— Oh ! lâche Français ! cria Breydel, vous êtes tous les mêmes, vous insultez un ennemi prisonnier, méprisables valets d’un méprisable maître…

Un soufflet, que lui appliqua le soldat, l’interrompit. Il se tut soudain et courba la tête comme s’il perdait courage. Mais une colère ardente agitait son âme, et, pareil au feu souterrain qui brûle dans le sein d’un volcan, un furieux désir de vengeance brûlait dans le cœur du Flamand. Les soldats continuèrent à lui lancer des injures, et son silence ne fit que les rendre plus amères. Près du pont du château ils cessèrent tout à coup de rire, et leurs visages pâlirent d’inquiétude et d’effroi. Breydel, en ce moment, rassembla toutes les forces que la nature lui avait si généreusement départies, et arracha ses bras des mains de ses gardiens. Il s’élança comme un léopard sur les deux soldats qui l’avaient irrité le plus, et ses mains, pareilles à des tenailles de fer, les saisirent à la gorge.

— Je veux mourir pour vous, ô Lion de Flandre ! cria-t-il, mais pas à une potence, pas sans vengeance !

En disant ces paroles, il serrait si étroitement la gorge des deux soldats, que leurs joues devinrent blanches et livides. Puis, de son bras tout puissant, secouant les corps de ses ennemis, il entre-choqua leurs têtes branlantes avec une terrible violence. Paralysés par l’étranglement, ils n’essayèrent pas de résister ; leurs bras pendaient inertes le long de leur corps. Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il ne nous en faut pour le raconter[54].

À la vue du danger de leurs camarades, les autres Français accoururent en jurant ; mais Breydel laissa tomber ses deux victimes et après s’être débarrassé de ses nouveaux ennemis, il s’enfuit à toutes jambes. Les soldats le poursuivirent jusqu’à un long fossé. Breydel, habitué à vivre dans les prairies, sauta comme un cerf sur l’autre bord et continua sa course vers Sainte-Croix. Deux soldats, qui tentèrent aussi de sauter le fossé, y tombèrent jusqu’au cou et durent renoncer à toute poursuite.

Le doyen rentra à Bruges encore plein de fureur et alla droit à sa demeure ; il ne trouva qu’un jeune garçon qui se disposait à sortir.

— Où sont mes ouvriers ? cria Breydel avec impatience.

— Maître, répondit l’apprenti, ils sont au Pand, où les bouchers viennent d’être convoqués en toute hâte.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? a lu au Perron une ordonnance disant que tous les bourgeois qui gagnent leur vie, parle travail de leurs mains, doivent payer, le samedi de chaque semaine, un penning d’argent au collecteur de l’impôt[55]. Telle est, selon le cri général, la cause de la convocation des métiers que le doyen des tisserands a ordonnée.

— Restez ici et fermez la boutique, dit Breydel ; dites à ma mère que je ne rentre pas cette nuit ; qu’elle ne craigne rien.

Il prit sa hache suspendue à la muraille, et, l’ayant cachée sous son pourpoint, il quitta sa demeure et se rendit à la réunion du métier. Aussitôt qu’il entra dans la salle, un frémissement de joie parcourut l’assistance, et ses compagnons s’écrièrent :

— Ah ! voilà Breydel, notre doyen ! Celui qui avait pris provisoirement sa place, se leva et lui présenta le fauteuil ; mais Breydel, au lieu de s’y placer comme d’habitude, prit une chaise basse et s’y laissa tomber avec un sourire amer.

— Ô mes frères, donnez-moi la main, j’ai tant besoin de votre amitié ; moi et notre métier sans tache nous avons reçu un affront qui ne peut être effacé !

Les maîtres et les compagnons se pressèrent ensemble autour du siége de Breydel. Jamais ils ne l’avaient vu si triste et si abattu. Tous les yeux se fixèrent curieusement sur lui. Après un long soupir, il reprit :

— Vous, vrais enfants de Bruges, trop longtemps déjà vous avez assez souffert la honte avec moi, vous ne pouvez pas supporter aussi l’esclavage. Mais si vous saviez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ! vous pleureriez comme des enfants. Oh ! injure mortelle ! Je n’ose pas le dire, la honte me torture !

Toutes ces figures mâles et brunes s’étaient déjà enflammées du feu de la colère ; ils ne savaient pas encore de quoi ils devaient se fâcher, et cependant ils serraient convulsivement les poings, et des imprécations grondaient dans leurs bouches.

— Écoutez, reprit Breydel, et ne succombez pas sous le poids de la honte, ô mes frères, écoutez bien… Les Français ont frappé votre doyen à la figure ; et cette joue, celle-ci, est souillée d’un soufflet outrageant.

La fureur qui saisit les bouchers à ces paroles ne peut se décrire. Des cris de mort montèrent vers la voûte de la salle, et chacun fit serment de venger cette injure.

— Avec quoi, demanda Breydel, efface-t-on une pareille tache ?

— Avec du sang ! fut le cri général.

— Vous me comprenez, mes frères, reprit le doyen ; oui, le sang seul et la mort des offenseurs peuvent me laver. Sachez que c’est la garnison de Male, qui m’a traité ainsi. Mais, dites-le avec moi : — Le soleil de demain ne retrouvera plus le château à Male !

— Il ne le retrouvera plus ! répétèrent les bouchers animés du désir de la vengeance.

— Venez, dit Breydel, partons. Que chacun retourne à sa demeure, s’apprête en silence et prenne sa meilleure hache. Procurez-vous d’autres armes, si c’est possible, ainsi que des outils pour couper le taillis ; car nous devons escalader le château. À onze heures nous nous réunirons dans le bois de la Pie, derrière Sainte-Croix.

Après avoir donné encore quelques explications aux anciens, il quitta le Pand, et ses compagnons sortirent après lui. La nuit, un peu avant que l’heure désignée sonnât au clocher de Sainte-Croix, un grand nombre d’hommes se glissaient mystérieusement dans les sentiers aux environs du village. Tous marchaient dans la même direction, et disparurent tour à tour dans le bois de la Pie. Quelques-uns d’entre eux portaient des arbalètes, d’autres des massues ; cependant la plupart n’avaient pas d’armes visibles. Jean Breydel se trouvait au fond de la forêt et délibérait, avec les maîtres de la corporation, de quel côté du château on risquerait l’assaut. Enfin il fut décidé qu’on comblerait le fossé, à côté du pont, avec du bois, et qu’on tenterait d’escalader le mur. Le doyen se promenait impatiemment entre ses compagnons, occupés à hacher les arbrisseaux et les petits arbres, et à en faire des fagots. Aussitôt qu’il se fut assuré qu’il ne manquait pas de porteurs, il donna Tordra du départ, et les bouchers quittèrent le bois pour aller anéantir le château de Male.

Suivant le témoignage des chroniques ils étaient au nombre de sept cents, et pourtant ils étaient tellement désireux d’atteindre leur vengeance, qu’aucun bruit imprudent ne s’élevait de leurs rangs. On n’entendait que le frottement des branches traînantes et l’aboiement des chiens que ce bruit étrange effrayait. Ils s’arrêtèrent à une portée d’arc du château, et Breydel s’avança avec quelques hommes pour observer les remparts. La sentinelle qui veillait au-dessus de la porte avait entendu le bruit de leurs pas ; toutefois, doutant encore, elle écouta avec plus d’attention et s’avança sur le rempart.

— Attendez, dit un des compagnons de Breydel, je vais faire rentrer cet ennuyeux veilleur.

À ces mots il banda son arc et visa la sentinelle.

— Il atteignit son but, car sa flèche se brisa en morceaux sur la cuirasse du Français. Celui-ci effrayé par le coup descendit des remparts, et cria de toutes ses forces :

— France ! l’ennemi ! aux armes ! aux armes !

— En avant, camarades ! cria Breydel, en avant ! Par ici avec les fagots !

Les bouchers vinrent un à un planter les branches et les arbrisseaux dans le fossé ; il fut bientôt assez comblé pour qu’on y pût marcher comme sur un pont, jusqu’au mur. Les échelles furent placées et une partie des Flamands escalada les remparts sans trouver de résistance. Au cri de la sentinelle les soldats avaient sauté de leur lit, et, en un clin d’œil, il y en eut plus de cinquante habillés et armés. Leur nombre augmenta rapidement, les cris des Flamands avaient bien mieux éveillé les endormis que l’appel de la sentinelle.

Jean Breydel se trouvait dans le château avec une trentaine de ses compagnons à peine, quand une foule de gentilshommes et de soldats tombèrent sur eux. Au commencement, beaucoup de bouchers tombèrent, car ils n’avaient pas de cottes de mailles, et les flèches des Français pénétraient sans résistance dans leur corps. Mais cela ne dura pas longtemps ; quelques instants après tous les Flamands furent dans les murs.

— Voyez mes frères, cria Breydel, je commence la tuerie. Suivez-moi.

Comme une charrue qui se creuse elle-même un sillon dans la terre, ainsi Breydel se fit un chemin à travers les Français. Chaque coup de sa hache coûtait la vie à un ennemi, et le sang de ses victimes ruisselait par torrents sur son pourpoint. Les autres Flamands, aussi furieux que lui, tombèrent de tous côtés sur les soldats, et leurs cris de triomphe étouffèrent les cris d’agonie des Français mourants[56].

Pendant qu’on se battait ainsi dans la cour et sur les remparts, le châtelain, messire de Saint-Pol, avait fait seller en toute hâte quelques chevaux Aussitôt qu’on lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir, et que la plupart des soldats étaient tués, il fit ouvrir la petite porte de secours. Alors on entraîna avec violence une dame qui pleurait, et lorsqu’on l’eût placée entre les bras d’un soldat sur un des chevaux, ces cavaliers passèrent le fossé à la nage et disparurent entre les arbres de la forêt.

Il était impossible aux Français de résister à l’attaque des bouchers ; ces derniers étaient, d’ailleurs, en plus grand nombre que leurs ennemis. Aussi, une heure plus tard n’y eut-il plus dans Male un seul homme vivant, sinon ceux qui étaient nés sur le territoire flamand. On chercha, pendant plus de deux heures, avec des flambeaux dans les chambres et dans les caves du château ; cependant on ne trouva plus d’ennemis, car ceux qui avaient échappé au massacre s’étaient enfuis par la porte de secours. Après que Breydel se fût fait montrer exactement, par un domestique, toutes les places du château, il crut, avec raison, que la comtesse Mathilde avait été emmenée. Il se livra alors à toute sa fureur, et mit le feu aux quatre coins du château seigneurial. Pendant que les flammes s’élevaient vers le ciel, et que déjà de grands murs se renversaient avec un terrible craquement, les bouchers abattirent tout ce qui pouvait être anéanti, arbres et ponts, jusqu’à ce que le château offrit l’image de la plus complète destruction.

Les cloches des villages environnants sonnèrent l’alarme, et les paysans quittèrent leurs huttes pour éteindre l’incendie ; mais il était trop tard. Il ne restait plus au château comtal que les quatre murs en flammes. On entendait la voix éclatante de Breydel qui criait :

— Oui, oui, le soleil de demain cherchera vainement le château de Male.

La vengeance étant consommée, les bouchers se réunirent et quittèrent Male en chantant un chœur joyeux : ils chantaient la chanson du Lion noir.


XIII



Dans la guerre de 1296, quand les Français prirent toute la Flandre occidentale, le château de Nieuwenhove leur opposa une résistance opiniâtre. Un grand nombre de chevaliers flamands y étaient enfermés, sous Robert de Béthune, et ne voulurent pas le rendre aussi longtemps qu’un d’eux put se défendre. Mais le grand nombre de leurs ennemis rendit inutile ce courage héroïque ; ils périrent presque tous sur les murs des remparts[57]. En entrant dans le château, par les remparts renversés, les Français ne trouvèrent que des cadavres ; et comme ils ne pouvaient pas faire tomber leur colère sur des ennemis, ils brûlèrent le château, renversèrent les murs et remplirent les fossés de cendres.

Les restes de Nieuwenhove étaient situés à deux lieues de Bruges, dans la direction de Courtray, au milieu d’une épaisse forêt, et loin des demeures des gens du pays ; il était très-rare que le pas d’un homme foulât ce tas de ruines ; les croassements continuels des oiseaux de nuit avaient fait croire aux villageois superstitieux que les âmes des Flamands tués y demandaient vengeance et délivrance.

Quoique l’incendie eût atteint tout le château, il n’était cependant pas tellement anéanti, que les murs ne montrassent plus aux yeux sa forme première ; le bâtiment existait encore, mais avec une infinité de crevasses. Les toitures étaient tombées à côté des murs qui les soutenaient, et des fenêtres sans carreaux il ne restait plus que les châssis de pierre. Tout portait la marque d’une destruction précipitée, car quelques parties étaient restées intactes, tandis que d’autres avaient été renversées avec beaucoup de peine ; dans la grande cour, qui était entourée de remparts à demi écroulés, on voyait çà et là des monceaux de décombres.

Nieuwenhove était dans cet état, depuis six ans, au moment que nous avons choisi pour faire cette description. Les plantes, que le vent avait semées entre les pierres éparses, s’étaient multipliées à l’infini : un gazon délicieux poussait partout ses pointes verdoyantes, et, comme des enfants gâtés de la nature, les fleurs des champs agitaient leurs calices d’argent par-dessous les tas de décombres. Le long des murs noircis grimpaient des lierres flexibles qui avaient pris racine dans les crevasses des pierres calcinées : d’autres plantes, telles que des vignes vierges et des liserons se jetaient d’une muraille à l’autre, et formaient, au-dessus des déchirures profondes, une voûte de la plus agréable verdure.

Il était quatre heures du matin ; un faible crépuscule colorait l’orient d’un jaune douteux et une auréole de rayons d’or se montrait derrière l’horizon, comme l’avant-courrière du soleil. Cependant les ruines de Nieuwenhove étaient encore couvertes d’ombres grises : la nature endormie était enveloppée de ces teintes indécises qui ne sont pas encore des couleurs, tandis que la lumière du levant se reflétait déjà dans l’immensité bleue du ciel. Çà et là quelque orfraie attardée volait vers son trou en huant tristement contre la lumière qui venait la chasser.

En ce moment un homme était assis sur un des tas de décombres au milieu des ruines. Un casque sans plume était attaché sur sa tête par deux courroies, une cuirasse entourait son corps athlétique, et des plaques d’acier couvraient ses membres. Sa main, revêtue d’un gantelet de fer, était posée sur un bouclier dont on aurait vainement cherché les armoiries, car on n’y voyait qu’une ligne brune oblique. Ses armes, de même que la longue lance placée à côté de lui, étaient peintes en noir, probablement en signe de deuil, À peu de distance de là se tenait un cheval encore plus noir que le chevalier : comme il était aussi entièrement couvert d’écailles de fer, l’animal courbait avec peine la tête jusqu’à terre, et broutait ainsi les têtes humides des plantes. L’espadon suspendu au côté de la selle était d’une grosseur surprenante et paraissait destiné à une main de géant.

Pendant qu’un silence de mort régnait dans les ruines, le chevalier poussait des soupirs de désespoir et ses mains gesticulaient comme s’il parlait à quelqu’un. De temps en temps il tournait la tête avec méfiance vers les haies et les chemins environnants ; et, quand il fut bien sûr d’être seul, il leva la visière de son casque, et découvrit son visage : c’était un homme d’un âge mûr avec des joues ridées et des cheveux grisonnants. Quoique ses traits portassent la trace d’une longue tristesse, il avait cependant encore assez de feu dans le cœur pour donner à ses yeux une vivacité extraordinaire. Après avoir contemplé un instant les murs restés debout de Nieuwenhove, un sourire amer erra sur ses lèvres ; il baissa la tête et parut regarder quelque chose dans le gazon : deux larmes brillèrent sous ses paupières et roulèrent jusqu’à terre. Alors il dit :

— Ô héros, mes frères ! votre noble sang a été versé sur ces pierres, vos cadavres reposent sous moi, dans le sommeil éternel de la mort, et les fleurs solitaires se sont enracinées comme des couronnes saintes de martyr par-dessus vos ossements. Vous êtes heureux, vous qui avez perdu cette pénible vie pour la patrie ; car vous n’avez pas vu l’esclavage de la Flandre. Vous êtes morts, libres et glorieux, vos âmes ne portent pas la tache que l’étranger a imprimée sur la tête du Flamand. Le sang de celui auquel vous avez donné le nom superbe de Lion a trempé cette terre avec le vôtre ; son épée était un éclair exterminateur, et son bouclier un mur ; maintenant, ô honte ! maintenant il est assis sur vos tombes solitaires soupirant comme un réprouvé ; maintenant des larmes d’impuissance jaillissent de ses yeux comme de ceux d’une faible femme.

Le chevalier se leva tout à coup, baissa précipitamment la visière de son casque et, se tournant vers la route, il parut écouter avec attention. Un bruit qui ressemblait à des pas de chevaux se fit entendre au loin. Quand il se fut convaincu que son oreille ne le trompait pas, il ramassa sa lance et courut à pas pressés vers son coursier, lui remit son mors en bouche, se plaça en selle et marcha jusque derrière un mur qui devait le cacher. Il était à peine derrière cet abri lorsque d’autres sons parvinrent à son oreille ; à travers le cliquetis des armes et le galop des chevaux, il crut distinguer les plaintes d’une jeune fille. En entendant ces cris le chevalier pâlit sous sa visière ; non de peur, la peur lui était inconnue, mais l’honneur et les devoirs de la chevalerie lui ordonnaient de voler au secours de cette jeune fille ; son cœur magnanime brûlait déjà de sauver une malheureuse, quoique des raisons plus importantes et une promesse sacrée lui défendissent de se faire connaître à personne : c’est ce combat intérieur qui faisait pâlir ses joues. Au bout d’un instant le cortége approcha et les plaintes de la jeune fille devinrent intelligibles pour le chevalier.

— Ô mon père, mon père ! criait-elle sur un ton pitoyable.

À ces accents le chevalier repoussa toutes ses réflexions. Cette voix avait quelque chose d’étrange qui avait profondément remué ses entrailles. Il donna de l’éperon dans le ventre de son coursier, sauta rapidement au-dessus des monceaux de décombres jusque sur la route. Là il vit arriver la troupe à une petite distance : six cavaliers français, sans lances, mais bien armés d’ailleurs, poussaient leurs chevaux à bride abattue : un d’eux tenait une femme devant lui sur sa selle et la serrait fortement dans ses bras. Elle se débattait avec désespoir et remplissait l’air de ses cris de douleur. Le chevalier noir s’arrêta au milieu du chemin et mit sa lance en arrêt pour attendre les ravisseurs. Étonnés d’un obstacle si inattendu, les cavaliers ralentirent le pas de leurs chevaux et regardèrent ce protecteur, non pas sans une crainte secrète. Celui qui paraissait les commander s’avança et cria :

— Hors du chemin, seigneur chevalier ! hors du chemin ! ou nous passons sur votre corps !

— Je vous somme, chevaliers félons et déloyaux, de lâcher cette dame, sinon je me déclare son protecteur.

— En avant, en avant ! cria le commandant à ses hommes.

Le chevalier noir ne leur donna pas le temps d’approcher, il se courba sur le cou de son cheval et tomba tout à coup au milieu des Français stupéfaits. Du premier coup de sa lance il troua le heaume et la tête d’un Français, et le jeta à bas de sa selle mortellement blessé ; mais pendant qu’il réussissait ainsi à vaincre un de ses ennemis, les autres avaient levé leurs glaives sur sa tête, et déjà le chevalier de Saint-Pol avait, d’un formidable coup d’épée, fait tomber l’épaulière du chevalier noir. Celui-ci, à la vue de tant d’ennemis menaçants, jeta sa lance et tira du fourreau son épée de géant ; il saisit la poignée des deux mains et la fit tournoyer si rapidement, qu’aucun des Français n’osait approcher, car chaque coup de son arme terrible tombait comme un pesant coup de marteau sur l’armure de ses ennemis. Le cavalier qui portait la jeune fille se défendait avec une longue épée, et tenait son fardeau tremblant serré contre sa poitrine. La jeune fille, succombant aux émotions de ces alternatives de craintes et d’espoir, n’avait plus la force de parler ni de se plaindre ; ses yeux étaient d’une fixité effrayante, et ses joues d’une pâleur mortelle. Parfois elle levait vers son libérateur inconnu des mains suppliantes ; mais bientôt elle tomba évanouie sur le cou de son coursier. Les chocs terribles des épées sur les casques et les boucliers retentissaient au loin dans les bois voisins, et le sang coulait en filets rouges sous les cuirasses ; mais les combattants, dans leur ardeur de la vengeance, paraissaient ne pas sentir leurs blessures et continuaient la lutte en haletant. Les armures étaient brisées et pour ainsi dire hachées en maint endroit, et le cheval du commandant de Saint-Pol portait au cou une large blessure ; son maître avait grand’peine à le conduire de manière à éviter les coups du chevalier noir. Saint-Pol, voyant que le combat prenait une tournure très-désavantageuse aux Français, fit un signe au soldat qui tenait la dame. Le soldat comprit et tenta de s’enfuir du champ de bataille ; mais le chevalier noir devina son intention et, enfonçant l’éperon dans le flanc de son coursier, il barra le passage au soldat et lui cria, tout en parant avec une merveilleuse adresse les coups des autres assaillants :

— Sur votre corps et votre vie, déposez cette femme à terre ! Sans tenir compte de ces paroles, le soldat détourna son cheval et chercha à sauter hors du chemin ; mais l’épée du chevalier noir tomba sur son casque avec une violence épouvantable et lui fendit la tête jusqu’aux épaules. Deux larges jets de sang jaillirent de la blessure béante et retombèrent en pluie tiède sur la tête et sur la robe blanche de la jeune fille : ses boucles blondes et soyeuses en furent toutes couvertes et se teignirent d’un rouge foncé. Le cavalier tué tomba de sa selle, et, quoique la vie se fût éteinte en lui, les dernières convulsions de ses muscles serraient encore haineusement la jeune fille contre sa poitrine ; mais au bout de quelques minutes les bras du cadavre se détendirent et la jeune femme roula sur le sol avec le mort.

Sur ces entrefaites, le chevalier noir avait encore abattu un autre Français et il ne lui restait plus que trois ennemis ; mais, à mesure que diminuait le nombre des combattants, le combat devenait plus acharné, car la vue du sang fumant enflammait, d’une rage furieuse, ces hommes élevés pour la guerre. Les chevaux, tiraillés de droite à gauche, hennissaient à chaque coup qui tombait sur leur cuirasse de fer. La jeune fille était étendue sans connaissance sous leurs pieds : comme elle était tombée de la selle la première, le corps sanglant du soldat tué la couvrait entièrement. Par un bonheur tout providentiel les chevaux, qui piaffaient autour d’elle, ne la touchèrent même pas ; seulement son visage était couvert de la boue sanglante que leurs pieds faisaient voler en soulevant la terre du chemin. Les combattants, affaiblis par des chocs meurtriers ou par la perte de leur sang, s’arrêtèrent un moment pour reprendre haleine, tout en jurant de se battre jusqu’à la mort. Les Français se réjouirent intérieurement en voyant le mouvement rétrograde de leur ennemi ; ils s’imaginèrent qu’il avait besoin de repos et qu’il ne tarderait pas à se rendre. Mais leur erreur ne dura pas longtemps ; car il tomba sur eux à toute bride, et il avait si bien calculé son coup, que la tête du premier soldat vola au bord du chemin encore coiffée de son casque. Surpris et terrifié de cet exploit, Saint-Pol s’enfuit en toute hâte du champ de bataille avec le survivant de ses compagnons ; ils poussèrent leurs chevaux comme des flèches et quittèrent le chevalier noir avec la ferme croyance qu’il avait à son service quelque puissance diabolique.

Ce combat n’avait duré que quelques instants, car les coups s’étaient succédés sans relâche. Le soleil n’avait donc pas encore paru sur l’horizon ni illuminé les champs de ses rayons ; mais les vapeurs du matin montaient déjà au-dessus de la forêt, et la cime des arbres se colorait d’un vert charmant. Quand le chevalier se vit maître du champ de bataille et qu’il n’aperçut plus d’ennemis, il descendit de son cheval, l’attacha à un arbre, et s’approcha de la jeune fille immobile : elle était étendue sous le corps du soldat, et ne donnait plus signe de vie ; la terre était labourée autour d’elle par les pieds des chevaux et pétrie comme de la boue. Il fut impossible au chevalier noir de reconnaître ses traits ; le sang des Français avait coulé sur ses joues et s’y était coagulé avec la paupière. Les chevaux avaient piétiné sur ses longues boucles soyeuses et les avaient enfoncées dans la terre. Sans plus long examen, le chevalier releva la malheureuse victime et la porta dans ses bras jusque dans les ruines de Nieuwenhove. Là, il la coucha doucement sur le gazon de la cour et entra dans l’autre partie du bâtiment. Parmi tous les murs debout il trouva encore une salle dont la voûte n’était pas tombée et qui pouvait servir d’abri. Les carreaux des fenêtres avaient bien éclaté par les flammes, mais les autres parties étaient encore intactes ; de longues bandes de tapis déchirés pendaient à la muraille, des restes de meubles et des lits brisés gisaient en désordre sur le sol. Le chevalier ramassa quelques-uns de ces restes et en fit, à l’aide de quelques planches, quelque chose qui ressemblait à un lit de camp ; alors il arracha les tapis de la muraille et les étendit sur les planches qu’il avait arrangées.

Enchanté de sa découverte, il retourna près de la jeune fille évanouie et la porta dans la salle. Il l’étendit avec un soin paternel sur le lit improvisé et roula un morceau de tapis sous sa tête. Pour s’assurer qu’elle n’était pas blessée, il examina attentivement ses vêtements et découvrit avec joie que le sang ne tachait que sa mante, et que son cœur battait encore. Le respect qu’il sentait pour cette femme ne lui permit pas de pousser plus loin son examen ; après lui avoir essuyé la bouche et les yeux, il quitta les ruines et retourna sur le chemin, où se trouvaient les cadavres de ses ennemis ; il prit le casque d’un des Français et le remplit d’eau au ruisseau qui coulait près du champ de bataille ; alors il prit son cheval par la bride, et le ramena dans un coin du château. Revenu près de la jeune fille, il déchira un morceau du pourpoint qu’il portait sous sa cuirasse, et s’en servit pour laver la figure de la jeune fille. Quoique le grand jour fût proche, il faisait encore assez obscur sous la voûte de cette salle, car le chevalier ne pouvait voir s’il avait enlevé complétement la boue qui couvrait les joues de la jeune fille. Il lui lava la tête, le cou et les mains, et la couvrit d’un grand morceau de tapis, qu’il arracha de la muraille, pour la préserver du froid.

Alors, convaincu que la jeune fille était vivante, il laissa au repos et à la nature le soin de la fortifier et retourna près de son cheval ; il nettoya son armure avec de hautes herbes qui croissaient dans la cour afin de faire disparaître autant que possible les traces sanglantes de la lutte. Ce travail lui demanda un certain temps, et il y employa ses nobles mains avec résignation ; enfin il apporta à son cheval toute une brassée de fourrage frais… Le soleil était monté sur l’horizon et avait illuminé la campagne de couleurs éclatantes ; par la fenêtre de la salle il entrait assez de lumière pour qu’on pût distinguer tous les objets qui se trouvaient par terre. Le chevalier y rentra. La jeune fille se trouvait assise sur le lit et regardait avec stupéfaction les murs noirs de son horrible demeure ; elle ouvrait démesurément les yeux et paraissait égarée, car ses paupières ne s’abaissaient pas et restaient obstinément levées. Dès que le chevalier l’eut regardée de près, un tremblement soudain parcourut son corps ; il pâlit et sentit que le froid de la peur lui coupait la parole, il ne sortit de sa bouche que des sons inarticulés. Dans cette agitation il s’élança vers la jeune fille qu’il embrassa et la pressa avec amour contre son cœur.

— Mon enfant ! ma pauvre Mathilde ! cria-t-il avec désespoir, devais-je quitter ma prison pour cela ? pour te retrouver ainsi entre les bras de la mort !

La jeune fille mit la main avec dégoût contre la poitrine du chevalier et le repoussa avec colère.

— Traître ! dit-elle, comment osez-vous maltraiter ainsi la fille du comte de Flandre ? Vous ne rougissez pas d’enlever une jeune fille sans défense, mais Dieu veille sur moi. Sa foudre n’est pas éteinte, entendez-vous ? Votre punition approche. Écoutez comme le tonnerre gronde, scélérat !… À ces paroles, deux ruisseaux de larmes jaillirent des yeux du chevalier ; il arracha le casque de sa tête, et alors on put voir briller les pleurs sur ses deux joues.

— Ô ma bien-aimée Mathilde, s’écria-t-il, reconnais-moi ! je suis Robert, ton père, que tu aimes, qui a tant pleuré pour toi dans sa captivité. Ciel ! tu me repousses de ton cœur…

Un sourire de haine contracta les traits de la jeune fille, et elle reprit :

— Maintenant vous tremblez, ravisseur déloyal, maintenant votre cœur s’oppresse de la crainte des scélérats. Mais il n’y a pas de pitié pour vous. Le Lion, mon père, me vengera, et vous n’aurez pas insulté impunément le sang du comte de Flandre… Silence ! j’entends le rugissement du Lion… mon père approche. Tenez, la terre tremble sous ses pas. Pour moi, un baiser avant que je meure, ô joie !

Chaque parole entrait comme une flèche empoisonnée dans le cœur du chevalier. Toutes les tortures de l’enfer oppressèrent son cœur : des larmes brûlantes couraient dans les rides profondes de ses joues, et il se frappa la poitrine avec désespoir.

— Ô reconnais-moi, ma pauvre enfant ! cria-t-il, ne me fais point mourir ; ne ris pas si amèrement : tes regards me jettent la mort dans le cœur. Je suis ce Lion que tu aimes, ce père que tu appelles.

— Vous, le Lion ? répondit Mathilde avec mépris, vous le Lion ? Ô calomniateur ! Non, le Lion parle flamand… N’entends-je pas que la langue de la reine Jeanne est dans votre bouche ? cette langue qui flatte et trahit. Le Lion est allé aussi, on lui disait : venez ! et une chaîne…, un cachot, une vaisselle d’or et du poison. Ô France ! France ! son sang !… et moi aussi, moi son enfant ; mais vous ne savez donc pas que la tombe est un refuge ? une âme près de Dieu, dans le ciel, ne peut être déshonorée !

Le chevalier ne put contenir son désespoir, il embrassa encore sa fille, et dit :

— Mais n’entends-tu pas, mon enfant, que je parle la langue de nos pères. Quelle souffrance amère as-tu donc endurée, qu’elle égare ton esprit ? Rappelle-toi que notre ami, messire Adolphe de Nieuwland, devait me délivrer, et ne m’appelle plus traître ou scélérat, car tes paroles me percent le cœur.

Au nom d’Adolphe, les joues contractées de la jeune fille se détendirent. Un doux sourire éclaircit la pénible expression de son visage, et, sans repousser le chevalier, elle reprit d’un ton plus tranquille :

— Adolphe, avez-vous dit ? Adolphe est allé chercher le Lion. L’avez-vous vu ? il vous a parlé de la malheureuse Mathilde, n’est-ce pas ? Oh oui, il est mon frère ! Il a fait des noëls pour moi… Chut ! j’entends les cordes de sa harpe… quelle jolie chanson !… mais qu’est ceci ? Oui, mon père vient ! Je vois déjà un rayon… une sainte lumière… allez-vous-en, scélérat !

Ses paroles se terminèrent par des sons étouffés, et devinrent inintelligibles. Sa physionomie s’obscurcit d’une expression de courroux.

Le chevalier effrayé ne savait que faire et sentait le courage l’abandonner. Il prit la main de la jeune fille et l’arrosa de larmes d’amour et de douleur. Elle retira sa main, et s’écria :

— Cette main n’est pas pour un Français ! Un chevalier félon, un ravisseur comme vous, ne peut pas la toucher. Vos larmes sont des taches que le Lion effacera avec du sang. Craignez, serpent ! Tremblez ! car le moment approche. Voyez-vous ce sang sur ma robe ? C’est aussi du sang français ; comme il est noir ! Le chevalier ne put résister plus longtemps à ce supplice, il tomba à genoux devant la comtesse, le visage suppliant et soupira :

— Pour l’amour du Seigneur, ma malheureuse Mathilde, ne repousse pas plus longtemps l’amour de ton père. Ne rends pas mon douloureux voyage inutile. Peux-tu regarder mes larmes d’un œil si indifférent et ta voix chérie ne prononcera-t-elle pas une seule parole de consolation ? Me laisseras-tu mourir de chagrin à tes pieds ? oh, je t’en supplie, toi à qui je donnai la vie, un baiser, ô un baiser de ta bouche !

La jeune fille le regarda avec dégoût.

— Une parole ! reprit le chevalier, nomme-moi ton père, ne me repousse pas ! Si tu savais, ma malheureuse enfant, quelles douleurs horribles ta résistance me cause, si tu connaissais la frayeur de ton père… Mais non, tu es égarée ; la poursuite des Français a frappé ton esprit. Ô désespoir !

Il voulut presser son enfant dans ses bras, mais elle s’effraya et cria d’une voix perçante :

Allez-vous-en : n’approchez pas vos bras de moi. Ce sont des serpents, ceux qui portent le déshonneur avec eux. Oh ! ne me touchez pas, laissez-moi, scélérat ! Au secours ! au secours !…

Par un mouvement désespéré, elle s’échappa des bras du chevalier et sauta de son lit en criant. Dans son égarement, elle courut vers l’entrée de la salle et voulut fuir. Le chevalier tremblant s’élança pour la retenir. Il entoura la pauvre fille avec un soin craintif et s’efforça de la ramener au lit ; mais elle, dans son égarement, le prenant pour un ennemi, se débattit violemment contre son père au désespoir. Par des efforts surhumains, elle s’arracha plusieurs fois de ses mains, et l’obligea à la poursuivre dans la salle ; elle poussait des cris horribles et le frappait avec énergie. Pour l’empêcher de sortir, il lui fallut la retenir de force en la serrant vigoureusement dans ses bras. Enfin, rassemblant toutes ses forces, il la leva et la replaça sur son lit. Elle le regarda avec une expression de reproche et se prit à pleurer amèrement.

— Vous avez triomphé d’une jeune fille, gémit-elle. Oh ! chevalier déloyal ! Qu’hésitez-vous maintenant ? Personne ne voit votre crime que Dieu ! mais ce Dieu a placé la mort entre nous. Une tombe est ouverte entre nous deux.

Le malheureux père était tellement accablé par la douleur, qu’il n’entendit pas ces paroles. Il s’assit sur la pierre, et regarda silencieusement sa fille en pleurs, avec des yeux égarés ; le courage l’abandonna, et sa tête tomba sans force sur sa poitrine.

Mathilde avait fermé les yeux et paraissait dormir. Un léger rayon d’espoir éclaira le cœur du père : ce repos pouvait adoucir la souffrance et les pensées de sa fille. Dans cette idée, il se tint immobile pour ne pas troubler le sommeil de la jeune fille ; seulement, il la contempla avec des yeux pleins d’amour, et il goûta encore un moment de repos au milieu de toutes ses peines.


XIV



Quelques moments après que Breydel eut quitté le château de Male, il arriva avec les bouchers à Sainte-Croix. Déjà, en route, il avait rencontré quelques Brugeois qui lui avaient annoncé que la garnison française de la ville avait couru aux armes. Encore tout enivré de sa victoire, il n’écouta pas de conseil et se crut assez fort pour entrer à Bruges contre la volonté des Français ; mais, à quelques pas du village de Sainte-Croix, il fut retenu avec ses bouchers par un obstacle inattendu.

La route, jusqu’à la porte de la ville, était tellement couverte de monde, qu’il aurait été impossible de traverser cette foule compacte. Quoiqu’il fît encore nuit noire, on pouvait cependant reconnaître aux milliers de voix qui se mêlaient en un murmure confus qu’une multitude innombrable quittait la ville. Breydel étonné regarda ce peuple qui s’avançait comme une mer furieuse et se rangea avec ses bouchers au bord de la route. Les fuyards ne couraient pas pêle-mêle ; chaque famille formait un groupe distinct et ne se mêlait pas aux autres. Une femme en pleurs était au milieu de chaque groupe ; sur ses épaules s’appuyait un vieux père courbé par l’âge ; à son sein pendait un nourrisson, et d’autres enfants la suivaient cramponnés à ses jupes ou lui tenaient les mains. Derrière elle marchaient des fils plus âgés, fléchissant sous le poids des meubles et des literies. Il y avait une infinité de petites troupes pareilles ; quelques-unes avaient de petites carrioles chargées de marchandises, d’autres étaient à cheval ; le nombre de ceux qui pouvaient se servir de bêtes de somme était très-restreint.

Curieux de connaître la cause de cette fuite extraordinaire, Breydel demanda à maints fuyards où ils allaient et pourquoi ils abandonnaient ainsi leur ville ; les exclamations plaintives des femmes ne pouvaient lui expliquer cette énigme.

— Ô maître ! s’écria l’un, les Français veulent nous brûler vivants ! Nous fuyons une mort cruelle !

— Ô maître Breydel, disait un autre avec plus de douleur, sur votre vie n’allez pas à Bruges, car il y a une potence pour vous devant la porte des Forgerons ?

Quand le doyen voulait faire une seconde question pour se faire expliquer l’affaire, une voix plus puissante, pareille au hurlement d’un loup, s’éleva au-dessus de la foule et cria :

— En avant ! en avant, malheureux ! les cavaliers français nous poursuivent !

Alors chacun se jeta en avant avec désespoir, et les têtes de la multitude passèrent avec une rapidité incroyable dans les ténèbres. On entendit des voix plaintives s’écrier tout à coup :

— Malheur ! malheur ! Ils brûlent notre ville… Voyez, les flammes s’élèvent au-dessus de nos toits Ô malheur ! malheur !

Breydel, qui s’était arrêté, se retourna vers la ville et aperçut des tourbillons de flammes et une fumée rouge au-dessus des remparts. La douleur et la rage lui déchiraient le cœur ; il s’écria en montrant la ville :

— Ô hommes, y a-t-il parmi vous quelqu’un assez lâche, pour laisser détruire ainsi sa ville ? Non ! ils ne se réjouiront pas à ce feu de joie ! Debout ! debout, renversez tout sur votre chemin ! Il faut que nous passions…

Suivi de ses camarades il se précipita avec une force irrésistible à travers la foule et dispersa les familles effrayées. Un horrible hurlement s’éleva dans les airs et ces fuyards entrouvrirent promptement leurs rangs ; car, ils croyaient que les cavaliers français étaient déjà sur leur dos. Il fut donc facile à Jean Breydel de passer en toute hâte à travers ces femmes et ces enfants égarés. Pendant qu’il s’étonnait de ne pas apercevoir des hommes valides, en état de combattre, et qu’il cherchait vainement les hommes des métiers, il fut tout à coup arrêté dans son élan par une troupe régulière.

Elle se composait en grande partie des hommes du métier des tisserands ; tous étaient armés, mais de façon différente. Ils portaient, les uns des arbalètes, les autres, des couteaux, des haches ou d’autres armes. Un doyen ou capitaine marchait à pas comptés devant ces hommes et barrait ainsi la route comme une barricade. Un grand nombre de troupes pareilles sortirent tour à tour de la ville, et le nombre des Brugeois armés s’élevait à cinq mille hommes. Breydel allait aborder le capitaine lorsqu’il entendit un peu plus loin une autre voix qui dominait le bruit des armes. Il reconnut de Coninck aux paroles suivantes :

— Soyez tranquilles et courageux, mes compagnons ! Que personne ne quitte son rang ! et n’avancez pas trop précipitamment, pour que le désordre ne se mette pas parmi nous. En avant le troisième bataillon ! Fermez les rangs ! Capitaine Lindens, rompez votre aile gauche !

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Breydel, lorsqu’il fut près de de Coninck, vous vous amusez à de jolis exercices ! Souffrirez-vous qu’on brûle votre ville ? et suivrez-vous comme des lâches vos enfants ? Pauvres poltrons que vous êtes !

— Toujours fougueux, toujours agité, répondit de Coninck. Que parlez-vous maintenant de brûler ? Soyez sûr que les Français ne brûleront rien.

— Mais, maître Pierre, êtes-vous aveugle ? Ne voyez-vous pas les flammes s’élever au-dessus de nos murs ?

— Eh bien, c’est de la paille que nous avons allumée pour faire passer, sans difficulté, nos bagages par la porte. La ville n’a aucun dommage, mon ami. Revenez avec moi jusqu’à Sainte-Croix, j’ai des secrets importants à vous confier : maintenant le temps est venu, vous savez que je juge les affaires de sang-froid, et que, à cause de cela, j’ai raison le plus souvent ; satisfaites à mon désir, et rangez vos bouchers en ordre. Voulez-vous ?

— Il le faut bien, puisque je ne sais rien de ce qui se passe. Arrêtez vos tisserands un moment.

De Coninck ordonna aux chefs d’arrêter, un instant leurs hommes. Alors la voix de Jean Breydel s’éleva, il criait :

— Bouchers ! rangez-vous à la tête de la troupe ! Chacun dans sa compagnie. Hâtez-vous !

En même temps, il courut vers les bouchers et leur assigna leur place. Quand cela fut fait, il revint près de de Coninck.

— Nous sommes prêts, maître, dit-il ; vous pouvez commander.

— Non, Breydel, répondit le doyen des tisserands, je vous laisse le commandement en chef de la troupe ; vous avez plus que moi l’air d’un général.

Breydel, tout fier de cet honneur, s’écria d’une voix tonnante :

— Bouchers et tisserands, au pas ordinaire. En avant !

À cet ordre, les rangs s’ébranlèrent, et la petite armée s’avança lentement sur la route. Peu de temps après, ils arrivèrent à Sainte-Croix, près des femmes et des enfants, qui s’étaient arrêtés là avec leurs meubles. C’était un campement étrange : d’innombrables familles étaient assises sur le sol. La nuit était tellement noire qu’il eût été impossible de voir à quelques pas de soi si des feux multipliés, qui venaient d’être allumés, n’avaient montré la foule des fuyards assise dans ce cercle ardent. La flamme illuminait d’un éclat rougeâtre la figure contractée des mères, serrant avec angoisse contre leur poitrine leurs nourrissons effrayés et tenant sur leurs genoux des enfants plus âgés pleurant de soif et de faim. Les cris des enfants, les plaintes sourdes des femmes, étaient tristes à fendre l’âme comme la dernière prière prononcée sur la tombe d’un ami.

De Coninck entra avec Breydel dans une maison située au bord du chemin et requit les habitants de lui donner une chambre. Les villageois, pleins de respect pour le doyen des tisserands, mirent toute leur maison à sa disposition et conduisirent les deux célèbres Brugeois dans une petite chambre souterraine. De Coninck prit la lampe des mains de la femme qui les avait conduits et ferma la porte pour que personne ne pût les espionner ni les surprendre ; il montra un siége à Breydel, s’assit à côté de lui, et dit au boucher qui le regardait avec curiosité :

— Il faut d’abord que je vous explique pourquoi nous quittons la ville nuitamment comme des fuyards. C’est votre faute. C’est à cause de la soif de vengeance que vous avez imprudemment assouvie sur la garnison du château de Male. Les flammes qui s’élevaient vers le ciel, au-dessus de la forêt, ont fait sonner toutes les cloches d’alarme dans notre ville, et tous les habitants se sont assemblés avec inquiétude ; en ces tristes temps ils ont toujours la mort devant les yeux. Messire de Mortenay, sans autre intention que celle de veiller à sa sécurité personnelle, avait rangé ses soldats sur la place : on ne savait pas ce qui se passait, mais lorsque quelques-unes de vos victimes de Male accoururent et demandèrent à grands cris vengeance des Brugeois, il fut impossible de retenir les Français, ils voulaient tout brûler et tout massacrer. Messire de Mortenay fut obligé de les menacer de la mort pour mettre obstacle à leur projet. Vous pouvez bien penser qu’en cette circonstance j’avais réuni mes tisserands et me préparais à une résistance opiniâtre. Peut-être eussions-nous même réussi à chasser les Français, mais ce triomphe nous eût coûté cher, ou nous eût été défavorable, comme je vais vous le démontrer. Je me rendis donc avec un sauf-conduit auprès de messire de Mortenay, et j’obtins de lui qu’il ne causerait aucun dommage à la ville, à condition que nous partirions tous sur-le-champ. Au coucher du soleil, il ferait pendre tous les klauwaerts qui seraient restés dans la ville.

Breydel s’aigrit en entendant raconter si froidement ces conditions par le doyen des tisserands.

— Est-il possible ! s’écria-t-il. Pourquoi avez-vous accepté cela si lâchement ? Vous vous laissez faire comme un troupeau de stupides agneaux. Si j’avais été là, vous n’auriez pas quitté Bruges…

— Oh ! si vous aviez été là ! Savez-vous ce qui se serait passé ? Les rues de Bruges seraient pleines de cadavres et les flammes auraient réduit nos maisons en cendre. Mais, mon fougueux ami Jehan, laissez-moi vous expliquer plus longuement l’état des affaires, et alors vous me donnerez raison, je le sais. Il est certain que la ville de Bruges ne peut pas, rester libre et indépendante aussi longtemps que les autres villes du pays vivant sous le joug des étrangers ; car nos ennemis demeurent constamment dans nos remparts. Le mot patrie s’entend aussi bien du moindre village que de notre ville de Bruges. Les fers de la domination française, nous ne pouvons les briser qu’avec le secours des autres villes de la Flandre, puisqu’il y a des ennemis dans chaque lieu où il serait important de ravir la liberté reconquise. Vous avez certainement aussi pensé à cela, mais dans votre fougue virile vous franchissez tous les obstacles, sans les écarter de votre route. Une chose plus importante vous a échappé ; vous plaît-il de me répondre à cette demande : Qui nous donne le droit d’assassiner et d’incendier ? Qui a légitimé en nous ces crimes qui, sur la terre, sont punis de mort et dans l’autre monde de damnation ?

Breydel regarda le doyen des tisserands d’un œil mécontent, et repartit :

— Mais, maître, je crois que vous cherchez à m’égarer par vos beaux discours. Qui nous donne le droit d’assassiner et d’incendier ! qui donne ce droit aux Français, dites ?

— Qui ? leur roi, Philippe le Bel et leur général en chef de Châtillon. Les souverains portent aussi sur leur tête couronnée la récompense et la peine de leurs bons et de leurs injustes ordres. Par la fidélité et l’obéissance, un sujet ne peut pas mal faire. Le sang versé témoigne contre le maître qui commande. Mais nous qui agissons sans ordres, de notre propre chef, nous sommes aussi responsables devant Dieu et devant les hommes de nos actions ; le sang versé par nous retombe sur notre tête.

Une colère ardente agita le doyen des bouchers. La déclaration de de Coninck lui pesait sur le cœur.

— Mais, maître, répliqua-t-il, vous paraissez avoir des remords ; ce serait honteux. N’avons-nous pas défendu nos corps et nos biens, et l’amour pour notre seigneur légitime le Lion, ne nous y a-t-il pas guidés ? Je me déclare pur de tout crime ; et j’espère bien que ma hache n’a pas vu sa dernière victime. Si tenté que je sois parfois de blâmer votre incompréhensible conduite, je n’ose cependant pas le faire ; car vos voies sont plus secrètes que le sort d’une âme qui sort de ce monde.

— Vous pensez bien qu’il se cache quelque chose là-dessous, et c’est là le nœud que je vais délier pour vous. Vous avez toujours cru, maître Jean, que j’étais trop patient et trop lent ; mais écoutez ce que je faisais, pendant que, par vengeance, vous faisiez couler inutilement le sang de nos ennemis. J’ai fait connaître secrètement au comte Guy nos efforts pour la liberté de la patrie, et il les a sanctionnés de son approbation souveraine. Maintenant nous ne sommes plus des mutins, mon ami. Maintenant nous sommes les lieutenants légitimes de notre suzerain.

— Merci, ô maître, cria Breydel en extase, maintenant je vous comprends. Comme le cœur me bat fièrement à ce nom honorable ! Oui, j’étais un mutin, et je le savais ; mais maintenant je suis un vrai guerrier… Les Français s’apercevront de la différence !

— Je me suis servi de cette approbation, pour provoquer secrètement tous les amis de la patrie à un soulèvement général, et cela m’a réussi à la première invitation ; dans toutes les villes de Flandre, de courageux klauwaerts sortiront de dessous terre…

Le doyen des tisserands secoua la main de Breydel et reprit :

— Et alors, mon héroïque ami Breydel, ô alors le soleil de la liberté ne brillera plus en Flandre pour aucun Français ! Et, par crainte de notre vengeance, ils nous rendront le Lion. À nous, à nous, fils de Bruges, la Flandre devra sa délivrance ! Votre esprit n’est-il pas plein de la plus noble fierté à cette conviction ?

Breydel embrassa de Coninck avec une joie fébrile.

— Mon ami, ô mon ami ! s’écria-t-il, vos paroles me touchent le cœur : un sentiment inconnu m’élève ; je suis l’homme le plus heureux de la terre ! Ô patrie ! comme vous les rendez grandes, les âmes qui vous aiment !

— Voyez, maître Pierre, en ce moment, je ne donnerais pas mon nom de Flamand pour la couronne de Philippe le Bel.

— Vous ne savez pas encore tout. Le jeune Guy de Flandre et Jean, comte de Namur, se sont alliés avec nous ; messire Jean Borlunt amènera les Gantais ; à Audenaerde nous avons messire Arnould, à Alost Beaudoin de Papenrode. Messire Jean de Renesse nous promet tous ses vassaux de Zélande, et beaucoup d’autres puissants seigneurs seront avec nous. Que dites-vous maintenant de ma patience ?

— Oh ! je vous admire, mon ami, et je remercie Dieu intérieurement qu’il vous ait doué d’un si grand génie. C’en est fait des Français. Je ne donne pas six gros de la vie du dernier !

— C’est aujourd’hui, à neuf heures, que les seigneurs flamands doivent s’assembler, pour fixer le jour de la vengeance. Le jeune Guy reste ici comme général en chef ; les autres retournent immédiatement dans leurs terres pour préparer leurs hommes. Il serait convenable que vous vinssiez avec moi. Vous ne ferez pas avorter les mesures prises, faute de les connaître. Voulez-vous venir avec moi au Bois-Blanc près du Val ?

— Qu’il en soit fait selon votre désir, maître ; mais que diront nos compagnons de notre absence !

— Tout est déjà prévu de ce côté ; je leur ai fait connaître mon départ, et j’ai donné le commandement en chef au doyen Lindens : il se rendra avec ses hommes à Damme pour nous attendre là. Venez, nous partons à l’instant, car il commence à faire grand jour. Deux chevaux de selle furent apprêtés en toute hâte, et après que Breydel eût donné à ses bouchers les ordres nécessaires, les deux doyens quittèrent le village de Sainte-Croix. Pendant ce voyage rapide, il ne leur fut pas possible de parler beaucoup ; cependant de Coninck répondit brièvement aux questions de Breydel, et déroula devant lui le plan hardi de la délivrance générale. Après avoir couru quelque temps à toute bride, ils aperçurent au-dessus des arbres la tour crénelée de Nieuwenhove.

— Est-ce là Nieuwenhove, où le Lion a tué tant de Français ? demanda Breydel.

— Oui, encore une demi-lieue jusqu’au Bois-Blanc.

— Vous devez reconnaître qu’on ne pouvait mieux baptiser notre seigneur Robert, car c’est un vrai Lion quand il a l’épée au poing.

Avant que Breydel eût achevé ces mots, ils étaient à la place où le chevalier noir avait combattu les ravisseurs de la jeune fille : ils virent les cadavres sanglants couchés par terre.

— Ce sont des Français, murmura de Coninck en passant sur l’accotement de la route ; avançons, maître, nous ne pouvons pas nous arrêter.

Breydel regarda cette scène horrible avec une joie haineuse ; il poussa son cheval sur les cadavres étendus, et força l’animal de les écraser. Il ne fit pas attention aux cris de de Coninck, et piétinait les cadavres l’un après l’autre, avec une cruelle précision. Le doyen des tisserands fut obligé de revenir contre son gré.

— Mais, maître Breydel, cria-t-il, que faites-vous ? pour l’amour de Dieu, assez ! C’est une vengeance déloyale !

— Laissez-moi faire, répondit Breydel, vous ne savez pas que ce sont les soldats qui m’ont frappé au visage ; mais, qu’entends-je ? Écoutez ! N’entendez-vous pas là-bas, dans les ruines de Nieuwenhove, un bruit qui ressemble aux plaintes d’une femme ! Oh ! quelle pensée ! Ils ont emporté ici la jeune comtesse Mathilde… Il sauta à bas de son cheval, sans l’attacher, et courut à toutes jambes vers les ruines. Son ami le suivit, mais Breydel était déjà dans la cour du château, avant que de Coninck fût descendu de cheval : il mit encore quelques instants à attacher les chevaux sur la route. Plus Breydel avançait dans les ruines, mieux il entendait les plaintes de la jeune fille ; ne sachant pas trouver assez vite l’entrée de la place où elle se trouvait, il sauta sur un tas de pierres et regarda par la fenêtre de la salle. Il reconnut Mathilde au premier coup d’œil ; mais le chevalier noir qui voulait l’embrasser, et contre lequel elle se défendait désespérement, ne pouvait être à ses yeux qu’un ennemi. À cette pensée, il tira sa hache de dessous son pourpoint, grimpa sur la fenêtre et se laissa retomber comme une pierre sur le plancher.

— Lâche ravisseur ! cria-t-il au chevalier noir, Français déloyal ! Vous avez vécu assez longtemps. Vous n’aurez pas mis impunément la main sur la fille du Lion, mon seigneur.

Le chevalier, stupéfait de cette apparition soudaine, avait, écouté avec étonnement les menaces du doyen ; mais, après avoir porté ses yeux du boucher à la fenêtre, il se remit, et répondit :

— Vous vous trompez, maître Breydel, je suis un fils de Flandre. Du calme ! la fille du Lion est vengée.

Breydel ne savait que croire, il était encore bouillant de colère, mais les paroles du chevalier, qui répondait en flamand et le connaissait par son nom, arrêtèrent son bras menaçant. Mathilde ne s’était aucunement effrayée de l’apparition ; convaincue, dans son égarement, que le chevalier noir était un de ses ravisseurs, elle eut des transports de joie et dit :

— Tuez-le ! Il a emprisonné mon père, et veut me conduire auprès de la méchante Jeanne de Navarre, l’hypocrite ! Pourquoi ne vengez-vous pas le sang de votre comte, Flamand ?

Le chevalier regarda la jeune fille avec une compassion douloureuse, et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.

— Malheureuse enfant ! dit-il.

— Vous aimez et plaignez la fille du Lion, dit Breydel en serrant la main du chevalier, pardonnez-moi, messire, je ne vous connaissais pas.

En ce moment, de Coninck parut à l’entrée de la salle. Il leva les mains au ciel avec stupéfaction, et, se jetant à genoux devant le chevalier, il s’écria ;

— Ô ciel ! le Lion, notre seigneur !

— Le Lion, notre seigneur ! répéta Breydel pendant qu’il s’agenouillait à côté du doyen des tisserands : Dieu, qu’ai-je fait ?

Ils restèrent muets, pleins de respect et profondément inclinés devant le chevalier.

— Levez-vous, mes sujets fidèles, leur dit Robert, de Béthune, je sais ce que vous avez fait pour vos souverains. Regardez la fille de votre comte, et comprenez combien le cœur d’un père doit être brisé à cette vue. Et rien pour l’aider, et pas d’autre breuvage que l’eau du ruisseau… Vous voyez, le Seigneur m’éprouve par de terribles coups !

— Vous plaît-il, illustre comte, de m’ordonner de vous procurer tout cela ? demanda Breydel. Un humble serviteur peut-il vous servir en cela ?

Il était déjà à la porte, mais un geste du comte l’arrêta.

— Allez chercher un médecin, mais que ce soit un sujet fidèle. Exigez de lui le serment qu’il ne révélera rien de ce qu’il verra ou entendra.

— Seigneur comte, dit Breydel tout joyeux, je connais justement un de mes meilleurs amis, le plus klauwaert de Flandre, Il demeure à Wardamme ; je l’amènerai bientôt.

— Je vous supplie de ne pas lui nommer le Lion de Flandre, et je vous ordonne un secret éternel. — Allez !

Breydel quitta la salle.

Après avoir longuement interrogé le doyen des tisserands sur les affaires du pays, le comte reprit : — Oui, maître de Coninck, j’ai appris, dans ma captivité, par messire Devos et Adolphe de Nieuwland, vos efforts infructueux. C’est un grand bonheur pour moi d’avoir encore de si fidèles sujets, tandis que la plupart des nobles m’abandonnent.

— Il est vrai, illustre comte, répondit le doyen, beaucoup de seigneurs se sont déclarés contre la patrie ; cependant le nombre de ceux qui sont restés fidèles est encore plus grand que celui de ces bâtards. Mes efforts non plus n’ont pas échoué, comme le pense Votre Excellence ; jamais la Flandre ne fut plus près de sa délivrance ; à l’heure qu’il est, les seigneurs Guy et Jean de Namur sont réunis, avec un grand nombre d’autres nobles, dans le bois Blanc, au Val, pour faire une puissante alliance ; ils n’attendent que moi[58].

— Que dites-vous, doyen, si près de ces ruines ? Mes deux frères !

— Oui, monseigneur, vos deux illustres frères et aussi votre fidèle ami, Jean de Renesse.

— Ô Dieu ! et je ne puis les embrasser. Messire Devos vous a dit à quelles conditions j’ai quitté ma prison ; je ne veux pas mettre en danger la vie de ceux qui m’ont rendu momentanément la liberté. Pourtant je désire voir mes frères, j’irai avec vous, mais la visière baissée. Si je juge nécessaire de me faire connaître, je vous ferai un signe, et vous exigerez des seigneurs présents leur parole de garder le secret de mon nom ; s’ils refusent cela, ils ne me reconnaîtront pas. Je veux également ne pas parler.

— Votre volonté sera faite, monseigneur, soyez certain que vous serez content de moi ; je comprends très-bien votre intention… La malade paraît dormir : que le repos lui soit favorable !

— Elle ne dort pas, la pauvre enfant, elle est assoupie de fatigue ; mais il me semble entendre des pas d’hommes. Maintenant que j’ai remis mon casque, vous ne me reconnaissez plus, n’oubliez pas cela.

Le médecin entra avec Breydel ; il salua le chevalier noir avec respect et sans dire mot, alla droit à la jeune malade. Après l’examen ordinaire, il déclara que la jeune fille devait être saignée au plus tôt, et il la saigna au bras gauche, pendant que les deux doyens la tenaient immobile sur le lit ; le comte soupira péniblement et détourna la tête. Le sang qui s’élançait, en un jet puissant, du bras de la jeune fille lui parut amer comme du fiel, et le fit trembler de douleur ; il se retourna, toutefois, vers la jeune fille, mais sans la regarder.

Le médecin n’arrêta le sang que quand elle fut tout à fait épuisée. Elle respira plusieurs fois avec effort et tomba dans une défaillance convulsive. Alors son bras fut lié et elle parut dormir.

— Messire, dit le médecin se tournant vers Robert, je vous assure que la jeune dame ne court pas de danger. Le repos rétablira ses sens.

À ces paroles consolantes, le comte se tourna vers les deux doyens et sortit avec eux de la salle ; une fois dehors, il dit à Breydel :

— Maître, je confie mon enfant à vos soins. Retournez près d’elle et gardez la fille de votre comte jusqu’à mon retour. Maître Pierre, nous partons pour le bois Blanc.

Il alla chercher son cheval et sortit des ruines. Le doyen des tisserands l’accompagna à pied, et laissa son cheval sur la route, quoiqu’il y passât avec le comte ; mais il savait qu’il ne lui convenait pas de chevaucher à côté de son seigneur. À peu de distance du bois Blanc, une dizaine de seigneurs vinrent à leur rencontre ; ceux-ci, reconnaissant de Coninck, retournèrent avec lui dans la forêt. Les plus importants d’entre eux étaient Jean, comte de Namur, et le jeune Guy, tous deux frères de Robert de Béthune ; Guillaume de Juliers, leur cousin, prêtre et prévôt d’Aix-la-Chapelle ; Jean de Renesse, le courageux Zélandais ; Jean Borlunt, le héros de Wocringen ; Arnould d’Audenaerde et Baudouin de Papenrode. La présence d’un chevalier inconnu leur inspira la plus grande méfiance : aussi regardèrent-ils de Coninck comme s’ils exigeaient une explication prompte. Le doyen des tisserands s’avança au milieu d’eux et dit :

— Messires, je vous amène le plus grand ennemi de la France, et le plus noble chevalier de Flandre. Une raison importante, à laquelle la vie de l’homme le plus généreux est attachée, lui défend de se faire connaître à vos seigneuries en ce moment ; ne prenez donc pas de mauvaise part qu’il tienne la visière baissée et aussi qu’il ne parle pas, car sa voix est connue de vous tous comme la voix de votre mère. Ma fidélité éprouvée vous est un gage que je n’amènerais pas de faux-frères.

Les chevaliers s’étonnèrent de cette explication, et cherchèrent dans leur mémoire le nom de l’inconnu ; cependant, comme la présence du Lion captif ne leur paraissait pas possible, leurs suppositions furent vaines. Ils eurent, néanmoins, pleine confiance en la prudence du doyen des tisserands, et envoyèrent leurs serviteurs dans des directions différentes, pour les garder de toute surprise. De Coninck commença ainsi :

— Messires, la captivité de nos illustres souverains a été très-cruelle aux Brugeois. Il est vrai que nous nous sommes souvent révoltés, parce qu’on voulait violer nos principes, et peut-être avez-vous pensé que nous aurions fait cause commune avec les Français ; mais réfléchissez qu’un peuple libre et généreux ne peut souffrir des maîtres étrangers ; aussi avons-nous, depuis le guet-apens du roi Philippe le Bel, exposé bien souvent notre vie et nos biens : plusieurs Français ont payé de la vie le forfait de leur souverain, et le sang des Flamands a coulé à Bruges par torrents. Dans cet état de choses, j’ai pris la liberté de faire comprendre à vos seigneuries la possibilité d’une commune délivrance ; car j’ai jugé que nos fers sont profondément usés et qu’un effort suprême peut les rompre. Un heureux événement nous a servis admirablement : le doyen des bouchers, ayant détruit le château de Male, messire de Mortenay a fait sortir tous les klauwaerts de Bruges, et maintenant les métiers se trouvent à Damme, au nombre de cinq mille hommes. Sept cents bouchers se sont joints à nous, et je puis assurer à vos seigneuries que ces derniers, avec leur doyen Breydel, ne reculent pas devant deux fois autant de Français, c’est une vraie troupe de lions. Nous possédons, par conséquent, une armée redoutable, et nous pouvons nous mettre immédiatement en campagne contre les Français, si les secours nécessaires nous sont envoyés par vous des autres villes. Voilà ce que j’avais à vous dire ; qu’il plaise maintenant à vos seigneuries de prendre les mesures nécessaires, car le moment est propice ; j’attends vos ordres pour m’y conformer en humble sujet.

— Il me semble, répondit Jean Borlunt, qu’une trop grande précipitation pourrait nous être nuisible. Quoique les Brugeois soient prêts au combat, on n’est pas encore aussi avancé dans les autres villes. Il conviendrait de retarder un peu la vengeance, pour réunir plus de ressources : soyez sûrs que l’armée des Français sera renforcée par un nombre considérable de traîtres flamands et de léliards. Songeons que nous jouons la liberté de la patrie, car, si nous étions vaincus, ce serait fini pour toujours : nous pourrions pendre nos épées à la muraille.

Comme le noble Borlunt était renommé par toute la Flandre pour un guerrier habile et sage, son avis fut approuvé par tous les chevaliers présents, y compris Jean de Namur. Le jeune Guy s’avança et dit avec chaleur :

— Considérez, cependant, messires, que chaque heure qui s’écoule est une heure de souffrance pour mon vieux père et mes malheureux parents ; songez à ce que doit souffrir mon illustre frère. Lui que la seule pensée d’une injure rendait malheureux, nous l’avons laissé depuis deux ans aux mains de ses ennemis ! Nous avons laissé rouiller nos épées dans un honteux repos ! Si nos frères captifs pouvaient nous parler de leur prison et demander : Qu’avez-vous fait de vos épées, et comment avez-vous rempli les devoirs d’un chevalier ? Que répondrions-nous ? rien ; le rouge de la honte monterait à nos fronts et nous baisserions la tête devant ces reproches. Non, je ne veux plus attendre ; l’épée est tirée, et le fourreau ne la recevra plus que teinte du sang ennemi ! J’espère que mon cousin Guillaume appuyera cette résolution.

— Le plus tôt sera le mieux, cria Guillaume de Juliers ; il y a assez longtemps que nous contemplons les souffrances de nos parents. Elle a sonné enfin, l’heure si désirée de la vengeance ; j’ai revêtu la cuirasse et je la porterai jusqu’au jour de la délivrance : je combattrai avec mon cousin Guy et ne veux point entendre parler de retard.

— Mais, messires, reprit Jean Borlunt, permettez-moi de vous faire remarquer qu’il nous faut du temps pour rassembler secrètement nos hommes, et que ce secours vous manquera si vous vous mettez sans nous en campagne ; messire de Renesse m’a déjà exprimé le même sentiment.

— Je ne puis vraiment armer mes vassaux en moins de quinze jours, dit Jean de Renesse, et je conseillerais à messeigneurs Guy et Guillaume d’écouter l’expérience du noble Borlunt ; il est impossible d’amener en si peu de temps les reîtres allemands : qu’en pense maître de Coninck ?

— Si la parole d’un humble sujet pouvait avoir quelque poids auprès de ses seigneurs, je leur conseillerais aussi la prudence, quoique ce soit contre mon projet. En ce cas, nous profiterions du délai pour enrôler une partie de nos frères de Bruges, et ces messieurs pourraient rassembler et équiper leurs vassaux en attendant que monseigneur de Juliers vienne avec ses cavaliers allemands.

Le chevalier noir manifesta à plusieurs reprises son mécontentement par des mouvements de tête ; il était visible qu’il avait envie de parler ; cependant il se contint. Enfin Guy et Guillaume furent obligés de souscrire à la volonté des autres seigneurs, car ceux-ci étaient tous contraires au projet des deux cousins. Il fut décidé alors que de Coninck ferait camper ses gens à Damme et à Ardenbourg ; Guillaume de Juliers devait partir pour aller chercher ses reîtres en Allemagne ; le jeune Guy irait chercher les soldats du comte son frère ; messire de Renesse devait partir pour la Zélande, et les autres chacun pour ses domaines, afin de se préparer à la révolte générale.

Au moment où ils se serraient la main pour se quitter, le chevalier noir les retint d’un geste et s’écria :

— Messires !…

À sa voix, la stupeur se peignit sur les visages des chevaliers : ils se regardèrent par un coup d’œil furtif pour lire leurs impressions sur leurs physionomies ; mais le jeune Guy s’élança en avant :

— Ô heure fortunée ! dit-il ; mon frère, mon cher frère, votre voix pénètre au fond de mon cœur.

D’un geste rapide, il arracha le casque de la tête du chevalier noir et se jeta à son cou avec tendresse.

— Le Lion, notre comte ! fut le cri général.

— Mon malheureux frère, continua Guy, vous avez tant souffert ; j’ai tant déploré votre captivité ! mais maintenant, ô joie ! je puis vous embrasser ; vous avez donc brisé vos chaînes, et son souverain est rendu à la Flandre. Pardonnez-moi mes larmes, elles coulent par amour pour vous, au douloureux souvenir de vos peines. Que le Seigneur soit loué pour ce bonheur inattendu !

Robert serra tendrement le jeune Guy contre son cœur, puis il se tourna vers son autre frère, Jean de Namur, et, après l’avoir embrassé également, il dit :

— Messires, je ne me serais pas fait connaître, pour des raisons importantes ; mais c’est un devoir pour moi de vous dire une chose qui fera changer votre résolution. Sachez que le roi de France a convoqué tous ses vassaux avec leurs gens pour aller guerroyer contre les Maures ; puisqu’il n’entreprend cette guerre que pour remettre le roi de Majorque en possession de son royaume, il est certain qu’il emploierait plutôt cette puissante armée à la conservation de la Flandre[59]. La réunion est fixée à la fin de juin ; ainsi, dans un mois, Philippe le Bel se trouve à la tête de soixante-dix mille hommes. Réfléchissez s’il ne vaut pas mieux fixer la délivrance avant cette époque : plus tard elle devient impossible. Je ne vous ordonne rien, car, demain, je dois retourner en captivité.

Les chevaliers comprirent le fondement de cette raison et furent d’accord qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Ceci changea leur projet dans ce sens : qu’ils n’attendraient pas plus longtemps et qu’ils reviendraient en toute hâte, avec tous les secours possibles, près de de Coninck, à Damme. Le jeune Guy, comme le plus proche parent de Robert, fut nommé général en chef de l’armée, parce que Guillaume de Juliers ne voulait pas accepter ce titre, à cause de sa qualité de prêtre. Jean de Namur ne pouvait secourir personnellement les Flamands, car, dans l’agitation qui allait se produire, il lui restait assez à faire pour garder son comté ; mais il promit d’envoyer une bonne troupe de cavaliers namurois.

Peu à peu les seigneurs partirent, chacun pour ses domaines ; Robert resta seul avec ses deux frères, son cousin Guillaume et le doyen des tisserands.

— Ô Guy, dit Robert d’un ton douloureux, ô Guillaume ! je vous apporte une nouvelle si terrible, que ma bouche n’ose la proférer, que mes yeux s’obscurcissent de larmes quand j’y pense. Vous savez comment la méchante reine Jeanne a pris notre pauvre sœur Philippine : la malheureuse a eu pendant six longues années pour demeure un cachot du Louvre, et, pendant ce temps, elle n’a pu voir ni son père ni ses frères. Vous croyez qu’elle existe encore, car vous invoquez Dieu pour sa délivrance ; mais hélas ! nos prières sont inutiles : notre sœur est morte empoisonnée, et son corps a été jeté dans la Seine[60] !

Quand la douleur frappe trop brusquement le cœur de l’homme, elle le prive momentanément de sentiment : ainsi en fut-il de Guy et de Guillaume ; leurs joues pâlirent, et, muets, consternés, ils regardèrent fixement le sol. Guy s’éveilla le premier de cette stupeur.

— Il est donc vrai, gémit-il ; Philippine est morte ! Ô âme bienheureuse de ma sœur ! vous pouvez lire dans mon cœur quelle douleur m’oppresse, quelle soif de vengeance me brûle. Vous serez vengée ! Je verserai des flots de sang en votre mémoire !

— Ne te laisses pas emporter ainsi par la douleur, mon beau cousin, dit Guillaume de Juliers ; plains ta sœur, prie pour son âme, et lutte pour la liberté de la patrie : la tombe jalouse ne rend pas ses morts pour du sang.

— Mes frères, interrompit Robert, veuillez me suivre. Nous allons voir notre nièce Mathilde, elle n’est pas loin d’ici. Je vous apprendrai, chemin faisant, des choses encore plus tristes. Faites attendre vos serviteurs ici.

Robert leur raconta successivement comment il avait sauvé miraculeusement son enfant des mains des Français, et ce qu’il avait souffert dans les ruines de Nieuwenhove. Sa douleur s’était cependant apaisée, car il avait foi dans la prédiction du médecin ; l’espoir que Mathilde le reconnaîtrait enfin consolait son cœur, et l’habitude des malheurs lui donnait la force de supporter ses chagrins.

Ils arrivèrent bientôt dans la salle où Mathilde paraissait dormir paisiblement : ses joues étaient blanches comme l’albâtre et sa respiration si faible qu’elle paraissait sans mouvement. Grand fut l’étonnement qui s’empara des chevaliers, à la vue du sang mêlé de boue qui souillait ses vêtements ; ils joignirent les mains avec compassion, car le médecin leur avait fait comprendre, en mettant son doigt sur sa bouche, que le plus grand silence était nécessaire. Le jeune Guy embrassa son frère Robert et versa des larmes amères sur son sein.

— Damnation ! gémit-il, voilà donc l’enfant du Lion !

Le docteur emmena les chevaliers hors de la salle et leur dit :

— La jeune dame a repris ses sens ; mais elle est d’une grande faiblesse. Pendant votre absence, elle s’est réveillée, et elle a reconnu maître Breydel ; elle lui a demandé beaucoup de choses pour rassembler ses souvenirs. Il l’a consolée en lui certifiant que monseigneur de Béthune viendrait la voir ; il ne serait pas bon, messeigneurs, de tromper cette espérance ; je vous conseille donc de ne pas la quitter. Il est également indispensable de lui procurer d’autres habillements et un autre lieu de repos.

Comme Robert ne pouvait se faire connaître d’un plus grand nombre de personnes, il ne donna, pour le moment, pas de suite aux prescriptions du docteur ; il retourna avec ses frères près de Mathilde et resta à contempler avec une douleur muette ses traits décolorés. Les lèvres de la jeune fille remuaient, et, de temps en temps, un son imperceptible sortait de sa poitrine. Un souffle plus puissant fit résonner deux fois le mot : Père ! comme un doux son de harpe, aux oreilles de Robert ; il effleura de ses lèvres la bouche de sa fille endormie ; ce baiser, qui fit passer pour la seconde fois l’âme du père dans le cœur de l’enfant, rendit au sang de la jeune fille plus de fluidité et plus de vie : une teinte rosée colora ses joues, et ses yeux s’ouvrirent avec un sourire tranquille, mais plein de joie.

L’expression des traits de la jeune fille ne peut se décrire ; elle regarda sans rien dire les yeux de son père, et parut absorbée dans une douce volupté. Certainement les anges, dans le ciel, ont cette figure lorsqu’ils regardent la face du Seigneur. Bientôt elle tendit les deux bras, et Robert se pencha vers elle pour se laisser embrasser ; mais ce n’était pas ça que voulait la jeune fille. Elle porta ses deux mains au visage de son père, et toucha ses joues de ses doigts caressants. Tous deux éprouvaient une sensation délicieuse : le père ne regrettait pas ses peines et remerciait Dieu, qui donne aux malheureux la force de supporter la joie.

Les assistants n’étaient pas moins touchés de cette scène d’amour paternel ; ils n’osaient rompre ce silence solennel, et essuyaient furtivement leurs yeux. Leurs attitudes étaient cependant très-différentes ; Jean de Namur, qui maîtrisait le mieux son émotion, se tenait debout, le regard ferme et la tête levée ; Guillaume de Juliers, le prêtre, était agenouillé et priait, les mains jointes ; le jeune Guy et Jean Breydel mêlaient à leur commisération un ardent désir de vengeance ; cela se voyait à l’expression de leurs lèvres et au geste menaçant de leurs poings serrés ; de Coninck qui, en d’autres circonstances, paraissait si froid, était le plus ému de tous, ses larmes coulaient abondamment sous la main dont il avait couvert son visage. Nul homme, en Flandre, n’aimait plus son souverain Robert que le doyen des tisserands ; tout ce qui pouvait rendre la patrie glorieuse était saint pour le noble bourgeois de Bruges.

Enfin, la jeune Mathilde s’éveilla de sa douce extase ; ses bras pressaient la tête de son père contre sa poitrine haletante, et, avec une passion ardente, elle dit d’une voix faible :

— Ô mon père, mon père bien-aimé ! te voilà maintenant sur le sein de ton heureuse enfant ! J’entends battre ton cœur contre le mien… Soyez loué, ô Dieu, qui avez envoyé tant de félicité aux hommes ! Reste ainsi contre mon cœur, mon cher père, car tes baisers m’enlèvent au ciel.

— Ton amour, ô mon enfant, s’écria Robert, efface tous les maux soufferts. Tu ne peux comprendre combien ton égarement a été pénible pour moi ; mais Dieu seul sait quelle joie en ce moment inonde mon cœur. Je veux multiplier mes baisers sur tes joues, car ils sont un baume sur les plaies de mon âme ; ma chère Mathilde, que ton sort était cruel !

Le jeune Guy s’était approché, se tenant les bras ouverts devant le lit, et paraissait aussi implorer un baiser. Aussitôt que Mathilde le reconnut, elle lui dit sans lâcher son père :

— Ah ! mon ami bien-aimé, vous êtes là aussi ! Vous pleurez sur moi ? et monseigneur Guillaume qui prie là-bas, et monseigneur Jean de Namur : sommes-nous donc à Wynendael ?

— Ma pauvre nièce, vos souffrances me brisent le cœur ! oh ! laissez-moi vous embrasser, car mon âme a besoin de soulagements.

Mathilde lâcha son père et se laissa embrasser par son oncle Guy. Alors sa voix devint plus forte, et elle s’écria :

— Monseigneur de Juliers, venez, embrassez-moi aussi, et vous aussi, mon bel oncle Jean, pressez-moi aussi sur votre cœur ; vous m’aimez tous si tendrement !

Ils embrassèrent Mathilde l’un après l’autre, et ces doux épanchements lui firent oublier tous ses malheurs. Lorsque Guillaume de Juliers approcha à son tour, elle le regarda avec étonnement de la tête aux pieds, et demanda :

— Qu’est-ce, monseigneur Guillaume ? pourquoi portez-vous cette cuirasse par-dessus votre soutane, et pourquoi cette longue épée accompagne-t-elle un ministre du Seigneur ?

— Le prêtre qui défend la patrie, combat aussi pour les autels de son Dieu ! répondit Guillaume.

De Coninck et Breydel se tenaient la tête découverte, à une petite distance du lit de camp, et partageaient l’ivresse générale. Mathilde les regarda avec une profonde reconnaissance ; elle attira encore la tête de son père contre sa poitrine, et demanda à voix basse :

— Voulez-vous me promettre quelque chose, mon père chéri ?

— Tout, mon enfant : tes souhaits me réjouiront.

— Je vous prie, mon père, de récompenser ces deux sujets selon leur mérite : ils ont risqué chaque jour leur vie pour la patrie.

— Que ton désir s’accomplisse, Mathilde ! je ferai en sorte qu’ils puissent aussi t’embrasser une autre fois, quand ils l’auront mérité comme maintenant ; détache tes bras de mon cou, car je dois causer avec Guy.

Il s’approcha de son frère, et l’entraîna hors de la salle.

— Mon frère, dit-il, il convient qu’on ne laisse pas sans récompense un dévouement comme celui des deux doyens de notre bonne ville de Bruges ; je vous donne, en conséquence, le pouvoir nécessaire à l’accomplissement de ce vœu ; quand vous serez sur le champ de bataille, au milieu des métiers, ma volonté est que vous fassiez de Coninck et Breydel chevaliers en présence de tous leurs compagnons ; que l’amour de la patrie soit anobli ainsi en eux. Renfermez cet ordre comme un secret dans votre cœur jusqu’à ce qu’il soit temps : maintenant, rentrons, car il faut que je vous quitte tous.

Robert s’approcha de sa fille, prit sa main dans la sienne et dit :

— Mon enfant, tu sais comment j’ai quitté ma prison, un généreux chevalier expose ses jours pour moi dans un cachot. Ne t’attriste pas, Mathilde ; soumets-toi avec moi aux rigueurs du sort…

Mathilde l’interrompit :

— Oh ! je sais quel mot douloureux vous avez sur les lèvres : vous devez me quitter…

— Tu l’as dit, ma noble enfant, je dois retourner dans mon cachot : j’ai promis sur mon honneur que je ne resterais qu’un jour en Flandre. Ne pleure pas ! la fatalité ne nous poursuivra pas longtemps.

— Je ne pleurerai pas, ce serait de l’ingratitude. Je rends grâces au Seigneur qui m’a donné tant de consolations, et je m’en montrerai digue par la patience et les prières. Allez, mon père, donnez-moi encore un baiser, et que les anges du ciel vous accompagnent !

— Doyens, dit Robert, je vous donne le commandement de mes hommes de Bruges ; maître de Coninck, soyez général en chef. Maintenant je vous supplie d’amener une brave femme auprès de ma fille et de lui procurer d’autres habillements. Vous l’emmènerez d’ici et la garderez de toute insulte ; je la mets sous votre garde, pour qu’elle soit traitée selon son rang. Maître Breydel, veuillez faire avancer mon cheval.

Après que Robert eut pris congé de ses deux frères, il étreignit sa fille dans ses bras, et la regarda avec une si tendre attention, qu’on eût dit qu’il voulait graver ses traits chéris dans son souvenir. La jeune fille l’embrassa plusieurs fois en le serrant étroitement.

— Maintenant, mon enfant, reprit Robert, console-toi, je reviendrai bientôt pour toujours. Dans peu, Adolphe, ton frère, sera de retour.

— Ô dites-lui que je le supplie de se hâter ! Allez maintenant, à la garde de Dieu, mon cher père, je ne pleurerai pas à votre adieu !

Robert quitta enfin sa fille et monta à cheval ; les autres chevaliers en firent de même. Aussitôt que Mathilde entendit le pas des coursiers, des larmes roulèrent sur ses joues, malgré sa promesse ; cependant, cela ne l’affligea point, car un sentiment doux et consolant restait en elle.

De Coninck et Breydel remplirent les ordres du Lion, leur maître : ils cherchèrent une femme et Mathilde eut des vêtements propres. Vers le soir, ils étaient tous à Damme, au camp des Brugeois.

LE
LION DE FLANDRE
PAR
HENRI CONSCIENCE
TOME DEUXIÈME.
NOUVELLE ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L’OPÉRA

LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

1871
Tous droits réservés

XV


Mais à quoi sert leur résistance aux cruels assassins ? Que peut la faible main d’une femme dans une lutte aussi inégale ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. M. Dautzenberg.



Pendant les huit jours qui suivirent les événements que nous venons de raconter, plus de trois mille bourgeois quittèrent encore la ville de Bruges et allèrent joindre de Coninck à Ardenburg, ou le doyen des bouchers à Damme. Les Français, se sentant enhardis par l’absence de tous ces hommes valeureux, s’abandonnèrent à tous les excès, à tous les débordements et traitèrent en serfs de la glèbe les habitants qui étaient restés dans la ville[61]. Cependant il y avait beaucoup de Brugeois qui n’étaient pas molestés par les Français, et qui, au contraire, s’entretenaient et se réjouissaient avec eux, comme ils l’eussent fait avec des frères : c’étaient des Flamands qui avaient renié leur patrie, et qui cherchaient à gagner, à force de bassesse, les bonnes grâces des oppresseurs ; ils se glorifiaient du nom de léliards comme d’un titre d’honneur. Les autres étaient les klauwaerts, véritables et légitimes enfants de la Flandre, qui supportaient le joug avec impatience, mais qui tenaient trop à ce qu’ils avaient gagné à la sueur de leur front pour l’abandonner sans défense aux mains des déprédateurs étrangers.

C’est sur ces klauwaerts et sur les femmes et les enfants des bannis que les ennemis exerçaient leurs honteuses vexations. Rien ne pouvait maintenant les arrêter dans leur lâche vengeance ; ils s’emparaient, sans qu’on résistât, de tout ce qui leur plaisait, enlevaient de vive force vivres et marchandises dans les boutiques et payaient en injures et en blasphèmes. Cette conduite exaspéra tellement les bourgeois qui en étaient victimes, qu’ils n’exposèrent plus rien en vente dans leurs magasins, et refusèrent, de concert, de vendre désormais aux Français ni un morceau de viande ni une bouchée de pain. Ils enfouirent leurs vivres dans le sol pour les soustraire aux recherches de l’ennemi : au bout de quatre jours, les hommes de la garnison étaient tellement affamés, qu’on les voyait parcourir, en troupes, les champs en quête de quelque aliment[62]. Heureusement pour eux que les soins des léliards remédièrent en partie à cet état de choses ; mais une cruelle disette n’en continua pas moins de régner dans la ville. Les maisons des klauwaerts étaient fermées ; il n’y avait plus le moindre commerce, et tout, à l’exception des soudards irrités et des lâches léliards, tout, à Bruges, semblait endormi d’un éternel sommeil. Les gens des métiers, se trouvant sans ouvrage, ne pouvaient payer l’impôt et étaient forcés de se cacher pour échapper aux poursuites de maître Jean de Gistel. Quand les agents du fisc faisaient leur tournée, le samedi, pour recevoir le penning d’argent, ils ne trouvaient jamais personne au logis ; on eût dit que tous les Brugeois avaient abandonné la ville. Beaucoup de gens des métiers se plaignirent à Jean de Gistel, alléguant que, ne gagnant rien, ils ne pouvaient payer l’impôt ; et le Flamand abâtardi n’écouta pas cette excuse si légitime et voulut recourir à la force pour faire rentrer l’impôt ; un grand nombre de personnes furent jetées en prison, d’autres furent même mises à mort.

Messire de Mortenay, gouverneur français de la ville et commandant de la garnison, moins cruel que le collecteur des impôts, voulut, dans cette situation extrême, faire diminuer ceux-ci, et, dans ce but, il envoya à Courtray un messager chargé d’informer messire de Châtillon de la famine qui régnait à Bruges, et de la situation déplorable dans laquelle se trouvait la garnison, et de demander l’autorisation d’abolir l’impôt du penning d’argent. Jean de Gistel, qui était maudit et détesté par ses compatriotes comme un Flamand renégat qu’il était, saisit cette occasion pour pousser messire de Châtillon aux mesures de rigueur. Il peignit, sous de sombres couleurs, l’esprit de rébellion des Brugeois, et demanda vengeance de leur entêtement, en prétextant qu’ils ne voulaient pas travailler pour pouvoir refuser l’impôt du penning avec quelque apparence de raison.

À la réception de ce message, messire de Châtillon entra dans une violente colère ; il vit, avec dépit, que tous ses efforts pour remplir les ordres du roi restaient sans fruit, car le peuple flamand était indomptable. Dans toutes les villes, il y avait chaque jour des émeutes, la haine contre les Français éclatait de toutes parts ; et, dans certains endroits, à Bruges, par exemple, les agents du roi Philippe tombaient souvent victimes d’un guet-apens ou d’une agression faite en plein jour. Les ruines des tours écroulées du château de Male n’étaient pas encore refroidies non plus, et le sang des Français qui y avaient été massacrés n’avait pas encore dis paru.

C’est de Bruges qu’était parti, comme de sa source, pour se répandre dans tout le pays de Flandre, cet esprit de rébellion qui causait à la France un si grave embarras ; c’est à Bruges que le feu de la révolte s’était montré pour la première fois. Breydel et de Coninck étaient les têtes de ce dragon qui refusait de se courber sous le sceptre de Philippe le Bel. Ce fut dans cette conviction que de Châtillon résolut de frapper un coup énergique et d’étouffer la liberté flamande dans le sang des rebelles ; il voulut employer cet affreux châtiment comme un terrible moyen d’intimidation. Il se hâta de réunir dix-sept cents cavaliers venant du Hainaut, de la Picardie et de ! a Flandre française ; il y joignit une nombreuse infanterie, et, plein de rage, il se mit en marche sur Bruges à la tête de cette armée.

Au milieu des vivres et des bagages qui accompagnaient le corps d’expédition, se trouvaient quelques grands tonneaux remplis de cordes auxquelles de Châtillon assignait une cruelle et affreuse destination. Elles devaient servir à pendre de Coninck, Breydel et leurs complices[63].

Afin que les klauwaerts n’eussent pas le temps de s’émeuter, comme cela était arrivé précédemment, le général français avait donné secrètement avis de son arrivée à messire de Mortenay : nul autre que le gouverneur de la ville ne soupçonnait l’épouvantable vengeance qui allait s’accomplir.

Le 18 mai 1302, à neuf heures du matin, l’armée française entra dans la ville de Bruges, enseignes déployées. De Châtillon marchait en tête de ses dix-sept cents cavaliers ; son regard était plein de menace et de cruauté ; aussi le cœur des habitants fut-il saisi d’un douloureux pressentiment et prévirent en partie les malheurs qui leur étaient réservés. On pouvait reconnaître les klauwaerts à l’expression que ces sentiments donnaient à leur physionomie ; ils penchaient la tête et la plus profonde tristesse se peignait sur leurs traits ; cependant ils ne croyaient pas qu’on leur imposât plus que le payement du penning et un gouvernement plus sévère et plus exigeant.

Les léliards s’étaient réunis auprès de la garnison, sur le marché du Vendredi. La venue du gouverneur de la Flandre leur était très-agréable, car il devait les venger du mépris des klauwaerts. Dès que messire de Châtillon approcha d’eux, ces traîtres à leur pays crièrent à plusieurs reprises :

— Vive la France ! Vive le gouverneur !

Poussé par la curiosité, le peuple était accouru en foule et s’était massé sur le marché du Vendredi. Sur tous les visages on lisait une indicible expression de crainte et d’inquiétude ; les femmes pressaient silencieusement leurs enfants sur leur sein, et une larme s’échappait à mainte d’entre elles sans qu’elles s’en rendissent compte. Cependant, quelque anxiété qu’inspirât à cette foule la vengeance du gouverneur, pas une voix ne cria : Vive la France ! Bien que réduite à l’impuissance, la haine ardente des oppresseurs de la Flandre couvait dans leur cœur, et, malgré leur tristesse et leur découragement, parfois un menaçant regard brillait dans leurs yeux comme un fugitif éclair ; ils pensaient alors à de Coninck et à Breydel, et songeaient à de sanglantes représailles.

Tandis que le peuple suivait, d’un œil morne, les évolutions de l’armée française, de Châtillon disposait ainsi ses hommes sur la place : une longue file de cavaliers occupa les deux côtés, et deux détachements d’infanterie se massèrent au fond du marché en venant s’appuyer de part et d’autre à la cavalerie si bien que, de ce côté, toute issue se trouva fermée ; l’autre côté fut laissé libre à dessein, afin que le peuple pût être témoin de ce qui allait se passer. Quand ces dispositions furent prises et exécutées, ou envoya secrètement le reste de la cavalerie et de l’infanterie fermer les portes de la ville et les garder.

Messire de Châtillon se tenait avec quelques chefs au milieu de ses cavaliers. Le chancelier Pierre Flotte, le gouverneur de la ville, Mortenay, et Jean de Gistel le léliard, s’entretenaient avec lui d’un sujet qui paraissait très-important, à en juger par leurs gestes qui trahissaient la plus vive animation. Bien qu’ils parlassent assez bas pour ne pas être entendus des Brugeois, les chefs français pouvaient, de temps en temps, saisir quelques paroles ; plus d’un brave chevalier jetait un regard de compassion sur le peuple inquiet, et un regard de mépris sur le traître Gistel ; car celui-ci disait à messire de Châtillon :

— Croyez-moi, messire, je connais mes entêtés compatriotes, votre indulgence accroîtrait leur insolente audace ; ne réchauffez pas un serpent qui vous mordrait plus tard. Je sais, par expérience, que les Brugeois ne courberont pas la tête aussi longtemps que ces grands couteaux de bouchers se trouveront parmi eux ; il faut exterminer cette engeance si l’on veut jamais être maître du reste.

— Il me semble, dit le chancelier en souriant, que messire de Gistel n’aime pas trop ses compatriotes ; car, si on voulait l’en croire, demain matin il n’y aurait plus âme qui vive dans Bruges.

— Je vous assure, messires, reprit de Gistel, que c’est l’amour de mon roi qui m’inspire ces paroles. Je le répète, la mort des meneurs peut seule étouffer le feu de la sédition dans notre ville. J’ai en tête la liste des klauwaerts les plus obstinés ; tant que ces séditieux seront libres d’aller et de venir dans Bruges, le rétablissement du calme sera impossible.

— À quel chiffre s’élève cette liste ? demanda de Châtillon.

— À quarante environ, répondit froidement de Gistel.

— Qu’est-ce ? s’écria de Mortenay avec indignation ; vous feriez pendre quarante de ces hommes ? Ce ne sont pas ceux-ci qui ont mérité une aussi cruelle punition, mais bien les bannis qui sont à Damme. De Coninck et Breydel, avec leurs partisans, voilà ceux qui ont encouru la mort ; mais non ces citoyens sans défense que vous voulez voir pendre par seul esprit de vengeance.

— Messire de Mortenay, observa de Châtillon, vous m’avez fait savoir qu’ils refusaient de vendre des vivres à vos soldats : n’est-ce pas assez ?

— Il est vrai, messire, qu’ils ont eu tort dans ce refus ; comme sujets, il était de leur devoir d’obéir ; mais mes soldats n’ont pas reçu de paye depuis six mois, et les Flamands ne veulent rien vendre que contre argent comptant. Je serais vraiment désolé si la lettre que je vous ai adressée avait d’aussi déplorables conséquences.

— Cette crainte peut être très-préjudiciable à la couronne de France, dit de Gistel. Je m’étonne de voir messire de Mortenay soutenir les Brugeois révoltés.

À ce reproche, de Mortenay fut pris d’une grande colère, car de Gistel avait donné à ses paroles une intonnation insultante. Le généreux gouverneur jeta sur le léliard un regard de souverain mépris, et répondit :

— Si vous aimiez votre pays, vous ne demanderiez pas la mort de vos infortunés frères, et moi, Français, je ne serais pas obligé de prendre leur défense. Écoutez bien ce que je vais dire, et ce que je veux que messire de Châtillon entende : les Brugeois ne nous eussent jamais refusé de vivres si vous n’eussiez exigé d’eux aussi injustement et aussi tyranniquement le payement de l’impôt du penning. C’est à vous que nous devons ces troubles et ces émeutes ; car vous ne cherchez qu’à opprimer vos compatriotes, et leur inspirez, par vos vexations, une haine profonde contre nous.

— Vous m’êtes tous témoins, dit de Gistel, que j’ai fidèlement exécuté les ordres de messire de Châtillon.

— Ce n’était nullement votre intention, répliqua de Mortenay ; mais vous aviez à vous venger du mépris que vous témoignent les Brugeois. Le roi, notre maître, a commis une grande faute en chargeant du recouvrement des impôts en Flandre un homme détesté de tous.

— Messire de Mortenay, s’écria de Gistel avec colère, vous me rendrez compte de ces paroles !

— Messires, dit de Châtillon, je vous défends de vous adresser encore la parole en ma présence ; vos épées décideront entre vous. Je vous déclare, messire de Mortenay, que ce que vous venez de dire me déplaît fort et que messire de Gistel a agi selon ma volonté ; il faut que la couronne de France soit vengée, et si les fauteurs de la révolte n’avaient quitté la ville, il y aurait dans Bruges plus de potences que de carrefours. En attendant que j’aille châtier les métiers à Damme, je veux donner à cette ville rebelle un sévère exemple… Messire de Gistel, nommez-moi les huit klauwaerts les plus entêtés, pour qu’il en soit fait bonne et prompte justice.

Afin de ne pas manquer sa vengeance, de Gistel promena les yeux sur le peuple étonné et choisit huit hommes qui se trouvaient dans la foule ; il les nomma à messire de Châtillon. Puis un héraut d’armes s’avança vers le peuple, et, après avoir commandé le silence par un appel de trompette, il cria :

— Au nom du puissant roi Philippe, notre seigneur et maître, sont appelés et assignés sur-le-champ par devant messire de Châtillon, ceux dont je vais proclamer les noms ; ceux qui ne se présenteraient pas seront punis de mort sans grâce ni délai !

La ruse réussit complétement ; car, à mesure que leurs noms furent prononcés, les klauwaerts appelés sortirent de la foule, et se rendirent sans défiance devant messire de Châtillon ; ils savaient qu’ils n’avaient rien de bon à attendre, et eussent peut-être cherché leur salut dans la fuite, si cela eût été possible. La plupart étaient des hommes d’une trentaine d’années : un seul vieillard s’avança à pas lents et la tête courbée. Une calme résignation était peinte sur ses traits, où l’on n’eût pu remarquer la moindre expression de crainte. Il s’arrêta devant messire de Châtillon et fixa sur lui un œil interrogateur comme pour lui dire :

— Que voulez-vous de moi ?

Dès que le dernier appelé se fut approché, le gouverneur fit un signe, et huit klauwaerts furent garrottés, malgré leur résistance. Un sourd et plaintif murmure s’éleva dans les rangs du peuple, mais un détachement de cavalerie, qui s’avança menaçant vers la foule, eut bientôt fait taire ces marques de compassion. En peu d’instants, une large potence fut dressée sur le marché, et un prêtre fut amené aux condamnés. À la vue du terrible instrument de supplice, les femmes et les frères des infortunés klauwaerts se mirent à demander grâce en pleurant, et le peuple se porta tumultueusement en avant. Un énergique murmure, où les imprécations se confondaient avec les cris de vengeance, monta vers le ciel et parcourut tout le marché, comme un signe précurseur de l’émeute. Bientôt un sonneur de trompette s’avança vers la foule, et cria :

— Écoutez bien, afin que nul n’en ignore ! Le rebelle qui, par des cris ou de tout autre manière, oserait troubler le cours de la justice de messire le gouverneur du pays de Flandre, sera pendu haut et court à la même potence que ces mutins !

Cette proclamation fit mourir plaintes et protestations sur toutes les lèvres, et un silence de mort plana sur le peuple en proie à une horrible anxiété. Les femmes pleuraient en levant les yeux au ciel, et imploraient Celui qui, seul comprend et écoute encore les hommes quand un tyran leur défend de parler ; les hommes maudissaient leur impuissance, et brûlaient d’une rage fébrile. Sept klauwaerts furent successivement attachés au gibet, et moururent sous les yeux de leurs concitoyens. La tristesse de ceux-ci se changea en désespoir : chaque fois qu’une des victimes était lancée du haut de l’échelle, les têtes se penchaient vers la terre et les yeux se détournaient de cet affreux spectacle. Beaucoup, sans doute, eussent quitté la place s’ils eussent osé bouger ; mais cela leur était interdit, et, au moindre mouvement qui se faisait dans la foule, les soudards, l’épée nue, venaient les contraindre à rester immobiles.

Il restait encore un klauwaert devant messire de Châtillon, son tour était venu ; il s’était confessé, il était prêt à mourir, cependant on ne se hâtait pas de procéder à son exécution : messire de Châtillon n’avait pas encore donné l’ordre. Pendant ce temps, messire de Mortenay demandait grâce pour le vieux Flamand ; mais de Gistel, qui portait à ce klauwaert une haine toute particulière, prétendait que c’était un des fauteurs de la rébellion, et que c’était lui qui avait fait le plus d’opposition à la domination française. Sur l’ordre de messire de Châtillon, il s’adressa au vieillard en ces termes :

— Vous avez vu comment vos compagnons ont été punis de leur insubordination, vous êtes condamné comme eux ; cependant le gouverneur du pays de Flandre, par égard pour vos cheveux blancs, veut vous traiter avec clémence. Il vous accorde la vie sous la condition que vous vous soumettiez désormais en fidèle sujet à la France. Sauvez-vous en criant : — Vive la France !

Le vieillard jeta un regard plein de mépris et de colère sur le renégat, et répondit en souriant amèrement :

— Je pousserais ce cri si je te ressemblais, si je voulais souiller mes cheveux blancs par une lâcheté. Mais non, martyr, je te méprise et te brave jusqu’à la mort. Traître, tu ressembles au serpent qui déchire les entrailles de sa mère ; car tu livres à l’étranger le pays qui t’a donné le jour. Tremble, car j’ai des fils qui me vengeront, et toi non plus, tu ne mourras pas dans ton lit ! Tu sais qu’un homme ne sait pas mentir à sa dernière heure.

Jean de Gistel pâlit en entendant cette solennelle prédiction du vieillard. Il se repentit en ce moment d’avoir voulu se venger, et son cœur se serra sous le poids d’un sombre pressentiment : le traître redoute la mort, comme le messager de la vengeance du Seigneur. Messire de Châtillon avait pu lire sur les traits du klauwaert qu’il restait inébranlable.

— Eh bien, que dit ce rebelle ? demanda-t-il.

— Messire, répondit de Gistel, il m’insulte et dédaigne votre clémence.

— Qu’on le pende ! dit le gouverneur.

Le soudard, qui remplissait l’office de bourreau, saisit par le bras le vieillard, et celui-ci le suivit docilement jusqu’au pied de l’échelle ; il se passa quelques instants encore avant que le nœud fût passé autour de son cou. Il reçut la dernière bénédiction du prêtre, et mit enfin le pied sur l’échelle pour monter au gibet.

Mais, tout à coup, en dépit des gardes, il se fit un grand mouvement dans la foule. Poussés par une pression irrésistible, les uns reculèrent jusque contre les murs des maisons, les autres furent refoulés en avant : un jeune homme aux bras nus fendit la foule et pénétra jusqu’à l’espace maintenu libre sur le marché ; sa physionomie accusait la plus profonde émotion, la plus ardente colère et la crainte la plus vive. Dès qu’il eût échappé à l’étreinte de la foule, il promena sur le marché un regard égaré, s’élança en avant comme une flèche, et s’écria :

— Mon père ! ô mon père, tu ne mourras pas !

En disant ces mots, il escalada l’échafaud, tira du fourreau son poignard et l’enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine du bourreau. Celui-ci, précipité au bas de l’échelle en poussant un cri de douleur, mourant, baigné dans son sang. Pendant ce temps le jeune klauwaert étreignait son père, le soulevait du sol, et se perdait dans la foule avec ce fardeau sacré. Les Français, attérés, étaient restés spectateurs immobiles de cette scène, mais cela ne dura pas longtemps. Messire de Châtillon les tira bientôt de leur stupéfaction. Avant que le jeune homme eût fait dix pas, il se vit arrêté par une vingtaine de soudards ; il déposa son père sur le pavé, et menaça ses ennemis de son couteau encore fumant. Une cinquantaine d’autres Flamands se trouvaient en avant de lui ; car, comme nous l’avons dit, il était au milieu du peuple, si bien que les soudards devaient percer la foule pour arriver à lui. Quelle ne fut pas la rage des Français lorsqu’ils virent leurs vingt compagnons tomber l’un après l’autre sur le sol. Les couteaux avaient brillé soudain dans les mains des klauwaerts ; les soudards furent mis à mort sans pitié, et plus d’un Flamand perdit aussi la vie dans la mêlée.

Soudain toute la cavalerie s’ébranla et s’élança sur le peuple qui fuyait ; les grandes épées de bataille eurent bientôt dispersé la foule, et les chevaux foulèrent aux pieds les rebelles en un instant. Mais ils n’étaient pas morts sans vengeance, car ils s’étaient fait une couche des cadavres ennemis. Le père et le fils étaient étendus l’un sur l’autre, — le même glaive les avait percés, et leurs âmes ne s’étaient pas quittées dans le suprême voyage. Le peuple se précipitait comme un torrent à travers toutes les rues, en poussant des cris de détresse ; chacun regagna en toute hâte sa demeure : portes et fenêtres furent closes, et, quelques instants après, on eût pensé que la ville ne comptait plus d’habitants.

Furieux de la mort de leurs compagnons et naturellement portés aux violences, les soldats se mirent à parcourir les rues par bandes, l’épée au poing, et se faisaient indiquer les maisons des klauwaerts par les léliards. Ils enfonçaient les portes et les fenêtres, dérobaient l’argent et tout ce qui avait de la valeur, et brisaient ce qui ne leur semblait pas assez précieux ou était trop lourd pour être emporté. Les jeunes filles en pleurs, qu’on put trouver dans les caves et d’autres asiles, furent cruellement maltraitées ; les hommes, qui voulurent défendre leurs femmes ou leurs sœurs, étaient bientôt accablés par le nombre et périssaient sous les coups des forcenés. Çà et là, devant les portes des maisons pillées, des cadavres mutilés gisaient au milieu des débris de meubles : on n’entendait que les cris de rage des soudards et les gémissements désespérés des femmes. Les pillards sortaient en riant des demeures dévastées, les mains pleines d’or volé, et couvertes de sang flamand ! Quand quelques-uns d’entre eux, rassasiés de meurtre et de pillage, s’éloignaient, ils étaient remplacés par d’autres plus cruels encore : cette œuvre infâme dura longtemps, et tous les crimes que peut commettre une soldatesque effrénée furent épuisés[64].

Dans la maison de Pierre de Coninck rien ne resta intact ; les murs mêmes ne seraient pas demeurés debout si les pillards n’eussent réservé leur temps pour d’autres forfaits. Une autre bande courut directement à la demeure du doyen Breydel. En peu d’instants, la porte fut jetée par terre, et vingt soudards entrèrent, en jurant et maugréant, dans la boutique ; ils ne rencontrèrent personne, bien qu’ils eussent parcouru toutes les pièces de la maison. Les armoires furent brisées, l’or et l’argent pillés, et tous les meubles mis en pièces, et, tandis que les soudards, lassés par leur œuvre de destruction, contemplaient avec une sauvage satisfaction les débris épars autour d’eux, un de leurs compagnons descendit précipitamment l’escalier, en disant :

— J’ai entendu quelque chose dans le grenier, il y a bien sûr des Flamands cachés sous le toit ; je crois que nous y trouverons meilleur butin qu’ici, car il est probable qu’ils ont emporté leur argent avec eux.

Les soudards se hâtèrent vers l’escalier ; chacun voulait mettre le premier la main sur le butin annoncé, mais la voix de leur camarade les retint :

— Attendez ! attendez ! s’écria-t-il, vous n’y arriveriez pas, la trappe du grenier est à dix pieds de hauteur et on en a retiré l’échelle. Mais ce n’est rien, j’ai vu une échelle dans la cour. Attendez un moment, je vais la querir.

Il revint bientôt avec l’échelle, qui fut placée sous la trappe qu’ils s’efforcèrent de soulever, mais sans succès : un solide verrou l’empêchait de bouger.

— Eh bien, s’écria l’un des soudards en saisissant une forte pièce de bois qui se trouvait sur le plancher, puisqu’ils ne veulent pas ouvrir de bon gré, nous recourrons à un autre moyen.

À ces mots, il heurta la trappe avec violence, mais elle resta ferme et inébranlable comme auparavant. Une plainte douloureuse, un soupir sinistre comme celui avec lequel la vie s’envole, retentit dans le grenier.

— Ah ! ah ! s’écrièrent les soudards, ils sont sur la trappe !

— Attendez, dit une autre voix, je les aurai bientôt fait déloger, si vous voulez m’aider un peu.

Ils prirent une poutre plus lourde, et unirent leurs efforts pour la soulever ; puis ils la lancèrent avec tant de force contre la trappe que les planches se brisèrent et tombèrent. Des acclamations frénétiques retentirent, l’échelle fut appliquée à l’ouverture et tous montèrent précipitamment. Arrivés à l’entrée du grenier, ils s’arrêtèrent soudain : on eût dit qu’un rare et imposant spectacle avait attendri leurs cœurs, car les blasphèmes et les imprécations moururent sur leurs lèvres, et ils s’entre-regardèrent avec hésitation.

Au fond du grenier, un jeune homme, un enfant, — il n’avait pas plus de quatorze ans, — se tenait debout, une hache à la main, pâle et tremblant ; il dirigeait son arme vers les agresseurs, sans que la moindre parole s’échappât de sa poitrine : dans ses yeux bleus rayonnait un héroïque désespoir. On voyait qu’une profonde émotion l’agitait, car les muscles de ses joues délicates se contractaient convulsivement et donnaient à sa physionomie une effrayante expression : il ressemblait à un marbre grec. Derrière le jeune boucher se trouvaient deux femmes agenouillées, une vieille mère aux cheveux blancs, les mains jointes et les yeux levés au ciel, et une jeune fille éperdue et les cheveux épars. Celle-ci, saisie d’effroi, cachait son visage dans les vêtements de sa mère qu’elle serrait dans ses bras d’une étreinte fébrile ; dans cette attitude, elle restait immobile et comme inanimée : elle n’avait pas un soupir, pas une plainte.

Quand les soudards furent revenus de leur première stupéfaction, ils s’approchèrent brutalement de ces infortunées et se répandirent en injures contre elles ; ils allaient porter les mains sur elles, car l’enfant qui leur servait de défenseur ne leur inspirait aucun effroi. Quelle ne fut pas leur rage quand le jeune boucher porta le pied en arrière, et, dans cette attitude plus ferme, fit tournoyer sa hache et les fit reculer épouvantés ! Un instant ils suspendirent leur criminelle agression, jusqu’à ce que l’un d’eux s’élança sur l’enfant pour le percer de son épée ; mais le boucher détourna l’arme de l’ennemi et asséna sur l’épaule de celui-ci un coup de hache avec l’énergie du désespoir. L’agresseur recula en chancelant et tomba dans les bras de ses compagnons. Comme si ce coup eût épuisé les forces du jeune homme, il s’affaissa sur le sol et resta immobile à côté des femmes. Les soudards s’étaient groupés sur-le-champ autour de leur compagnon blessé, et lui ôtèrent ses vêtements, en proférant d’affreuses menaces et d’horribles imprécations. Pendant ce temps, la vieille femme pleurait à chaudes larmes, et, en proie à la plus vive anxiété, implorait grâce en français.

— Oh ! s’écriait-elle en tendant les bras vers les bourreaux, ayez pitié de nous, pauvres femmes que nous sommes ! Pour l’amour de Dieu, ne nous tuez pas ! Voyez mes larmes et ayez compassion de notre douleur ! Que vous fait la mort de deux pauvres femmes sans défense ?

— C’est la mère du boucher qui a tué tant des nôtres à Male, s’écria l’un des soudards ; il faut qu’elle meure.

— Oh ! non, non, messire ! s’écria la vieille femme, ne trempez pas vos mains dans mon sang, je vous en supplie par la sainte Passion de Notre-Seigneur, laissez-nous la vie ! Prenez tout ce que nous possédons ; tout est à vous !

— Votre argent ! votre or ! cria une voix.

À ces mots, la femme prit une cassette qui se trouvait derrière elle et la jeta aux soudards.

— Voilà, messires, dit-elle, voilà tout ce qui nous reste au monde ; je vous l’abandonne volontiers.

La cassette s’ouvrit, et un grand nombre de pièces d’or et de bijoux des plus précieux s’éparpillèrent sur le sol. Les soudards s’élancèrent pour recueillir ce butin inespéré, et l’un d’eux saisit la jeune fille par les bras et la traîna brutalement sur le plancher.

— Ma mère, ô ma mère, à mon secours ! s’écria la jeune fille d’une voix mourante.

Égarée par l’amour de son enfant, la mère fut saisie d’un inexprimable désespoir ; ses yeux s’enfoncèrent dans l’orbite et flamboyèrent comme les yeux d’un loup dans les ténèbres ; ses lèvres se crispèrent convulsivement et laissèrent ses dents à découvert, comme si, en ce moment suprême, la mère avait reçu l’instinct d’une tigresse. Elle s’élança furieuse sur le soudard, et noua ses bras à son cou, et, saisissant sa joue de la main comme d’une serre, elle y enfonça ses ongles avec rage, et des gouttes de sang coulèrent sur le menton de l’homme d’armes.

— Mon enfant ! hurlait-elle, rends-moi mon enfant, scélérat !

Les étreintes de la mère furieuse causaient au soudard des souffrances intolérables ; sa physionomie le trahissait assez, car les yeux lui sortaient de la tête. Ne voulant pas lâcher la jeune fille, il tira son épée et en perça impitoyablement le cœur de la mère. L’infortunée femme lâcha son cruel ennemi et s’appuya, en chancelant, contre le toit : des flots de sang inondèrent ses vêtements ; ses yeux s’éteignirent : son visage prit les teintes de la mort, et ses mains cherchèrent convulsivement un soutien.

Le soudard arracha les boucles d’oreille d’or de la jeune fille, qui poussait des clameurs de détresse et d’épouvante ; il arracha le collier de perles de son cou et les bagues de ses doigts. Puis, enfonçant l’épée dans son sein, il dit, d’un ton railleur, à la mère mourante :

— Vous pouvez entreprendre ensemble le grand voyage, engeance flamande !

La mère poussa un dernier cri d’angoisse, s’élança en avant et s’affaissa lourdement sur le corps de sa fille.

Cette scène déchirante dura moins de temps qu’il n’en a fallu pour la raconter. Tout cela se passa en quelques instants, si bien que les soudards étaient encore occupés à ramasser les joyaux éparpillés, que déjà la mère et la fille avaient quitté cette terre pour un monde meilleur.

Dès que les pillards étrangers eurent emporté du grenier tout ce qui avait quelque valeur, ils quittèrent la maison pour aller reprendre ailleurs leur œuvre de dévastation. Les malheureux habitants, qui étaient chassés de leurs demeures ou n’osaient plus y rester, erraient, comme perdus, dans les rues, et se trouvaient en butte aux plus brutales insultes de la part des étrangers. Combien ne devaient pas être douloureux ce désespoir et cette impuissance pour ces cœurs flamands ! Avec quelle amertume et quelle haine ne maudissaient-ils pas le nom français !

Vers midi, un grand nombre de cavaliers parcoururent les rues pour rappeler les soudards, car messire de Châtillon avait jugé que la couronne de France était suffisamment vengée. On proclama que les cadavres devaient être inhumés, et que chacun eût à regagner sa demeure.

Quelques klauwaerts, qui s’étaient rendus chez Breydel, avaient emporté les corps de la mère et de la fille, et les transportèrent sur un brancard jusqu’à la porte de Damme. Là, encore, se passa une scène désolante et de nature à éveiller la pitié dans tous les cœurs. Des milliers de femmes en pleurs, d’enfants se lamentant, de vieillards perclus par l’âge, suppliaient à genoux qu’on leur permît de quitter la ville ; mais les soldats, qui avaient reçu l’ordre de tenir les portes fermées, restaient sourds à toutes les supplications et répondaient par de cruelles plaisanteries aux larmes de ceux qui les imploraient. Après avoir prié inutilement pendant longtemps, une femme eut l’heureuse idée de donner ses bijoux aux gardes. Elle fut imitée par un grand nombre d’autres, et bientôt il y eut devant la porte un monceau de colliers, d’agrafes, de boucles d’oreille de prix et d’autres riches parures.

Les soldats s’en saisirent avec avidité et promirent d’ouvrir les portes si les fugitifs consentaient à leur donner tous leurs joyaux. Les femmes se hâtèrent de leur jeter tout ce qu’elles possédaient qui eût quelque valeur, argent, bijoux, et la porte s’ouvrit.

Des cris de joie saluèrent cette bienheureuse délivrance : les mères prirent leurs enfants sur le bras, le fils soutint les pas de son vieux père, et tous se précipitèrent, comme un torrent, à travers la porte. Les hommes qui portaient les cadavres de la mère et de la sœur de Jean Breydel suivirent les autres dans leur fuite. La porte de la ville se referma derrière eux.


XVI


Je vois, dans la fleur de ma jeunesse, le bonheur et l’espérance m’échapper, et je lutte avec anxiété contre les soucis et les chagrins. Suis-je donc destinée à gémir sans cesse, ô mon Dieu, et n’écouterez-vous pas mes supplications ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxMarie Doolaeche.



Jean Breydel s’était campé avec ses sept cents bouchers dans le voisinage de la ville de Damme ; trois mille autres gens des métiers étaient venus se ranger sous ses ordres. Il se trouvait ainsi à la tête d’une armée faible en nombre, mais puissante par l’intrépide courage qui animait ceux qui la composaient ; car le cœur de ces hommes résolus aspirait ardemment à la liberté et à la vengeance. Dans le bois que le doyen des bouchers avait choisi pour lieu de campement, le sol était couvert de baraques à une distance d’un quart de lieue.

Dans la matinée du 18 mai, un peu avant que de Châtillon fît son entrée à Bruges, d’innombrables feux dessinaient, par leur fumée, les lignes régulières du camp ; cependant on apercevait encore peu de monde autour des tentes, il y avait passablement de femmes et d’enfants, mais il était rare qu’on aperçût un homme, et encore était-ce une sentinelle. À quelque distance du camp, derrière les arbres qui étendaient leurs branches au-dessus des tentes, se trouvait une clairière dépourvue de végétation, et où l’on n’apercevait aucune tente. Mille voix s’y confondaient dans un bourdonnement dont la monotonie était dominée de temps en temps par le retentissement de coups réguliers. L’enclume gémissait sous le marteau des forgerons, et les plus grands arbres tombaient avec fracas sous la hache des bouchers. On arrondissait, on égalisait de longues pièces de bois, et on les garnissait d’une pointe de fer. Déjà de grands tas de goedendags ou de piques de ce genre étaient amassés sur la plaine. D’autres compagnons tressaient des branches de saule en boucliers, qu’ils livraient ensuite au métier des corroyeurs qui avaient pour mission de les couvrir de peau de bœuf. Les charpentiers construisaient toutes sortes de machines de siége, et particulièrement des balistes, des catapultes et d’autres machines à projectiles.

Jean Breydel courait çà et là en prodiguant les encouragements à ses compagnons ; souvent lui-même prenait la hache des mains d’un de ses bouchers, et, à leur profond étonnement, abattait un arbre en quelques instants, avec une force prodigieuse.

À la gauche de la clairière s’élevait une magnifique tente en drap bleu de ciel galonné d’argent, au sommet de laquelle se trouvait un écusson où était brodé un lion de sable en champ d’or : ces armoiries indiquaient que la tente était habitée par une personne du sang des comtes de Flandre. C’était la comtesse Mathilde qui s’était placée sous la protection des métiers et campait parmi eux. Deux dames de l’illustre maison de Renesse étaient venues de la Zélande lui servir de compagnes et d’amies : rien ne lui manquait ; le noble seigneur zélandais lui avait envoyé le plus magnifique mobilier et les plus précieux vêtements. Deux détachements de bouchers, armés de haches étincelantes, se trouvaient des deux côtés de la tente, et servaient de gardes du corps à la jeune comtesse.

Le doyen des tisserands se promenait de long en large devant la porte de la tente ; il semblait plongé dans une profonde préoccupation, car ses yeux ne se détachaient pas du sol. Les gardes le contemplaient en silence, et n’osaient parler, tant ils respectaient la méditation de l’homme qui s’était montré à eux si grand et si noble. En ce moment il était occupé à réfléchir au moyen de former un camp général. Pour que les vivres ne fissent pas défaut, lui-même avait partagé l’armée en trois corps ; il avait installé à Damme les bouchers et les compagnons des autres métiers sous le commandement de Breydel ; Lindens s’était porté sur Fluis avec deux mille tisserands, et de Coninck lui-même était resté avec deux mille autres à Ardenburg. Mais cette division de l’armée, imposée par la nécessité, lui pesait, et il eût voulu pouvoir réunir tous les corps avant le retour de monseigneur Guy. C’est pourquoi il était venu à Damme, et s’était déjà entretenu avec Jean Breydel à ce sujet. Il attendait qu’il lui fût permis de voir la fille de son suzerain et de lui présenter ses hommages.

Pendant qu’il mûrissait son projet en se promenant, la portière de la tente se souleva, et Mathilde s’avança à pas lents sur le tapis qui se trouvait à l’entrée. Elle était pâle et souffrante ; ses jambes fléchissantes la soutenaient à peine, elle chancelait à chaque pas, et s’appuyait lourdement sur le bras de la jeune Adelaïde de Renesse qui l’accompagnait. Son costume était riche, mais sans recherche ; elle avait renoncé à tout ornement emprunté, et ne portait pour tout bijou que la plaque d’or sur laquelle se détachait le noir lion de Flandre.

De Coninck s’était découvert, à la vue de sa souveraine, et se tenait devant elle dans une attitude respectueuse. Mathilde sourit avec une expression qui allait à l’âme ; sur ses traits se mêlaient une profonde souffrance et une douce satisfaction, car elle était heureuse de voir le doyen.

— Soyez le bienvenu, maître de Coninck, dit-elle d’une voix faible, soyez le bienvenu, notre bon et fidèle ami ; vous le voyez, je ne suis pas bien, je respire avec peine, mais je ne puis toujours rester dans ma tente ; la tristesse me gagne dans cette étroite demeure : je veux voir à l’œuvre les fidèles sujets de mon père, si mes pieds peuvent me conduire jusque-là. Accompagnez-moi, je vous en prie, maître, et répondez à mes questions, car vos explications soulageront mon esprit malade ; je ne désire pas que les gardes nous suivent : comme l’air pur du matin me ranime !

De Coninck suivit la jeune comtesse et se mit à l’entretenir d’une foule de sujets divers ; grâce à son tact habituel et à son éloquence, il sut trouver des paroles consolantes pour elle, et chassa, pour un instant, les sombres préoccupations qui attristaient son âme. Quand elle arriva au milieu des gens des métiers, des acclamations enthousiastes la saluèrent de toutes parts. Bientôt le cri général : « Vive la noble file du lion de Flandre ! » éveilla tous les échos de la forêt, et Mathilde se sentit doucement émue par ces témoignages de vive et sincère affection. Elle s’approcha du doyen des bouchers, et lui dit d’une voix bienveillante :

— Je vous ai vu de loin, maître Breydel ; vous travaillez avec plus d’ardeur que le dernier de vos compagnons : il paraît que cette besogne vous plaît.

— Madame, répondit Breydel, nous fabriquons des goedendags qui doivent délivrer la patrie et le lion de Flandre, notre seigneur et maître, et ce travail me plaît infiniment ; car je crois voir un ennemi à la pointe de chaque goedendag que nous achevons. Et ne vous étonnez pas, noble comtesse, de me voir abattre ces arbres avec tant d’ardeur ; il me semble frapper l’ennemi, et cette trompeuse vengeance fait bondir mon cœur en lui donnant un intrépide élan.

Mathilde admirait le jeune homme dans le regard duquel étincelait le feu héroïque qui embrasait son cœur, et dont la physionomie, semblable à celle d’une divinité grecque, portait à la fois les indices de douces et généreuses émotions et de passions ardentes. La comtesse contemplait avec plaisir ces yeux où une virile fierté rayonnait sous de longs cils, et ces traits délicats qu’animait l’expression d’un dévouement absolu et de l’amour de la patrie.

— Maître Breydel, dit-elle avec un doux sourire, votre société me serait agréable, s’il vous plaisait de nous suivre.

Jean Breydel jeta sa hache, rejeta les boucles blondes de ses cheveux derrière les oreilles, plaça son bonnet avec plus d’élégance, et, plein d’orgueil, il suivit la jeune fille. Mathilde murmura à voix basse eu s’adressant à de Coninck :

— Si mon père avait à son service un millier d’hommes fidèles et intrépides comme lui, les Français ne demeureraient pas longtemps en Flandre.

— Il n’y a qu’un Flamand comme Breydel, répondit de Coninck. Il est rare que la nature place une âme aussi ardente dans un corps aussi puissant, et c’est une sage disposition de Dieu ; sans cela les hommes, dès qu’ils auraient la conscience de leur force, deviendraient trop orgueilleux, comme les géants qui, dans l’antiquité, voulurent escalader le ciel…

Il allait poursuivre son discours, mais une sentinelle armée de l’épée et du bouclier accourait hors d’haleine et dit à Breydel, son doyen :

— Maître, mes camarades du camp m’envoient vous dire qu’on voit, en avant de la porte de la ville de Bruges, un épais nuage de poussière s’élever et qu’un bruit sourd, semblable à celui d’une armée en marche, se fait entendre, comme venant de la ville et s’avançant vers notre campement.

— Aux armes ! aux armes ! s’écria Breydel avec une telle force que tous l’entendirent. Chacun à son corps ! hâtez-vous !

Les ouvriers saisirent vivement leurs armes et accoururent pêle-mêle et en désordre, mais cela ne dura qu’un instant : les corps se formèrent tout à coup, et bientôt les compagnons se trouvaient immobiles, en rangs serrés. Breydel plaça cinq cents hommes d’élite autour de la tente de Mathilde qui s’était hâtée de rentrer dans son asile. On amena devant la tente un chariot, quelques bons chevaux et l’on prépara tout pour la fuite. Alors Breydel sortit précipitamment du bois avec le reste de ses hommes et rangea ceux-ci en bataille pour recevoir l’ennemi.

On s’aperçut bientôt qu’on s’était trompé, car la foule qui soulevait la poussière de la route s’enfuyait en désordre, et il s’y trouvait une multitude de femmes et d’enfants. Les femmes poussaient de lamentables gémissements et d’affreux cris de douleur autour d’une civière portée par des hommes. Bien que le motif de la prise d’armes eût disparu, les gens des métiers restaient toujours dans les rangs : ils s’appuyaient sur leurs armes et attendaient avec curiosité l’explication de ce qui se passait. Enfin le cortége arriva devant le front de l’armée, et, tandis que beaucoup de femmes et d’enfants pénétraient dans les rangs pour embrasser leur époux ou leur père, un épouvantable spectacle se dévoila au milieu de la foule.

Quatre hommes apportèrent la civière à quelque distance du doyen des bouchers, et déposèrent sur le sol deux cadavres de femmes ; leurs vêtements étaient souillés de larges taches de sang ; on ne pouvait voir leurs traits car un voile noir recouvrait leurs têtes. Pendant qu’on enlevait les cadavres de la civière, les femmes remplissaient l’air de cris de douleur ; on n’entendit d’abord que de plaintives exclamations. Enfin une voix s’écria :

— Les étrangers les ont assassinées !

Cette révélation alluma la rage et la soif de la vengeance parmi les gens des métiers qui, jusque-là, avaient attendu avec stupéfaction ; mais le doyen Breydel se tourna vers eux et s’écria :

— Le premier qui quitte son rang sera sévèrement puni

Il était lui-même en proie à une inquiète agitation ; on eût dit qu’un pressentiment du malheur qui lui était arrivé serrait son cœur d’avance : il s’élança impétueusement vers les cadavres et arracha le drap qui leur couvrait le visage.

Quel terrible spectacle frappa son regard, ô mon Dieu !… Pas une plainte ne s’échappa de sa poitrine, pas un mouvement ne se fit dans tout son corps : il était comme foudroyé. Il devint plus pâle que les cadavres étendus devant lui, et ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; son regard fixe, immobile, s’attachait avec obstination sur l’œil vitreux des mortes ; ses lèvres s’agitaient convulsivement, et l’on eût dit qu’il allait mourir…

Il ne demeura dans cet état que quelques instants ; bientôt un rauque soupir déchira sa gorge. Il s’élança désespéré vers ses compagnons, et, levant les deux bras au ciel, il s’écria d’une voix brisée :

— Oh ! malheur ! malheur !… ma pauvre vieille mère ! mon infortunée sœur !

À ces mots, il se jeta dans les bras de de Coninck, et, épuisé de forces, s’appuya sur le sein de son ami. Il promenait autour de lui des yeux égarés, et faisait frémir tous les spectateurs d’angoisse et de pitié. Dans sa sombre fureur, il porta à sa bouche la hache qu’il tenait en main et, comme un enragé, mordit avec une telle force dans le manche, qu’un morceau de bois resta entre ses dents ; on se hâta de lui en lever cette arme dangereuse. De Coninck donna ordre aux compagnons de retourner en ordre à leur travail jusqu’à ce qu’on les appelât aux armes. Bien qu’ils eussent préféré tirer une prompte vengeance du crime, ils n’osèrent pas résister à l’ordre qu’on leur donnait, parce qu’ils savaient que le jeune comte Guy avait investi le doyen des tisserands du commandement en chef ; il regagnèrent le bois en murmurant et se remirent au travail à contre cœur.

Quand les deux doyens furent arrivés dans la tente de Breydel, le doyen des bouchers s’affaissa tout abattu sur un siége, et pencha sa tête appesantie ; il ne parlait pas et regardait de Coninck avec une étrange expression : un sourire, qui faisait mal à voir, crispait ses traits ; on eût dit qu’il se raillait de son propre malheur.

— Mon pauvre ami, dit de Coninck, calmez-vous, au nom de Dieu !

— Me calmer ! me calmer ! répéta Breydel, ne suis-je pas calme ? m’avez-vous jamais vu aussi tranquille ?

— Ô mon ami, reprit le doyen des tisserands, quelle affreuse douleur remplit votre âme ! je vois la mort peinte sur votre visage. Je ne puis vous consoler : votre malheur est trop grand ; je ne sais quel baume peut guérir de telles blessures.

— Moi, dit Breydel, je connais le baume qui peut me guérir, mais l’énergie me manque. Ô ma pauvre mère ! ils ont baigné leurs mains dans ton sang, parce que ton fils est Flamand, et ce fils, ô malheur ! ce fils est impuissant à te venger !

À cette exclamation, l’expression de son visage changea ; ses dents grincèrent, ses mains étreignirent les pieds de la table comme s’il eût voulu les briser ; cependant il ne tarda pas à redevenir calme et ses traits accusèrent une tristesse plus profonde et plus sentie.

— Maître, dit de Coninck, comportez-vous en homme, et maîtrisez le désespoir, cet ennemi de l’âme ; supportez courageusement les amères douleurs qui vous frappent aujourd’hui, le sang de votre mère sera vengé !

Le terrible sourire qui venait de crisper les lèvres de Breydel reparut.

— Ce sang sera vengé ! répondit-il, comment pouvez-vous promettre si légèrement ce que vous ne pouvez accomplir ? Qui peut me venger ? ce n’est pas vous. Croyez-vous qu’un torrent de sang étranger puisse racheter la vie de ma mère ? Le sang du tyran rend-il la vie à ses victimes ? Non, elles sont mortes, — et pour toujours, pour l’éternité, mon ami ! Je souffrirai en silence et sans me plaindre : rien ne peut me consoler, — nous sommes trop faibles, et nos ennemis sont trop puissants.

De Coninck ne répondit pas aux plaintes de Breydel ; il semblait absorbé par une grave préoccupation ; parfois apparaissait sur sa physionomie une expression qui trahissait l’effort qu’il faisait pour dissimuler une colère intérieure. Le doyen des bouchers le contemplait avec curiosité dans la pensée qu’il se passait dans l’âme de son prudent ami quelque chose d’extraordinaire. L’expression de colère qui accentuait les traits de de Coninck disparut ; il se leva lentement et dit d’un ton solennel :

— Nos ennemis sont trop puissants, dites-vous ? demain vous ne direz plus cela ; ils ont eu recours à la trahison et à la perfidie ; ils n’ont pas craint de verser le sang innocent, comme s’il n’y avait plus d’ange exterminateur devant le trône du Seigneur ; ils ne savent pas que leur vie à tous est dans mes mains, et que je puis les anéantir, comme si Dieu m’avait délégué sa toute-puissance ; ils cherchent à triompher par la félonie et une infâme cruauté, eh bien, leur propre glaive les anéantira, c’est dit !

En ce moment de Coninck ressemblait à un prophète lançant sur Jérusalem coupable la malédiction du Seigneur ; sa voix avait un accent si indéfinissable, que Breydel écoutait, avec un respect religieux, l’anathème prononcé contre les ennemis de la Flandre.

— Attendez, poursuivit de Coninck, je vais faire appeler l’un des nouveaux venus, afin que nous sachions tout ce qui s’est passé ; ne vous emportez pas en entendant son récit, je vous promets une vengeance que vous-même n’oseriez pas demander : les choses en sont venues si loin, que la résignation et la patience seraient une honte

Une ardente colère enflammait ses joues. Lui qui, d’ordinaire, était si calme et si maître de lui, était plus irrité que Breydel, bien que cette irritation ne se trahît pas complétement sur son visage. Il quitta la tente pendant quelques instants, et reparut avec un compagnon des métiers auquel il fit faire un récit circonstancié de tous les événements qui s’étaient passés à Bruges ce jour-là. Les deux doyens apprirent de lui le chiffre de la nouvelle armée de Châtillon, la mort des citoyens envoyés à la potence et l’horrible pillage de la ville.

Breydel écouta ce récit avec sangfroid, car tous ces crimes ne le touchaient pas aussi vivement que le meurtre qui l’avait frappé dans ses affections les plus chères. De Coninck, au contraire, s’irritait de plus en plus, à mesure que l’affreuse scène se déroulait devant lui. Les détails que lui révéla le récit étaient très-douloureux pour lui ; mais il ne considérait pas l’événement sous ce point de vue : l’amour de la patrie et de la liberté, tels étaient les deux sentiments qui inspiraient sa colère. Il s’apercevait que le temps était venu, et qu’il fallait se mettre à l’œuvre sans retard ; d’ailleurs, la cruelle exécution qui venait d’avoir lieu pouvait terrifier les Flamands et leur ôter tout courage. Il congédia le compagnon et appuya silencieusement son front sur sa main, tandis que Breydel attendait avec impatience ce qu’allait dire son ami.

Tout à coup, de Coninck s’élança vers Breydel, en s’écriant :

— Mon ami, aiguisez votre hache et bannissez toute tristesse de votre cœur. Nous allons briser les chaînes de la patrie !

— Que voulez-vous dire ? demanda Breydel.

— Écoutez. Le laboureur attend que le froid du matin ait rassemblé toutes les chenilles dans le nid ; alors il détache le nid de l’arbre, le place sous son pied et écrase les insectes qui s’y trouvent. Comprenez-vous cela ?

— Achevez votre prophétie, s’écria Breydel. Oh ! mon ami, un joyeux rayon brille au milieu de mon désespoir : achevez, achevez !

— Eh bien, comme les chenilles, les étrangers ont pris notre pays pour leur nid ; eux aussi seront écrasés comme si une montagne s’écroulait sur eux. Réjouissez-vous, maître Jean, ils sont condamnés. La mort de votre mère sera payée avec usure, et la patrie sortira libre de ce bain de sang !

Breydel promena vivement les yeux autour de la tente, cherchant sa hache, et se souvint qu’on la lui avait enlevée ; il saisit avec émotion la main de de Coninck :

— Mon ami, s’écria-t-il, vous m’avez sauvé maintes fois, mais alors vous ne me donniez que la vie, aujourd’hui je retrouve, grâce à vous, le bonheur et la joie ; dites-moi donc bien vite comment nous accomplirons cette vengeance, pour que je n’en doute plus.

— Prenez patience, vous saurez tout dans un instant : je veux développer mon projet en présence de tous les doyens. Je vais les faire appeler.

Il sortit brusquement de la tente, appela une sentinelle et l’envoya au bois inviter tous les chefs à le venir trouver. Peu de temps après, ils formaient, au nombre de trente, un cercle au dehors de la tente. De Coninck leur parla en ces termes :

— Compagnons, l’heure solennelle est arrivée : il nous faut la liberté ou la mort. Assez longtemps nous avons porté au front la marque d’infamie ; il est temps que nous demandions compte à nos ennemis du sang de nos frères, et, s’il nous faut mourir pour la patrie, songez, amis, que les chaînes de l’esclavage se brisent au bord de la tombe, et que nous nous endormirons, libres et sans flétrissure, à côté de nos pères. Mais non, nous vaincrons, j’en suis sûr, le lion de Flandre ne peut périr, et voyez si nous n’avons pas le droit pour nous ! Les étrangers ont mis notre pays au pillage ; ils ont jeté en prison notre comte et ses fidèles vassaux ; ils ont empoisonné la comtesse Philippine ; ils ont dévasté notre bonne ville de Bruges et pendu au gibet, sur notre propre sol, les plus généreux d’entre nos frères. Les cadavres sanglants de la mère et de la sœur de notre malheureux ami Breydel reposent au milieu de nous. Ces cadavres et ceux de tous ceux qui sont morts de la main des oppresseurs étrangers élèvent la voix et crient vengeance dans vos cœurs ! Eh bien, enfermez dans votre cœur, comme dans une tombe, ce que je vais vous dire. Les étrangers se sont fatigués aujourd’hui dans l’accomplissement de leur œuvre abominable, ils dormiront bien ; mais ce sommeil, pour la plupart d’entre eux, durera jusqu’au dernier jugement ! Ne dites rien à vos hommes, mais conduisez-les demain, deux heures avant le lever du soleil, derrière Sainte-Croix, dans l’Eksterbosch[65]. Je pars sur-le-champ pour Ardenburg, où je vais préparer mes hommes et faire avertir le commandant Lindens, car je dois être à Bruges aujourd’hui encore. Cela vous étonne, cependant vous avouerez avec moi qu’il y a à Bruges un Français que nous ne pouvons mettre à mort : son sang retomberait sur nos têtes.

— Messire de Mortenay ! s’écrièrent des voix nombreuses.

— Ce chevalier, reprit de Coninck, nous a toujours traités avec bonté ; il a montré en toute occasion que les malheurs de notre patrie le touchaient. Souvent il a arrêté l’exécrable Jean de Gistel dans ses cruelles persécutions et obtenu la grâce des condamnés. Il ne faut pas souiller nos armes de ce noble sang ; c’est pour empêcher que cela n’arrive que je veux me rendre aujourd’hui à Bruges, quelque périlleuse que soit la démarche.

— Mais, dit un des doyens, comment pénétrerons-nous en ville demain, puisque les portes sont fermées avant le lever du soleil ?

— Les portes s’ouvriront pour nous, répondit de Coninck ; je ne reviendrai de la ville que lorsque la vengeance sera assurée et infaillible. Je vous en ai dit assez : demain, au lieu fixé pour la réunion, je vous communiquerai d’autres ordres ; tenez vos hommes prêts. Je vais partir avec la jeune comtesse ; il ne faut pas qu’elle soit témoin de cette scène sanglante.

Durant ce discours, Breydel n’avait pas donné le moindre signe d’assentiment ; mais une joie sauvage rayonnait sur son visage. Dès que les doyens se furent retirés, il se jeta au cou de de Coninck et dit, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues :

— Vous m’avez arraché à mon désespoir, mon excellent ami, maintenant je pourrai pleurer tranquillement sur les corps de ma mère et de ma sœur, et les rendre religieusement à la terre. Et alors, quand la tombe se sera refermée sur elles, que me restera-t-il donc à aimer sur la terre ?

— Votre patrie et son exaltation ! répondit de Coninck.

— Oui, oui, la patrie, la liberté… et la vengeance ! car maintenant, voyez-vous, mon ami, je pleurerais de rage si les étrangers quittaient notre pays… ma hache ne pourrait plus abattre leurs têtes, et je ne pourrais fouler aux pieds leurs cadavres, comme leurs chevaux l’ont fait des cadavres de nos frères. Je ne veux plus de la liberté seule, je la repousse : je veux voir couler des flots de sang, maintenant qu’ils ont percé le sein de celle dont j’ai reçu la vie. Hâtez-vous de partir, et que Dieu vous accompagne, pour que tout réussisse à souhait : j’ai soif de la vengeance que vous m’avez promise.

— Discrétion et prudence, mon ami !

À ces mots, de Coninck s’éloigna de Breydel.

Avant de quitter le camp, il fit tout préparer pour le départ de Mathilde, et, après s’être entretenu avec elle pendant quelques instants, il monta à cheval et disparut dans la direction d’Ardenburg.

Sur ces entrefaites, les corps de la mère et de la sœur de Breydel avaient reçu les derniers soins et avaient été ensevelis par les femmes ; elles avaient tendu de noir l’intérieur d’une tente et y avaient déposé les deux cadavres sur un lit de camp. Un funèbre drap mortuaire les recouvrait ; le visage seul était visible. Autour de cette couche suprême brûlaient huit cierges de cire jaune ; un crucifix, un bénitier d’argent et quelques branches de bois se trouvaient placés au chevet du lit, autour duquel des femmes en pleurs priaient à voix basse.

Immédiatement après le départ de de Coninck, Breydel se rendit dans le bois et ordonna de cesser les travaux ; il envoya les gens des métiers se reposer dans les tentes et leur annonça qu’il fallait partir le lendemain avant le lever du jour. Après avoir pris quelques autres mesures pour que les femmes et les enfants restassent au camp, il se rendit à la tente où reposait le corps de sa mère. En y arrivant, il congédia les femmes qui s’y trouvaient, et ferma soigneusement la porte.

Plusieurs chefs se présentèrent à la tente du doyen pour lui demander des instructions ou des ordres ; mais, quelque fort qu’ils frappassent, ils ne recevaient pas de réponse. Ils respectèrent d’abord la douleur dans laquelle leur commandant était sans doute abîmé en ce moment ; mais, lorsque quatre heures déjà se furent écoulées sans que le moindre bruit se fût fait entendre dans la tente funèbre, ils furent saisis d’inquiétude, et n’osaient exprimer leurs pensées : Breydel était-il mort ? La hache ou la douleur avait-elle mis fin à sa vie ?

Tout à coup la porte s’ouvrit, et Breydel se montra devant eux, sans paraître s’apercevoir de leur présence. Personne ne parla, car les traits du doyen avaient une expression qui glaçait le cœur et ôtait la parole. Il était d’une pâleur livide, ses yeux se promenaient autour de lui avec égarement, et de nombreux témoins remarquèrent que deux doigts de sa main droite étaient tachés de sang. Personne n’osait l’approcher ; — ses yeux lançaient la mort, et chacun de ses regards pénétrait comme une flèche dans l’âme de ceux qui l’entouraient.

Le sang qui souillait ses doigts faisait surtout frémir les spectateurs ; un horrible soupçon leur faisait deviner son origine. Ce sang venait sans doute de la blessure de sa mère, peut-être sortait-il de ce cœur qui l’avait tant aimé, et Breydel avait-il puisé dans cet affreux attouchement la fureur qui devait lui donner plus de force et plus d’ardeur pour se venger. Il erra silencieux à travers la forêt jusqu’à ce que le soir enveloppât le camp d’un voile d’ombres et cachât le doyen aux yeux de ses compagnons.

À son arrivée à Ardenburg, de Coninck plaça ses deux mille tisserands sous les ordres d’un des principaux chefs, et envoya un messager muni d’instructions au commandant Lindens. Quand il eut pris toutes les mesures nécessaires pour concentrer les trois divisions de l’armée à Sainte-Croix, il remonta à cheval et se rendit directement à Bruges. Il laissa sa monture dans une auberge voisine de la porte et entra à pied dans la ville, sans obstacle, car la soirée était déjà avancée ; les portes étaient ouvertes et l’on n’apercevait pas d’autre soudard que la sentinelle qui veillait sur le rempart. Un morne silence, un calme effrayant régnaient dans les rues qu’il lui fallut traverser. Bientôt il s’arrêta devant une humble maison située derrière l’église Saint-Donat, et il se disposait à frapper lorsqu’il s’aperçut que la maison n’avait pas de porte et que l’entrée en était fermée par un long morceau de drap. Cette maison et sa distribution intérieure, devaient lui être bien connues, car il souleva le drap, entra d’un pas assuré dans la boutique et se dirigea vers une petite chambre de derrière éclairée par la lueur douteuse d’une lampe. Une femme en pleurs était assise auprès d’une table, au milieu des débris du mobilier épars sur le sol ; elle pressait sur son sein deux jeunes enfants et leur prodiguait des baisers entrecoupés de soupirs, comme si elle s’estimait heureuse que cette richesse lui fût restée ; plus loin dans un coin, où pénétraient à peine les pâles rayons de la lampe, était assis un homme, la tête cachée dans les mains et qui semblait dormir.

À l’apparition imprévue de de Coninck, la femme fut tellement effrayée qu’elle serra étroitement ses enfants dans ses bras et poussa un cri de terreur. L’homme porta vivement la main à son poignard ; mais, en reconnaissant son doyen, il se leva et dit :

— Ô maître, quelle douloureuse charge vous m’avez imposée en m’ordonnant de rester en ville : la grâce de Dieu seule nous a sauvés d’une mort affreuse. Nos maisons sont pillées, nos frères pendus et égorgés, et Dieu sait ce qui arrivera demain. Oh ! permettez-moi d’aller vous rejoindre à Ardenburg, je vous en supplie.

De Coninck ne répondit pas à cette prière ; il fit signe du doigt au compagnon tisserand, et se retira avec lui dans la boutique où régnait la plus profonde obscurité. Puis il dit à voix basse :

— Gérard, lorsque j’ai quitté la ville, je t’ai fait rester ici avec trente autres compagnons, afin que tu puisses découvrir les projets et les crimes de l’ennemi. Je t’ai choisi pour cette mission, parce que ton courage et ton sincère dévouement à la patrie me sont connus. Peut-être le spectacle de la mort de tes camarades a-t-il jeté l’effroi dans ton cœur ; s’il en est ainsi, je consens à ce que tu partes aujourd’hui même pour Ardenburg.

— Maître, répondit Gérard, vos paroles m’attristent, car je ne crains nullement la mort ; mais ma femme, mes pauvres enfants sont exposés ici à tous les malheurs. Ils sont malades de terreur et d’inquiétude ; ils passent la journée entière à pleurer et à prier, et la nuit ne leur rend pas de forces : si vous voyiez comme ils sont pâles ! Et, à la vue de toutes ces souffrances, de toutes ces angoisses, je ne mêlerais pas mes larmes aux leurs ? Ne suis-je pas leur père et leur protecteur naturel ? et n’est-ce pas de moi seul qu’ils implorent des consolations que je ne puis leur donner ? Ô maître, croyez-moi, un père souffre plus que sa femme et ses enfants ne peuvent souffrir ; cependant je suis prêt à tout oublier pour la patrie, tout, jusqu’à mon sang ; et, si vous pouvez m’employer en quelque occasion, vous pouvez compter sur moi. Parlez donc, car je sens que vous avez à me donner des ordres importants.

De Coninck saisit la main du brave Gérard et la serra avec émotion.

— Voilà encore une âme comme celle de Breydel ! pensa-t-il.

— Gérard, dit-il, tu es un digne compagnon ; merci pour ton généreux dévouement ; écoute donc, car j’ai peu de temps. Tu iras trouver sur-le-champ tes camarades et tu les avertiras ; cette nuit vous vous rendrez secrètement dans la ruelle du Poivre : toi seul monteras sur le rempart qui sépare la porte de Damme de la porte de la Croix ; couche-toi là par terre et fixe les yeux dans la direction de Sainte-Croix. Dès que tu apercevras un feu dans la campagne, tombe, avec tes hommes, sur la garde de la porte, ouvre cette porte, et sept mille Flamands s’y trouveront.

— La porte sera ouverte à l’heure indiquée ; ne craignez rien, je vous prie, répondit Gérard avec sang-froid.

— Est-ce dit ?

— C’est dit !

— Bon soir donc, mon digne ami ; que Dieu soit avec vous !

— Et qu’il vous accompagne, maître !

De Coninck laissa le tisserand rejoindre sa femme et lui-même quitta la maison. Il arriva bientôt à la vieille halle devant une magnifique habitation : il frappa et la porte s’ouvrit :

— Que veux-tu, Flamand ? demanda le domestique.

— Je désire parler à messire de Mortenay.

— Oui, mais n’as-tu pas d’armes ? car on ne peut se fier à vous autres.

— Que t’importe ! dit le doyen d’un ton impérieux ; va dire à ton maître que de Coninck veut lui parler.

— Seigneur, mon Dieu ! Vous vous nommez de Coninck ? alors vous venez sûrement avec de mauvaises intentions…

À ces mots, le domestique monta précipitamment à l’étage et revint quelques instants après.

Il guida de Coninck jusqu’au haut de l’escalier devant la porte d’une chambre ; de Mortenay y était assis devant une petite table sur laquelle étaient déposés son casque, son épée et ses gantelets de fer. Il contempla le doyen avec étonnement ; celui-ci s’inclina devant le gouverneur de la ville et dit :

— Messire de Mortenay, je me suis rendu ici, confiant dans votre loyauté et sachant que je n’aurais pas à me repentir de cette hardiesse.

— Vous avez bien fait, répondit de Mortenay ; vous repartirez comme vous êtes venu.

— Votre générosité est devenue proverbiale parmi nous, reprit de Coninck, aussi est-ce pour cela même et pour vous montrer que, nous autres Flamands, nous savons estimer un loyal ennemi, que je suis venu vous trouver. De Châtillon a livré aujourd’hui notre ville à la fureur de ses soldats ; il a fait pendre huit d’entre nos frères innocents ; avouez avec moi, messire de Mortenay, que c’est pour nous un devoir de venger leur mort ; car que pouvait leur reprocher le gouverneur du pays, sinon qu’ils avaient refusé de céder à ses ordres tyranniques ?

— Le sujet doit obéir à son maître, quelque sévère que soit la punition, il ne lui est pas permis de condamner les actes de son suzerain.

— Vous avez raison, messire de Mortenay, c’est ainsi qu’on parle en France, et, comme vous êtes sujet naturel du roi Philippe le Bel, il convient que vous exécutiez ses ordres ; mais nous sommes Flamands et libres, et nous ne pouvons supporter plus longtemps ces chaînes honteuses. Maintenant que le gouverneur du pays de Flandre a poussé la cruauté jusqu’à sa dernière limite, je vous assure qu’avant peu le sang coulera à flots, et, si le sort ne nous était pas favorable, si les Français remportaient la victoire, il vous resterait bien peu d’esclaves, car nous voulons notre liberté ou mourir.

» Cependant, et c’est là le motif de ma visite, quoi qu’il arrive, on ne touchera pas à un cheveu de votre tête ; la maison où vous vous trouverez sera sacrée pour nous, pas un Flamand ne mettra le pied sur le seuil de votre demeure : je vous le garantis sur mon honneur.

— Je remercie les Flamands de l’affection qu’ils me portent, répondit de Mortenay ; mais je refuse la protection que vous m’offrez et n’en profiterai jamais. Si ce dont vous parlez arrivait vraiment, je me trouverais sous la bannière du suzerain et non dans ma demeure, et, si je meurs, ce sera l’épée au poing. Mais je crois que cela n’irait pas aussi loin, car l’émeute serait bientôt étouffée. Quant à vous, doyen, hâtez-vous de quitter le pays, je vous le conseille en ami.

— Non, messire, je ne quitte pas mon pays : les os de mes pères reposent dans cette terre. Je vous en prie encore une fois, songez que tout est possible et que le sang français peut être versé par nous ; alors vous vous ressouviendrez de mes paroles : c’est tout ce que j’avais à dire à votre seigneurie. Adieu, messire, que Dieu vous protége !

De Mortenay pesa plus attentivement les paroles du doyen des tisserands et découvrit, à sa grande tristesse, qu’il s’y cachait un secret terrible : aussi résolut-il d’engager le lendemain messire de Châtillon à redoubler de vigilance et d’ordonner lui-même certaines mesures pour la sûreté de la ville ; sans se douter que ce qu’il redoutait allait s’accomplir sitôt, il se mit au lit et s’endormit d’un calme sommeil.

XVII


Voilà le lion qui se lève et montre fièrement griffes et dents à l’ennemi.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxP. Van Duyse.



Derrière le village de Sainte-Croix, à quelques portées d’arbalète de Bruges, se trouvait un petit bois nommé le Bois des Pies, sous les arbres ombreux duquel les habitants de la ville allaient ordinairement se délasser le dimanche. Les troncs des arbres étaient assez éloignés les uns des autres, et un mol gazon couvrait le sol comme d’un tapis de fleurs. À deux heures du matin, Breydel se trouvait déjà au rendez-vous. L’obscurité était impénétrable ; la lune s’était cachée derrière de sombres nuages, le vent soupirait doucement dans les arbres, et le monotone bruissement des feuilles ajoutait encore à l’horreur de cette sinistre nuit.

Au premier coup d’œil, on ne pouvait rien apercevoir dans le Bois des Pies ; mais, avec plus d’attention, on eût pu distinguer de nombreuses formes humaines étendues sur le sol. À côté de chacun de ces corps immobiles scintillait une brillante étoile, de sorte que le gazon semblait transformé en voûte céleste : mille points lumineux y étaient semés comme à pleines mains ; ces étoiles n’étaient rien autres que les haches sur l’acier poli desquelles se reflétait la rare lumière de la nuit. Plus de deux mille bouchers gisaient sur la terre en rangs et dans la même attitude ; leurs cœurs battaient vivement, et le sang circulait rapide dans leurs veines, car l’heure longtemps désirée, l’heure de la vengeance et de la libération était proche. Le plus grand silence régnait parmi ces hommes, et un effrayant mystère planait comme un voile magique sur le camp muet.

Breydel se trouvait plus avant dans le bois ; un de ses compagnons, qu’il affectionnait particulièrement à cause de son intrépidité, s’était couché à côté de lui sur le sol ; ils s’entretenaient à voix basse et étouffée.

— Les étrangers ne s’attendent pas à cet étrange réveil, disait Breydel ; ils dorment bien, car ils ont la conscience dure, les scélérats. Je suis curieux de voir la grimace qu’ils feront quand ils verront du même coup ma hache et la mort.

— Ma hache coupe comme un rasoir, dit son compagnon, je l’ai aiguisée au point qu’elle coupe un cheveu en deux, et j’espère que cette nuit elle sera bien émoussée, sinon je ne l’aiguiserai plus jamais !

— Les choses en sont venues trop loin, Martin : les Français nous traitent comme un troupeau de bœufs stupides, et ils croient que nous fléchirons sous leur tyrannique oppression ; mais, Dieu le sait, ils ne nous connaissent pas, et se trompent en nous jugeant d’après les damnés léliards.

— Oui, ces bâtards crient : Vive la France ! ils flattent bassement l’étranger ; mais quelque chose attend aussi ceux-là, car, en me donnant tant de peine pour affiler ma hache, je ne les ai pas oubliés !

— Non, Martin, non ! tu ne dois pas verser le sang de tes compatriotes, de Coninck l’a défendu.

— Et Jean de Gistel, cet infâme traître, lui laissera-t-on la vie ?

— Jean de Gistel mourra, et il faut qu’il expie la mort du vieil ami de de Coninck ; mais que ce soit le seul !

— Et les autres renégats resteraient impunis ? Voyez-vous, maître, cette pensée me pèse, je ne puis m’y faire.

— Leur punition sera assez grande : le déshonneur, le mépris seront leur lot ; nous les honnirons et les accablerons de nos dédains. Et dis-moi, Martin, ne trembles-tu pas à l’idée que chacun puisse te cracher au visage, et dire : — Tu es un renégat, un lâche, un traître à ton pays ! c’est ce qui leur arrivera.

— Oh ! oui, maître, vos paroles me font frémir ! quel affreux châtiment ! en vérité, c’est mille fois pire que la mort ; quel infernal supplice pour eux, s’ils avaient un cœur flamand !

Ils se turent un instant, écoutant comme des pas d’hommes dans le lointain ; mais ce bruit s’éteignit bientôt, et Breydel reprit :

— Ils ont tué ma vieille mère ! je l’ai vu, une épée implacable a percé ce cœur qui m’aimait tant. Ils lui ont refusé leur pitié, parce qu’elle a donné le jour à un indomptable Flamand ; à mon tour, je n’aurai pas de pitié pour eux, et je vengerai en même temps les miens et mon pays !

— Leur accordons-nous la vie, maître, ou faisons-nous des prisonniers ?

— Malheur à moi, si je fais un prisonnier ou fais grâce de la vie ! Leur laisser la vie ! Non, ils puisent leur courage dans le meurtre, ils foulent les cadavres de nos frères sous les pieds de leurs chevaux ; et puis, crois-tu, Martin, que maintenant, maintenant que la sanglante image de ma mère flotte sans cesse sous mes yeux, je puisse voir l’un de nos oppresseurs sans être emporté par une rage aveugle ? Oh ! si ma hache, fatiguée d’avoir fait des victimes, venait à se briser, je les déchirerais avec mes dents ! mais c’est impossible, mon arme est depuis trop longtemps ma fidèle compagne.

— Écoutez, maître, le bruit augmente sur la route de Damme. Attendez !

Il appliqua l’oreille contre le sol, se releva et dit :

— Maître, les tisserands ne sont pas loin… à quatre portées d’arbalète.

— Allons, levons-nous : parcours les rangs sans bruit, et veille à ce que personne ne bouge. Je vais à la rencontre de de Coninck, pour lui indiquer les allées où il peut poster ses hommes.

Quelques instants après, quatre mille tisserands pénétraient dans le bois de différents côtés ; ils s’étendirent sur le sol, selon l’ordre qu’ils avaient reçu et gardèrent un profond silence. Le calme qui régnait dans le bois fut à peine troublé par leur arrivée, et bientôt on n’entendit plus rien. Seulement on pouvait voir quelques hommes passer d’un groupe à l’autre. Ils portaient aux chefs l’ordre de se rendre à l’extrémité orientale du bois.

Quand ils s’y trouvèrent en grand nombre, ils se rangèrent autour de de Coninck, pour recevoir ses instructions. Le doyen des tisserands commença en ces termes :

— Frères, le soleil d’aujourd’hui doit éclairer notre liberté ou notre mort. Réunissez donc tout le courage que peut vous inspirer l’amour de la patrie : songez que vous allez combattre pour la ville où reposent les ossements de vos pères, où s’est trouvé votre berceau. Ne faites grâce de la vie à personne : mettez à mort tous les étrangers qui vous tomberont sous la main, et détruisez sans pitié jusqu’à la dernière racine l’orgueilleuse engeance qui nous opprime. À eux ou à nous la mort ! Y en a-t-il un seul parmi vous qui ressente encore quelque compassion pour ceux qui ont si cruellement pendu et martyrisé nos frères, pour ces traîtres qui ont jeté notre bien-aimé comte en prison et empoisonné sa fille ?

Un sourd murmure, plein d’esprit de vengeance, et dont la sinistre signification serrait le cœur, courut pendant un instant sous les arbres.

— Ils mourront ! répondirent les chefs.

— Eh bien, reprit de Coninck, dès aujourd’hui nous serons libres ! mais il nous faudra plus de courage et d’énergie pour conserver notre liberté, car le roi de France arrivera sans nul doute en Flandre à la tête d’une nouvelle armée.

— Tant mieux, s’écria Breydel, il y aura là-bas d’autant plus d’enfants qui pleureront leurs pères comme moi je pleure ma mère : que Dieu reçoive son âme !

Les paroles du doyen des bouchers avaient interrompu l’allocution de de Coninck. Celui-ci, craignant que le temps ne lui manquât pour donner les instructions nécessaires, se hâta de reprendre :

— Voici ce que vous avez à faire : dès qu’il sonnera trois heures à l’église de Sainte-Croix, vous ferez lever vos hommes, vous les mettrez en rangs et les conduirez aux abords de la route. Je m’avancerai avec quelques compagnons jusqu’aux murs de la ville ; quelques instants après, lorsque la porte sera ouverte par les klauwaerts que j’ai laissés en ville, vous y entrerez en gardant un profond silence et prendrez la direction que je vais vous dire ; maître Breydel, avec les bouchers, s’emparera de la porte, de Spey, y placera des gardes et répandra ensuite ses hommes dans toutes les rues qui avoisinent le pont des snaggaerts[66]; maître Lindens occupera la porte Catheline et placera ses hommes dans toutes les rues jusqu’à l’église Notre-Dame ; le métier des corroyeurs et des cordonniers occupera la porte de Gand jusqu’au Steen et au Burg ; les autres métiers, sous le commandement du doyen des maçons, s’empareront de la porte de Damme et prendront position aux alentours de l’église de Saint-Donat ; moi, je me rendrai, avec mes deux mille hommes, à la porte de la Boverie ; tout le quartier qui s’étend de là, à la porte des Ânes et à la grande place, sera cerné par mes compagnons[67]. Quand vous aurez surpris et mis hors de résistance les gardes des portes, vous vous tiendrez dans les rues aussi silencieux que possible ; car nous ne devons pas donner l’éveil à l’ennemi avant que tout soit prêt. Écoutez bien : dès que vous entendrez le cri national : « Flandre au Lion ! » répétez-le, ce sera le signal, et il vous servira à vous reconnaître entre vous. Alors vous enfoncerez les portes des maisons occupées par les étrangers, et vous massacrerez tout.

— Maître, dit l’un des chefs, nous ne pourrons distinguer les étrangers de nos compatriotes ; car nous trouverons la plupart des habitants au lit et déshabillés.

— Il y a un moyen facile d’éviter toute erreur ; voici ce qu’il vous faut faire. Si vous ne pouvez reconnaître au premier coup d’œil si celui à qui vous avez affaire est un étranger ou un Flamand, ordonnez-lui de crier : Schild en vriend ! Quiconque ne pourra prononcer ces mots est un Français, et doit être mis à mort sans pitié[68].

La cloche de Sainte-Croix retentit trois fois dans les profondeurs du bois.

— Encore un mot ! dit de Coninck avec précipitation. Souvenez-vous que j’ai pris sous ma sauvegarde la demeure de messire de Mortenay ; respectez-la, et qu’aucun de vous ne mette le pied sur le seuil de la maison de ce généreux ennemi. Maintenant, hâtez-vous de rejoindre vos hommes, communiquez-leur mes ordres, et faites comme je vous ai dit. Hâtez-vous et pas de bruit, je vous en prie !

Les chefs rejoignirent chacun leur corps et les amenèrent sur le bord de la route. De Coninck rangea un grand nombre de tisserands le long de la route jusqu’à une courte distance de la ville : lui seul se rapprocha davantage de la muraille et chercha à percer les ténèbres du regard. Une mèche dont il cachait l’extrémité enflammée, brilla tout à coup dans ses mains ; il aperçut une tête qui surgissait au-dessus du mur de la ville : c’était le tisserand auquel il avait rendu visite. Le doyen tira de dessous son pourpoint une botte de lin, la déposa sur le sol et souffla vivement sur la mèche ; bientôt une flamme brillante jaillit et la tête du tisserand disparut derrière la muraille. Le signal était à peine donné que la sentinelle tombait en poussant un cri et était jetée par dessus le mur, puis on entendit derrière la porte un cliquetis d’armes et quelques gémissements de mourants ; mais ce bruit fut suivi immédiatement d’un silence de mort.

Tous les métiers entrèrent dans Bruges avec la plus grande circonspection ; chaque chef se rendit avec ses hommes dans le quartier qui lui avait été désigné par de Coninck. Un quart d’heure après, les gardes de toutes les portes étaient mis à mort et chaque métier se trouvait à son poste. Devant la porte de chaque maison habitée par les Français, se trouvaient huit klauwaerts prêts à se frayer une entrée à coups de marteau et de hache. Il n’y avait pas une rue qui ne fût occupée : toutes les parties de la ville étaient remplies de klauwaerts qui n’attendaient que le signal pour commencer leur œuvre de vengeance et d’extermination.

De Coninck se trouvait au centre du marché du Vendredi. Après une courte méditation, il prononça l’arrêt des étrangers en s’écriant :

— Flandre au Lion ! À mort ! Tous à mort !

Cet appel, cette condamnation des oppresseurs du pays, fut répétée par cinq mille bouches. Il est facile de comprendre l’affreux tumulte, l’épouvantable désordre que produisirent ces cris de mort. Au même moment, toutes les portes furent enfoncées ou brisées. Les klauwaerts, avides de vengeance, coururent aux lits des étrangers et massacrèrent quiconque ne put prononcer les mots : Schild en vriend ! Comme dans certaines maisons étaient logés plus de Français qu’on n’en pouvait tuer en si peu de temps, beaucoup d’entre eux purent s’habiller et prendre les armes ; cela arriva en particulier dans le quartier où messire de Châtillon habitait avec ses gardes nombreux[69]. Environ six cents ennemis parvinrent à se soustraire ainsi à la rage de Breydel et de ses hommes. Beaucoup d’autres, qui, bien que blessés, avaient échappé au massacre, se rendirent par d’autres rues au pont des snaggaerts et vinrent augmenter tellement le nombre des fugitifs, que ceux-ci, se trouvant près d’un millier, résolurent de vendre chèrement leur vie.

Ils étaient adossés aux maisons en rangs serrés et se défendaient en désespérés contre les bouchers. Beaucoup d’entre eux étaient armés d’arbalètes et abattirent plusieurs klauwaerts, mais cela ne fit qu’accroître la fureur de ceux qui voyaient tomber leurs compagnons. On entendait la voix de Châtillon qui encourageait les siens à la résistance ; on remarquait aussi messire de Mortenay, dont l’épée formidable scintillait comme un éclair dans les ténèbres.

Breydel, en proie à une rage insensée, frappait à droite et à gauche à coups redoublés de sa hache dans les rangs des Français : aussi était-il déjà à quelques pieds au-dessus du sol, tant était grand le nombre d’ennemis qu’il avait renversés à ses pieds. Des torrents de sang coulaient sous les cadavres, et le cri : « Flandre au Lion ! à mort ! à mort ! » se mêlait affreusement aux derniers gémissements des mourants. Messire de Gistel se trouvait aussi parmi les Français. Comme il savait que sa mort était infaillible si les Flamands avaient le dessus, il ne cessait de crier : « Vive la France ! vive la France ! » croyant encourager par là les soudards qui l’entouraient. Mais Jean Breydel reconnut sa voix :

— À moi, mes hommes ! s’écria-t-il avec fureur, il me faut la vie de ce traître et félon ! En avant ! il y a assez longtemps que cela dure… Qui m’aime me suive !

À ces mots, il s’élança, la hache à la main, au milieu des Français, et abattit, en un instant, tous ceux qui l’entouraient ; à cette vue, ses compagnons tombèrent sur l’ennemi avec tant d’acharnement, en le refoulant contre le mur, qu’ils mirent à mort plus de cinq cents hommes. En ce moment suprême, à cette heure de mort, de Mortenay se rappela les paroles et la promesse de de Coninck ; il fut heureux de pouvoir, au moins, sauver le gouverneur de la Flandre, et s’écria :

— Je suis le sire de Mortenay, qu’on me laissa passer !

Les klauwaerts lui livrèrent passage respectueusement et sans lui opposer la moindre résistance.

— Par ici, par ici, suivez-moi ! cria-t-il aux Français qui restaient en vie : il croyait pouvoir les sauver ainsi ; mais les Flamands donnaient tant et de si terribles coups de hache, que bien peu parvinrent à s’échapper. Le nombre en fut si petit, qu’avec de Châtillon, il n’y eut pas plus de trente personnes qui purent atteindre la demeure de messire de Mortenay ; tous les autres étaient morts ou se débattaient convulsivement dans leur sang. Breydel arrêta ses hommes devant l’hôtel du gouverneur de la ville, et leur défendit d’y pénétrer ; il fit cerner le quartier, afin que personne ne pût s’échapper, et se chargea de garder lui-même l’entrée de la demeure de messire de Mortenay.

Pendant que ce combat avait lieu, de Coninck était à la recherche du dernier Français dans la rue des Pierres, aux environs de Saint-Sauveur. Les autres métiers en faisaient autant dans les quartiers qui leur avaient été assignés. On jetait les cadavres dans les rues, qui en étaient tellement encombrées qu’on n’y avançait qu’avec peine dans l’obscurité. Un grand nombre de soldats de la garnison s’étaient déguisés, dans l’espoir de pouvoir ainsi s’échapper par quelque porte, mais ils n’y réussirent pas, parce qu’on leur intimait l’ordre de prononcer les mots : Schild en vriend ! De tous les quartiers de la ville s’élevaient les cris : « Flandre au Lion ! à mort ! à mort ! » Çà et là un étranger s’enfuyait, poursuivi par un klauwaert ; mais il rencontrait bientôt un autre ennemi, et tombait à quelques pas plus loin.

L’œuvre de vengeance dura jusqu’à ce que le soleil s’éleva au-dessus de l’horizon, et, éclairant cinq mille cadavres, vint sécher le sang répandu. Cinq mille étrangers furent sacrifiés, durant cette nuit, aux mânes des Flamands mis à mort : c’est une sanglante page des chroniques de Flandre, où ce chiffre terrible est soigneusement enregistré[70].

Devant la demeure de messire de Mortenay se passait une scène étrange et terrible. Un millier de bouchers étaient étendus sur le pavé, la hache à la main, et les yeux pleins de menace et de vengeance fixés sur la porte. Leurs bras nus et leurs pourpoints étaient couverts de sang, et, au milieu d’eux, gisaient des cadavres étendus comme eux sur le sol. Quelques compagnons, appartenant à d’autres métiers, passaient de temps en temps au-dessus des bouchers couchés, et cherchaient les corps des Flamands qui avaient péri, pour leur donner la sépulture.

Bien qu’ils parussent en proie à une vive irritation, pas une injure ne sortait des lèvres des bouchers. Selon la parole donnée, la demeure du sire de Mortenay était sacrée pour eux ; ils ne voulaient pas violer la promesse faite par de Coninck ; et puis ils avaient trop d’estime pour le gouverneur de la ville, et c’est pourquoi ils se contentaient d’occuper et de surveiller le quartier.

Messire de Châtillon et Jean de Gistel, le léliard, s’étaient réfugiés dans la maison de messire de Mortenay ; ils étaient en proie à la plus vive inquiétude, car ils avaient en perspective une mort inévitable. De Châtillon était un vaillant chevalier, et il attendait avec sang-froid le sort qui lui était réservé ; Jean de Gistel, au contraire, était pâle et tremblant. Malgré la violence qu’il se faisait, il ne pouvait dissimuler son anxiété, et éveillait la pitié des Français présents, et même du sire de Châtillon, qui courait le même danger. Ces seigneurs étaient réunis dans une salle de l’étage et qui donnait sur la rue : de temps en temps ils s’approchaient de la fenêtre et jetaient un regard d’horreur sur les bouchers, qui se trouvaient aux aguets devant la porte, semblables à une bande de loups qui attendent leur proie. Jean de Gistel étant aussi allé à la fenêtre, Jean Breydel l’avait aperçu et l’avait menacé de sa hache. Un mouvement soudain et unanime s’était fait parmi les bouchers, et tous avaient levé leurs armes contre le traître dont ils voulaient la mort. Comme le cœur du léliard se serra quand il vit briller ces milliers de haches comme une sentence de mort ! Il se tourna vers les autres chevaliers, et dit d’une voix abattue :

— Il nous faut mourir, messires : il n’y a pas de grâce pour nous ; car ils aspirent après notre sang, comme des chiens altérés. Ils ne partiront pas ! Ô mon Dieu ! qu’allons-nous faire ?

— Il n’est pas honorable de périr de la main de cette canaille, répondit le sire de Châtillon ; je voudrais être mort l’épée au poing, en digne chevalier ; mais puisqu’il en est ainsi, soit !

La froide résignation de messire de Châtillon attrista plus encore de Gistel.

— Soit ! répéta-t-il ; ô mon Dieu, quel horrible moment ! Comme ils vont nous martyriser ! Mais, messire de Mortenay, je vous en prie, pour l’amour de Dieu, vous qui avez beaucoup d’influence sur eux, demandez-leur s’ils consentent à nous laisser la vie, au prix d’une forte rançon. Je ne veux pas mourir de leur main, et je donnerai tout ce qu’ils demanderont, quelque forte que soit la somme.

— Je vais le leur demander, répondit de Mortenay, mais ne vous laissez pas voir, car ils vous arracheraient de la maison.

Il ouvrit la fenêtre et cria :

— Maître Breydel, messire de Gistel vous fait demander si vous voulez lui accorder un sauf-conduit, moyennant bonne rançon. Demandez ce que vous voudrez ; fixez vous-même la somme. Ne refusez pas, je vous en prie.

— Vous entendez, mes gars ? dit-il à ses compagnons avec un rire ironique ; ils nous offrent de l’argent ! Ils croient que la vengeance d’un peuple peut se racheter à prix d’argent. Accepterons-nous ?

— Il nous faut le léliard ! hurlèrent les bouchers ; il faut qu’il meure, le traître ! le Flamand renégat !

Ces clameurs vinrent frapper les oreilles de de Gistel, qui, terrifié, croyait que les redoutables bouchers lui donnaient déjà le coup mortel. Le sire de Mortenay laissa se passer cette orageuse explosion de vengeance, et cria de nouveau :

— Vous m’avez dit que ma demeure serait un lieu franc ; pourquoi violez-vous la parole qui m’a été donnée ?

— Nous respecterons votre demeure, répondit Breydel, mais je vous assure que ni de Châtillon, ni de Gistel ne quitteront la ville en vie ; leur sang expiera le sang de nos frères, et nous ne partirons pas d’ici avant que nos haches ne leur aient donné le dernier coup.

— Et moi, suis-je libre de quitter la ville ?

— Vous, messire de Mortenay, vous et vos serviteurs, vous pouvez aller où bon vous semble, on ne touchera pas un cheveu de votre tête. Mais ne cherchez pas à nous tromper, car nous connaissons trop bien les hommes que nous cherchons.

— Eh bien, je vous annonce que je veux partir pour Courtray dans une heure.

— Que Dieu vous garde !

— Vous n’avez donc aucune pitié pour des chevaliers désarmés ?

— Ils n’ont pas eu pitié de nos frères, il nous faut leur sang. La potence qu’ils ont dressée est encore debout.

De Mortenay referma la fenêtre et dit aux chevaliers menacés :

— Messires, je vous plains, on veut verser votre sang. Oh ! vous courez grand danger, mais j’espère, avec l’aide du Seigneur, pouvoir encore vous sauver. Il y a une sortie derrière le jardin par laquelle vous pouvez réussir à échapper à vos ennemis altérés de sang. Déguisez-vous et montez à cheval ; puis je franchirai la porte avec mes serviteurs, et, pendant que j’attirerai ainsi sur moi l’attention des bouchers, vous pourrez gagner à la hâte les remparts. Près de la porte des Forgerons, le mur est ouvert par une brèche. Il ne vous sera pas difficile de gagner la campagne ; on ne pourra arrêter vos chevaux.

De Châtillon et de Gistel acceptèrent ce moyen avec joie. Le gouverneur prit les habits de son chapelain et de Gistel ceux d’un laquais de bas étage ; une trentaine de Français, qui avaient survécu au massacre, prirent des chevaux dans les écuries et se préparèrent à fuir avec leur chef.

Quand tous furent prêts, messire de Mortenay parut avec ses serviteurs dans la rue où se trouvaient les bouchers : ceux-ci, ne songeant pas qu’on pouvait déjouer leur vigilance sur un autre point, se levèrent et examinèrent attentivement ceux qui accompagnaient le gouverneur de la ville ; mais, tout à coup, le cri : « Flandre au Lion ! à mort ! à mort ! » retentit dans une autre rue, et l’on entendit, au tournant de l’hôtel, retentir le pas des chevaux lancés au galop. Les bouchers se précipitèrent vivement en désordre, et en poussant de grands cris, vers l’endroit où le tumulte s’était fait entendre ; mais il était trop tard : de Châtillon et de Gistel s’étaient évadés. Des trente hommes qui les accompagnaient, vingt avaient péri ; car partout où ils passaient ils rencontraient des ennemis qui les assaillaient, et le bonheur voulut que les deux chevaliers échappassent au danger. Ils s’enfuirent vers les remparts, en passant derrière Sainte-Claire, et gagnèrent ainsi la porte des Forgerons ; là, ils se précipitèrent avec leurs chevaux dans le fossé et le traversèrent à la nage, non sans courir un grand danger, car l’écuyer de messire de Châtillon se noya avec le cheval qu’il montait[71].

Les bouchers avaient poursuivi les fugitifs jusque près de la porte ; lorsqu’ils virent leurs deux ennemis jurés disparaître au loin au milieu des arbres, ils furent transportés de rage et de dépit : la vengeance leur semblait incomplète. Ils semblaient pétrifiés ; enfin, après avoir fixé opiniâtrement les yeux pendant quelque temps sur l’endroit où Châtillon avait disparu, ils quittèrent le rempart et se dirigèrent, tout mécontents, vers le marché du Vendredi. Tout à coup, un autre bruit vint éveiller leur attention : du centre de la ville s’élevaient une foule de voix confuses qui, par intervalles, remplissaient l’air de longues et bruyantes acclamations, comme si un prince eût fait sa joyeuse entrée. Les bouchers ne pouvaient rien comprendre à ces cris de triomphe et d’allégresse : les voix étaient encore trop éloignées. Peu à peu, la foule enthousiaste se rapprocha, et bientôt les acclamations devinrent intelligibles. On criait :

— Vive le Lion ! Vive notre doyen ! La Flandre est libre ! Vivat ! vivat !

Une foule immense d’habitants de Bruges se pressaient dans la rue comme un torrent. Les acclamations des Flamands, qui venaient de reconquérir leur liberté, allaient frapper les façades des maisons et planaient comme le grondement du tonnerre au-dessus de la ville ; les femmes et les enfants couraient au milieu des gens des métiers armés, et de joyeux battements de mains s’unissaient aux cris incessants :

— Vive le Lion de Flandre !

Au milieu de la multitude s’avançait un étendard blanc dans les plis ondoyants duquel était brodé un lion d’azur. C’était la grande bannière de la ville de Bruges qui, pendant si longtemps, avait dû céder devant les lis. On venait de le tirer de sa retraite, et la réapparition de cet emblème sacré était saluée par mille cris de joie.

Un homme de petite taille portait le drapeau acclamé, et, les bras croisés sur la poitrine, le tenait serré sur son cœur, comme si ce contact lui eût inspiré un fervent enthousiasme. D’abondantes larmes coulaient sur ses joues, larmes que lui faisait verser l’amour de la patrie et le bonheur de voir cette patrie libre, car une indicible expression de félicité rayonnait sur sa physionomie. Lui qui, en présence des plus grandes catastrophes, n’avait jamais pleuré, il pleurait après avoir replacé sur l’autel de la liberté le Lion, emblème de sa ville natale.

Les yeux des innombrables spectateurs étaient sans cesse fixés sur cet homme, et les cris : Vive de Coninck ! Vive le Lion ! étaient répétés avec plus de force. Dès que le doyen des tisserands approcha, avec l’étendard, du marché du Vendredi, une joie folle s’empara du cœur des bouchers ; eux aussi répétèrent à plusieurs reprises les clameurs triomphales et se pressèrent la main mutuellement avec une ardente effusion. Quelles nobles passions l’amour de la patrie allume dans les cœurs ! Breydel s’élança en avant comme un insensé, courut sous l’étendard et tendit les deux mains avec une visible impatience vers le Lion. De Coninck présenta le drapeau au doyen des bouchers et dit :

— Tenez, mon ami, voilà ce que nous avons reconquis aujourd’hui, c’est le symbole de la liberté de nos pères.

Breydel ne répondit pas, son cœur était trop plein ; tremblant d’émotion, il étreignit convulsivement le drapeau dans ses bras et embrassa le Lion triomphant. Il cacha sa tête dans les plis de la soie et se mit à pleurer pendant quelques instants sans faire un mouvement ; puis, en proie à la plus vive exaltation, il lâcha le drapeau et se précipita sur le sein de de Coninck.

Tandis que les deux doyens s’étreignaient dans un chaleureux embrassement, le peuple ne cessait pas ses acclamations, qui planaient comme un concert triomphal au-dessus de plusieurs milliers de têtes. Le marché du Vendredi n’était pas assez vaste pour donner place à tous les citoyens, bien qu’on s’y entassât jusqu’à étouffer. La rue des Pierres était aussi remplie de monde jusqu’à l’église Saint-Sauveur, les rues des Forgerons et de la Boverie étaient aussi remplies, jusqu’à une certaine distance, des femmes et des enfants les moins exaltés.

Le doyen des tisserands se dirigea vers le centre de la place et s’approcha de la potence encore debout. Les corps des victimes en avaient été détachés et étaient déjà inhumés ; mais on y avait laissé à dessein les cordes, souvenirs de la tyrannie. L’étendard portant le Lion de Bruges fut planté à côté de l’instrument de supplice, et salué par de nouvelles acclamations. De Coninck, après avoir de nouveau levé les yeux vers le drapeau reconquis, s’agenouilla lentement, inclina la tête et se mit à prier, les mains jointes.

Quand on lance une pierre dans une eau dormante le mouvement se propage en cercles tremblants sur toute la surface. La pensée et l’intention de de Coninck se répandit de même dans la multitude des citoyens qui l’entouraient, bien que la plupart ne pussent le voir. Ceux qui se trouvaient le plus rapprochés de lui s’agenouillèrent et firent silence d’abord, et communiquèrent l’impulsion à d’autres, si bien que toutes les têtes s’inclinèrent successivement. Les voix se turent d’abord au centre de l’immense cercle et allèrent toujours diminuant, jusqu’à ce que le plus grand silence régnât dans la foule. Des milliers de genoux touchaient ce sol encore ensanglanté, des milliers de têtes s’humiliaient devant le Dieu qui a créé l’homme pour la liberté. Quel harmonieux concert dut retentir en ce moment devant le trône du Seigneur ! Combien agréable dut être pour lui cette solennelle prière qui montait vers lui comme un doux murmure et un saint hommage ! De Coninck se releva bientôt, et, pendant que le silence durait encore, il dit à haute voix, afin qu’un grand nombre pussent l’entendre :

— Frères, aujourd’hui le soleil nous envoie une plus belle lumière, l’air est pur dans notre cité ; l’haleine des étrangers ne le corrompt plus ! Ces orgueilleux tyrans ont cru que nous serions et resterions leurs esclaves, mais ils ont appris, au prix de leur vie, que notre vaillant Lion peut sommeiller, mais non mourir. Nous avons reconquis le patrimoine de nos pères, et lavé dans le sang les traces de l’étranger ; mais tous nos ennemis ne sont pas morts : la France enverra contre nous plus d’une armée de mercenaires, car le sang demande du sang. Peu importe ! maintenant nous sommes invincibles ; cependant il ne faut pas vous endormir sur votre victoire : que vos cœurs restent nobles, fiers et courageux, et ne laisse pas éteindre la généreuse flamme qui, en ce moment échauffe votre sein. Que chacun maintenant, regagne sa demeure, et se réjouisse avec les siens de l’heureuse délivrance de la patrie. Oui ! poussez des cris de joie, et buvez le vin de l’allégresse, car ce jour est le plus beau jour de votre vie. Que ceux qui ne possèdent pas de vin se rendent à la halle, où l’on en distribuera une mesure par homme.

Les clameurs qui grandissaient de plus en plus ne permirent pas à de Coninck de prolonger sa harangue : il fit un signe aux doyens qui l’entouraient, et se dirigea avec eux du côté de la rue des Pierres. La foule s’ouvrait respectueusement devant lui, et partout les citoyens le saluaient d’acclamations enthousiastes. Alors tout le monde se précipita vers l’étendard qui était planté à côté de la potence ; chacun à son tour vint contempler avec orgueil le Lion de Bruges, et regarda d’un œil ému cet emblème de la cité, comme on regarde le visage d’un ami qui, après un long voyage, revient de l’étranger au milieu de ses frères. Toutes les mains s’étendaient vers le drapeau et le saluaient de loin de gestes enthousiastes qui eussent paru insensés à un homme calme et indifférent de ce qui venait de se passer.

Bientôt des compagnons, qui étaient déjà allés chercher du vin, arrivèrent sur le marché avec leurs cruches, et répandirent la joyeuse nouvelle qu’à la halle on distribuait une mesure par homme. Une heure après, chacun avait son hanap en main. Ainsi finit cet heureux jour sans désordres ni querelles : il n’y avait qu’un même sentiment dans tous les cœurs, le sentiment qui inonde l’âme du captif d’une délicieuse émotion, quand il revoit le soleil briller au-dessus de sa tête, et qu’il comprend qu’il n’a plus que le monde pour prison.

XVIII


La plus belle période de sa vie ne s’est-elle pas consumée dans une lutte continuelle ? Qu’a-t-elle rencontré, sinon d’amères déceptions pour son cœur si pur ? Chaque jour n’a-t-il pas emporté avec lui une de ses illusions, et, avec l’illusion, une source de bonheur ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. A. de Laet.



Deux années s’étaient écoulées depuis que l’étranger, posant le pied sur le sol de la patrie, s’était écrié : « Courbez la tête, Flamands ! enfants du nord, obéissez aux fils du midi, ou mourez ! »

Mais, alors qu’il parlait ainsi, l’étranger ne savait pas qu’à Bruges était né un homme doué du génie souverain de l’intelligence et de l’héroïsme du cœur, — un homme qui devait briller comme un phare au milieu de ses contemporains, et auquel Dieu avait dit comme à Moïse :

— Va, et délivre tes frères de l’esclavage de Pharaon !

Dès que les hordes étrangères avaient envahi la terre flamande, et que la poussière, soulevée par leur pas, avait obscurci l’horizon, une voix mystérieuse avait retenti dans l’âme de de Coninck, une voix qui disait :

— Prends garde ! ces gens cherchent des esclaves !

À ce cri, le noble citoyen avait frémi de douleur et d’indignation.

— Esclaves ! nous, esclaves ! dit-il, ô Seigneur, mon Dieu, vous ne le permettrez pas ! Le sang de nos pères libres a coulé à flots pour vos autels, ils sont morts dans les sables de l’Arabie avec votre nom sacré sur les lèvres ; oh ! ne souffrez pas que leurs fils s’abâtardissent sous le joug de l’étranger, afin que les temples qu’ils vous ont élevés ne soient pas remplis de vils esclaves !

De Coninck avait fait cette prière au Seigneur dans le fond de son âme ; mais Dieu lit dans le cœur de l’homme. Il trouva dans le héros flamand toute la générosité et toute l’intelligence dont il l’avait doué, et il laissa tomber sur de Coninck un rayon émané de lui. Rempli, tout à coup, d’une mystérieuse énergie, le Flamand sentit se doubler sa puissance, et s’écria avec exaltation :

— Seigneur, j’ai senti votre main droite toute-puissante toucher mon front ; oui, je sauverai mon pays ! Je ne laisserai pas fouler aux pieds, par des étrangers, les tombes de mes pères… Soyez béni, mon Dieu, de ce que vous m’avez appelé à une aussi sainte mission !

Depuis ce moment, de Coninck n’eut plus au cœur qu’un sentiment, qu’une aspiration ; toutes ses pensées, toutes ses émotions se rattachaient à ce grand mot : la patrie ; intérêts, famille, repos, toutes les préoccupations les plus légitimes furent bannies de son âme généreuse pour n’y laisser place qu’à l’amour du sol où avait régné le Lion de Flandre. Aussi quel homme plus magnanime et plus dévoué y eut-il jamais, que ce Flamand qui exposa cent fois sa vie et sa liberté pour la liberté de son pays ? Quel homme fut doué d’un plus grand et plus noble génie ? À lui seul, malgré les renégats et les léliards qui voulaient vendre le pays de Flandre, il déjoua tous les efforts, toutes les tentatives du roi de France ; lui seul conserva à ses frères un cœur de lion même dans les fers, et prépara lentement par là l’heure de la délivrance.

Les Français le savaient bien ; ils connaissaient celui qui, à chaque instant, brisait les roues de leur char triomphal ; ils eussent bien voulu écarter de leur chemin l’incommode et redoutable surveillant, mais celui-ci avait la prudence du serpent. Il s’était fait un bouclier de ses frères, et l’étranger n’osait toucher à lui ; car un sanglant réveil du peuple l’eût vengé. Tandis que les Français contraignaient toute la Flandre à se courber sous le sceptre de la tyrannie, de Coninck conservait toute sa liberté au milieu de ses concitoyens asservis : il était le maître de ses maîtres, et ceux-ci le redoutaient plus que lui-même ne les craignait.

Sept mille étrangers venaient de payer de leur vie une oppression qui avait duré deux années : il n’y en avait plus un seul qui respirât dans la ville de Bruges rendue à la liberté ; le peuple se réjouissait de sa délivrance, la ville retentissait de chants joyeux composés par les ménestrels pour la circonstance, et l’étendard blanc faisait flotter dans ses plis ondoyants le lion d’azur au sommet des tours. Cet étendard, qui jadis avait brillé triomphalement sur les murs de Jérusalem et qui rappelait des faits si glorieux, enorgueillissait le cœur des citoyens : ce jour-là l’asservissement de la Flandre était impossible, car les Brugeois se rappelaient combien de sang leurs pères avaient répandu pour la liberté. Des larmes mouillaient de temps en temps leurs yeux, de ces larmes qui soulagent l’âme quand de généreuses passions l’enflamment et qu’elle déborde d’ardeur.

Peut-être croira-t-on que le doyen des tisserands jugeait l’œuvre de délivrance accomplie et s’occupait de restaurer sa demeure dévastée par le pillage. Non, il ne songeait ni à sa demeure ni aux richesses qu’il avait perdues : le bonheur et le repos de ses frères étaient ses premiers soucis. Sachant qu’il suffit d’une nuit pour que le désordre et l’anarchie succèdent à la liberté, il fit, dès le même jour, élire par chaque métier un ancien, et, avec le consentement du peuple, les institua en conseil de gouvernement. Il ne fut pas nommé président de ce conseil ; il ne fut pas investi d’une charge spéciale, il les prit toutes sur lui. Nul n’osait rien faire sans lui, ses conseils étaient des ordres en toute chose ; et, sans qu’il commandât jamais, sa pensée était la règle unique de la république, — tant est grande l’autorité du génie.

L’armée française était anéantie, mais on pouvait s’attendre à ce que Philippe enverrait sans nul doute, en Flandre, des forces nouvelles et plus considérables pour venger l’injure qui lui avait été faite. La plupart des citoyens songeaient peu à cette terrible certitude ; la joie d’être libres leur suffisait ; mais de Coninck ne partageait pas l’allégresse générale : il avait déjà oublié le présent pour conjurer les périls futurs. Il n’ignorait pas que l’enthousiasme et le courage populaire s’arrêtent en présence du danger ; aussi fit-il tous ses efforts pour faire régner dans la ville la constante préoccupation de la guerre. On donna à chaque compagnon de métier un goedendag ou une autre arme, et les compagnies furent reconstituées de nouveau avec l’ordre de se tenir toujours prêtes à marcher au combat : le métier des maçons se mit à réparer les fortifications, et, dans tous les ateliers des forgerons, il était défendu de faire autre chose que des armes pour la commune. L’impôt fut rétabli sur l’ancien pied, et les charges des habitants de la ville diminuées. Grâce à ces sages mesures, de Coninck fit converger toutes les pensées, tous les efforts vers un même but, et préserva sa ville natale des maux nombreux qu’entraîne toujours une grande révolution, quelque généreux et noble qu’en soit le motif. On eût dit que le nouveau gouvernement de Bruges s’était déjà consolidé par de longues années.

Immédiatement après la délivrance, et pendant que le peuple buvait dans toutes les rues le vin de l’allégresse, de Coninck avait envoyé un messager à l’armée de Damme pour rappeler en ville les autres gens des métiers avec les femmes et les enfants. Mathilde était arrivée avec eux, et l’on avait offert à la jeune comtesse une magnifique habitation dans le Prinsenhof, mais elle préféra la maison de Nieuwland, cette demeure où elle avait passé tant d’heures de tristesse, et à laquelle se rattachaient tous ses rêves. Elle y retrouva, dans l’excellente sœur d’Adolphe, une tendre amie dans le sein de laquelle elle pouvait épancher l’amour et les inquiétudes qui remplissaient son cœur oppressé. Il est si doux, quand une mortelle tristesse pèse sur nous, de trouver quelqu’un auquel sa douleur fait comprendre la nôtre, quelqu’un qui aime ce que nous aimons, et dont les plaintes sont les échos de nos plaintes : ainsi deux jeunes vignes s’étreignent mutuellement et bravent ensemble l’ouragan qui allait briser leurs tiges sans soutien. Pour nous, les chagrins et la douleur sont l’ouragan dont l’haleine glacée ôte à notre âme la force et la vie et courbe avant l’âge notre front vers la tombe, — comme si les années marquées par l’adversité comptaient double dans la vie de l’homme.

Pour la quatrième fois, le soleil élevait son disque éclatant sur Bruges affranchie ; Mathilde était seule dans la chambre qu’elle avait jadis habitée dans la demeure d’Adolphe de Nieuwland. Le fidèle oiseau, le faucon bien-aimé, n’était plus avec elle ; il était mort. La souffrance et le découragement se peignaient sur les traits pâles et abattus de la jeune fille, son regard était morne et voilé, ses joues amaigries, tout en elle annonçait que le ver des douleurs rongeait son âme.

Ceux qui ont été longtemps en proie à d’amers chagrins se complaisent dans de sombres rêveries, et, comme si la réalité ne les torturait pas assez, ils se créent des fantômes qui attristent encore davantage ; ainsi faisait l’infortunée Mathilde. Elle s’imaginait que le secret de la mise en liberté de son père était découvert, elle voyait l’assassin, soudoyé par la reine Jeanne, mêler le poison à la nourriture de son père ; — un frisson d’épouvante parcourait son corps, et des larmes d’anxiété remplissaient ses yeux. Adolphe était mort pour elle ; il avait payé de sa vie son amour et son dévouement. Ces scènes déchirantes s’évanouissaient pour reparaître bientôt et faisaient souffrir le plus affreux martyre à la pauvre jeune fille.

Au moment dont nous parlons, son amie Marie entrait dans la chambre. Le sourire qui apparut sur les joues pâles de l’infortunée comtesse ressemblait au sourire qui apparaît, après une mort douloureuse, sur les traits de certains cadavres ; il accusait plus de douleur et de tristesse que la plainte la plus désespérée. Elle fixa sur la sœur d’Adolphe un regard qui disait :

— Oh ! consolez-moi et soulagez-moi !

Marie s’approcha de la jeune fille affligée et lui serra la main avec une tendre compassion. Elle donna à sa voix ce doux accent qui pénètre comme un chant de consolation dans l’âme de ceux qui souffrent, et dit :

— Vous pleurez, ma bien-aimée souveraine ; votre cœur est en proie à la tristesse et au désespoir, et rien, non rien ne vient adoucir votre triste sort ! Oh ! vous êtes bien malheureuse !

— Malheureuse, dites-vous, mon amie ? Oh ! oui, il y a quelque chose qui me serre et me déchire le cœur. Savez-vous quelles terribles visions se pressent sans cesse dans mes yeux ? Comprenez-vous pourquoi mes joues sont toujours baignées de larmes ? J’ai vu mon père mourir empoisonné, j’ai entendu sa voix éteinte me dire : adieu, pauvre enfant que j’aimais tant !

— Je vous en supplie, madame la comtesse, dit Marie, chassez ces lugubres visions ! Vous me faites frémir ! Votre père est en vie ; vous péchez grandement en vous abandonnant au désespoir. Pardonnez-moi la hardiesse de mon langage.

Mathilde prit la main de Marie et la pressa doucement, comme pour lui faire comprendre que ces paroles lui avaient apporté quelque consolation. Elle continua cependant de parler avec le découragement de la désolation, et paraissait se plaire à rechercher des sujets de douleur. Les plaintes, chez ceux qui souffrent, produisent le même effet que les larmes, elles soulagent la souffrance. Elle reprit :

— J’ai vu bien plus encore, Marie, j’ai vu le bourreau envoyé par la cruelle Jeanne de Navarre lever sa hache sur la tête de votre frère ; j’ai vu la tête de messire Adolphe tomber sur le pavé du cachot !

— Ô mon Dieu ! s’écria Marie, quelle affreuse pensée !

Elle tremblait, et ses yeux étaient pleins de larmes.

— Et j’ai entendu sa voix aussi, sa voix qui disait : Adieu ! adieu !

Saisie par cette lugubre prévision, Marié se jeta au cou de Mathilde et se mit à fondre en larmes. Les deux jeunes filles mêlèrent leurs sanglots et leurs gémissements. Après qu’elles furent restées pendant quelques instants abîmées dans une profonde désolation, Mathilde dit :

— Comprenez-vous Maintenant ce que je souffre, Marie ? Comprenez-vous maintenant pourquoi je me consume et meurs d’une mort lente et affreuse ?

— Oh oui, répondit Marie avec désespoir ; oui, je comprends et je partage vos douleurs. Ô mon pauvre frère !

Les deux jeunes filles s’assirent, muettes et accablées. Elles se regardèrent longtemps avec une indicible tristesse ; mais les larmes qu’elles versaient soulagèrent peu à peu leur douleur, et l’espérance rentra insensiblement, dans leur cœur soulagé. Marie qui était plus âgée et plus forte contre la douleur que Mathilde, sortit la première de sa sombre préoccupation et dit :

— Pourquoi, madame la comtesse, nous laisser aller à la douleur à propos de rêves mensongers ? rien ne confirme le triste pressentiment qui nous désole ; je suis sûre qu’il n’est pas advenu malheur à monseigneur Robert, votre père, et que mon frère est déjà en chemin pour revenir dans le pays.

— Et vous avez pleuré, Marie ? Pleure-t-on quand on attend le retour d’un frère ?

— Vous vous créez vous-même des tourments, madame. Il faut que la douleur ait jeté dans votre cœur de profondes racines pour que vous embrassiez avec tant d’ardeur les sinistres prévisions qui vous attristent ! Croyez-moi, votre père vit, et peut-être sa délivrance est-elle proche. Songez donc à la joie qui vous transportera quand sa voix, cette même voix qui vous appelle si tristement dans vos rêves, vous dira : — Mes chaînes sont brisées ! Quand ses lèvres déposeront un baiser plein de tendresse sur votre front et que sa douce étreinte ramènera les roses de la jeunesse sur vos joues pâlies par le chagrin. Le beau manoir de Wynendael vous verra rentrer dans ses murs ; monseigneur de Béthune montera sur le trône de ses pères, et votre amour sera la consolation et l’appui de sa vieillesse ; alors vous ne penserez plus à vos peines d’aujourd’hui que pour vous réjouir de ce que vous avez souffert pour l’amour de votre illustre père. Oh ! madame, dites-moi que vous laissez pénétrer dans votre âme un rayon d’espérance ! Cette bienheureuse perspective ne vous apporte-t-elle pas de consolation ?

Un changement visible s’était opéré chez Mathilde pendant que Marie parlait ; une douce joie animait son regard, et un sourire de bonheur flottait sur ses lèvres.

— Ô Marie ! dit-elle en soupirant et en passant le bras au cou de l’amie qui la consolait, si vous saviez quel soulagement je ressens, quel bonheur inespéré vous avez versé dans mon cœur, comme un baume salutaire ! Puisse l’ange du Seigneur vous donner des consolations aussi douces à votre dernière heure ! Quelles bonnes paroles l’amitié vous a inspirées, ma sœur bien-aimée !

— Votre sœur ! répéta Marie, ce nom ne convient pas à votre humble servante, illustre comtesse ; je suis assez récompensée de voir se dissiper la mortelle tristesse qui vous accablait.

— Acceptez ce nom, ma chère Marie, je vous aime si tendrement ! et puis votre noble frère, Adolphe, n’a-t-il pas été élevé avec moi ? ne m’a-t-il pas été donné comme un frère par mon bien-aimé père ? Oui, nous sommes de la même famille… Oh ! je prie durant les nuits entières, pour que les saints anges accompagnent messire Adolphe dans son périlleux voyage ! Il ne peut ni me consoler, ni me rendre le bonheur… mais qu’entends-je ? Ma prière serait-elle exaucée ? Oui, oui, il est là, notre bien-aimé frère !

Elle étendit le bras vers la rue et resta muette et immobile. Elle ressemblait à une statue et semblait vouloir saisir un bruit lointain. Marie s’effraya : elle crut la comtesse frappée de folie. Au moment où elle allait parler, elle entendit le pas d’un cheval retentir devant la porte : elle comprit alors le sens des paroles de Mathilde. Elle fut saisie du même espoir et sentit ainsi redoubler les battements de son cœur.

Sur ces entrefaites, le bruit qu’elles avaient entendu cessa tout à coup, et déjà le bienheureux espoir qui s’était emparé d’elle, commençait à s’évanouir, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas :

— C’est lui ! c’est lui ! s’écria Mathilde. Merci, mon Dieu, je le revois !

Elle s’élança vivement vers le chevalier, et, de son côté, Adolphe courut à elle ; mais une soudaine émotion les fit reculer tous deux tout tremblants.

Au lieu de la jeune fille dans la fleur de la vie qu’il s’attendait à retrouver, il voyait devant lui un squelette vivant, aux joues blêmes et amaigries, aux yeux caves et cernés. Il se demandait si cette ombre humaine était ou non Mathilde, quand un frisson glacial parcourut tout à coup ses membres ; tout son sang reflua vers son cœur et il devint plus pâle que la blanche robe de sa bien-aimée. Ses bras s’affaissèrent lourdement, et, l’œil opiniâtrement fixé sur les traits altérés de Mathilde, il resta immobile comme si la foudre l’eût frappé et ne garda qu’un instant cette attitude de statue ; il baissa soudain les yeux et versa un torrent de larmes amères. Néanmoins il ne prononça pas un mot ; pas une plainte, pas un soupir ne monta à ses lèvres ; peut-être eût-il longtemps pleuré dans le silence du désespoir, car son cœur était trop fortement oppressé par la douleur, pour qu’il pût le soulager par des paroles ; mais sa sœur Marie, qui jusque-là s’était contenue par respect pour Mathilde, se jeta au cou de son frère bien-aimé et le rappela à lui en couvrant ses joues de tendres baisers et en lui prodiguant mille marques d’affection.

La jeune comtesse contemplait avec une profonde émotion cette effusion de tendresse fraternelle : elle se mit à trembler et fut frappée du plus grand abattement. La pâleur qui couvrait le visage d’Adolphe, le saisissement qui s’était emparé de lui, tout lui disait : — tu es affreuse, tes joues décharnées inspirent l’effroi, ton regard terne et éteint épouvante et repousse, et a fait frémir jusqu’à l’homme même auquel tu donnes le nom de frère !

Sous le coup de ce sombre désespoir, elle sentit ses jambes tremblantes se dérober sous elle. Elle gagna péniblement un fauteuil et s’y affaissa épuisée et défaillante ; elle cacha sa tête dans ses deux mains, comme pour se dérober à une cruelle vision, et ne fit plus un mouvement. Au bout de quelques instants, elle n’entendit plus rien dans la chambre ; le plus profond silence s’était fait autour d’elle, et elle s’imagina qu’on l’avait cruellement délaissée.

Mais bientôt elle sentit une main presser la sienne ; elle entendit une voix entrecoupée de sanglots qui lui disait tendrement :

— Mathilde ! Mathilde ! ô mon infortunée sœur !

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle Adolphe fondant en larmes. Elle lut dans ses yeux une ardente sympathie et une profonde compassion.

— Je suis bien laide, n’est-ce pas, Adolphe, dit-elle en soupirant ; vous avez peur de moi ! vous ne m’aimerez plus jamais comme autrefois ?

À ces mots, le chevalier tressaillit et arrêta sur la jeune fille un étrange regard ; mais il se remit sur-le-champ et répondit :

— Mathilde, avez-vous pu douter de mon affection ? Ô vous ne faites pas bien ! oui, vous êtes changée, bien changée hélas ! Quelle maladie, quelle tristesse, ma pauvre sœur, a flétri les fraîches couleurs de votre visage ? J’ai pleuré et j’ai été effrayé, c’est vrai !… mais c’était la pitié, le chagrin de vous voir ainsi. Mathilde, je serai toujours pour vous un ami, un frère, toujours, toujours ! Je veux vous consoler et vous guérir par de bonnes et réjouissantes nouvelles !

La jeune fille avait passé peu à peu à un sentiment de joie : la voix d’Adolphe avait une magique puissance sur son âme ; elle répondit avec un joyeux transport :

— De bonnes nouvelles, dites-vous, Adolphe ! de bonnes nouvelles de mon père ? Oh ! parlez, parlez, mon ami !

À ces mots, elle rapprocha deux fauteuils du sien et les indiqua à Marie et à son frère.

Adolphe donna une main à Mathilde et l’autre à sa sœur chérie : il ressemblait, au milieu des deux jeunes filles à l’ange des consolations, dont on attend les paroles comme un hymne céleste.

— Réjouissez-vous Mathilde, et remerciez Dieu de sa bonté, votre père est revenu à Bourges, avec tristesse sans doute, mais du moins sain et sauf ; personne, si ce n’est le vieux châtelain et Didier Devos ne connaît sa délivrance passagère. Il jouit d’une certaine liberté dans sa prison : les ennemis qui sont chargés de sa garde sont devenus ses meilleurs amis.

— Mais, si la perverse Jeanne voulait venger sur lui l’insulte faite à la France, qui le préserverait des bourreaux ? Vous n’êtes plus avec lui, mon noble ami.

— Mathilde, les hommes auxquels est confié le château de Bourges sont tous de vieux guerriers que de graves blessures ont rendus impropres aux expéditions lointaines. La plupart d’entre eux ont vu les éclatants faits d’armes du Lion de Flandre à Bénévent ; vous ne pourriez comprendre quel amour, quelle admiration un vrai soldat ressent pour celui dont le nom a si souvent fait trembler les ennemis de la France. Si monseigneur de Béthune voulait s’échapper sans la permission du châtelain, leur chef, ils l’en empêcheraient sans nul doute ; mais je vous assure, — car je connais la générosité de ces hommes qui ont blanchi sous la cuirasse, — je vous assure qu’ils verseraient pour lui, jusqu’à la dernière goutte, le sang qui leur reste, si l’on voulait toucher un cheveu de cette tête qu’ils vénèrent. Ne craignez rien, la vie de votre père ne court aucun danger, et, si de nouveaux et terribles malheurs ne fussent venus le frapper, il supporterait sa captivité avec résignation.

— Quelles bonnes nouvelles vous m’apportez, mon ami ! comme vos paroles sont douces à mon cœur soulagé ! Je me sens revivre sous votre sourire ; parlez, pour que j’entende encore le son de votre voix aimée.

— Le Lion de Flandre m’a chargé de vous donner une espérance plus douce encore, Mathilde. Peut-être la délivrance de votre père est-elle prochaine,

— peut-être vous retrouverez-vous avant peu, avec lui et toute votre famille, dans le beau manoir de Wynendael !

— Que dites-vous, mon ami ? C’est votre affection pour moi qui vous inspire ces paroles. Ne me flattez pas de l’espoir d’un bonheur impossible.

— Ne soyez donc pas si incrédule, Mathilde. Écoutez sur quoi se fonde ce doux espoir que je vous donne ; vous savez que Charles de Valois, le plus noble des Français, le plus vaillant des chevaliers, s’est retiré en Italie. Il n’a pas oublié, à la cour de Rome, qu’il a été la cause innocente de l’arrestation de vos parents ; il souffre grandement de la pensée que c’est lui qui, comme un traître, a livré aux mains de ses ennemis le Lion de Flandre, son ami et son compagnon d’armes ; aussi fait-il tous les efforts possibles pour amener sa mise en liberté. Déjà les envoyés du pape Boniface se sont rendus auprès du roi Philippe, et lui ont demandé avec instance la libération de votre père et de tous vos parents. Le Saint-Père n’épargne aucune peine pour rendre au pays de Flandre ses princes légitimes. La cour de France a montré des dispositions pacifiques. Embrassons ce consolant espoir, ma douce amie.

— Oui, Adolphe, embrassons cette consolante pensée ; mais, comme nous cédons pourtant à une trompeuse illusion ! Le roi de France ne tirera-t-il pas vengeance de la mort de ses soldats ? Messire de Châtillon, notre mortel ennemi, ne surexcitera-t-il pas la colère de sa nièce, la cruelle Jeanne ? Songez donc, Adolphe, aux tortures et aux supplices que peut inventer cette femme sanguinaire pour nous punir de la valeureuse conduite des Flamands !

— Ne vous créez par des tourments vous-même, ma bien-aimée Mathilde ; vos craintes sont sans fondement. Peut-être aussi la terrible défaite essuyée par ses troupes fera-t-elle comprendre au roi Philippe que les Flamands ne se soumettront jamais au joug de la France. Son propre intérêt le forcera à rendre la liberté à nos souverains, sinon il perdrait le plus beau fief de sa couronne. Ne voyez-vous pas, noble comtesse, que tout nous sourit ?

— Oui, oui, Adolphe, quand vous êtes là, ma tristesse et mes craintes m’abandonnent tout à fait. Vous parlez si bien ; vous avez des accents qui savent si bien toucher mon cœur !

Ils s’entretinrent pendant longtemps encore avec calme de leurs appréhensions et de leurs espérances. Lorsque Adolphe eut donné à Mathilde tous les éclaircissements possibles, et eut rempli son cœur de consolations, il s’adressa à son tour à sa sœur avec une fraternelle tendresse. Il s’établit entre eux une conversation intime qui leur procura les plus pures jouissances. Mathilde oubliait tout ce qu’elle avait souffert, elle respirait plus librement, et ses joues avaient repris leurs délicates teintes rosées.

Tout à coup un grand bruit monta de la rue. Mille voix s’unissaient en de bruyantes acclamations, et les cris de la foule se mêlaient confusément : par intervalles, on pouvait néanmoins, en saisir quelques-uns.

— Flandre au Lion ! vive notre bien-aimé comte ! s’écriait le peuple en battant des mains avec enthousiasme. Adolphe et les deux jeunes filles s’étaient approchés de la fenêtre. Ils virent fourmiller au-dessous d’eux les innombrables têtes de la foule qui se précipitait comme un torrent vers le marché : des femmes et des enfants se mêlaient à ces vagues humaines, qui ondoyaient sous le regard des deux jeunes filles prises d’une vive curiosité. Dans une autre rue on entendait le pas retentissant d’un grand nombre de chevaux. Tout leur faisait supposer qu’il venait d’arriver à Bruges un corps de cavalerie. Tandis qu’elles s’interrogeaient mutuellement sur la cause probable de cette agitation populaire, un domestique vint leur annoncer qu’un messager demandait à être admis en leur présence. À peine y fut-il autorisé que le messager entra dans la chambre.

C’était un jeune page, un charmant enfant sur la douce et naïve physionomie duquel on lisait l’innocence et la fidélité : son costume était mi-partie de soie noire et bleue, et rehaussé par de gracieux ornements. Parvenu à quelque distance des nobles dames, il se découvrit avec respect et courba profondément la tête sans parler.

— Quelle bonne nouvelle nous apportez-vous, gentil page ? demanda Mathilde avec affabilité.

Le jeune page releva la tête et répondit de sa douce voix d’enfant :

— À l’illustre fille du Lion de Flandre, notre comte, j’apporte un message de monseigneur et maître monseigneur Guy, qui vient d’arriver en cette ville avec cinq mille cavaliers[72]. Il m’a ordonné de saluer de sa part sa belle nièce, madame Mathilde de Béthune ; dans quelques heures, lui-même viendra l’assurer de sa vive affection. Voilà mon message rempli, noble dame.

À ces mots, il courba la tête, se retira en marchant à reculons jusqu’à la porte, et disparut.

Fidèle à la promesse qu’il avait faite à de Coninck dans la forêt, aux ruines de Nieuwenhove, le jeune Guy de Flandre venait en effet d’arriver de Namur avec le secours qu’il s’était engagé à fournir. Chemin faisant, il s’était emparé du château de Wynendael, et en avait exterminé la garnison française. Il avait aussi détruit de fond en comble le château de Syssele, dont le seigneur était un léliard fieffé, et avait prêté dans ses murs un refuge aux français[73]. L’arrivée triomphale de Guy transporta de joie les Brugeois : dans toutes les rues la foule criait avec enthousiasme :

— Vive notre comte ! Flandre au Lion !

Dès que le jeune guerrier fut arrivé avec ses cavaliers sur le marché du Vendredi, les anciens des métiers lui apportèrent les clefs, et il fut acclamé comte de Flandre temporairement, c’est-à-dire jusqu’à la délivrance de son frère Robert de Béthune. Les Brugeois crurent alors avoir recouvré entièrement leur liberté ; puisqu’ils avaient maintenant un prince qui pouvait les mener au combat. Les cavaliers furent logés chez les principaux citoyens ; l’empressement et le tumulte étaient tels qu’on se battait pour saisir la bride du cheval, car chacun voulait avoir chez lui un des compagnons du comte. On peut s’imaginer avec quelle cordialité et quelle joie furent reçus et traités ces cavaliers si bien venus.

Guy, après avoir confirmé le gouvernement institué par de Coninck, se rendit, sans tarder, à l’hôtel de Nieuwland, et, après avoir embrassé à plusieurs reprises sa nièce souffrante, il lui raconta, pour la réjouir, comment il avait chassé les Français du château de Wynendael qu’elle aimait tant. Un splendide repas, que Marie avait fait préparer pour fêter l’heureux retour de son frère, les réunit tous à table. Ils burent à la délivrance des Flamands encore captifs, et donnèrent encore une larme à la douloureuse mémoire de Philippine, morte victime du poison.

XIX


Il était couvert de sueur et de poussière. Il entre dans la salle d’armes où tous sont réunis, s’agenouille devant le prince et lui annonce le danger qui s’approche. Le prince se lève, promène son regard autour de lui, et s’écrie tout tremblant encore de rage : — Aux armes pour la patrie ! aux armes pour Dieu, chevaliers !
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJ. A. de Laet.



Après la terrible nuit qui avait vu répandre tant de sang français, messire de Châtillon, Jean de Gistel, et quelques autres chevaliers qui avaient échappé à la mort, s’étaient retirés dans les murs de Courtray. Dans cette ville, se trouvait encore une garnison assez nombreuse, qui pouvait s’estimer en sûreté dans la citadelle : c’était sur cette place que les Français comptaient le plus, à cause de ses fortifications inexpugnables. De Châtillon était au désespoir de sa défaite ; une rage muette dévorait son cœur. Il fit venir encore quelques compagnies des autres villes, pour fortifier Courtray contre toute attaque, et donna le commandement de la place au châtelain de Sens, un Flamand renégat. Puis, messire de Châtillon visita de même en toute hâte les autres villes de la frontière, et les garnit des troupes qui restaient encore en Picardie ; il donna le commandement de Lille au chancelier Pierre Flotte[74], partit pour la France et arriva à Paris, à la cour du roi, qui avait déjà appris la défaite de son armée. Philippe le Bel reçut avec colère le gouverneur de la Flandre, et lui reprocha d’avoir causé, par son gouvernement tyrannique, tous les malheurs qui étaient arrivés. Peut-être messire de Châtillon fût-il pour toujours tombé en disgrâce, si la reine Jeanne, qui ne pouvait souffrir les Flamands et qui s’était réjouie de les voir persécutés et opprimés, n’eût su si bien excuser son oncle, que Philippe finit par se croire plus obligé à remercier qu’à sévir. Dans cette disposition d’esprit, le roi fit tomber son mécontentement sur les Flamands, et jura d’en tirer une pleine et exemplaire vengeance.

Déjà une armée de vingt mille hommes était réunie à Paris, pour aller délivrer le royaume de Majorque des mains des mécréants : c’étaient là les troupes dont le rassemblement avait été annoncé par Robert de Béthune aux seigneurs flamands. Avec cette armée, on pouvait entreprendre la guerre contre la Flandre, mais Philippe ne voulait pas courir le risque d’une défaite ; il résolut de différer sa vengeance pendant quelque temps, afin de pouvoir mettre plus d’hommes en campagne. En même temps, des envoyés extraordinaires furent chargés de faire un appel dans toute la France ; ils avaient pour mission d’annoncer à tous les vassaux du royaume que les Flamands avaient mis à mort sept mille Français, et que le roi convoquait ses vassaux dans le plus bref délai à Paris, avec leurs hommes, afin d’aller venger cet outrage. À cette époque, les faits d’armes et la guerre étaient l’unique occupation des nobles : ils s’estimaient heureux du moment qu’il y avait à guerroyer quelque part ; il n’y eut donc rien d’étonnant à ce qu’ils répondissent à cet appel. De tous les points de la France, les détenteurs de fiefs accoururent avec leurs hommes équipés et armés, et, en peu de jours, l’armée française dépassa le chiffre de cinquante mille hommes.

Avec le Lion de Flandre et Charles de Valois, Robert d’Artois était un des plus vaillants généraux que comptât l’Europe alors ; il possédait, de plus que les deux premiers, une rare expérience acquise dans les nombreuses expéditions auxquelles il avait pris part ; jamais il n’avait quitté la cuirasse pendant une semaine entière, et ses cheveux avaient blanchi sous le casque. L’implacable haine qu’il portait aux Flamands, parce que son fils unique avait péri sous leurs coups à Furnes, décida la reine Jeanne à le faire charger du commandement en chef de l’armée ; elle y réussit facilement, car cette honorable mission ne convenait à personne mieux qu’à Robert d’Artois[75].

Le manque d’argent, aussi bien que l’arrivée quotidienne des vassaux qui venaient des seigneuries lointaines, retinrent pendant quelque temps encore cette armée en France. La trop grande précipitation avec laquelle les Français avaient coutume de s’engager dans leurs expéditions leur avait été mainte fois fatale ; ils avaient appris, à leurs dépens, que la prudence est aussi une force ; c’est pourquoi ils voulurent, cette fois, pourvoir à tout et n’entreprendre la campagne qu’après avoir pris toutes les précautions de nature à en assurer l’heureuse issue. La méchante reine de Navarre invita Robert d’Artois à la venir voir, et l’engagea à faire subir à la Flandre toutes les cruautés. Elle lui ordonna, entre autres choses, de faire couper les mamelles à toutes les truies flamandes, de faire périr par l’épée tous leurs petits, et de mettre à mort sans pitié les chiens du pays de Flandre : ces chiens de Flandre, c’étaient les hommes courageux qui, le glaive au poing, allaient combattre pour leur patrie. Ces paroles indignes, prononcées par une femme, par une reine, ont été conservées dans les chroniques du temps, comme un témoignage de sa cruauté[76].

Durant ce retard, les Flamands voyaient leurs forces s’accroître considérablement. Messire Jean Borlunt avait poussé les Gantois à se soulever contre la garnison qui occupait leur ville, et avait chassé les Français de Gand : sept cents d’entre ceux-ci avaient perdu la vie dans ce soulèvement. Audenaerde et plusieurs autres communes s’étaient de même délivrées de la domination étrangère, si bien qu’il ne restait plus d’ennemis que dans les villes fortes, où tous ceux qui avaient échappé s’étaient réfugiés. Guillaume de Juliers, le prélat, arriva à Bruges amenant d’Allemagne une bonne troupe d’archers. Dès que messire Jean de Renesse se fût joint à lui avec quatre cents Zélandais, tous deux partirent avec leurs hommes et un grand nombre de volontaires, pour assiéger Cassel et en chasser la garnison. Cette ville était extrêmement forte et difficile à prendre ; Guillaume de Juliers avait compté sur le concours des habitants ; mais ceux-ci furent si bien surveillés par les Français qu’ils n’osèrent bouger. Cette circonstance força messire Guillaume à entreprendre un siége régulier, et il se passa assez longtemps avant qu’il eût pu se procurer les machines et engins nécessaires.

Le jeune Guy avait été accueilli par de joyeuses acclamations dans les principales villes de la partie occidentale de la Flandre ; sa présence y avait partout inspiré un grand courage et une bouillante ardeur pour la défense de la patrie ; Adolphe de Nieuwland avait en même temps visité les moindres bourgs pour y appeler le peuple aux armes.

À Courtray, se trouvaient près de trois mille Français sous les ordres du châtelain de Lens. Au lieu de se faire tolérer par les habitants, en usant vis-à-vis d’eux de bons procédés, ce ramassis de soudards se livrait à toutes sortes de violences ; mais cela lassa bientôt les Courtraisiens. Encouragés par l’exemple des autres villes, ils se soulevèrent à leur tour contre les oppresseurs et en mirent à mort plus de la moitié : les autres se réfugièrent en toute hâte dans la citadelle, où ils se fortifièrent contre les attaques du peuple. Pour se venger, ils lancèrent sur la ville des flèches enflammées et incendièrent les plus beaux édifices. Toutes les maisons qui avoisinaient le marché et le Béguinage devinrent la proie des flammes. Les Courtraisiens assiégèrent la citadelle avec un intrépide courage, mais il leur était impossible, en l’absence de secours, d’en expulser les Français ; dans la triste prévision qu’ils verraient bientôt la ville entière dévorée par le feu, ils envoyèrent un messager à Bruges en le chargeant de supplier instamment monseigneur Guy de leur venir en aide[77].

Le messager arriva auprès de Guy, le 5 juillet 1302, et lui fit connaître la déplorable situation dans laquelle se trouvait la bonne ville de Courtray, en lui promettant, au nom des habitants, toute aide et toute soumission. Le jeune comte fut profondément touché de son récit, et résolut, sans hésiter, de se rendre dans la malheureuse ville. Comme Guillaume de Juliers avait emmené tous les soldats à Cassel, Guy ne vit pas d’autre moyen de réaliser son intention que de faire appel aux métiers de Bruges. Il fit inviter, sur-le-champ, tous les doyens à se rendre dans la grande salle du Prinsenhof, et s’y rendit lui-même avec les chevaliers qui s’étaient déjà joints à lui : une heure après, les doyens convoqués se trouvaient réunis, au nombre de trente, dans le lieu indiqué ; ils se tenaient tête nue au bout de la salle, et attendaient en silence la communication qu’on allait leur faire. De Coninck et Breydel, à titre de chefs des deux principaux métiers se trouvaient en avant. Monseigneur Guy était assis dans un riche fauteuil adossé à la muraille au fond de la salle ; autour de lui se tenaient, debout, messires Jean de Lichtervelde et de Heyne, les deux Beers de Flandre, le seigneur de Gavre, dont le père avait été tué par les Français devant Furnes, le seigneur de Bornhem, de l’ordre des Templiers, messire Robert de Leeuwerghem, Baudouin de Raveschoot, Ivon de Belleghem, Henri, seigneur de Lonchyn (Luxembourgeois), Gozwin de Goatzenhove et Jean van Cuyck (du Brabant), Pierre et Louis de Lichtervelde, Pierre et Louis Goethals (de Gand) et Henri de Pétershem. Adolphe de Nieuwland se trouvait à la droite du jeune comte et s’entretenait familièrement avec lui.

À égale distance des doyens et des chevaliers se tenait l’envoyé de Courtray. Dès que chacun fut à sa place, Guy ordonna à l’envoyé de répéter, en présence des doyens, le message dont il était chargé. Il obéit et s’exprima en ces termes :

— Messires, les bonnes gens de Courtray, vous font connaître, par ma voix, qu’ils ont chassé les Français de leur ville, et en ont mis à mort sept cents ; mais aujourd’hui la ville se trouve dans la plus grande détresse. Le traître seigneur de Lens s’est retiré dans la citadelle ; il lance de là tous les jours des flèches enflammées sur nos maisons, et déjà la partie la plus riche de la ville est réduite en cendres. Messire Arnold d’Audenaerde est venu prêter aide et secours aux Courtraisiens ; mais leurs ennemis sont trop nombreux. Dans cette terrible situation, ils supplient monseigneur Guy, en particulier, et leurs amis de Bruges, en général, de leur donner appui ; et ils espèrent que vous ne tarderez pas un jour à venir délivrer vos frères menacés. Voilà ce que vous font dire les bonnes gens de Courtray.

— Vous l’avez entendu, doyens, dit Guy : une de nos meilleurs villes est en danger d’être anéantie ; je ne crois pas que l’appel de vos frères de Courtray sera fait en vain. Aussi, n’est-ce pas le doute sur vos intentions qui me fait parler, mais il faut qu’on se hâte ; votre concours seul peut les sauver du péril où ils sont, et c’est pourquoi je vous prie d’appeler au plus tôt vos métiers aux armes. Combien vous faut-il de temps pour préparer vos hommes à entreprendre l’expédition ?

Le doyen des tisserands répondit :

— Cette après-dîner, illustre comte, quatre mille tisserands armés se trouveront sur le marché du Vendredi ; je les mènerai où vous l’ordonnerez.

— Et vous, maître Breydel, vous y trouverez-vous aussi ?

Breydel s’avança fièrement et répondit :

— Noble comte, votre serviteur Jean Breydel ne vous fournira pas moins de huit mille compagnons.

Les chevaliers manifestèrent le plus grand étonnement.

— Huit mille ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.

— Oui, oui, messires, reprit le doyen des bouchers, huit mille et peut-être davantage. Tous les métiers de Bruges, à l’exception des tisserands, m’ont choisi pour leur chef, et Dieu sait comment je reconnaîtrai cet insigne honneur ! Dès midi déjà, si monseigneur l’ordonne, le marché du Vendredi sera couvert de fidèles Brugeois ; et je puis dire que monseigneur aura dans mes bouchers mille lions dans son armée, car il n’y a pas d’hommes qui puissent se comparer à eux. Le plus tôt sera le mieux, monseigneur, nos haches commencent à se rouiller.

— Maître Breydel, dit Guy, vous êtes un digne et vaillant sujet de mon père. Le pays qui donne le jour à de pareils hommes, ne peut rester longtemps asservi ; je vous remercie de votre bon vouloir.

Un bienveillant et sympathique sourire des chevaliers qui entouraient le comte attestait combien les paroles de Breydel leur étaient agréables. Le doyen rejoignit ses collègues et murmura à l’oreille de de Coninck.

— Je vous en prie, maître, ne vous offensez pas de ce que j’ai dit à monseigneur Guy. Vous êtes et vous resterez mon chef, car, sans vos sages conseils, je ne pourrais faire grand bien.

Le doyen des tisserands serra la main de Breydel en signe d’affection et d’approbation.

— Maître de Coninck, demanda Guy, avez-vous fait connaître mon désir aux métiers ? Me fournira-t-on l’argent nécessaire ?

— Les métiers de Bruges, répondit le doyen des tisserands, mettent toutes leurs ressources à votre disposition, monseigneur. Veuillez envoyer vos agents au Pand en les munissant d’un ordre écrit ; il leur sera livré autant de marcs d’argent qu’il plaira à votre seigneurie ; les métiers vous prient de ne rien ménager, la liberté ne pourrait leur coûter trop cher.

Au moment où Guy allait témoigner sa reconnaissance du noble dévouement des Brugeois, la porte de la salle s’ouvrit et tous les regards se portèrent avec surprise sur un moine qui entra hardiment sans être appelé et s’avança jusqu’auprès des doyens. Une tunique de drap brun était ceinte par une corde autour de ses reins, un capuchon noir couvrait sa tête et cachait ses traits, de sorte qu’on ne pouvait le reconnaître. Il paraissait d’un grand âge, car son dos était tout voûté et une longue barbe descendait sur sa poitrine. D’un œil rapide il contempla tour à tour tous les chevaliers et son hardi regard pénétra jusqu’au fond de leurs cœurs ; du moins était-ce son intention évidente. Adolphe de Nieuwland reconnut en lui le même moine qui lui avait apporté la lettre de Robert de Béthune, et il allait le saluer à haute voix ; mais les gestes du moine devinrent si étranges, que les paroles s’arrêtèrent sur les lèvres du jeune chevalier. Tous les assistants ressentirent une grande colère ; l’audacieuse inquisition dont l’inconnu les rendait l’objet était une insulte qu’ils supportaient difficilement ; cependant ils ne manifestèrent pas leur irritation, parce qu’ils prévoyaient que l’énigme allait se résoudre.

Le moine, après avoir achevé son examen, dénoua la corde qui ceignait ses reins, jeta sur le sol sa tunique et sa barbe et resta au milieu de la salle exposé à tous les regards. Il releva la tête ; c’était un homme d’une trentaine d’années, d’une taille élégante et fière : il regardait en face les chevaliers comme pour leur demander :

— Eh bien ! me reconnaissez-vous ?

Mais les spectateurs, ne répondant pas assez vite au gré de son désir, il s’écria :

— Messires, il vous semble étrange de trouver un renard sous un froc de moine[78]; il y a cependant deux ans que je le porte.

— Que notre bon ami Didier soit le bienvenu ! s’écrièrent d’une seule voix tous les chevaliers ; nous vous croyions mort depuis longtemps.

— Alors, vous pourriez remercier Dieu de ce que je sois ressuscité, dit Didier Devos ; mais non, je n’étais pas mort, nos frères prisonniers et messire de Nieuwland peuvent vous l’attester. Je leur ai porté à tous des consolations, car, comme prêtre voyageur, je pouvais visiter les captifs ; que le Seigneur me pardonne le latin que j’ai parlé ! J’apporte des nouvelles de tous nos infortunés compatriotes à leurs parents et à leurs amis.

Quelques-uns d’entre les chevaliers voulurent l’interroger sur le sort des prisonniers, mais il évita de répondre à leurs questions et poursuivit :

— Pour l’amour de Dieu, ne me demandez rien là-dessus, j’ai à vous parler de choses plus importantes. Écoutez et ne tremblez pas, car, tout en plaisantant, je vous apporte une triste nouvelle. Vous avez secoué le joug et reconquis votre liberté dans une grande lutte ; je regrette de n’avoir pu assister à cette fête. Honneur à vous, nobles chevaliers et bonnes gens, qui avez délivré la patrie : aussi je vous assure que si, d’ici à quinze jours, les Flamands n’ont pas de nouveaux fers, tous les démons de l’enfer ne seront pas capables de leur ravir de nouveau la liberté ; mais c’est ce dont je doute fortement.

— Expliquez-vous, messire Didier, s’écria Guy ; expliquez-nous votre pressentiment et ne nous inquiétez pas par d’incompréhensibles paroles.

— Eh bien, je vous annonce que soixante-deux mille Français sont campés devant la ville de Lille[79].

— Soixante-deux mille ! répétèrent les chevaliers en se regardant les uns les autres avec inquiétude.

— Soixante-deux mille ! répéta aussi Breydel en se frottant les mains de joie, ô mon Dieu, quel beau troupeau !

De Coninck pencha la tête et tomba dans une profonde préoccupation ; c’était ce que faisait toujours le sage doyen des tisserands dans les circonstances critiques. Il mesurait alors la gravité du danger et les moyens de le détourner.

— Je vous assure, messires, reprit Didier Devos, qu’il y a plus de trente-deux mille cavaliers et au moins autant de fantassins. Ils pillent et brûlent comme s’ils devaient gagner le paradis par là.

— Êtes-vous bien sûr de cette mauvaise nouvelle, demanda Guy ; celui qui vous a dit cela ne vous a-t-il pas trompé, messire Didier ?

— Non, non, noble Guy, je l’ai vue de mes propres yeux, et j’ai soupé hier soir dans la tente du sénéchal Robert d’Artois. Il a juré sur son honneur, en ma présence, que le dernier des Flamands mourrait de sa main. Avisez maintenant à ce que vous pouvez faire. Quant à moi, je vais endosser la cuirasse au plus tôt ; et, dussé-je être seul à combattre ces soixante-deux mille étrangers maudits, je ne reculerai pas d’un pas ; je ne veux plus revoir le pays de Flandre en servitude.

Jean Breydel ne pouvait demeurer un instant immobile ; il trépignait, et agitait les bras avec fureur.

Ah ! s’il eût pu parler ! mais le respect l’arrêtait en présence des nobles seigneurs qui se trouvaient devant lui. Guy et les autres chevaliers s’entreregardaient avec le découragement du désespoir : trente-deux mille cavaliers expérimentés ! c’était trop pour qu’ils crussent à la possibilité de la résistance. L’armée flamande ne comptait que cinq mille hommes de cavalerie, que Guy avait amenés avec lui de Namur. Que pouvait ce petit nombre contre l’effrayante multitude des ennemis ?

— Que faire ? dit Guy, comment sauver la patrie ?

Quelques-uns furent d’avis de s’enfermer dans Bruges jusqu’à ce que le manque de vivres forçât l’armée française à battre en retraite ; d’autres voulaient marcher droit à l’ennemi et le surprendre pendant la nuit. Beaucoup d’autres moyens encore furent proposés, mais la plupart furent rejetés comme dangereux et les autres comme impraticables.

De Coninck réfléchissait toujours, la tête penchée ; il écoutait bien tout ce qui se disait, mais cela ne l’empêchait pas de poursuivre ses méditations.

Enfin Guy lui demanda quelles ressources il pouvait indiquer en d’aussi tristes circonstances.

— Monseigneur, répondit de Coninck en relevant la tête, si j’étais chef, voici ce que je ferais : je me hâterais de me rendre avec les métiers de Bruges à Courtray, pour chasser de cette ville le châtelain de Lens ; il en résulterait que les Français ne pourraient se servir de cette ville comme centre de leurs opérations dans notre pays ; nous y trouverions, nous, un asile sûr pour les femmes, les enfants et pour nous-mêmes ; car Courtray, grâce à sa citadelle, est forte tandis que la ville de Bruges, dans l’état où elle se trouve aujourd’hui, ne saurait supporter un seul assaut. De plus, j’enverrais sur-le-champ une trentaine de messagers dans toutes les villes de Flandre avec la nouvelle de l’approche de l’ennemi et l’appel de tous les klauwaerts à Courtray ; j’y ferais venir de même monseigneur de Juliers et messire de Renesse. Grâce à ces mesures, noble comte, je suis sûr qu’en trois ou quatre jours l’armée flamande compterait trente mille combattants, et, dès lors, nous n’aurions plus lieu de tant redouter l’ennemi.

Les chevaliers écoutaient dans un religieux silence ; ils admiraient l’homme extraordinaire qui, en si peu d’instants, avait conçu un plan général de défense, et développait devant eux un système de mesures aussi salutaires. Bien qu’ils ne doutassent pas de l’habileté du doyen, ils acceptaient avec peine l’idée qu’un tisserand, un homme du peuple, fût doué d’autant de génie.

— Vous avez plus d’intelligence que nous tous, s’écria Didier Devos : oui, oui, qu’il en soit fait ainsi, nous sommes plus forts que nous ne le pensions. Pour le coup, l’affaire change de face, et je crois que les Français se repentiront d’avoir mis le pied chez nous.

— Je remercie Dieu de ce qu’il vous ait inspiré cette pensée, maître de Coninck, dit le jeune comte ; vos bons et loyaux services ne demeureront pas sans récompense. Je suivrai votre conseil, car il est l’oracle d’une profonde sagesse. Maître Breydel, j’espère que vous amènerez las hommes que vous nous avez promis.

— J’ai dit huit mille, noble comte, s’écria Breydel ; eh bien, maintenant je dis dix mille. Je ne veux pas qu’un seul compagnon ou apprenti demeure à Bruges ; jeunes ou vieux, il faut que tous soient présents. J’aurai soin de veiller à ce que les Français ne nous passent point sur le corps, et les doyens, mes amis, en feront autant je le sais.

— C’est la vérité, monseigneur, dirent tous les doyens, personne ne fera défaut, car chacun désire le combat.

— Le temps est trop précieux pour que nous nous arrêtions ici plus longtemps, dit Guy ; hâtez-vous de convoquer les métiers ; dans deux heures, je serai prêt au départ et me trouverai à la tête de vos hommes sur le marché du Vendredi. Allez, je suis content de votre sympathique dévouement et de votre courage.

Tous quittèrent la salle. Guy envoya immédiatement un grand nombre de messagers dans toutes les directions, avec des ordres pour tous les nobles qui étaient demeurés fidèles à la cause de la patrie ; il fit aussi savoir à Guillaume de Juliers qu’il eut à se rendre à Courtray avec messire Jean de Renesse[80].

La terrible nouvelle se répandit en peu de temps dans la ville. À mesure qu’elle passait de bouche en bouche, le nombre des ennemis s’accroissait d’une façon merveilleuse ; bientôt les Français, selon la voix publique, s’élevèrent au chiffre de plus de deux cent mille. On comprend l’inquiétude et la désolation des femmes et des enfants à l’annonce de cette mort qui venait au-devant d’eux ; dans toutes les rues on voyait des mères en larmes qui serraient dans leurs bras, avec un effroi mêlé de pitié, leurs filles épouvantées. Les enfants pleuraient parce qu’ils voyaient pleurer leurs mères et tremblaient sans avoir la pleine connaissance du danger qui les menaçait. Les cris de douleur de ces faibles créatures et l’expression d’épouvante qui se peignait sur leurs traits contrastaient singulièrement avec l’attitude ferme et résolue des hommes.

De toutes parts les gens des métiers accouraient avec leurs armes ; le bruit des plaques de fer qu’un certain nombre d’entre eux avaient prises comme armes défensives frappait l’oreille lugubrement et se mêlait, comme une amère ironie, aux lamentations des femmes et des enfants au désespoir. Quand des hommes se rencontraient dans la rue, ils s’arrêtaient un instant pour échanger quelques paroles et s’encourageaient mutuellement à vaincre ou à mourir. Çà et là, on voyait, sur le seuil d’une maison, le père de famille embrasser tour à tour sa femme et ses enfants ; mais il essuyait bientôt les larmes qui mouillaient ses yeux et, comprimant sa tristesse, disparaissait avec ses armes dans la direction du marché du Vendredi. La mère restait longtemps encore sur la porte et regardait le coin de rue où avait disparu le père de ses enfants. Cet adieu suprême lui semblait une éternelle séparation, et elle versait un torrent de larmes, puis elle relevait ses enfants qui sanglotaient par terre, et s’enfuyait désespérée dans sa demeure.

Les métiers étaient, depuis peu d’instants, rangés en longues files sur le marché du Vendredi ; Breydel avait rempli sa promesse ; il comptait douze mille compagnons de tous métiers sous ses ordres. Les haches des bouchers scintillaient au soleil comme des miroirs et aveuglaient le regard, car on ne fixait pas impunément les yeux sur cet ardent rayonnement. Au-dessus du corps des tisserands s’élevaient deux mille goedendags garnis de leurs formidables pointes de far ; en avant d’eux se trouvait une troupe armée d’arbalètes. Guy était au centre de la place, entouré d’une vingtaine de nobles chevaliers. ; il attendait le retour des compagnons qu’on avait chargés d’aller chercher les chariots et les chevaux qui se trouvaient dans la ville. Un tisserand, envoyé par de Coninck au beffroi, apparut en ce moment sur le marché avec la grande bannière de Bruges. Dès que les gens des métiers aperçurent le lion d’azur, des acclamations inouïes, des cris enthousiastes s’élevèrent de toutes parts ; c’était la clameur incessamment répétée qui, dans la nuit sanglante, avait été le signal de la vengeance.

— Flandre au Lion ! mort à l’étranger !

Et les armes s’agitaient et se heurtaient comme si l’ennemi eût déjà été en présence.

Lorsque les bagages furent chargés sur les chariots, les trompettes firent retentir leurs sons éclatants, et les Brugeois quittèrent leur ville, bannière déployée, par la porte de Gand. Quand les femmes se virent ainsi délaissées et sans protecteurs, leur angoisse s’accrut ; il leur sembla qu’elles n’avaient plus à attendre que la mort. Dans l’après-dîner, Mathilde quitta la ville avec tous ses serviteurs et toutes ses femmes : ce départ fit croire à un grand nombre qu’on serait plus en sûreté à Courtray. Elles rassemblèrent tout ce qui pouvait s’emporter, et, après avoir fermé les portes, sortirent avec leurs enfants par la porte de Gand. D’innombrables familles prirent ainsi la route de Courtray en baignant de larmes amères le sable du chemin.

La ville de Bruges était muette comme une tombe.

XX


Grand est le héros qui, à la tête d’une troupe de braves, court défendre la liberté, et déploie et fait flotter de nouveau dans les airs le drapeau de la patrie, longtemps insulté et foulé aux pieds par les oppresseurs.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxP. Blommaert.



Il faisait nuit noire quand Guy arriva à Courtray à la tête de seize mille hommes environ. Les habitants, prévenus par des cavaliers envoyés en avant, se trouvaient en foule sur les murs de la ville, et reçurent leur souverain à la lueur des torches et en poussant des cris d’allégresse. Dès que l’armée fut entrée dans la ville, les Courtraisiens apportèrent toute espèce de vivres ; ils offrirent des tonnes entières de vin à leurs frères lassés, et restèrent toute la nuit sur le rempart, en serrant à chaque instant d’une affectueuse étreinte leurs amis de Bruges. Durant cette effusion de sympathie fraternelle, un grand nombre allèrent au-devant des femmes et enfants harassés par le voyage, pour les décharger des meubles et autres objets qu’ils avaient pu emporter. Beaucoup de ces faibles créatures, dont les pieds avaient été blessés par la route, furent transportées en ville sur les robustes épaules des secourables Courtraisiens ; tous furent hébergés, nourris et réconfortés avec sollicitude. La reconnaissance des Courtraisiens et leur ardente et généreuse affection accrut singulièrement le courage des Brugeois, car l’âme humaine s’élève toujours au contact des sentiments nobles.

Mathilde et Marie, la sœur d’Adolphe de Nieuwland, avec un grand nombre de nobles dames de Bruges, étaient arrivées à Courtray quelques heures avant l’armée ; elles avaient mis pied à terre chez des familles de leur connaissance, et fait préparer des logements pour les chevaliers, leurs parents ou leurs amis, de sorte que les nobles compagnons de Guy trouvèrent tout prêt dès leur arrivée.

Le lendemain, de bon matin, Guy alla avec quelques-uns des principaux habitants visiter les fortifications de la citadelle ; à son grand chagrin, il jugea qu’on ne pouvait s’emparer de la place qu’avec l’aide des plus grandes machines de guerre. Il comprit que la moindre tentative imprudente lui coûterait un millier d’hommes, et, après avoir mûrement réfléchi, il résolut de ne pas risquer l’assaut à la légère, Il donna ordre de construire sur-le-champ des béliers et des tours, et d’amener les machines de guerre qui se trouvaient dans la ville ; celles-ci consistaient en quelques catapultes et un petit nombre de balistes. Il était probable qu’on ne pourrait entreprendre le siége avant quatre ou cinq jours ; ce retard n’était plus aussi préjudiciable aux Courtraisiens, car, depuis l’arrivée de l’armée flamande, la garnison française avait cessé de lancer sur la ville des flèches enflammées ; on voyait bien les sentinelles armées d’arbalètes aux créneaux des tours, mais elles ne tiraient pas. Les Flamands ignoraient la cause de cette suspension d’hostilités ; ils pensaient qu’il y avait là-dessous quelque piége, et, de leur côté, faisaient bonne garde. Guy avait défendu toute agression : il ne voulait rien tenter avant que ses machines lui assurassent les chances de la victoire.

Le châtelain de Lens en était réduit à la dernière extrémité ; il ne restait à ses archers qu’un petit nombre de flèches ; aussi leur ordonna-t-il de les garder par précaution, pour le cas où il y aurait un assaut à repousser. Les approvisionnements étaient aussi tellement diminués, que la garnison ne recevait plus que la moitié des vivres nécessaires. Le châtelain espérait que la vigilance des Flamands finirait par s’endormir, et qu’il trouverait l’occasion d’envoyer un messager à Lille où était l’armée française.

Arnould d’Audenaerde, qui était arrivé quelques jours auparavant avec trois cents hommes au secours de Courtray, s’était établi avec ses gens sous les murs de la ville, dans la plaine de Groningue, aux environs de l’abbaye. Cette position était éminemment favorable pour un campement général, et cette destination lui fut assignée dans un conseil de guerre convoqué par Guy. Dès le lendemain, tandis que le métier des charpentiers était occupé à la construction des machines de siége, le reste de l’armée flamande fut conduit hors de la ville pour creuser les fossés du camp. Les tisserands et les bouchers reçurent chacun un hoyau ou une bêche, et se mirent à l’œuvre avec ardeur ; les retranchements furent élevés comme par enchantement ; l’armée entière rivalisait de zèle au travail ; c’était une véritable lutte de dévouement. Bêches et boyaux s’élevaient et s’abaissaient avec une telle rapidité que l’œil ne pouvait les suivre, et la terre volait en grosses mottes au sommet du retranchement, comme les pierres innombrables qu’une ville assiégée lance à l’ennemi.

À mesure que les travaux de terre s’achevaient, d’autres hommes venaient y adosser des tentes. De temps en temps, les travailleurs laissaient leurs outils enfoncés dans le sol, et montaient à la hâte sur le retranchement ; alors une clameur triomphale courait dans toute l’armée, et le cri : « Flandre au Lion ! Flandre au Lion ! » retentissait au loin comme une joyeuse réponse. Cela avait lieu chaque fois qu’un renfort arrivait d’autres villes.

Le peuple flamand avait, un peu à tort, accusé la noblesse de félonie et de couardise ; il est vrai qu’un grand nombre de seigneurs s’étaient ouvertement déclarés pour les Français ; mais le chiffre de ceux qui étaient demeurés fidèles à la cause de la patrie était plus considérable que celui des renégats. Cinquante-deux d’entre les principaux chevaliers flamands étaient captifs en France ; assurément c’était l’amour de leur pays et le dévouement à leur souverain qui les y avait contraints ; quant aux nobles restés en Flandre, s’ils ne s’étaient pas joints aux communes insurgées, c’est parce qu’ils regardaient le champ de bataille comme le seul lieu où ils pussent faire preuve dignement de courage et de dévouement. Les mœurs du temps leur avaient donné ces sentiments ; car il y avait alors autant de distance entre le chevalier et les gens des communes, qu’il y en a aujourd’hui entre le maître et son domestique. Aussi longtemps que la lutte s’était concentrée dans l’enceinte des villes et avait été dirigée par les chefs populaires, ils étaient demeurés dans leurs châteaux, en gémissant sur l’oppression de la patrie ; mais dès que Guy fit appel à ses sujets comme suzerain légitime, ils s’empressèrent d’accourir avec leurs hommes.

Dès le matin du premier jour, arrivèrent à Courtray, les seigneurs Baudouin de Papenrode, Henri de Raveschoot, Ivon de Belleghem, Salomon de Sevecote, et le sire de Maldeghem avec ses deux fils. À midi, des flots de poussière s’élevèrent comme un nuage dans la direction de Moorsele, au dessus des massifs d’arbres qui entourent ce village ; et l’on vit entrer dans la ville, salués par les acclamations enthousiastes des Brugeois, debout sur leurs retranchement, cinq cents hommes, venant de Furnes, et ayant à leur tête l’illustre guerrier Eustache Sporkyn. Une foule de chevaliers qu’ils avaient rencontrés, chemin faisant, les accompagnaient ; parmi ceux-ci les principaux étaient : messires Jean d’Ayshoven, Guillaume de Daekenam et son frère Pierre ; le sire de Landeghem, Hugues van der Moere, Simon de Caestere. Jean Willebaert de Thourout s’était aussi rangé, avec quelques hommes, sous le commandement de Sporkyn. À tout instant, des chevaliers arrivaient seuls au camp, et même il y en eut qui appartenaient à d’autres pays ou à d’autres comtés, et qui, se trouvant en Flandre, n’hésitèrent pas à prendre part à l’œuvre de délivrance des Flamands. Ainsi, Henri de Lonchyn du Luxembourg, Goswyn de Goetsenhove et Jean van Cuyck, deux nobles Brabançons, se trouvaient déjà auprès de Guy, quand arrivèrent les gens de Furnes. Dès qu’ils se furent restaurés, tous ces hommes furent envoyés au camp et placés sous les ordres de messire de Renesse.

Le deuxième jour, accoururent les gens d’Ypres. Bien qu’ils dussent veiller à la sûreté de leur propre ville, ils n’avaient pu souffrir qu’on délivrât le pays de Flandre de la domination étrangère, sans leur concours. Ils formaient la plus belle troupe que l’on pût voir ; cinq cents d’entre eux étaient armés de masses d’armes, entièrement vêtus d’écarlate, et coiffés de chaperons surmontés de radieuses aigrettes ; ils portaient aussi des plaques d’acier sur la poitrine, des brassarts et des genouillères qui scintillaient au soleil. Sept cents autres portaient de grandes arbalètes à ressort de fer ; ils portaient un costume vert à galons jaunes. Avec eux se trouvaient Jacques d’Ypres, écuyer du comte Jean de Namur, messire Didier de Flamertinghe, Joseph van Hollebeke, Baudouin de Paschendale ; les chefs étaient Philippe Baelde et Pierre Belle, doyens des deux principaux métiers d’Ypres.

Dans l’après-dîner vint le reste du contingent du Franc[81], c’est-à-dire les hommes des villages avoisinant Bruges et qui étaient au nombre de deux cents bien armés et bien équipés.

Le troisième jour, avant midi, messire Guillaume de Juliers, le prêtre, arriva de Cassel avec Jean de Renesse. Cinq cents cavaliers, quatre cents Zélandais et un renfort de Brugeois entrèrent avec eux dans le camp[82].

La plupart des chevaliers convoqués avaient répondu à l’appel ; la plupart des villes avaient envoyé leurs hommes ; toutes sortes d’hommes d’armes se trouvaient sous les ordres de Guy. La joie qui transporta les Flamands, durant ces quelques jours, échappe à toute expression ; ils s’apercevaient enfin que leurs compatriotes n’étaient pas aussi abâtardis qu’on l’eût pu croire, et que, sur toute l’étendue du sol flamand, la patrie comptait encore un grand nombre d’hommes vaillants et décidés : déjà près de vingt et un mille combattants étaient campés sous l’étendard du lion noir, et de nouveaux renforts de moindre importance arrivaient à toute instant.

Bien que l’ennemi eût une armée de soixante-deux mille hommes, dont la moitié consistait en cavalerie, les Flamands n’éprouvèrent plus la moindre appréhension. Dans leur exaltation ils quittaient souvent leur travail pour s’embrasser mutuellement et ne trouvaient alors que des paroles de triomphe, comme si rien ne pouvait leur enlever la victoire.

Vers le soir, au moment où ils regagnaient leurs huttes avec leurs bêches, le cri : « Flandre au Lion ! » retentit de nouveau sur les murs de Courtray ; chacun courut aux retranchements pour voir ce dont il s’agissait. Dès que les regards se furent portés en dehors de l’enceinte du camp, des cris de joie répondirent aux acclamations des Courtraisiens. Six cents cavaliers bardés de fer faisaient leur entrée dans le camp. Cette troupe venait de Namur et était envoyée en Flandre par Jean de Namur, frère de Robert de Béthune. L’arrivée de ce renfort porta à son comble la joie des Flamands ; car la cavalerie leur faisait grand défaut. Bien qu’ils sussent que les gens de Namur ne pouvaient les comprendre, ils leur adressèrent mille cris de bienvenue et leur apportèrent du vin en abondance. Les soldats étrangers, à la vue de ces affectueuses effusions, se sentirent pris d’une sympathie réciproque et jurèrent de verser leur sang pour d’aussi bonnes gens.

La seule ville de Gand n’avait pas répondu à l’appel, pas un seul compagnon n’en était encore venu à Courtray. On savait depuis longtemps que Gand fourmillait de léliards et que le magistrat de cette ville était tout à fait sympathique aux étrangers ; cependant on avait compté sur un secours de sept cents hommes, et Jean Borlunt avait promis son concours. Dans le doute où l’on se trouvait, les Flamands qui se trouvaient au camp n’osaient accuser à haute voix leurs frères de Gand de trahison ; cependant les Gantois étaient tenus pour suspects par un grand nombre, et mainte voix isolée leur adressait des épithètes méprisantes dont il était difficile de mesurer la portée.

Le soir, alors que le soleil avait disparu depuis une heure derrière le village de Moorsele, tous les ouvriers étaient rentrés dans leurs tentes. On entendait çà et là une chanson suivie du choc des hanaps et dont de nombreuses voix répétaient le refrain ; dans d’autres tentes il y avait des conversations animées et confuses dans lesquelles le cri : « Flandre au Lion ! » permettait de supposer que les interlocuteurs s’excitaient mutuellement à combattre vaillamment quand l’heure de la lutte serait venue, et se communiquaient librement leurs sentiments. Au centre du camp, à une certaine distance des tentes, flamboyait un grand feu qui illuminait les alentours de ses rouges lueurs. Une dizaine d’hommes étaient chargés de l’entretenir ; on les voyait arriver tour à tour, traînant de grandes branches, et l’on entendait par intervalles la voix d’un chef s’écrier :

— Attention ! prenez garde ! ne remuez pas le foyer ainsi ; ne chassez pas d’étincelles sur le camp !

À quelques pas du foyer se trouvait la tente de la garde du camp ; c’était un toit recouvert de peaux de bœufs, et dont la charpente reposait sur huit grosses poutres : les quatres faces en étaient ouvertes de sorte qu’on pouvait surveiller le camp dans toutes les directions.

Jean Breydel devait veiller cette nuit-là avec cinquante de ses hommes ; ils étaient assis tous sur de petits sièges de bois autour d’une table, sous le toit qui devait les garantir contre la rosée et la pluie ; leurs haches, sous le reflet du feu, flamboyaient dans leurs mains, comme des armes de feu ; On voyait au dehors les sentinelles se promener dans les ténèbres. Une grande cruche de vin et un certain nombre de hanaps d’étain se trouvaient devant eux sur la table, et, bien qu’il ne leur fût pas interdit de boire, on pouvait voir néanmoins qu’ils le faisaient avec modération, car ils portaient rarement les hanaps à la bouche. Ils riaient et jasaient joyeusement et racontaient d’avance les beaux coups qu’ils comptaient porter à l’ennemi dans la bataille imminente.

— Qu’on dise encore, s’écria Breydel, que les Flamands ne ressemblent pas à leurs pères, alors qu’une armée telle que la nôtre se réunit de bonne volonté ! Que les Français viennent avec leurs soixante-deux mille hommes ! Plus il y aura de gibier, meilleure sera la chasse. Ils disent que nous sommes un tas de misérables chiens ; mais qu’ils prient Dieu que ces chiens ne les mordent pas, car ils ont bonnes dents !

Les bouchers rirent de bon cœur de cette sortie ironique de leur doyen ; ils regardaient à dessein un vieux compagnon, dont la barbe grise attestait le grand âge. L’un d’eux lui cria :

— Et toi, Jacques, ne saurais-tu plus mordre ?

— Si mes dents ne sont plus aussi bonnes que les vôtres, répondit, le vieux boucher, je n’en ai pas moins une hache qui a l’habitude de mordre depuis longtemps. Je parierais avec vous vingt mesures de vin à celui qui enverra en enfer le plus de Français.

— C’est fait, s’écria un autre ; nous allons les boire tout de suite ; je vais les chercher.

— Un instant, dit Breydel en intervenant, restez en place. Buvez demain ; car, je vous le déclare, le premier qui s’enivre, je le fais jeter en prison à Courtray : il n’assistera pas à la bataille.

Cette menace produisit sur les bouchers un effet étonnant : les paroles s’éteignirent sur leurs lèvres, et plus un d’eux ne bougea ; le vieux boucher seul osa encore parler :

— Par la barbe de notre doyen, s’écria-t-il, si pareille chose devait m’arriver, je préférerais être rôti tout vif sur un gril, comme cela est arrivé jadis à monseigneur saint Laurent ; car, de ma vie, je n’aurai occasion de revoir pareille fête.

Breydel s’aperçut que sa menace avait frappé tous les assistants de crainte et de tristesse : cela lui déplut d’autant plus, que lui-même était enclin à la gaieté. Dans le but de réveiller chez ceux qui l’entouraient l’élan et la joie, il saisit la cruche, et, remplissant successivement les hanaps, il dit :

— Eh bien, mes gars, pourquoi vous taisez-vous ? Tenez, prenez et buvez, et que le vin vous rende la parole. Je suis fâché de vous avoir parlé comme je viens de le faire. Est-ce que je ne vous connais pas ? Ne sais-je pas que le sang des bouchers coule dans vos veines ? Allons, à votre santé, camarades !

Une expression de plaisir reparut tout à coup sur la physionomie des bouchers, et le silence qu’ils gardaient se changea en de longs éclats de rire quand ils s’aperçurent que la menace de leur doyen n’était qu’une plaisanterie.

— Buvez, reprit Breydel, en remplissant son verre : cette cruche est à vous, il faut la vider jusqu’au fond. Vos compagnons, qui sont en sentinelle, en trouveront une autre à leur retour. Maintenant que nous voyons toutes les villes nous venir en aide, et que nous nous trouvons si forts, nous pouvons bien fêter ce bonheur.

— Je bois à la honte des Gantois ! s’écria l’un des compagnons. Depuis longtemps nous savons que qui compte sur eux compte sans son hôte ; mais peu importe ! qu’ils restent chez eux : notre brave ville de Bruges aura seule l’honneur de la lutte et de la délivrance.

— Les Gantois sont-ils bien des Flamands comme nous ? s’écria un autre, et leur cœur bat-il pour la liberté ? Y a-t-il à Gand des bouchers comme nous ? Vive Bruges ! c’est là qu’est la vraie race flamande !

— Comment ? s’écria Breydel ; il y a à Gand un homme qui a un cœur de lion. Jean Borlunt n’est-il pas connu dans le monde entier ? Je suis sûr que s’il voulait s’enquérir de la chose, il découvrirait que ses pères étaient des bouchers ou quelque chose de pareil ; car messire Jean ressemble à un Gantois comme un taureau à un agneau.

Les bouchers éclatèrent de rire de nouveau.

— Et je ne sais, poursuivit Breydel, pourquoi monseigneur Guy souhaite leur venue ; n’y a-t-il pas déjà trop grande disette au camp pour appeler ici de nouveaux mangeurs ? Monseigneur Guy croit-il que nous soyions hommes à perdre la partie ? On voit bien qu’il habite Namur : il ne connaît pas les Brugeois, sans cela il ne désirerait pas la venue des Gantois. Nous n’avons pas besoin d’eux, qu’ils restent où ils sont : nous ferons bien nos affaires sans eux, — et puis ce sont des gens qui hésitent toujours.

En vrai Brugeois, Breydel n’aimait pas les Gantois. Depuis leur fondation, les deux principales villes de la Flandre avaient toujours été en querelle, non pas que l’une d’elles possédât des citoyens plus courageux et plus dévoués, mais parce que toutes deux, vivant de l’industrie, s’efforçaient mutuellement de s’enlever le commerce et de l’accaparer chacune pour leur compte exclusivement. Aujourd’hui cette haine persiste encore entre les habitants de Gand et de Bruges ; il est si difficile d’enlever à un peuple ses sentiments héréditaires que la vieille envie que se portent les deux cités a persévéré jusqu’à nos jours.

Ainsi discourait Breydel avec ses compagnons ; plus d’une injure fut proférée à l’adresse des Gantois, jusqu’à ce que, ce thème étant épuisé, on fit tomber l’entretien sur un autre sujet. Tout à coup l’attention générale fut attirée par un bruit imprévu ; on eût dit que deux hommes luttaient à quelques pas de la tente. Tous se levèrent pour aller voir ce que ce pouvait être, mais avant que personne eût eu le temps de sortir de la tente, entra un boucher placé en sentinelle avec autre personnage qu’il attirait violemment à l’intérieur :

— Maître, dit-il en poussant l’étranger dans la tente, j’ai trouvé ce ménestrel derrière le camp ; il allait écouter à toutes les tentes et se glissait à pas de loup dans les ténèbres : pendant longtemps je l’ai suivi et épié. Il y a sans doute quelque trahison là-dessous, car voyez comme le coquin tremble.

L’homme qu’il avait introduit dans la tente était vêtu d’un pourpoint bleu, et portait sur la tête un chaperon orné d’une plume. Une longue barbe couvrait la moitié de son visage. De la main gauche il tenait un petit instrument à cordes qui ressemblait assez à une harpe et semblait vouloir en jouer un air. Il tremblait de peur et il était d’une pâleur telle qu’on eût dit que la vie allait l’abandonner ; il était visible qu’il voulait éviter le regard de Jean Breydel ; car il tournait la tête d’un autre côté pour que le doyen ne vît point ses traits.

— Que viens-tu faire dans le camp ? s’écria Breydel ; pourquoi es-tu aux écoutes autour des tentes ? Réponds !… vite !

Le ménestrel répondit dans une langue qui ressemblait au haut allemand et fit présumer par là qu’il appartenait à une autre partie du pays.

— Maître, dit-il, je viens de Luxembourg, et j’ai porté à Courtray un message destiné à messire de Lonchyn. On m’a dit qu’un de mes frères se trouve au camp, et j’étais venu à sa recherche. Je suis tout saisi et tout effrayé de ce que la sentinelle m’ait pris pour un espion ; mais j’espère que vous ne me ferez point de mal.

Breydel, qui se sentit pris de compassion pour le poëte, renvoya la sentinelle et, désignant un siége à l’étranger, il dit :

— Vous devez être fatigué par un aussi long voyage. Asseyez-vous, mon beau ménestrel. Buvez, — ce hanap est à vous. Vous nous chanterez quelques chansons et nous saurons récompenser votre talent. Reprenez courage, vous vous trouvez au milieu de braves gens.

— Pardonnez-moi, maître, répondit le ménestrel, je ne puis demeurer ici, car le messire de Lonchyn m’attend. Je pense que vous ne voudrez pas contrarier le désir du noble chevalier en me retenant plus longtemps.

— Il nous faut une chanson ! s’écrièrent les bouchers ; il ne partira pas avant d’avoir chanté.

— Hâtez-vous, s’écria Breydel ; car si vous ne voulez pas nous donner le plaisir d’entendre quelques chansons, je vous garde ici jusqu’à demain. Si vous vous étiez mis tout de suite de bonne volonté, vous en auriez déjà fini. Chantez, je vous l’ordonne !

L’inquiétude du ménestrel s’accrut à cette sommation impérative ; à peine savait-il encore tenir sa harpe en main, et il tremblait tellement que les cordes de l’instrument, en frôlant ses vêtements, résonnèrent et envoyèrent quelques vagues accords à l’oreille des bouchers, ce qui rendit leur envie encore plus grande.

— Veux-tu jouer ou chanter ? s’écria Breydel, car si tu ne te hâtes, cela va tourner mal.

Le ménestrel, pris d’une mortelle frayeur, porta sur la harpe ses doigts tremblants et ne tira de l’instrument que des sons faux et confus. Les bouchers s’aperçurent sur-le-champ qu’il ne savait pas en jouer.

— C’est un espion ! s’écria Breydel : fouillez-le et assurez-vous s’il ne porte pas sur lui quelque trahison.

En un instant le ménestrel fut dépouillé de ses vêtements de dessus, et bien qu’il demandât grâce d’une voix suppliante, il fut durant cette perquisition rudement poussé de côté et d’autre.

— Je le tiens ! s’écria un boucher qui avait glissé la main sous le pourpoint de l’inconnu ; voici la preuve de la trahison !

Il retira sa main qui tenait un parchemin ployé en trois ou quatre doubles et auquel était appendu un sceau entouré de cire pour qu’il ne se brisât point. Le ménestrel était aussi atterré que s’il eût vu la mort devant lui : tout en regardant le doyen avec anxiété, il murmura quelques paroles qui ne furent pas entendues par les bouchers.

Jean Breydel saisit le parchemin, le déploya et le considéra pendant longtemps, sans que cette contemplation pût lui rien apprendre ; à cette époque, en dehors du clergé, peu de gens savaient lire, et les nobles eux-mêmes étaient la plupart plongés dans la plus profonde ignorance.

— Qu’est-ce que cela, misérable que tu es ? s’écria Breydel.

— C’est une lettre de messire de Lonchyn, balbutia d’une voix entrecoupée le faux ménestrel.

— Attends ! reprit le doyen, je vais savoir ce qu’il en est.

Il tira son couteau et coupa la cire qui enveloppait le sceau. Il aperçut les fleurs de lis, les armes de France, et s’élança en rugissant sur l’inconnu qu’il saisit par la barbe, et, tout en le secouant violemment, il s’écria :

— Ah ! c’est une lettre de messire de Lonchyn ? Non, c’est une lettre du châtelain de Lens, et tu es un infâme espion. Tu vas mourir d’une mort terrible, scélérat !

À ces mots, il tira si fortement la barbe de l’espion que les cordons qui attachaient cette barbe à la tête se brisèrent, et Breydel reconnut ses traits. Il le repoussa en arrière avec une telle colère qu’il alla rebondir contre l’un des poteaux qui soutenaient la tente.

— Oh, Brakels !… Brakels !… ta dernière heure est venue ! s’écria Breydel comme effrayé de l’apparition inattendue du traître.

Le vieux boucher qu’on avait plaisanté sur ses mauvaises dents se précipita sur Brakels, le saisit à la gorge et le serra avec une telle force contre le poteau où Breydel l’avait lancé, que les yeux du patient lui sortaient de la tête ; la vigoureuse étreinte du boucher coupait la respiration au traître. Il eût été bientôt étranglé, si les mouvements qu’il faisait pour se dégager ne lui eussent permis de soulager de temps en temps sa poitrine oppressée.

Les clameurs des bouchers avaient éveillé une foule de gens qui accouraient avec curiosité de toutes les tentes environnantes, les uns sans justaucorps, les autres sans pourpoints. Dès qu’ils surent la cause du tumulte, ils se mirent à demander avec rage que Brakels leur fût livré.

— Donnez-le-nous ! s’écriaient-ils : nous voulons son sang ! nous voulons sa chair !

Breydel saisit le vieux boucher par les épaules et le sépara de Brakels en s’écriant :

— Ne vous souillez pas du sang de ce traître ! S’il n’était trop vil il serait déjà mort de ma main.

— Non ! s’écria le boucher en levant sa hache, je veux me donner ce plaisir-là. On gagne une place en paradis en mettant à mort un traître à son pays. Laissez-moi faire, maître ; je vous en prie pour l’amour de Dieu ! un coup seulement !

Brakels agenouillé suppliait, les mains jointes, qu’on lui laissât la vie ; il se traîna jusqu’au doyen et dit en sanglotant :

— Oh ! maître, ayez donc pitié de moi… je servirai fidèlement la patrie… ne me tuez pas !

Breydel lui jeta un regard plein de colère et de mépris, et d’un coup de pied dans le côté le lança à l’autre extrémité de la tente. Sur ces entrefaites, les bouchers avaient grand’peine à contenir les milliers d’hommes qui se pressaient autour de la tente, et, transportés par l’ardeur de la vengeance, demandaient à grands cris qu’on leur livrât le traître.

— À nous ! à nous ! hurlait la foule furieuse. Au feu ! au feu !

— Je ne veux pas, dit Breydel à ses hommes d’un ton impérieux, je ne veux pas que le sang de cette vipère touche votre hache. Qu’on le livre au peuple !

À peine cet ordre était-il sorti de sa bouche, qu’il sortit de la foule un homme qui lança une corde au cou de Brakels ; des centaines de mains saisirent l’extrémité de cette corde, renversèrent le traître en arrière et le traînèrent hors de la tente. Ses clameurs d’angoisse se perdirent dans les cris de la foule. Après l’avoir traîné tout autour du camp, on l’amena, hurlant de douleur, auprès du feu, à travers lequel on le fit passer quatre ou cinq fois, jusqu’à ce que les charbons en s’attachant à son visage l’eussent rendu méconnaissable. La multitude reprit alors sa course et disparut dans les ténèbres avec le cadavre inanimé. Longtemps encore les cris retentirent au loin ; longtemps encore on tortura le corps du traître : une heure après, on le suspendit tout mutilé à un gibet dressé dans le voisinage du feu. Chacun regagna sa tente, et le plus profond silence suivit l’affreux tumulte qui avait accompagné la terrible exécution.


XXI


Flandre au Lion ! c’est notre cri de guerre.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxLouis van Velthem.



Guy avait donné l’ordre que, le lendemain matin, toute l’armée, chaque corps sous le commandement de son chef, se rangeât en bataille dans la plaine de Groningue, en avant du camp ; il voulait passer une revue générale de ses troupes.

Selon cet ordre, les Flamands s’étaient disposés en carré au lieu désigné. On eût dit les quatre murs qui servent de fondement à un imposant édifice ; chaque côté comptait huit rangs serrés ; les quatre mille tisserands de de Coninck formaient l’extrémité de l’aile droite. Le premier rang de son corps consistait en tireurs qui portaient une pesante arbalète sur l’épaule et, sur le côté, un carquois rempli de flèches à pointe de fer ; ils n’avaient pour toute arme défensive qu’une grossière plaque de fer, fixée par quatre courroies sur la poitrine. Au-dessus des six derniers rangs s’élevaient à dix pieds de haut des milliers de piques ; cette arme, qui n’était autre que la fameuse goedendag, était la plus redoutée des Français, parce qu’elle permettait d’atteindre et de percer facilement les chevaux ; nulle cuirasse ne pouvait garantir contre les coups de cette redoutable pique ; tout cavalier atteint vidait infailliblement les arçons.

Du même côté se trouvaient aussi les Yprois à l’élégant costume : leur premier rang se composait de cinq cents hommes robustes, dont le vêtement rouge avait la nuance du plus beau corail. D’ondoyants panaches retombaient sur leurs épaules du sommet d’un casque à la forme gracieuse ; d’énormes massues garnies de pointes de fer, reposaient sur le sol et leur main vigoureuse en serrait la poignée ; de petites plaques de fer couvraient leurs bras et leurs jambes. Les autres rangs de cette belle troupe étaient tous vêtus de vert ; des arcs de fer détendus dépassaient leurs têtes.

L’aile gauche se composait uniquement des dix mille hommes de Breydel ; d’un côté les innombrables haches des bouchers resplendissaient aux yeux du reste de l’armée, qui souvent détournait le regard de ce fourmillement d’étincelles allumées par l’éclatante réverbération du soleil. Les bouchers n’étaient pas vêtus avec élégance : de courts hauts-de-chausses bruns et un justaucorps de même couleur constituaient tout leur costume ; leurs manches étaient retroussées jusqu’au coude : c’était chez eux une habitude, car ils étaient fiers de pouvoir montrer leurs muscles puissants. Beaucoup d’entr’eux avaient des cheveux blonds tirant sur le roux ; de longues cicatrices, signe des blessures reçues dans les précédentes batailles, sillonnaient profondément leur visage : pour eux c’était la glorieuse attestation de leur bravoure. Les traits de Breydel contrastaient étrangement avec ces physionomies rudes et hâlées ; tandis que la vue de la plupart de ses compagnons inspirait la crainte, le visage de Breydel était noble et sympathique : ses beaux yeux bleus flamboyaient sous des sourcils fins et déliés, de longues boucles blondes ondoyaient autour de son cou et une barbe soyeuse allongeait le gracieux ovale de sa figure. Si l’expression de ses traits était avenante en ce moment, c’est parce qu’il était satisfait et joyeux ; mais quand la colère l’emportait, la face d’un lion irrité n’était pas plus effrayante que la sienne ; alors ses joues se crispaient et se couvraient de rides fébriles, ses dents se serraient, en grinçant et ses sourcils se contractaient convulsivement.

À la troisième aile, se trouvaient les gens de Furnes et les hommes d’armes d’Arnould d’Audenaerde et de Baudouin de Papenrode. Le métier de Furnes comptait mille combattants armés de frondes et cinq cents helmhouwers[83]; les premiers se trouvaient en avant et étaient entièrement vêtus de cuir, afin que la fronde, en tournoyant, n’eût pas de prise sur cette surface lisse. Une large ceinture, aussi de cuir, ceignait leurs reins ; elle renfermait les cailloux arrondis qu’ils devaient lancer à l’ennemi ; de la main droite ils tenaient une courroie de cuir, au milieu de laquelle était pratiquée une cavité. C’était la fronde, arme terrible, avec laquelle ils savaient frapper l’ennemi avec tant de précision, que les lourdes pierres qui s’échappaient du cuir manquaient rarement leur but. Derrière eux se tenaient les helmhouwers ; ils étaient bien couverts par des plaques de fer et portaient sur la tête de lourds heaumes. Leur arme était la hache de combat, munie d’un long manche ; l’acier de la hacha était surmonté d’une forte pointe de fer avec laquelle ils perçaient casques et cuirasses, ce qui leur avait valu leur nom. Les gens d’Audenaerde et de Papenrode qui, comme nous l’avons dit, se trouvaient du même côté, portaient des armes de toutes sortes ; toutefois les deux premiers rangs se composaient exclusivement d’arbalétriers ; les autres avaient des lances, des massues ou des épées.

La dernière aile, qui fermait le carré, comprenait toute la cavalerie de l’armée, c’est-à-dire les onze cents hommes envoyés par le comte Jean de Namur à son frère Guy. Cette troupe était toute couverte de fer et d’acier ; on ne pouvait voir que les yeux des cavaliers à travers les trous de la visière, et les pieds des chevaux qui sortaient de leurs caparaçons de fer. Des épées longues ou courtes s’appuyaient à l’épaulière de leurs cuirasses, et d’ondoyants panaches flottaient au vent derrière eux.

Ainsi était rangée l’armée, conformément aux ordres de son chef. Le plus grand silence régnait dans les rangs ; les hommes d’armes se demandaient bien naturellement ce qui allait se passer ; mais ils parlaient si bas que nul autre que leur voisin ne pouvait entendre. Guy et tous les autres chevaliers qui n’avaient pas amené de troupes, étaient logés à Courtray ; depuis quelque temps déjà l’armée était sous les armes et aucun d’eux n’avait encore paru.

Tout à coup on vit la bannière de monseigneur Guy apparaître sous la porte de la ville ; messire de Renesse qui, en l’absence du général, commandait l’armée, cria :

— Haut les armes ! serrez les rangs !

À ce commandement, tous mirent leur arme dans la position voulue, se rapprochèrent et s’alignèrent en rangs. À peine ce mouvement était-il opéré, que la cavalerie s’ouvrit pour permettre à Guy, suivi d’un nombreux cortége, d’entrer dans le carré.

En avant chevauchait le porte-drapeau avec la bannière de Flandre ; le lion de sable en champ d’or se déployait gracieusement au-dessus de la tête du cheval et semblait montrer ses formidables griffes, comme un présage de la victoire, aux Flamands transportés. Un peu en arrière venait Guy avec son cousin Guillaume de Juliers. Le jeune général portait une cuirasse resplendissante sur laquelle les armes de Flandre étaient artistement ciselées ; son casque était surmonté d’un magnifique panache qui retombait jusque sur la croupe de son cheval. Sur la cuirasse de Guillaume de Juliers s’étalait une large croix rouge ; le vêtement blanc du prêtre s’échappait de dessous sa cotte de mailles et descendait sur la selle ; son casque ne portait pas de panache, et toute son armure était unie et sans ornements. Adolphe de Nieuwland suivait immédiatement ces illustres seigneurs ; il était richement équipé ; mille clous dorés étincelaient sur les liens qui rattachaient les plaques de son armure ; un panache vert flottait sur son casque et ses gantelets de fer étaient argentés. Sous sa cotte de mailles on pouvait entrevoir une écharpe verte : — ce présent lui avait été donné par la fille du Lion de Flandre, comme une marque de sa reconnaissance. À côté de lui chevauchait Mathilde, montée sur une haquenée blanche comme la neige. La jeune comtesse était encore pâle, mais la maladie l’avait quittée ; le retour de son frère Adolphe avait chassé ses souffrances. Une sorte d’amazone bleu de ciel du velours le plus fin, semé de lions d’argent, tombait sur ses pieds jusqu’à terre et un voile de soie descendait du sommet de son chaperon jusque sur le dos de sa monture.

Venaient ensuite une trentaine de chevaliers et de nobles dames, tous vêtus avec la plus grande magnificence, et aussi tranquilles, aussi gais que s’ils allaient assister à un pacifique tournoi. Le splendide cortége s’avança jusqu’au centre du carré où il s’arrêta, au milieu du solennel silence des troupes.

Guy fit approcher son héraut d’armes et lui tendit un parchemin pour qu’il en proclamât le contenu.

— N’oublie pas le nom de guerre, Lion de Flandre, ajouta-t-il ; car cela fait plaisir à nos bonnes gens de Bruges.

La curiosité des hommes d’armes se manifesta par un mouvement soudain qu’ils réprimèrent sur-le-champ, et ils prêtèrent la plus grande attention. Ils se doutaient bien que ce cérémonial solennel cachait quelque mystère et que ce n’était pas assurément sans motif que leur souveraine et les nobles dames qui l’entouraient venaient au milieu d’eux si richement vêtues. Le héraut d’armes s’avança, sonna trois fois de la trompette, et s’écria d’une voix forte :

« Nous, Guy de Namur, au nom de notre comte et frère Robert de Béthune, Lion de Flandre, à tous ceux qui liront ou entendront lire les présentes, salut !

» Prenant en considération… »

Tout à coup il s’arrêta ; un sourd murmure courait dans les rangs, et chacun leva son arme tandis que les archers tendaient leur arc comme s’il y eût eu un danger imminent.

— L’ennemi ! l’ennemi ! s’écria-t-on.

On voyait au loin apparaître un nombreux corps d’armée ; des milliers d’hommes s’avançaient en rangs pressés : on n’en pouvait voir la fin, car il n’y avait point de cavalerie. Bientôt on vit un chevalier se détacher de la troupe inconnue et s’élancer au galop vers le camp ; il était tellement penché sur le cou de son cheval qu’on ne pouvait le reconnaître, bien qu’il fût déjà très-rapproché. Arrivé plus près de l’armée stupéfaite, il s’écria en se rapprochant encore :

— Flandre au Lion ! Flandre au Lion ! Voici les Gantois[84] !

On reconnut le vieux guerrier : de joyeuses acclamations lui répondirent, et son nom s’échappa de toutes les bouches :

— Vive Gand ! vive messire Jean Borlunt ! Bienvenus soient nos bons frères !

Les Flamands, à la vue d’un renfort si inattendu, d’une si nombreuse armée qui venait se joindre à eux, ne se possédaient plus de joie ; les chefs durent faire tous les efforts possibles pour faire rester les hommes dans leurs rangs. Ils s’agitaient en proie à une indicible allégresse et semblaient perdre la tête. Messire Jean Borlunt s’écria :

— Courage, amis, la Flandre sera libre ! Je vous amène cinq mille hommes intrépides et bien armés.

Et les Flamands enthousiasmés répondirent comme d’une seule voix :

— Vive le héros de Woerningen ! Borlunt ! Borlunt !

Messire Borlunt s’approcha du jeune comte et allait le saluer respectueusement :

— Trêve de cérémonies, messire Jean, dit Guy en l’arrêtant ; donnez-moi la main. Si vous saviez combien je suis heureux de vous voir, vous qui avez vécu sans quitter la cuirasse et qui avez une si grande expérience de la guerre ! j’étais tout marri déjà de ne vous voir point arriver. Vous avez bien tardé…

— Oh, oui ! monseigneur Guy, répondit Borlunt, plus longtemps qu’à mon gré ; mais ces lâches léliards m’ont arrêté. Croiriez-vous, monseigneur, qu’il s’était ourdi une conspiration à Gand pour r’ouvrir aux Français les portes de la ville ? Ils ne voulaient pas nous laisser sortir pour venir en aide à nos frères ; mais, Dieu soit loué ! ils n’y ont pas réussi parce que le peuple les hait et les méprise profondément. Les Gantois ont chassé le magistrat dans le burg et ont brisé les portes de la ville. Voici venir cinq nulle hommes déterminés qui aspirent à la bataille comme à une fête ; ils n’ont pas encore eu un morceau de pain aujourd’hui.

— Je pensais bien que de grands obstacles vous retenaient, messire Borlunt, et je craignais que vous ne vinssiez pas.

— Comment, monseigneur Guy, je ne serais pas venu à Courtray ! Moi qui ai versé mon sang pour l’étranger, je ne serais pas venu en aide à ma patrie en détresse ! C’est ce dont les Français feront l’expérience. Il me semble que je n’ai pas trente ans… Et mes hommes, mon Dieu ! attendez, noble comte, que vienne l’heure sanglante, et vous verrez comment, le Lion de Gand en tête, ils tomberont sur l’ennemi.

— Ce que vous me dites me réjouit fort, messire Borlunt ; nos gens aussi sont courageux et résolus ; si nous devions perdre la bataille, il y aurait peu de Flamands qui reviendraient chez eux, je vous l’assure.

— Perdre la bataille, dites-vous ? la perdre, mon seigneur Guy ? Je n’y crois pas : nos hommes sont de trop bonne volonté. Et Breydel donc ? La victoire rayonne sur son visage. Voyez-vous, monseigneur, je parierais ma tête que, si on laissait faire Breydel, il passerait à travers les soixante-deux mille Français avec ses bouchers, comme on passe à travers un champ de blé. Dieu et monseigneur saint Georges nous viendront en aide ; ayez bon espoir ! Mais, pardonnez-moi, monseigneur Guy, voici mes hommes. Je vous quitte pour un instant.

Les Gantois entrèrent en ce moment dans la plaine de Groningue ; ils étaient las et tout couverts de poussière, car ils avaient fait une marche forcée sous un ardent soleil. Ils étaient armés de toutes façons ; on pouvait retrouver parmi eux tous les corps que nous avons déjà décrits. Une quarantaine de nobles chevauchaient en avant ; la plupart étaient des amis du vieux Jean Borlunt ; on y voyait le sire de Leerne, Jean de Coyeghene, Baudouin Steppe, Simon Bette, Paul de Severen et son fils, Jean d’Aersele, le chevalier van Vynct, Thomas de Vurselaere, Jean de Machalen, Guillaume et Robert Wennemaer, et un grand nombre d’autres encore[85]. Au centre, et dominant tout le corps d’armée, flottait l’étendard de Gand avec son lion d’argent. Les Brugeois, qui sentaient l’injustice de leurs reproches à l’adresse des Gantois, s’écrièrent à plusieurs reprises :

— Bienvenus soient nos frères de Gand ! Vive la ville de Gand !

Sur ces entrefaites, Jean Borlunt disposait ses hommes en rangs réguliers en avant de l’aile gauche du carré ; il voulait, en quelque sorte, mettre en évidence ses braves Gantois, afin que les Brugeois pussent voir qu’ils ne leur cédaient pas en patriotisme.

Sur l’ordre de Guy, il s’éloigna et gagna le camp, afin de faire goûter à ses hommes un repos dont ils avaient grand besoin.

Dès que les Gantois furent partis, Jean de Renesse entra dans le carré et cria :

— Haut les armes ! Silence !

Le cortége, qui s’était placé au centre de l’armée, se rangea comme auparavant ; chacun se tut au commandement du sire de Renesse, et l’attention de tous se tourna sur le héraut d’armes qui, après avoir répété les trois appels de trompette, lut à haute voix :

« Nous, Guy de Namur, au nom de notre comte et frère Robert de Béthune, Lion de Flandre, à tous ceux qui liront ou entendront lire les présentes, salut :

» Prenant en considération les bons et loyaux services qui ont été rendus au pays de Flandre, et à nous-même par maître de Coninck et par maître Breydel, de Bruges ;

» Voulant leur donner de notre bienveillance un témoignage qui soit connu de tous nos sujets ;

» Voulant, de plus, récompenser leur généreux amour pour la patrie, comme il convient et comme il le faut, afin que le souvenir de leurs fidèles services soit éternellement perpétué ;

» Notre comte et père, Guy de Flandre, nous a donné les pouvoirs nécessaires pour faire savoir que

» Pierre de Coninck, doyen des tisserands, et Jean Breydel, doyen des bouchers, tous deux de notre bonne ville de Bruges, et leurs descendants, à perpétuité sont et demeureront de sang noble, et jouiront de tous les droits et priviléges dont la noblesse jouit dans notre pays de Flandre.

» Et, afin qu’ils puissent en jouir dignement, la vingtième partie de l’impôt payé par notre bonne ville de Bruges leur est accordée pour subvenir à l’entretien de leur maison. »

Les bruyantes acclamations des tisserands et des bouchers vinrent étouffer la voix du héraut d’armes avant qu’il eût terminé sa proclamation. La haute faveur qui était octroyée à leurs doyens, était aussi la récompense de leur bravoure à eux ; une partie de l’honneur fait aux chefs devait rejaillir sur les métiers. S’ils n’eussent pas été aussi sûrs de la loyauté de leurs doyens et de leur amour pour le peuple, ils eussent, sans aucun doute, vu leur anoblissement d’un œil de colère et y eussent vu une ruse politique des nobles ; ils eussent dit :

— Les nobles nous enlèvent les défenseurs de nos droits et séduisent nos doyens par leurs faveurs.

En toute autre circonstance, cette défiance n’eût pas été sans fondement ; car, le plus souvent, les hommes se laissent facilement détourner du droit chemin par l’ambition et la soif des honneurs. Aussi n’y a-t-il nullement à s’étonner de la haine ardente que porte le peuple à ceux de ses frères qui s’élèvent trop haut ; car, de généreux amis du peuple qu’ils étaient, ils deviennent de vils et lâches flatteurs, et soutiennent le pouvoir qui les a faits ce qu’ils sont ; ils savent qu’ils doivent grandir et tomber avec lui, et prévoient que le peuple, qu’ils ont délaissé, les repousserait et les mépriserait comme des transfuges.

Les métiers de Bruges avaient trop de confiance en de Coninck et en Breydel, pour que de semblables idées leur vinssent en ce moment. Leurs doyens étaient nobles maintenant ; ils avaient parmi eux deux hommes qui auraient accès dans le conseil du comte et qui pourraient désormais regarder en face et combattre ouvertement les ennemis de leurs droits et priviléges. Ils sentaient combien leur puissance allait s’en accroître, et c’est pourquoi ils se livraient à la joie la plus franche. Les cris d’allégresse se prolongèrent jusqu’à ce que les poitrines fussent fatiguées. Alors le silence se fit, et la satisfaction ne se trahit plus que par l’expression des physionomies et par les gestes.

Adolphe de Nieuwland se rendit auprès des doyens et les engagea à se présenter devant Guy ; ils obéirent et se dirigèrent lentement vers le cortége.

On ne lisait pas la joie sur le visage du doyen des tisserands. Il s’avançait, grave et calme, sans qu’aucune passion parût l’émouvoir ; cependant son cœur était plein d’une douce satisfaction et d’un noble orgueil ; mais sa prudence habituelle avait si bien soumis ses traits à sa volonté, qu’il était rare qu’on pût lire dans sa physionomie l’émotion qu’il ressentait. Il voulait maintenant se réserver le droit de pouvoir dire au prince, dans le cas où on demanderait quelque mesure préjudiciable au peuple :

— Qui vous a demandé vos faveurs ? Que m’avez-vous donc donné, pour exiger de moi une injustice ?

Il n’en était pas de même du doyen des bouchers : celui-ci ne s’était jamais contraint ; la moindre émotion, le moindre sentiment qui remuait son cœur se reflétait sur son visage ; et l’on s’apercevait facilement que la plus entière franchise était une de ses vertus. Aussi ne pouvait-il retenir les larmes qui s’échappaient de ses yeux bleus ; il penchait la tête pour les cacher, et, le cœur palpitant, vint se placer à côté de son ami de Coninck.

Tous les chevaliers et les nobles dames avaient mis pied à terre et avaient remis leurs chevaux aux pages. Guy fit approcher quatre écuyers portant une magnifique armure qu’il offrit aux doyens ; on les revêtit de la cuirasse, et le casque surmonté d’une aigrette bleue recouvrit leur tête.

Les Brugeois contemplaient dans un religieux silence cette solennelle cérémonie. Leur cœur débordait de joie, et ils étaient aussi émus que si cet insigne honneur leur eût été accordé à eux-mêmes. Quand les doyens furent armés, on leur fit fléchir un genou ; alors Guy s’avança, et tenant son épée au-dessus de la tête de de Coninck :

— Messire de Coninck, dit-il, soyez toujours féal chevalier, ne manquez jamais à l’honneur, et ne tirez jamais l’épée que pour Dieu, pour la patrie et pour votre souverain.

À ces mots, il frappa légèrement de son épée la nuque du doyen des tisserands, selon les us de la chevalerie. Le même cérémonial eut lieu pour Jean Breydel qui, lui aussi, fut solennellement armé chevalier au même moment. Mathilde se détacha du cortége et vint se placer devant les deux doyens ; elle prit successivement les deux écus armoriés et les suspendit de ses mains au cou des deux bourgeois anoblis. Un grand nombre de spectateurs remarquèrent qu’elle avait suspendu d’abord l’écu au cou de Breydel, et qu’elle en avait certainement agi ainsi avec intention, parce qu’il lui avait fallu faire pour cela quelques pas de ce côté.

— Ces armoiries vous sont concédées par mon père, messires, dit-elle en se tournant davantage du côté de Breydel ; je sais que vous les garderez sans tache ni souillure, et je suis heureuse de pouvoir participer à la récompense que vous vaut votre dévouement à la patrie.

Breydel leva sur la jeune comtesse un regard plein d’une profonde reconnaissance : on lisait dans ses yeux la promesse d’une ardente affection et d’un dévouement sans réserve. Il se serait sans doute jeté aux pieds de Mathilde ; mais l’attitude solennelle des chevaliers qui l’entouraient faisait sur lui une trop forte impression ; il se tenait debout, immobile, en proie à un trouble indicible, et sachant à peine se rendre compte de ce qui se passait.

— Vous pouvez rejoindre vos hommes, messires, dit Guy, nous espérons vous voir, dès ce soir, dans notre conseil ; nous devons avoir avec vous un long entretien. Faites rentrer vos troupes dans leurs campements.

De Coninck s’inclina respectueusement et s’éloigna ; Breydel en fit autant, mais à peine avait-il fait quelques pas qu’il sentit les armes pesantes, dont il était revêtu, l’étreindre de toutes parts : il revint précipitamment vers Guy et dit :

— Noble comte, j’ai encore une grâce à vous demander.

— Parlez, messire Breydel, elle vous sera accordée.

— Illustre comte, reprit le doyen, vous m’avez accordé aujourd’hui une insigne faveur ; mais vous ne voulez pas me mettre hors d’état de combattre nos ennemis, n’est-ce pas ?

Les chevaliers se rapprochèrent de Breydel dont le langage les surprenait grandement.

— Que voulez-vous dire ? demanda Guy.

— Que ces armes me pèsent et me gênent de toutes façons, seigneur comte. Je ne puis me bouger dans cette cuirasse, et ce casque me pèse tellement sur la tête, que je ne puis mouvoir le cou.

— Cette cuirasse vous garantira contre les ennemis, dit l’un des chevaliers.

— C’est très-bien, dit Breydel, mais je n’en ai nul besoin. Quand je suis libre de mes mouvements et que j’ai ma hache au poing, je ne crains rien. Vraiment je ferai belle figure à la bataille, roide et embarrassé comme je le suis ! Non, non, messires, je ne veux pas de tout cela ; aussi, seigneur comte, je vous prie, de me permettre de rester simplement bourgeois jusqu’après la bataille ; alors je ferai connaissance avec cette gênante cuirasse.

— Faites comme il vous plaira, messire Breydel, répondit Guy, mais vous êtes et vous resterez chevalier !

— Eh bien, s’écria le doyen avec joie, je suis le chevalier à la hache ! merci, merci, illustre comte.

À ces mots, il quitta le cortége et rejoignit ses hommes ; ceux-ci le reçurent en témoignant leur joie par des cris de bien-venue qui n’avaient pas de fin. Breydel était encore à quelque distance de ses bouchers, que toutes les pièces de son armure gisaient par terre. Il ne conservera que l’écusson que Mathilde lui avait suspendu au cou.

— Albert, mon ami, cria-t-il à l’un de ses hommes, ramasse ces armes, et porte-les dans ma tente ; je ne veux pas de fer sur mon corps, puisque vos poitrines nues osent affronter les coups de l’ennemi ; je veux assister à la fête en tenue de boucher. On m’a fait noble, camarades, mais cela n’y fait rien, mon cœur est et demeure cœur de boucher ; les étrangers s’en apercevront bien. Allons, regagnons le camp, j’y veux boire du vin avec vous, comme jadis ; je vous en donne à chacun une mesure. Vive le Lion de Flandre !

Ce cri fut répété par tous les compagnons ; il se mit quelque désordre dans les rangs, et ils voulurent gagner le camp à la débandade : la promesse du doyen les avait mis en joie.

— Halte ! halte ! s’écria Breydel, pas ainsi : chacun à son rang, ou nous nous fâcherons !

Les autres troupes étaient déjà en mouvement et se dirigeaient vers les retranchements, trompettes sonnantes et bannières déployées ; le cortége du comte franchit la porte de la ville et disparut derrière les remparts.

Quelque temps après, les Flamands, devant leurs tentes, s’entretenaient de l’anoblissement des doyens. Un grand nombre de bouchers étaient assis à terre en un vaste cercle, le hanap à la main ; de grandes cruches pleines de vin se trouvaient non loin d’eux : ils chantaient à l’unisson le chant du Lion de Flandre. Au milieu d’eux, sur une tonne vide, était assis Breydel qui entonnait chaque couplet le premier ; il buvait à coups redoublés à la délivrance de la patrie, et s’efforçait, par une plus grande familiarité avec ses hommes, de leur faire oublier son changement de condition ; car il craignait qu’ils ne pussent penser qu’il ne voulait plus être comme autrefois leur ami et leur camarade.

De Coninck s’était renfermé dans sa tente pour échapper aux félicitations de ses tisserands ; il était trop touché de leurs marques de sympathie, et cachait difficilement son émotion ; c’est pourquoi il demeura seul durant tout le jour, tandis que l’armée entière se livrait aux plus franches et aux plus cordiales réjouissances.


XXII


Un stigmate d’infamie devrait flétrir votre front, vous qui voulez toujours rester esclaves, et le remords devrait éternellement déchirer vos cœurs abâtardis…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxP. F. van Kerckhoven.



L’armée française s’était campée à peu de distance de la ville de Lille, dans une plaine immense ; les innombrables tentes, nécessaires pour abriter autant d’hommes, couvraient plusieurs milles de terrain. Comme un haut rempart de terre entourait la place, de loin on eût pu croire qu’on avait devant soi une ville forte, si le hennissement des chevaux, les cris des soudards, la fumée des feux, et mille pennons flottants n’eussent trahi la présence d’une armée. La partie du camp qu’habitaient les nobles chevaliers était reconnaissable à leurs riches étendards et à leurs bannières brodées ; tandis qu’on n’y apercevait que tentes et pavillons de velours de toutes couleurs, on ne rencontrait dans l’autre partie que d’humbles huttes recouvertes de toile ou de paille. On eût pu s’étonner, à bon droit, qu’une armée aussi nombreuse ne souffrît pas de la faim, puisqu’à cette époque il était rare que les troupes en campagne emportassent avec elles quelques provisions ; cependant il s’y trouvait de tout en abondance : on y voyait le froment amoncelé dans la boue, et les meilleurs vivres y étaient foulés aux pieds. Les Français mettaient en œuvre un bon moyen de se procurer tout ce dont ils avaient besoin, et, en même temps, de se rendre odieux aux Flamands ; à chaque instant, de nombreuses bandes de soudards sortaient des retranchements pour parcourir les alentours, enlevant, pillant ou détruisant tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage ; ils avaient parfaitement compris les intentions de leur chef Robert d’Artois, et, pour les remplir, ils com mettaient les crimes les plus affreux qui se puissent commettre en temps de guerre. Comme emblème de la dévastation dent ils menaçaient la Flandre, tous avaient suspendu à leurs lances de petits balais, voulant faire connaître par là qu’ils venaient balayer et nettoyer le pays de Flandre. Ils n’épargnaient rien, en effet, pour remplir leur promesse : en peu de jours il ne resta debout, dans la partie méridionale du pays, ni une maison, ni une église, ni un château, ni un couvent, ni même un arbre ; tout était rasé et détruit. Ni l’âge ni le sexe ne fut respecté : les femmes et les enfants furent mis à mort, et leurs corps furent abandonnés sans sépulture aux oiseaux de proie.

Ce fut ainsi que les Français ouvrirent leur expédition. Ni la moindre crainte, ni le moindre remords ne vint les arrêter dans leur œuvre de destruction ; pleins de confiance dans leur nombre et dans leur force, ils s’estimaient sûrs de vaincre, mais leur conduite en était d’autant plus condamnable, et toute la Flandre devait subir le même sort, ils l’avaient juré !

Le matin même où Guy récompensait les fidèles services de de Coninck et de Breydel, le général français avait invité les principaux d’entre les chevaliers qui l’accompagnaient à un splendide banquet.

La tente du comte d’Artois était très-longue, très-large et partagée en différents compartiments ; il s’y trouvait des appartements pour les chevaliers de sa suite, des chambres pour les pages et les écuyers, pour les serviteurs de la bouche, et pour nombre d’autres gens attachés à sa personne. Au centre de la tente se trouvait une vaste salle destinée aux festins et aux réunions du conseil de guerre, et qui pouvait contenir un grand nombre de chevaliers. La soie rayée, qui recouvrait ce pavillon, était semée d’innombrables fleurs de lis. Sur la façade, au-dessus de la porte d’entrée, était appendu l’écusson de la maison d’Artois ; un peu plus loin, au sommet d’une éminence élevée pour la circonstance, flottait la grande bannière fleurdelisée de France. À l’intérieur de la magnifique salle, tendue des plus riches tapisseries, on avait disposé de longues tables et des siéges recouverts de velours : un palais n’eût vraiment pu offrir plus de richesses et de splendeur.

Au haut bout de la table d’honneur, était assis monseigneur Robert, comte d’Artois ; il était déjà d’un grand âge, mais encore dans toute la force de la vie ; une cicatrice, qui défigurait sa joue droite, attestait sa bravoure, et ajoutait à la dureté de ses traits. Bien que ses joues fussent labourées de rides profondes et maculées de taches brunes, ses yeux brillaient encore d’une ardeur virile sous leurs épais sourcils. L’ensemble de sa physionomie accusait la cruauté, et son regard farouche annonçait l’homme de guerre ne connaissant ni pitié ni merci.

À côté de lui, à sa droite, était assis le vieux Sigis, roi de Mélinde ; l’âge avait blanchi ses cheveux et courbé son front, néanmoins il voulait être présent à la bataille. Au milieu de tant de vieux guerriers, il sentait le courage d’autrefois renaître dans son cœur, et se promettait de se distinguer encore par Quelques beaux faits d’arme. Les traits du vieux prince inspiraient le plus profond respect, la douceur de caractère et la tranquillité d’âme y avaient gravé leur empreinte. Assurément le bon Sigis n’eût pas voulu combattre les Flamands, si le véritable état des choses lui eût été connu ; mais on l’avait induit en erreur, de même que bien d’autres, en affirmant que les Flamands étaient de mauvais chrétiens, et que, par conséquent, ce serait une œuvre méritoire devant Dieu que de les exterminer jusqu’au dernier[86]. À cette époque de foi fervente, il suffisait d’accuser quelque d’hérésie pour en faire l’ennemi mortel de tous.

À la gauche du comte d’Artois se trouvait Balthazar, roi de Majorque, guerrier impétueux et brave, c’est ce qu’annonçait assez sa physionomie ; il était impossible de supporter l’ardent regard de ses yeux noirs. Une joie sauvage illuminait ses traits, parce qu’il espérait rentrer en possession de son royaume, que les Maures lui avaient enlevé. Auprès de lui était le sire de Châtillon, ancien gouverneur de la Flandre, l’homme qui, comme instrument de la reine Jeanne, était la cause de tous les malheurs survenus ; c’était par sa faute que tant de Français avaient été mis à mort à Bruges et à Gand ; il était cause aussi de l’horrible boucherie humaine qui était imminente. Quels flots de sang ne criaient pas vengeance au ciel contre ce tyran ! Il se rappelait comment les Brugeois l’avaient chassé de leur ville après l’avoir accablé d’outrages, et se promettait de terribles représailles ; il lui semblait impossible que les Flamands pussent résister à la puissance de tant de rois, de princes et de comtes conjurés contre eux ; aussi se réjouissait-il déjà dans son cœur, et sa physionomie était-elle joyeuse et épanouie.

Après lui venait son frère Guy de Saint-Pol, non moins avide de vengeance que lui ; puis Thibaut, comte de Lorraine, entre les sires Jean de Barlas et Renaud de Trie ; ils étaient venus prêter aide aux Français, avec six cents chevaux et deux mille archers. Rodolphe de Nesle, un brave et généreux chevalier, était placé à côté de messire Henri de Ligny, du côté gauche de la table ; le mécontentement et la tristesse se peignaient sur son visage, et l’on voyait que les cruelles menaces proférées autour de lui à l’adresse des Flamands ne rencontraient nullement sa sympathie. Au centre, du côté droit, entre Louis de Clermont et le comte Jean d’Aumale, se trouvait Godefroi de Brabant, qui avait amené aux Français un renfort de cinq cents chevaux[87].

Non loin de ceux-ci on admirait la grande stature du Zélandais Hugues d’Arckel ; sa tête dépassait celle de tous les autres chevaliers, et sa robuste et puissante carrure disait assez combien un tel combattant devait être redoutable sur le champ de bataille. Depuis de longues années, ce chevalier n’avait eu d’autre demeure que les camps ; renommé en tous lieux pour sa valeur et ses beaux faits d’armes, il avait rassemblé une troupe de huit cents hommes intrépides et se rendait avec ceux-ci dans tous les pays où il y avait occasion de se battre. Maintes fois, il avait fait pencher la victoire du côté du prince qu’il servait, et il était couvert de blessures aussi bien que ses hommes. Cette lutte continuelle faisait sa vie et son bonheur ; il ne pouvait endurer le repos. Il s’était joint à l’armée française, parce qu’il y avait trouvé un grand nombre de frères d’armes : comme il n’était poussé que par son penchant à guerroyer, peu lui importait pour qui ou pour quoi il allait combattre.

Parmi les convives se trouvaient encore, entre autres, les sires Simon de Piémont, Louis de Beaujeu, Froald, châtelain de Douai et Alain de Bretagne.

D’autres chevaliers occupaient le bas bout de la table. Comme si les Français ne voulaient pas se mêler à eux, ils étaient assis ensemble à la place la moins honorable. Et les Français n’avaient pas tort, en vérité, ces chevaliers ne méritaient que leur mépris ; tandis que leurs vassaux, comme de loyaux Flamands, attendaient l’ennemi de pied ferme, eux, leurs seigneurs, se trouvaient dans le camp français. Quel fatal aveuglement poussait ces fils abâtardis à déchirer, comme des serpents, le sein de leur mère ? Ils allaient, sous un étendard ennemi, verser le sang de leurs compatriotes sur le sol de la patrie ; le sang d’un frère ou d’un ami peut-être ; et pourquoi ? pour faire du pays qui leur avait donné le jour une terre de servitude, et le soumettre au joug de l’étranger.

Ces bâtards n’avaient donc point de cœur qui leur fît pressentir l’ignominie et l’opprobre qui les attendaient ; ils ne sentaient pas la morsure du ver rongeur de la conscience ! Les noms de ces Flamands indignes ont été conservés à la postérité ; parmi un grand nombre d’autres, les principaux étaient : Henri de Bautersem, Geldof de Wynghene, Arnould d’Eyckhove et son fils aîné, Henri de Wilre, Guillaume de Redinghe, Arnould de Hofstad, Guillaume de Craenendonck et Jean de Raneel.

Tous les convives mangeaient dans des plats d’argent ciselés et buvaient les vins les plus exquis dans des coupes d’or. Celles qui se trouvaient devant Robert d’Artois et devant les deux rois étaient plus précieuses que les autres ; leurs armoiries y étaient sculptées avec art, et maintes pierreries d’une inappréciable valeur y étaient enchâssées. Durant le repas, on parla beaucoup de l’état des choses, et le langage des convives ne faisait que trop comprendre quel terrible sort était réservé à la Flandre condamnée.

— Oui, oui, répondit le comte d’Artois à une question du sire de Châtillon, il faut tout exterminer. Ces damnés Flamands ne peuvent être domptés que par le fer et le feu ; et, si nous laissions en vie ce tas de rebelles, nous n’en viendrions jamais à bout ; or, il faut que cela finisse. Messires, menons rondement l’affaire, pour que notre épée ne soit pas souillée trop longtemps de ce sang impur.

— Vraiment, dit Jean de Raneel, le léliard, vraiment, monseigneur d’Artois, vous avez raison, car il est impossible de rien faire de ces mutins ; ils sont trop riches et se croiraient bientôt au-dessus de nous. Déjà ils se refusent à reconnaître le droit que nous, issus d’un sang noble, avons de les traiter comme nos sujets, comme si l’argent qu’ils ont gagné par le commerce pouvait anoblir leur sang. Ils se sont construits à Bruges et à Gand des maisons qui surpassent nos châteaux en luxe et en magnificence : n’est-ce pas là une sanglante injure pour nous ? Nous ne pouvons supporter cela plus longtemps.

— Et que ferez-vous quand vous aurez mis à mort tous vos vassaux ? demanda le gigantesque Hugues d’Arckel en riant. Sur ma foi, vous en serez réduits à labourer vos terres vous-mêmes ; belle perspective, en vérité !

— Oh ! répondit Jean de Raneel, je sais un excellent moyen d’y pourvoir : quand la Flandre sera purgée de cette engeance entêtée, je ferai venir des serfs français de la Normandie et en repeuplerai mes terres.

— De cette façon, la Flandre pourrait bien devenir une partie de la France, répartit monseigneur d’Artois ; c’est une bonne idée, et je la soumettrai au roi pour qu’il engage les autres vassaux à recourir au même moyen. Je crois qu’il ne serait pas difficile de les décider.

— Assurément non, messire. Ne trouvez-vous pas mon idée excellente ?

— Oui, oui, nous y songerons ; mais commençons par faire place nette.

Les traits de Rodolphe de Nesle se contractèrent sous l’influence d’un dépit concentré ; les paroles qu’il venait d’entendre lui déplaisaient souverainement, car son généreux caractère se révoltait contre une telle cruauté.

— Mais, monseigneur d’Artois, dit-il avec vivacité, je vous le demande, sommes-nous, oui ou non, chevaliers, et l’honneur n’exige-t-il de nous rien de plus que d’agir avec plus de rigueur que si nous avions affaire aux Sarrasins ? Vous poussez la cruauté trop loin ; je vous assure qu’une telle conduite serait pour nous un opprobre devant le monde entier. Livrons bataille à l’armée flamande et remportons la victoire, cela suffit ! Et ne dédaignez pas trop ce peuple, il nous donnera passablement de besogne ; et puis, ces gens ne sont-ils pas sous le commandement du fils de leur souverain ?

— Connétable de Nesle, répliqua vivement le comte d’Artois, je sais que vous portez aux Flamands une excessive sympathie ; cette sympathie vous fait honneur, en vérité ! C’est sans doute votre fille qui vous inspire d’aussi louables sentiments[88] ?

— Monseigneur d’Artois, répondit Rodolphe, quoique ma fille habite la Flandre, ne me défendez pas d’être aussi bon Français que qui que ce soit ; mon épée l’a suffisamment prouvé en mainte occasion, et j’ai lieu de croire que ces honorables chevaliers ne ratifieront pas vos ironiques paroles. Mais ce qui me pèse davantage sur le cœur, c’est l’honneur même de la chevalerie, et je vous assure que cet honneur est en grand péril.

— Que signifie cela ? s’écria le comte d’Artois ; ne dirait-on pas que vous voulez justifier ces rebelles ? N’ont-ils pas mérité la mort en égorgeant sept mille Français, sans leur faire ni grâce ni merci ?

— Sans aucun doute, ils ont mérité la mort, aussi vengerai-je, autant que possible, l’outrage fait à la couronne de mon roi ; mais je ne le ferai que sur ceux que je trouverai les armes à la main. J’en appelle à tous les chevaliers ici présents, et je leur demande s’il convient que notre épée fasse office de bourreau et mette à mort des gens désarmés, au moment où ils sont à labourer leurs champs ?

— Il a raison ! s’écria Hugues d’Arckel avec colère ; nous ne combattons pas des Maures, messires, et c’est une œuvre déshonorante qu’on nous propose. Songez que nous avons affaire à des chrétiens. Il coule encore du sang thiois[89] dans mes veines, et je ne souffrirai pas qu’on traite mes frères comme des chiens ; ils nous offrent la bataille en rase campagne, et nous devons les combattre, selon les lois de la guerre.

— Est-il possible, reprit le comte d’Artois, que vous preniez le parti de ces misérables manants ? Déjà notre roi, par excès de bonté, a essayé tous les moyens de les amener à composition, mais rien n’a réussi ; et maintenant il nous faudrait laisser égorger nos hommes, insulter et calomnier notre roi, et ménager de plus la vie de ces sujets rebelles ! Non, cela ne sera pas : je sais quels ordres m’ont été donnés, et je les exécuterai et les ferai exécuter.

— Monseigneur d’Artois, dit Rodolphe de Nesle avec un redoublement d’énergie, je ne sais quels sont les ordres que vous avez reçus, mais je vous déclare que je n’y obéirai point s’ils sont en opposition avec l’honneur de la chevalerie ; le roi lui-même n’a pas le droit de déshonorer mes armes. Écoutez, messires, si je n’ai pas raison ; ce matin je suis sorti du camp de très-bonne heure, et j’ai trouvé partout les traces des plus affreuses dévastations. Les églises sont incendiées, les autels dépouillés et profanés, des monceaux de cadavres de femmes et d’enfants gisent dans les champs, livrés en proie aux corbeaux. Est-ce là une loyale façon de faire la guerre, je vous le demande ?

À ces mots, il se leva de table, et, soulevant la portière de la tente, il reprit en montrant la campagne :

— Voyez, messires ! regardez ! dans toutes les directions vos yeux rencontreront les flammes de la destruction ; le ciel est obscurci par la fumée ; voilà là-bas tout un village en feu. Qu’est-ce qu’une guerre semblable ? C’est pire que si les barbares Normands étaient revenus transformer le monde en un repaire d’assassins !

Robert d’Artois, rouge de colère, s’agita sur son siége avec impatience et s’écria :

— Cela a duré trop longtemps. Je ne souffrirai pas qu’on parle ainsi en ma présence ; je sais ce que j’ai à faire. Il faut que la Flandre soit purifiée, je n’y puis rien. Ce sujet de conversation me déplaît souverainement, et je prie messire le connétable de ne plus s’exprimer comme il vient de le faire. Qu’il garde son épée pure de toute souillure, nous saurons en faire autant : aussi bien les faits et gestes de nos soudards ne peuvent-ils entacher notre honneur. Brisons-là ce fâcheux entretien, et que chacun songe à faire son devoir.

Il éleva sa coupe d’or et s’écria :

— À l’honneur de la France et à l’extermination des rebelles !

Raoul de Nesle répéta : À l’honneur de la France ! et appuya à dessein sur ces mots. Chacun comprit qu’il ne voulait pas boire à l’extermination des Flamands. Hugues d’Arckel porta la main à la coupe qui se trouvait devant lui, mais il ne la souleva pas de table et ne proféra pas un mot. Tous les autres répétèrent à l’envi les paroles du général et burent à l’anéantissement des Flamands.

Depuis quelques instants, la physionomie de Hugues d’Arckel avait pris une étrange expression : on y lisait le mépris et la colère ; il regardait fixement le comte d’Artois comme s’il eût été sur le point de le défier.

— J’aurais honte, s’écria-t-il tout à coup, de boire encore à l’honneur de la France !

Robert d’Artois rugit de colère ; il frappa la table de sa coupe avec une telle violence que les coupes des autres convives rebondirent.

— Messire d’Arckel, s’écria-t-il, vous allez boire à l’honneur de la France… Je le veux !

— Monseigneur, répondit Hugues avec un calme simulé, je ne bois pas à la dévastation d’un pays chrétien. J’ai longtemps combattu dans toutes les contrées, mais jamais je n’ai rencontré de chevaliers qui consentissent à charger leur conscience d’aussi horribles forfaits.

— Vous me ferez raison, je le veux, vous dis-je !

— Et moi, je ne le veux pas ! répondit Hugues. Écoutez, monseigneur d’Artois, vous m’avez déjà dit que mes hommes réclament une paye trop élevée et vous coûtent trop cher ; eh bien, vous n’aurez plus à les payer désormais, je ne veux plus servir dans votre armée : voilà notre différend clos.

Tous les chevaliers et le comte d’Artois lui-même furent vivement impressionnés par cette déclaration, car ils regardaient le départ de Hugues comme une véritable perte. Le Zélandais repoussa son siége en arrière et s’écria en jetant sur la table un de ses gants :

— Messires, je vous dis à tous que vous mentez ! je vous insulte en pleine face. Voilà mon gant : le relève qui veut ! Je le provoque en combat singulier.

La plupart des chevaliers, y compris Raoul de Nesle, s’élancèrent pour saisir le gant ; mais Robert d’Artois y avait mis tant de promptitude qu’il l’avait saisi avant tout autre.

— J’accepte votre défi, dit-il ; allons !

Le vieux roi Sigis de Mélinde se leva et appuya sa main sur la table en faisant signe qu’il voulait parler. Le profond respect que les deux champions ressentaient pour lui les contint ; ils se turent pour l’écouter. Le vieillard parla en ces termes :

— Messires, modérez un peu votre emportement et veuillez prêter l’oreille à mes conseils. Vous, comte Robert, vous n’êtes plus en ce moment maître de votre vie ; si vous succombiez, l’armée de votre souverain se trouverait sans chef et serait exposée à se voir désorganisée et divisée : vous ne pouvez courir ce risque. Quant à vous, messire d’Arckel, je vous demande si vous doutez de la bravoure de monseigneur d’Artois ?

— Nullement, répondit d’Arckel ; je reconnais monseigneur Robert pour un courageux et intrépide chevalier.

— Vous l’entendez, monseigneur, reprit le roi de Mélinde, votre honneur n’est pas en jeu ; il ne vous reste qu’à venger l’insulte faite à la France. Je vous conseille à tous deux de remettre le duel au jour qui suivra la bataille. Je vous le demande à tous, messires, ce conseil n’est-il pas dicté par une sage prudence ?

— Oui, oui, répondirent les chevaliers, à moins que monseigneur le comte ne veuille accorder à l’un de nous la faveur de relever le gant à sa place.

— Silence ! s’écria le comte d’Artois, je ne veux pas entendre parler de cela. Messire d’Arckel, consentez-vous au délai proposé ?

— Cela m’importe peu ! j’ai jeté mon gant, monseigneur le comte l’a relevé ; qu’il fixe l’époque qui lui convient pour me le rendre.

— Soit ! dit Robert d’Artois ; si la bataille ne se prolonge pas jusqu’au coucher du soleil, j’irai vous trouver dès le même soir.

— Ne vous donnez pas cette peine, répondit Hugues, je vous rencontrerai plus tôt que vous ne le pensez.

Les deux adversaires échangèrent encore quelques menaces, mais cela n’alla pas plus loin.

— Messires, dit le roi Sigis, n’en parlons pas davantage. Remplissons derechef les coupes et oubliez pour le moment votre ressentiment. Asseyez-vous, messire d’Arckel.

— Non, non, s’écria Hugues, je ne m’assieds pas ; je quitte l’armée sur-le-champ. Adieu, messires ; nous nous reverrons sur le champ de bataille : Dieu vous ait en sa garde !

À ces mots, il sortit de la tente et réunit sans tarder ses huit cents hommes ; peu de temps après on entendit le son des trompettes et le cliquetis des armes d’une troupe qui se mettait en marche. Hugues d’Arckel quittait le camp français, et, dès le même soir, il arrivait chez les Flamands auxquels il offrit ses services. On comprend avec quelle joie il fut accueilli, car lui et ses hommes avaient la réputation d’être invincibles et ils la méritaient[90].

Les chevaliers français s’étaient remis à table et continuaient à boire tranquillement. Tandis qu’ils s’entretenaient de l’audacieuse témérité de Hugues, entra dans la tente un héraut d’armes qui s’inclina respectueusement devant eux : ses vêtements et ses armes étaient couverts de poussière, et la sueur découlait de son front. Tout attestait qu’il s’était fort hâté et avait couru de façon à être, pour ainsi dire, hors d’haleine. Les chevaliers le considéraient avec une vive curiosité pendant qu’il tirait un parchemin de dessous sa cuirasse. Il tendit ce parchemin au comte d’Artois et dit :

— Monseigneur, cet écrit vous est adressé de Courtray par messire de Lens, pour vous faire part de la grande détresse dans laquelle nous sommes.

— Comment ! s’écria le comte d’Artois avec impatience, messire de Lens ne sait-il pas défendre la citadelle de Courtray contre une poignée de manants à pied ?

— Permettez-moi de vous dire que vous vous trompez, monseigneur, répondit le messager. Les Flamands ont une armée qui n’est pas à dédaigner ; c’est comme s’ils s’étaient réunis par enchantement, — ils sont plus de trente mille et ont des chevaux et des machines de guerre en quantité ; ils construisent de formidables engins pour faire le siége du château. Nos vivres et nos flèches sont épuisés, et nous avons déjà commencé à manger nos plus mauvais chevaux. Si monseigneur tarde un jour encore à venir délivrer messire de Lens, tous les Français qui sont à Courtray y perdront la vie ; car il n’y a pas d’issue pour s’échapper. Messires de Lens, de Mortenay et de Rayecourt vous supplient humblement de les sauver de ce grand péril[91].

— Messires, s’écria Robert d’Artois, voilà une belle occasion, nous ne pouvions souhaiter mieux : tous les Flamands se sont réunis sous les murs de Courtray. Nous allons tomber sur eux, et il ne s’en échappera pas beaucoup : les pieds de nos chevaux feront justice de cette race maudite ; et vous, héraut, demeurez au camp, demain vous serez avec nous à Courtray. Et, maintenant, encore un dernier coup, messires ! allez et préparez vos hommes à se mettre en marche ; nous allons partir bientôt.

Au bout de peu d’instants, tous les convives quittèrent la tente pour remplir les ordres de leur chef. Les trompettes retentirent sur tous les points du camp pour appeler les soudards sous les armes ; les chevaux hennissaient, les armes se heurtaient bruyamment, et de toutes parts s’élevaient des retentissements sinistres. Quelques heures après, toutes les tentes étaient roulées et chargées sur les voitures : tout était prêt. Il manquait bien encore un grand nombre de soudards occupés à piller çà et là, mais leur nombre ne pouvait se remarquer dans une armée aussi considérable. Chaque chef se mit à la tête de sa troupe, les chevaliers se réunirent en deux corps, et l’armée sortit des retranchements dans l’ordre suivant :

Le premier détachement qui franchit les limites du camp se composait de trois mille hommes d’élite montés sur de légers chevaux ; ils tenaient à la main une hache d’armes, et de longues épées étaient suspendues à leur selle. Leur armure n’était pas aussi pesante que celle des autres cavaliers ; c’est pourquoi ils formaient l’avant-garde, comme destinés aux premières escarmouches. Immédiatement après eux venaient quatre mille archers à pied ; ils s’avançaient gravement, en rangs serrés, et en garantissant leur visage des rayons du soleil par leurs grands boucliers ; leurs carquois étaient remplis de flèches, et une courte épée sans fourreau étincelait à leur ceinture : ils venaient du midi de la France ; plus de la moitié d’entre eux étaient Espagnols ou Lombards. Jean de Barlas, un valeureux homme de guerre, passait à cheval de l’un à l’autre de ces détachements dont il était le chef.

Le deuxième corps était sous les ordres de Renaud de Trie, et comptait trois mille deux cents hommes de grosse cavalerie. Ils étaient montés sur de hauts et robustes chevaux de bataille, et portaient sur l’épaule droite une large épée qui lançait des éclairs ; des cuirasses en fer brut protégeaient leur torse, et des plaques d’une seule pièce, attachées par des courroies, défendaient leurs bras et leurs jambes. La plupart d’entre eux venaient de l’Orléanais.

Le connétable de Nesle commandait le troisième corps. D’abord venait un détachement de sept cents chevaliers revêtus de splendides armures et portant de magnifiques pennons au bout de leurs longues lances ; des panaches ondoyants tombaient du sommet de leurs casques jusque sur leurs épaules ; leurs armoiries étaient peintes en éclatantes couleurs sur leurs cuirasses. Les chevaux qu’ils montaient étaient couverts de fer de la tête aux pieds, et les houppes d’élégantes housses se balançaient sur leurs flancs. Plus de deux cents étendards richement brodés flottaient au-dessus de cette troupe ; c’était vraiment la plus belle réunion de chevaliers qu’on pût voir à cette époque. Derrière eux venaient deux mille soudards à cheval portant de lourds marteaux sur l’épaule, de plus une épée de combat était suspendue à leur selle. Ils avaient été recrutés dans l’armée permanente du roi Philippe le Bel.

À la tête du quatrième corps marchait Louis de Clermont, guerrier rempli d’expérience. Ce corps se composait de trois mille six cents cavaliers armés de lances et venant du royaume de Navarre. On s’apercevait facilement, à la régularité de leur équipement et à leur attitude, que c’étaient des hommes d’élite et parfaitement exercés. Au premier rang le porte-drapeau portait le grand étendard de Navarre.

Le comte Robert d’Artois s’était réservé le commandement de la troupe qui formait le centre de l’armée. Tous les chevaliers qui n’avaient pas amené d’hommes ou qui les avaient placés dans d’autres corps se trouvaient avec lui ; les rois de Majorque et de Mélinde chevauchaient à ses côtés. Parmi les autres on pouvait reconnaître, à sa magnifique armure, Thibaut, duc de Lorraine ; on y remarquait aussi les étendards renommés de Jean, comte de Tancarville, d’Angelin de Vimeux, de Renaud de Longueval, du sire de Reims, d’Arnould de Wesemael, maréchal de Brabant, de Robert de Montfort et d’une multitude d’autres qui s’étaient formés en un corps spécial. Ce corps dépassait le troisième en magnificence : les casques des chevaliers étaient argentés ou dorés, et leurs cuirasses étaient ornées de clous d’or. Le soleil, en lançant ses ardents rayons sur l’acier resplendissant de leur armure, changeait la noble troupe en un éblouissant foyer de lumière. Les épées de combat, suspendues aux selles, obéissaient aux mouvements des chevaux et choquaient avec un bruit retentissant le caparaçonnement de fer, de quoi résultait une sorte de musique guerrière qui accompagnait continuellement la marche des chevaliers. Après ceux-ci s’avançaient cinq mille cavaliers armés de haches et de masses d’armes. À cette division appartenaient encore seize mille fantassins partagés en trois corps. Le premier était formé de mille arbalétriers ; ils ne portaient pour armes défensives qu’une plaque de fer sur la poitrine et un casque aplati de forme quadrangulaire ; de petits carquois, remplis de flèches à pointe de fer, étaient attachés à leur ceinture, et de longues épées étaient suspendues à leur côté. Le second corps comprenait six mille hommes armés de massues garnies de formidables pointes de fer à leur extrémité inférieure. Le troisième consistait en helmhouwaers armés de haches à long manche. Tous ces hommes venaient de la Gascogne, du Languedoc et de l’Auvergne.

Messire Jacques de Châtillon, gouverneur du pays de Flandre, commandait le sixième corps. Les rangs serrés de cette troupe comptaient trois mille deux cents hommes à cheval. Ils avaient peint sur les pennons de leurs lances des balais flamboyants, signe de leur intention de nettoyer la Flandre ; leurs chevaux étaient des plus robustes de l’armée, et cependant ils avançaient avec peine sous le poids du fer dont ils étaient chargés.

Venaient ensuite le septième et le huitième corps, le premier sous le commandement de Jean, comte d’Aumale, le second sous les ordres de monseigneur Ferry de Lorraine. Chacun de ces corps se composait de deux mille sept cents cavaliers, tous originaires de la Lorraine, de la Normandie et de la Picardie.

Messire Godefroi de Brabant, avec ses vassaux à lui, au nombre de sept mille, formaient le neuvième corps.

Le dixième et dernier détachement de l’armée était confié à messire de Saint-Pol ; il faisait fonction d’arrière-garde et avait pour mission de veiller aux bagages de l’armée. Trois mille quatre cents cavaliers de toute arme marchaient en tête ; puis suivait une multitude de fantassins armés d’arcs ou d’épées de combat ; le nombre en dépassait sept mille. Une partie d’entre eux s’éloignait de l’armée dans toutes les directions et courait avec des torches mettre le feu à tout ce que les flammes pouvaient détruire. Enfin les innombrables voitures à bagages, les tentes et les machines de guerre fermaient la marche.

L’armée française, partagée en dix corps et forte de plus de soixante mille hommes, traversait lentement les campagnes flamandes, en suivant la route qui menait à Courtray. L’œil ne pouvait mesurer cette formidable réunion de combattants ! déjà, les premiers disparaissaient à l’horizon, que les derniers ne sortaient pas encore des retranchements : le défilé dura plusieurs heures.

Des milliers de pennons et d’étendards flottaient au vent, au-dessus de l’armée en marche, et le soleil brillait splendidement sur les armures des guerriers. Les chevaux hennissaient avec force et gémissaient sous le poids qu’ils avaient à porter ; les armes retentissaient en s’entre-choquant ; un sourd murmure, semblable au grondement lointain de la mer irritée, résultait de tous ces bruits, et ce murmure était si vague et si indécis, qu’il ne troublait pas le silence des campagnes abandonnées. Partout où cette armée dévastatrice passait, elle laissait après elle des flammes effrayantes, qui montaient vers le ciel, perdues dans des flots de fumée. Pas une habitation n’échappait à la destruction ; pas un homme, pas un animal, ne fut épargné ; les chroniques l’attestent. Le lendemain, quand les flammes eurent accompli leur œuvre terrible, on n’aperçut plus au loin ni être humain, ni œuvre humaine ; la Flandre, depuis Lille jusqu’à Douai et Courtray, avait été si horriblement dévastée, que les nouveaux Vandales avaient droit à se vanter de l’avoir littéralement nettoyée avec un balai[92].

La nuit était fort avancée quand l’armée de monseigneur d’Artois arriva aux environs de Courtray. Le sire de Châtillon, ayant longtemps habité cette ville, connaissait parfaitement le pays ; c’est pourquoi il fut appelé par le comte d’Artois et invité à choisir le campement qui lui semblerait le meilleur.

Après une courte délibération, les divers corps de troupes prirent un peu à droite et allèrent planter leurs tentes sur le Pottelberg et dans les campagnes avoisinantes[93]. Monseigneur d’Artois, les deux rois et quelques-uns des principaux seigneurs se logèrent au château de Hoogmosscher, voisin du Pottelberg. On plaça de nombreuses sentinelles, et les autres allèrent se livrer au repos sans défiance ni inquiétude ; ils comptaient trop sur leur supériorité numérique, pour songer un instant qu’on pût les attaquer.

L’armée française se trouva donc ainsi campée à un quart de lieue des corps de métiers ; les sentinelles avancées pouvaient s’apercevoir mutuellement.

Les Flamands, à la nouvelle de l’arrivée de l’ennemi, avaient doublé leurs gardes, et ordre avait été donné de ne se reposer qu’en armes.

XXIII


Là gît la fière armée des chevaliers, noyée dans son sang, le crâne brisé ; c’est dans la plaine ensanglantée qui s’étend sous les murs de Courtray que ce sort leur était réservé. Ils s’étaient lancés bride abattue sur le sol flamand, et les voilà étendus sans sépulture avec leurs éperons rouillés par les eaux du ciel…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxTh. van Ryswyck.



Les chevaliers flamands, hébergés à Courtray, étaient tous livrés au repos lorsque le bruit de l’arrivée des Français, terrible nouvelle qui s’était répandue en peu d’instants dans toute la ville, vint les réveiller. Guy fit sur-le-champ sonner les trompettes, battre les tambours et, une heure après, tous les hommes en état de porter les armes, qui se trouvaient dans la ville, étaient réunis sur les remparts. Les chevaliers étaient aussi accourus, armés de pied en cap, dans la pensée que les Français les attaqueraient immédiatement.

Comme il était à craindre que le châtelain de Lens, durant la lutte, ne sortît de la citadelle et ne tombât sur la ville, on fit venir les Yprois du camp, et on leur donna pour mission de surveiller la garnison française et de l’empêcher de faire des sorties. On plaça une garde nombreuse à la porte de Pierres pour retenir les femmes et les enfants à l’intérieur des murs ; l’anxiété était si grande dans cette partie de la population, qu’ils voulaient, dès la nuit même, s’enfuir à travers champs. Une mort, pour ainsi dire inévitable, les menaçaient ; car, d’un côté, le châtelain de Lens pouvait, à tout instant, sortir de la citadelle à la tête de ses cruels soudards et, d’autre part, la perspective était encore plus horrible, car ils n’avaient pas assez de confiance dans le petit nombre de leurs frères armés, pour espérer que ceux-ci pussent remporter la victoire. Et vraiment, si l’héroïque intrépidité des Flamands ne les eût empêchés de mesurer l’imminence du péril, ils eussent songé à adresser à Dieu leur dernière prière ; car, outre que l’infanterie ennemie était supérieure en nombre à la leur, ils avaient de plus à combattre trente-deux mille cavaliers.

Les chefs de l’armée flamande calculaient de sang-froid les chances que leur offrait la bataille imminente, et, quelles que fussent leur bravoure et leur ardeur à engager la lutte, ils ne pouvaient se dissimuler le danger : la plus héroïque résolution n’empêche pas l’homme de voir le côté critique de la situation ; le courage ne dissipe pas la crainte innée que nous avons de la mort, mais il donne à l’homme assez de force pour surmonter et vaincre des émotions qui lui ôtent son énergie ; ce n’est que dans cette mesure que l’âme peut pousser le corps à affronter sa propre destruction. Les seigneurs flamands ne craignaient pas pour eux-mêmes ; mais la patrie, la liberté dont on allait aventurer les destinées dans une lutte aussi inégale, voilà ce qui leur inspirait des pressentiments pleins d’anxiété. Malgré le peu d’espoir qu’ils pouvaient nourrir, ils résolurent d’accepter la lutte et de mourir plutôt en héros sur le champ de bataille que de faire une lâche et déshonorante soumission.

La comtesse Mathilde, la sœur d’Adolphe, et un grand nombre d’autres dames notables, furent envoyées à l’abbaye de Groningue, afin qu’elles y trouvassent un asile sûr, si l’ennemi venait à s’emparer de Courtray. Toutes ces mesures et d’autres encore étant prises, les chevaliers se rendirent ensemble au camp.

Le comte d’Artois était, à la vérité, un guerrier brave et expérimenté, mais il était trop téméraire ; il jugeait la prudence inutile et s’imaginait passer sur le corps, au premier choc, à l’armée flamande. Cette hautaine opinion, dictée par l’orgueil national, se retrouvait dans les cœurs de ses hommes, à ce point que, tandis que l’armée de Guy se préparait dans l’ombre à la bataille, l’armée française reposait aussi tranquillement que si elle se fût trouvée dans une ville amie. Confiants dans leur innombrable cavalerie, ils étaient convaincus que rien ne pouvait leur résister. S’ils n’eussent été aussi imprudents et aussi téméraires, ils auraient commencé par explorer le champ où ils devaient combattre et en auraient calculé les avantages et les désavantages. Ils se fussent aperçus, alors, que le terrain qui séparait les deux armées rendait leur cavalerie impuissante et inutile ; mais à quoi pouvait leur servir cette précaution superflue ? L’armée flamande valait-elle la peine qu’on eût recours à la prudence ? Robert d’Artois ne le pensait pas.

L’armée flamande avait pris position dans la plaine de Groningue. Derrière elle, du côté du nord, passait la Lys, large rivière qui rendait toute attaque impossible de ce côté ; en avant, coulait le ruisseau de Groningue qui, par sa largeur et ses rives basses et marécageuses, présentait à la cavalerie française un obstacle insurmontable ; l’aile droite s’appuyait sur la partie des remparts de Courtray qui avoisine l’église Saint-Martin ; l’aile gauche était enfermée dans une sinuosité du ruisseau de Groningue[94], de manière que les Flamands se trouvaient en quelque sorte sur une île et qu’il était difficile de les attaquer dans cette position. La distance qui les séparait de l’armée française était occupée par des prairies basses dont le sol était humecté et détrempé par le ruisseau, dit Mosscher, qui y dessinait ses méandres. La cavalerie française avait donc à franchir au moins deux petites rivières avant de pouvoir agir efficacement, et il n’était pas facile de surmonter ces obstacles, parce que les pieds des chevaux ne pouvaient trouver de point d’appui sur les bords marécageux des cours d’eau, et devaient s’y enfoncer jusqu’aux genoux.

Le général français s’y prit comme s’il avait à livrer bataille sur un terrain ferme, et forma son plan contrairement à toutes les lois de l’art de la guerre, tant il est vrai que l’excès de confiance rend imprudent l’homme le plus habile.

Dès le point du jour, avant que le soleil montrât son disque à l’horizon, les Flamands étaient rangés en bataille au bord du ruisseau de Groningue. Monseigneur Guy commandait l’aile gauche et avait sous ses ordres les métiers les moins importants de Bruges ; Eustache Porkyn, avec les gens de Furnes, occupait le centre de ce corps ; le deuxième corps avait pour chef messire Jean Borlunt, et comptait cinq mille Gantois ; le troisième, commandé par Guillaume de Juliers, était formé des tisserands et des affranchis de Bruges ; l’aile droite, qui touchait aux murs de Courtray, comprenait les bouchers, qui avaient à leur tête Jean Breydel, et les hommes venus de la Zélande ; mes sire Jean de Renesse les commandait. Les autres chevaliers flamands n’avaient pas de poste déterminé ; ils allaient où bon leur semblait et où leur intervention pouvait être nécessaire ; les onze cents cavaliers namurois étaient placés en arrière de la ligne de bataille, car on ne voulait pas recourir à eux de prime-abord, pour qu’ils ne jetassent pas le désordre dans l’infanterie.

L’armée française commença enfin à se mettre en bataille à son tour. Mille trompettes firent entendre en même temps leurs sons éclatants, les chevaux hennirent, les armes s’entre-choquèrent, si bien que les Flamands ne purent se défendre d’un frisson glacial à l’approche du danger qui les menaçait. Quelle innombrable multitude d’ennemis allaient s’élancer sur eux ! Pour ces hommes courageux et résolus, ce n’était rien ; ils allaient mourir, ils le savaient ; mais que deviendraient leurs femmes et leurs enfants délaissés, sans appui ? Oh ! en ce moment solennel, tous songeaient à ce qu’ils aimaient le plus sur la terre. Le père souffrait au fond du cœur de voir ses fils exposés à devenir esclaves de l’étranger ; le fils soupirait en pensant à son vieux père qui allait avoir à supporter seul le joug de la tyrannie. Deux passions les dominaient : l’intrépidité qui les poussait au combat et l’anxiété que leur inspiraient les conséquences de la lutte qui allait s’engager. Or, quand deux passions se confondent en présence d’un danger imminent, elles se transforment en une sorte de rage désespérée. C’est ce qui arriva chez les Flamands ; leurs yeux étaient fixes et immobiles, leurs dents se serraient convulsivement, une soif ardente desséchait leur bouche, et la respiration de leurs poumons oppressés était courte et pénible. Un silence effrayant planait sur l’armée ; personne ne communiquait ses émotions aux autres, car tous étaient absorbés par de sombres et lugubres préoccupations. Depuis quelque temps déjà, ils étaient rangés en longue ligne de bataille, lorsque le soleil apparut à l’horizon et leur permit de voir l’armée française.

Les cavaliers étaient en si grand nombre, qu’un champ de blé compte des épis moins nombreux que les lances qui étincelaient au-dessus des rangs ennemis. Les chevaux des premiers rangs frappaient du pied avec impatience, et couvraient de blancs flocons d’écume leurs caparaçons de fer. Les trompettes envoyaient leurs accents comme un joyeux appel de fête aux échos du Neerlanderbosch[95], et le vent se jouait capricieusement dans les plis ondoyants des pennons et des bannières. La voix des chefs venait de temps en temps dominer ces bruits belliqueux, tandis que le cri de guerre : — Noël ! Noël ! France ! France ! s’élevait par intervalles et dominait tout le reste. Les chevaliers français étaient impatients et pleins d’ardeur ; ils stimulaient leurs chevaux de la pointe de l’éperon, puis ils les caressaient et leur parlaient afin qu’ils reconnussent mieux la voix de leur maître dans le tumulte de la bataille. Qui aura l’honneur de porter le premier coup ? telle était la pensée qui les préoccupait tous. Cet honneur était hautement prisé au temps des chevaliers ; quand ils le remportaient dans une bataille importante, ils s’en faisaient gloire durant toute leur vie et l’estimaient la preuve d’une incontestable bravoure ; c’est pourquoi tous tenaient leurs chevaux prêts et la lance en arrêt pour s’élancer en avant au premier ordre, au moindre signe du général.

Dans les prairies qui s’étendaient devant l’armée, l’infanterie française s’avançait, se massait, se déployait lentement, en décrivant des ondulations sur le terrain, comme un formidable serpent, le tout avec le plus grand silence.

Lorsque Guy s’aperçut que l’attaque allait commencer, il envoya mille frondeurs sous le commandement du sire de Sevecote, jusqu’au bord du second ruisseau, pour inquiéter l’avant-garde française ; puis il fit prendre aux divers corps de l’armée une position qui les forma en carré et leur permit d’apercevoir le centre du camp. Un autel de gazon y était érigé ; le grand étendard de saint Georges, patron des guerriers, déroulait l’image du vainqueur du dragon au-dessus du prêtre qui, en grand costume sacerdotal, priait sur les marches de l’autel pour l’heureuse issue de la bataille. Quand il eut terminé son invocation, il monta jusqu’à la dernière marche de l’autel, se retourna et éleva les mains au-dessus de l’armée[96].

Tout à coup, et d’un seul mouvement, tous fléchirent le genou sur le sol et reçurent, dans un solennel silence, la bénédiction suprême. Cette imposante cérémonie émut vivement tous les cœurs ; un sentiment inconnu éveilla chez tous une noble abnégation personnelle, et il leur sembla que la voix de Dieu les appelait à la mort des martyrs. Remplis d’un feu sacré, ils oublièrent tout ce qui leur était cher au monde et furent saisis d’un enthousiasme qui les éleva au rang des héros, leurs ancêtres. Leur poitrine se gonfla et s’élargit, le sang circula impétueusement dans leurs veines, et ils aspirèrent au combat comme à la délivrance.

Quand le prêtre abaissa les mains, tous se relevèrent silencieusement ; le jeune Guy sauta à bas de son cheval, s’avança au milieu du carré et s’écria :

— Flamands ! souvenez-vous des glorieux faits de vos pères ; — ils ne comptaient pas leurs ennemis. Leur intrépide courage conquit cette liberté dont la tyrannie étrangère veut nous dépouiller. Vous aussi, vous verserez aujourd’hui votre sang pour cette cause sacrée, et, s’il nous faut mourir, que ce soit en peuple libre et héroïque, en dignes descendants de lions indomptés ! Songez à Dieu, dont ces hommes impies ont incendié les temples, à vos enfants qu’ils mettront à mort, à vos femmes inquiètes et effrayées, à tout ce que vous aimez, — et nos ennemis, fussions-nous vaincus, n’auront pas à se vanter de leur victoire, car il sera tombé plus de Français que de Flamands sur notre sol. Gardez-vous des cavaliers, enfoncez vos goedendags dans les jambes des chevaux, et surtout ne quittez pas vos rangs. Si quelqu’un dépouille un ennemi abattu, si quelqu’un fuit le combat, tuez-le, je vous l’ordonne. S’il se trouve un lâche parmi vous, qu’il meure de vos mains, et que son sang retombe sur moi seul[97].

Il se baissa vers le sol, ramassa un peu de terre, la porta à sa bouche, et, élevant davantage la voix, il s’écria :

— Par cette terre bien aimée que je veux porter en moi, je saurai aujourd’hui vaincre ou mourir !

Tous se baissèrent de même et mangèrent un peu de terre du sol de la patrie. Cette terre, en descendant dans leur sein, les remplit d’une fureur concentrée et d’un ardent désir de vengeance ; une flamme terrible brillait dans leurs yeux, et l’on voyait tour à tour pâlir et rougir leurs visages contractés par la colère. Un sourd murmure, semblable au grondement de l’ouragan dans les profondeurs d’une caverne, s’éleva du sein de l’armée ; tous les cris, tous les serments se confondirent en une formidable clameur où l’on ne distinguait que ces mots :

— Nous voulons et nous saurons mourir !

On se remit sur le champ en bataille sur le bord du ruisseau de Groningue.

Sur ces entrefaites, Robert d’Artois s’était approché, avec quelques officiers français, à peu de distance du camp flamand, pour faire une reconnaissance. Ses archers furent immédiatement mis aux prises avec les frondeurs de Guy, et les avant-gardes des deux armées échangèrent des flèches et des pierres, tandis que Robert faisait avancer sa cavalerie. Voyant que Guy avait rangé ses troupes sur une seule ligne, il partagea son armée en trois corps ; le premier, sous les ordres de Raoul de Nesle, était fort de dix mille hommes ; le deuxième, commandé par Robert lui-même, se composait des meilleures troupes et s’élevait au nombre de quinze mille cavaliers d’élite ; le troisième, qui formait arrière-garde et avait pour mission spéciale de défendre le campement, était placé sous le commandement de Guy de Saint-Pol. Au moment où le commandant en chef était prêt à lancer ces formidables forces contre l’armée flamande, le sire Jean de Barlas, chef des troupes étrangères, s’approcha de lui et lui parla en ces termes :

— Pour l’amour de Dieu, monseigneur d’Artois, laissez-moi marcher en avant avec mes hommes ; n’exposez pas la fleur de la chevalerie française à périr par la main de ces manants de Flandre ; ce sont des gens que le désespoir a rendus furieux. Je connais leurs habitudes ; ils ont laissé leurs provisions de bouche en ville. Restez ici en bataille, et moi, avec ma cavalerie légère, je leur couperai la route de Courtray et les entretiendrai par de légères escarmouches. Les Flamands mangent beaucoup et durant tout le jour, — ils ont besoin de beaucoup de nourriture ; si nous leur coupons les vivres, la faim les chassera de leur position, et vous pourrez les attaquer ailleurs avec plus d’avantages. De cette façon, vous pourrez exterminer cette race maudite, sans répandre beaucoup de sang.

Le connétable de Nesle et plusieurs autres seigneurs approuvèrent ce conseil ; mais Robert, aveuglé par la colère, n’y voulut point prêter l’oreille et imposa silence à Jean de Barlas.

Tous ces préparatifs avaient pris du temps, il était déjà sept heures du matin, quand la cavalerie française se trouva à deux portées de fronde de l’ennemi. Le Mosscherbeek séparait les archers français des frondeurs flamands, de sorte qu’ils ne pouvaient se rapprocher et qu’il n’y eut que peu de morts des deux côtés. Le sénéchal d’Artois donna ordre d’attaquer à Raoul de Nesle, commandant du premier corps.

Le premier détachement de cavalerie s’élança impétueusement en avant, jusqu’aux bords du Mosscherbeek, mais là, les cavaliers s’enfoncèrent jusqu’à la selle dans la fange. Ils se précipitèrent les uns sur les autres, si bien que les premiers tombèrent de cheval et furent tués par les Flamands ou périrent engloutis par les marais. Ceux qui échappèrent, rebroussèrent chemin en toute hâte, et n’osèrent plus s’exposer aussi témérairement[98]. Durant ce temps, l’armée flamande restait immobile derrière le second ruisseau et contemplait, dans le plus profond silence, le désastre éprouvé par l’ennemi.

Le connétable Raoul, voyant que le passage était impraticable pour sa cavalerie, vint trouver monseigneur d’Artois et lui dit :

— Je vous dis en vérité, seigneur comte, que nous mettons nos gens en grand péril, en les lançant ainsi sur ce ruisseau ; pas un cheval ne veut ni ne peut le franchir. Cherchons plutôt à faire quitter sa position à l’ennemi ; croyez-moi, vous risquez notre vie à tous, à ce jeu.

Mais le général en chef était trop irrité pour prêter l’oreille à ce sage conseil ; il s’écria avec colère :

— Connétable, c’est là un conseil de Lombard ! Auriez-vous peur de ce tas de loups, ou auriez-vous, par hasard, de leur poil !

Il voulait dire par là que le connétable aimait les Flamands et voulait peut-être les favoriser dans la lutte, au détriment de la France. Raoul, blessé de ce reproche, fut saisi d’une grande colère : il se rapprocha davantage du comte d’Artois et lui dit d’un ton amer :

— Vous doutez de mon courage ? Vous m’insultez ? Eh bien, je vous demande, moi, si vous osez me suivre, sur-le-champ et seul, jusque dans les rangs de l’ennemi ? Je vous promets de vous mener si loin que jamais vous n’en reviendrez…

Quelques autres chevaliers s’interposèrent entre les deux chefs et firent si bien qu’ils parvinrent à les calmer ; eux aussi remontrèrent au sénéchal que le passage du ruisseau était impossible ; mais le comte d’Artois n’en voulut point entendre parler et donna ordre à Raoul de Nesle de marcher de nouveau en avant[99].

Le connétable, emporté par son dépit, se lança au galop avec sa troupe sur l’armée flamande ; mais, aux abords du ruisseau, tous les cavaliers des premiers rangs s’enfoncèrent dans la fange et tombèrent pêle-mêle les uns sur les autres ; ils s’écrasaient mutuellement dans cette affreuse mêlée, et plus de cinq cents hommes y périrent, tandis que les Flamands leur lançaient une telle quantité de pierres, que ni casques, ni cuirasses n’y résistaient. À cette vue, monseigneur d’Artois fut forcé d’ordonner la retraite aux troupes de Raoul de Nesle. Ce ne fut qu’à grand’peine qu’on parvint à reformer en rangs réguliers ce corps désorganisé par la plus terrible confusion.

Sur ces entrefaites, messire Jean de Barlas était parvenu à trouver un endroit où l’on pouvait franchir plus facilement le premier ruisseau et avait gagné l’autre rive avec deux mille arbalétriers. En atteignant la prairie où se trouvaient les frondeurs flamands, il disposa ses hommes en rangs serrés, et fit lancer à l’ennemi un si grand nombre de flèches, que l’air en fut obscurci[100]. Un grand nombre de Flamands tombèrent morts ou blessés, et les arbalétriers français gagnèrent sur eux beaucoup de terrain.

Messire Salomon de Sevecote avait pris lui-même la fronde d’un compagnon de métier mort, et stimulait les siens par son exemple ; mais une flèche de fer perça la visière de son casque et le renversa sans vie. Les Flamands, voyant leur chef tomber à côté d’un si grand nombre des leurs, et n’ayant plus de cailloux à lancer, se replièrent sans désordre sur le gros de l’armée : un seul frondeur de Furnes resta seul au milieu de la prairie, comme s’il voulait braver les traits des Français. Il était là, immobile, impassible, bien que les flèches sifflassent au-dessus de sa tête et autour de lui. Il plaça lentement une lourde pierre dans sa fronde et visa attentivement le but qu’il voulait atteindre. Il fit décrire à sa fronde quelques tours rapides, lâcha la courroie, et la pierre vola, en sifflant, dans les airs. — Un cri de douleur s’échappa du sein du chef français, qui tomba sans vie sur le sol ; son casque, brisé sous la violence du coup, n’avait pu protéger son crâne. Messire Jean de Barlas gisait dans son sang ; ainsi périrent, dans le même engagement, les chefs des deux corps ennemis.

En voyant tomber leur commandant, les arbalétriers furent saisis d’une telle fureur, qu’ils jetèrent leurs arbalètes, mirent l’épée au poing, se précipitèrent impétueusement sur les Flamands et les poursuivirent jusqu’au second ruisseau qui servait de retranchement à l’armée ennemie.

Messire Valepaile, qui se trouvait auprès du comte d’Artois, s’écria en voyant ce succès des arbalétriers :

— Oh ! monseigneur le comte, ces misérables gens à pied vont si bien faire, qu’ils auront à eux seuls l’honneur de la bataille. S’ils repoussent l’ennemi sans notre aide, que sommes-nous donc venus faire ici, nous, chevaliers ? C’est une honte ! nous sommes-là, comme si nous n’osions combattre.

— Montjoie, Saint-Denis ! s’écria Robert, en avant, connétable, en avant[101] !

À cet ordre, tous les chevaliers, qui formaient le premier détachement, lâchèrent la bride à leurs chevaux et les lancèrent dans une course désordonnée ; chacun voulait arriver le premier, pour porter le coup d’honneur. Emportés par cette course folle et effrénée, ils passèrent sur le corps de leurs arbalétriers, et des centaines d’entre ceux-ci luttaient contre la mort sous les pieds des chevaux qui les écrasaient, tandis que les autres fuyaient le champ de bataille dans toutes les directions. Ainsi les chevaliers réduisirent à néant l’avantage remporté par les leurs, et donnèrent aux frondeurs le temps de reformer leurs rangs.

Il s’élevait, de l’affreuse mêlée, des cris de mort et de détresse que, de loin, on pouvait prendre pour les acclamations d’une armée victorieuse. Les infortunés chevaliers, tombés de selle, et sur lesquels passait tout un corps de cavalerie, criaient qu’on ne les foulât pas aux pieds ; mais rien ne pouvait arrêter l’élan donné[102]. Déjà la voix de ceux qui étaient tombés les premiers s’était éteinte dans un suprême cri d’agonie ; mais ceux qui les avaient renversés étaient écrasés à leur tour par ceux qui les suivaient, et le terrible concert de cris et de gémissements continuait[103]. Les autres corps, croyant que la lutte était engagée, éperonnèrent leurs chevaux et les lancèrent vers le ruisseau sur les bords duquel se passait cette scène affreuse, et un bon nombre d’entre eux vinrent grossir le chiffre des victimes de l’imprudence du comte d’Artois, chiffre effrayant et inouï.

Les Flamands n’avaient point encore bougé ; toujours immobiles et silencieux, ils contemplaient avec surprise la scène horrible qui se passait sous leurs yeux. Leurs chefs procédaient avec plus d’habileté et de prudence ; pour tout autre chef d’armée, ce moment eût paru favorable pour engager la lutte, et peut-être eût-il franchi le ruisseau et fût-il tombé sur les Français ; mais Guy et Jean Borlunt, dont le comte acceptait les conseils, voyant les avantages de la position qu’ils occupaient, ne voulurent pas la quitter au prix d’un avantage partiel. Le plus profond silence continuait de régner dans les rangs, afin que les ordres fussent entendus de tous.

Enfin les deux ruisseaux furent comblés, en quelque sorte, par des cadavres d’hommes et de chevaux, et Raoul de Nesle réussit à les franchir avec un millier de cavaliers environ. Il les massa en rangs serrés et s’écria :

— France ! France ! en avant ! en avant !

La troupe s’élança intrépidement sur le centre de l’armée ennemie ; les Flamands avaient appuyé sur le sol l’extrémité de leurs longues goedendags et reçurent la cavalerie française sur la pointe de ces armes formidables[104]. Un grand nombre d’ennemis tombèrent de selle sous la violence du choc et furent bientôt percés de coup de lance. Mais Godefroi de Brabant, qui, avec ses neuf cents cavaliers, avait aussi franchi le ruisseau, tomba avec tant de force sur le corps commandé par Guillaume de Juliers, qu’il renversa ce chevalier avec les trois premiers rangs de sa troupe et coupa ainsi la ligne de bataille de l’armée flamande.

Alors s’engagea une lutte effrayante ; les cavaliers français avaient jeté leurs lances et frappaient d’estoc et de taille les Flamands de leurs redoutables épées ; les Flamands se défendirent bravement avec leurs masses d’armes et leurs haches, et mirent hors de combat maints chevaliers ; mais l’avantage resta à Godefroi de Brabant, car ses hommes avaient jonché le sol autour d’eux d’un monceau de cadavres et fait un large vide dans la ligne de bataille des Flamands. Grâce à ce passage ouvert devant eux, tous les Français qui purent franchir le ruisseau vinrent assaillir par derrière leurs adversaires. Cette situation était éminemment périlleuse pour les Flamands ; car, comme l’ennemi les prenait par devant et par derrière, ils n’avaient pas assez d’espace pour faire œuvre de leurs goedendags ; ils furent donc forcés de recourir, pour se défendre, aux haches, aux masses d’armes, aux épées, ce qui donna un grand avantage sur eux aux cavaliers français, vu que ceux-ci, dominant les Flamands, grâce à leur monture, pouvaient les sabrer facilement et, pour ainsi dire, à chaque coup, fendre une tête ou abattre un membre.

Guillaume de Juliers combattait comme un lion ; il se trouvait seul, avec son écuyer et Philippe de Hofstade, engagé au milieu d’une trentaine d’ennemis qui voulaient lui enlever sa bannière ; mais tous les bras qui se tendaient pour la saisir tombaient sous son glaive.

Arthur de Mertelet, un chevalier normand, franchit en ce moment le ruisseau avec un bon nombre de cavaliers, et se lança en pleine course sur Guillaume de Juliers. L’arrivée de ce renfort devait encore empirer la situation des Flamands sur ce point ; le nombre des ennemis à combattre devenait trop grand, et il était impossible de leur résister. Le Normand, en apercevant la bannière de Guillaume, lança son cheval avec la rapidité d’une flèche, et abaissa sa lance pour en percer le porte-étendard, mais Philippe de Hofstade, à cette vue, s’élança, à travers quelques Français, au devant de Mertelet. Le choc des deux chevaliers fut si violent que les deux lances s’enfoncèrent dans les deux poitrines ; le fer meurtrier avait percé le cœur de chacun des combattants. Les deux champions et leurs chevaux restèrent immobiles, comme si une puissance surnaturelle avait soudainement arrêté leur élan et glacé leur ardeur ; on eût cru qu’ils se considéraient attentivement et ils pesaient de tout le poids de leur corps sur la lance, comme s’ils trouvaient un cruel plaisir à torturer davantage leur ennemi ; mais cela ne dura pas longtemps, bientôt le cheval de Mertelet fit un mouvement et les deux cadavres tombèrent sur le sol.

Messire Jean de Renesse, qui se trouvait à l’aile droite, remarquant le danger que courait Guillaume de Juliers, quitta sa position, et, s’élançant derrière la ligne, vint tomber sur le flanc des Français avec Jean Breydel et ses bouchers. Rien ne pouvait résister à des hommes tels que les bouchers de Bruges. Ils se jetaient, poitrine nue, au milieu des armes de toute sorte et recevaient la mort ou le coup qui venait les frapper sans reculer le moins du monde. Ceux-là seuls osaient vraiment regarder la mort en face et la narguer ; aussi tout tombait-il sous leurs coups dès qu’ils apparaissaient. Leurs haches coupaient les jambes des chevaux et fendaient la tête des chevaliers tombés avec leur monture. Un instant après qu’ils étaient venus au secours de Guillaume de Juliers, ils avaient si bien fait place nette, qu’il ne restait plus qu’une vingtaine de Français au delà de la ligne de bataille des Flamands. Parmi eux se trouvait Godefroi de Brabant qui combattait dans les rangs des ennemis de sa patrie.

En l’apercevant, messire de Renesse lui cria :

— Godefroi ! Godefroi ! tu vas mourir !

— Tu veux parler de toi ! répondit Godefroi en assénant un coup violent sur la tête de messire Jean ; mais celui-ci, faisant tournoyer rapidement son épée, en frappa Godefroi sous le menton, avec une telle force, qu’il le jeta hors de selle. Alors vingt bouchers tombèrent sur lui, et il reçut vingt blessures dont la moindre eût suffi à lui donner la mort. Sur ces entrefaites, Jean Breydel, avec quelques-uns de ses hommes, ayant pénétré plus avant dans les rangs de l’ennemi, avait tant et si bien combattu qu’il avait conquis l’étendard de Brabant ; il regagna, avec ce trophée, le gros des siens, déchira en pièces la bannière et en jeta la hampe au loin en s’écriant :

— Honte aux traîtres !

Les Brabançons, voulant venger cet outrage, tombèrent sur l’ennemi avec un redoublement de rage, et firent des efforts inouïs pour déchirer la bannière de Guillaume de Juliers à titre de représailles ; mais le porte-étendard, Jean Ferrand, se défendait avec fureur contre tous ceux qui l’approchaient. Quatre fois il fut renversé, et quatre fois il se releva avec l’étendard, bien qu’il fût couvert de blessures.

Guillaume de Juliers avait déjà fait mordre la poussière à un grand nombre de Français ; chaque coup de sa gigantesque épée donnait la mort à un ennemi. Épuisé par la durée et la violence de la lutte meurtri de coups, le nez et la bouche en sang, il pâlit tout à coup et sentit que ses forces l’abandonnaient. En proie à un vif dépit, il se retira derrière la ligne de bataille pour se remettre un peu. Jean de Vlamynck, son écuyer, défit les courroies de sa cuirasse et le déchargea de ses armes pour lui permettre de respirer plus librement.

Durant l’absence de Guillaume, les Français avaient regagné un peu de terrain, et les Flamands semblaient sur le point de battre en retraite. À cette vue, Guillaume, saisi de douleur, se répandit en plaintes désespérées. Jean de Vlamynck imagina une ruse qui prouve combien la bravoure de son maître était en renommée. Il revêtit l’armure complète de Guillaume, et, se jetant au milieu des ennemis, il s’écria :

— Arrière, hommes de France ! Guillaume de Juliers est de retour !

En même temps, il se mit à frapper vaillamment sur les ennemis, et en coucha si bon nombre dans la poussière, que les autres reculèrent, ce qui donna aux rangs flamands le temps de se reformer.

Raoul de Nesle, avec la plus grande partie de sa cavalerie, était tombé sur les cinq mille Gantois de messire Borlunt. En vain le courageux guerrier français s’était efforcé de percer cette troupe ; trois fois les Gantois, sans rompre leurs rangs, l’avaient repoussé en lui faisant perdre beaucoup de monde. Jean Borlunt, jugeant qu’il serait très-désavantageux qu’il quittât sa place pour attaquer le corps de Raoul de Nesle, s’avisa d’un autre moyen. Il prit les trois derniers rangs de ses hommes et en forma deux nouveaux détachements qu’il disposa, derrière la ligne de bataille, de telle façon qu’une extrémité de ces corps touchait à l’armée et l’autre se trouvait plus loin dans la campagne. La division centrale, qui occupait l’espace compris entre les deux autres, reçut de Jean Borlunt l’ordre de reculer au premier choc des Français.

Raoul de Nesle, ayant rallié en ordre ses cavaliers, tomba de nouveau au grand galop sur les Gantois ; en même temps, le corps central recula, et les Français, croyant avoir rompu la ligne de bataille, se mirent à crier avec joie :

— Noël ! Noël ! Victoire ! Victoire !

Ils s’engagèrent dans l’ouverture pratiquée dans les rangs ennemis avec l’intention d’attaquer l’armée par derrière, mais ils se trouvèrent loin de compte ; ils rencontrèrent de toutes parts un mur de lances et de haches. Jean Borlunt, en faisant avancer obliquement les deux ailes de son corps, forma les Gantois en triangle et ferma ainsi le filet dans lequel il avait pris près d’un millier de Français. Alors commença une affreuse boucherie ; pendant un quart d’heure, coups de hache, coups d’épée, coups de lance, s’échangèrent au milieu d’une mêlée épouvantable, sans qu’on pût voir qui succombait ni qui triomphait. Hommes et chevaux, renversés, confondus, criaient, hurlaient, hennissaient ; horrible tumulte dans lequel on n’entendait ni ne distinguait rien.

Pendant longtemps, Raoul de Nesle, couvert de blessures, éclaboussé par le sang des siens, combattit sur un monceau de cadavres ; sa mort était certaine. À cette vue, Jean Borlunt, pris d’un sentiment de compassion pour l’héroïque chevalier, lui cria :

— Rendez-vous, messire Raoul ; je ne voudrais pas vous voir mourir !

Raoul était devenu fou de rage et de désespoir ; il comprit les paroles de Borlunt, et peut-être un sentiment de reconnaissance vint-il émouvoir son cœur ; mais le reproche d’être d’intelligence avec l’ennemi, reproche que lui avait adressé le comte d’Artois, l’avait si vivement blessé et irrité, qu’il ne voulait pas vivre plus longtemps. Il fit de la main un signe, comme pour adresser un suprême adieu à Jean Borlunt, et soudain étendit morts deux Gantois. Enfin, frappé à la tête d’un coup de massue, il tomba sans vie sur les corps amoncelés de ses frères d’armes. Beaucoup d’autres chevaliers, tombés de cheval, voulurent rendre les armes, mais on ne les écouta point ; pas un seul Français ne sortit du cercle fatal qui les enfermait.

Pendant que les hommes de messire Borlunt accomplissaient cette œuvre d’extermination, la lutte était aussi vive sur toute la ligne de bataille. Là on entendait le cri : « Noël ! Noël ! Montjoie, Saint-Denis ! » de quoi on pouvait conclure que, sur ce point, les Français avaient l’avantage ; ailleurs montait vers le ciel le formidable cri : « Flandre au Lion ! » signal de la défaite d’un corps français.

Le ruisseau de Groningue était rougi par le sang et rempli de cadavres. Les cris suprêmes des mourants étaient couverts par le bruit des armes entrechoquées ; un bruit sourd et lugubre, comme un grondement de tonnerre, planait au dessus des combattants. Lances et masses d’armes volaient en pièces : un long amas de cadavres formait comme une digue en avant de la ligne de bataille. Les blesser, étaient sûrs de périr, car on ne relevait personne, et ils étaient condamnés à être étouffés dans la fange ou foulés sous les pieds des chevaux.

Sur ces entrefaites, Hugues d’Arckel, avec ses huit cents hommes intrépides, avait pénétré jusqu’au centre de l’armée française ; il était tellement cerné de toutes parts par l’ennemi, qu’il était impossible aux Flamands de l’apercevoir. Là il combattait avec tant de bravoure et de dextérité que les ennemis nombreux auxquels il avait affaire ne pouvaient entamer son détachement, quelque peu nombreux qu’il fût ; autour de lui gisait un grand nombre de victimes, et quiconque osait l’approcher payait de sa vie cette témérité. Il se rapprochait peu à peu du camp français et semblait vouloir atteindre celui-ci. Ce n’était pas son intention ; car, lorsqu’il se trouva au milieu des troupes françaises, il s’élança de côté sur l’étendard de Navarre et l’arracha des mains de celui qui le portait. Les gens de Navarre tombèrent avec fureur sur lui et mirent à mort grand nombre des siens ; mais il sut si bien défendre la bannière qu’il avait conquise, que les Français ne purent la lui reprendre. Il avait presque regagné le gros de l’armée flamande, lorsque Louis de Forest lui porta un coup si terrible sur l’épaule gauche, que le bras fut à demi séparé du corps ; on voyait ce bras paralysé pendre le long de la cuirasse, le sang coulait à flots de la blessure, une pâleur mortelle se répandit sur ses traits, mais il ne lâcha pas l’étendard. Louis de Forest fut tué par un autre Flamand, et Hugues d’Arckel revint presque sans vie avec la bannière de Navarre au milieu des siens. Il s’efforça de répéter le cri : « Flandre au Lion ! » mais sa voix éteinte lui fit défaut, son âme s’échappa avec son sang par la cruelle blessure qu’il avait reçue, et il tomba dans la poussière avec le glorieux trophée qu’il devait à son courage.

À l’aile gauche, la lutte était encore plus vive pour la division commandée par monseigneur Guy ; Jacques de Châtillon, à la tête de quelques milliers de cavaliers, avait attaqué le métier de Furnes, et plusieurs centaines de Flamands avaient succombé au premier choc. Eustache Sporkyn gisait, grièvement blessé, en arrière de la ligne de bataille et criait à ses hommes de ne pas céder ; mais la supériorité de l’ennemi qui les pressait était telle, qu’ils durent reculer. Suivi d’un grand nombre de cavaliers, de Châtillon perça la ligne de bataille, et la lutte s’engagea au-dessus du malheureux Sporkyn qui ne tarda pas à rendre l’âme.

Adolphe de Nieuwland était resté seul avec le comte Guy et son écuyer, si bien qu’ils étaient séparés du gros de l’armée, et devaient s’attendre à une mort certaine. De Châtillon fit tous les efforts possibles pour s’emparer du grand étendard de Flandre ; mais, bien que Segher Lonke, qui portait la bannière, eût été plusieurs fois renversé, le sire de Châtillon n’avait encore pu en arriver à son but ; transporté de rage, il éclatait en imprécations contre ses hommes et faisait pleuvoir des coups furieux sur l’armure des trois invincibles Flamands. Assurément ceux-ci n’eussent pu tenir longtemps contre une nuée d’ennemis acharnés ; mais ils en avaient abattu un si grand nombre dès le commencement de la lutte, que les cadavres amoncelés, ayant atteint une certaine hauteur, rendaient l’accès difficile aux autres cavaliers et leur servait en quelque sorte de rempart.

Emporté par l’impatience et la colère, le sire de Châtillon arracha des mains d’un de ses hommes une longue lance et s’élança sur Guy. Le jeune comte n’eût infailliblement pas échappé à la mort, car, occupé à lutter contre d’autres agresseurs, il ne voyait pas fondre sur lui son nouvel adversaire. Déjà la lance allait le frapper au cou en s’introduisant entre le casque et la cuirasse, lorsque Adolphe de Nieuwland leva son épée avec la rapidité de l’éclair, coupa en deux la hampe de la lance et sauva ainsi la vie à son chef.

Au même instant, et avant que le sire de Châtillon eût eu le temps de reprendre son épée, Adolphe bondit au-dessus des cadavres, et, se trouvant en face du chevalier français, lui asséna sur la tête un coup si terrible qu’il lui enleva une grande partie de la joue avec un morceau de son casque. Le sang coula à flots sur ses épaules, et il voulut continuer à se défendre, mais deux coups plus formidables encore lui firent vider les arçons et le renversèrent sous les pieds des chevaux. Les Flamands s’emparèrent de lui, l’entraînèrent en arrière de la ligne de bataille et lui portèrent mille coups en lui reprochant les cruelles persécutions qu’il leur avait fait subir.

Sur ces entrefaites, Arnould d’Audenaerde était accouru au secours de l’aile gauche, ce qui changea complétement la situation : le métier de Furnes se lança de nouveau en avant avec ce renfort inattendu, et les Français furent repoussés en désordre. Chevaux et cavaliers tombaient en si grand nombre, et il y avait un tel désarroi dans les rangs de l’ennemi, que les Flamands, croyant la bataille gagnée, ne purent s’empêcher de crier sur toute la ligne :

— Victoire ! victoire ! Flandre au Lion !

Quiconque eût pu, en ce moment, voir les bouchers, sans être exposé à leurs coups, eût reculé d’épouvante et d’horreur. Poitrine nue, bras nus, la hache ensanglantée, on les voyait s’élancer au-dessus des cadavres d’hommes et de chevaux, frappant de toutes parts, tout couverts de sang, les cheveux épars, le visage rendu méconnaissable par la boue, la sueur et le sang ; et, au milieu de toutes ces horreurs, un affreux sourire contractait leurs traits, sourire où se reflétaient à la fois la haine mortelle de l’étranger et les joies féroces de la lutte.

Les Français qui, dans leur présomption, avaient parlé des Flamands comme s’ils eussent dû les écraser du premier coup, éprouvèrent, à leur grand dommage, qu’une vaine forfanterie est de peu de secours sur un champ de bataille. Ils déploraient les suites de leur imprudente témérité, et voyaient, en luttant contre les bouchers, à quel peuple ils avaient à faire. Cependant ils ne perdaient pas courage ; ils étaient encore beaucoup plus nombreux que les Flamands, et un assez grand nombre d’entre leurs corps n’avaient point encore pris part à la lutte.

Tandis que l’avant-garde de l’armée française avait ainsi le dessous, le comte d’Artois se trouvait, avec la deuxième division, à une plus grande distance de l’armée flamande. Comme la ligne de bataille de l’ennemi n’était point assez étendue pour qu’on pût engager à la fois des troupes aussi considérables que les siennes, il n’avait pas encore marché en avant. Ne sachant pas comment la lutte tournait, il s’imagina que ses hommes avaient sans nul doute l’avantage, car il n’en voyait revenir aucun. Sur ces entrefaites, il envoya messire Louis de Clermont, avec mille cavaliers normands, attaquer l’aile gauche de l’armée flamande. Le sire de Clermont réussit à trouver de ce côté un terrain ferme ; il parvint à franchir le ruisseau avec tout son détachement et vint tomber à l’improviste sur les troupes commandées par Guy. Celles-ci, assaillies par derrière par de nouveaux ennemis, alors que le corps de messire de Châtillon leur donnait déjà assez de besogne, ne purent tenir davantage ; les premiers rangs furent renversés et taillés en pièces, la confusion se mit dans les autres, et toute cette partie de l’armée flamande recula en désordre. La voix de Guy, qui les conjurait, au nom de la patrie, de tenir bon, ranimait bien leur courage, mais cela n’aidait à rien ; la pression était trop forte, et tout ce qu’ils purent faire, sur la prière de leur chef, ce fut de battre en retraite aussi lentement que possible.

Le malheur voulut qu’en ce moment Guy reçût sur son casque un coup si violent qu’il s’affaissa sur le cou de son cheval et laissa tomber son épée ; dans cette situation critique, étourdi et pris de vertige, il lui était impossible de se défendre. C’en était fait de lui, si Adolphe ne fût venu à son aide. Le jeune chevalier s’élança en avant du cheval de Guy, et manœuvra si bien de son épée, que les Français ne purent atteindre le jeune comte. Au bout de quelques instants de cette lutte formidable, son bras s’alourdit et se lassa ; on s’en apercevait aux mouvements de son arme, qui déjà se ralentissaient et étaient moins énergiques. Les coups pleuvaient sur son armure, il sentait sa chair se meurtrir sous la cuirasse et, déjà, il disait à ce monde un dernier adieu, car il voyait la mort devant lui.

Durant ce temps, Guy avait été emmené en arrière de la ligne de bataille et était revenu de son étourdissement : il vit avec anxiété la périlleuse situation de son sauveur, et, saisissant une autre épée, accourut à son côté et se remit à combattre. Quelques-uns d’entre les plus braves s’étaient joints à lui, et les Français furent arrêtés dans leur élan, jusqu’à ce qu’un nouveau renfort vint se joindre à eux. L’intrépide bravoure des chevaliers Flamands ne put résister plus longtemps au choc. Le cri : « Flandre au Lion ! » fit place à un autre : les Français s’écriaient :

— « Noël ! Noël ! En avant ! À nous la victoire !… »

Les Flamands furent refoulés et culbutés. Malgré les efforts inouïs de Guy, il ne put empêcher ses hommes de battre en retraite, car il y avait au moins trois cavaliers contre un fantassin ; les chevaux foulaient aux pieds les Flamands ou les forçaient irrésistiblement à reculer. Le désordre se mit dans leurs rangs, et la moitié de l’armée flamande s’enfuit devant l’ennemi ; un grand nombre furent terrassés, et les autres se trouvèrent tellement dispersés, qu’ils ne purent offrir aucune résistance à la cavalerie, et furent poursuivis par les Français jusqu’à la Lys, dans les eaux de laquelle une grande partie d’entre eux trouvèrent la mort. Guy était parvenu néanmoins à rallier un peu ses hommes sur le bord de cette rivière ; mais le nombre des ennemis était trop grand. Les gens de Furnes, quoique dispersés çà et là, combattaient avec la furie du désespoir ; l’écume couvrait leurs lèvres, leur sang coulait, et cependant le courage héroïque qu’ils avaient déployé jusque-là ne leur suffisait pas ; chacun d’eux avait abattu déjà trois ou quatre cavaliers, mais leur nombre diminuait de plus en plus, tandis que celui des ennemis ne faisait que s’accroître ; ils voulaient mourir avec honneur et en tirant vengeance de ceux sous la supériorité matérielle desquels ils succombaient.

Guy, voyant la défaite de son armée, et croyant la bataille perdue, eût pleuré de douleur, si la tristesse avait pu trouver place dans son cœur ; mais une sombre fureur s’était emparée de lui. Il l’avait juré, il ne voulait pas vivre davantage, et, comme un insensé, il lança son cheval au milieu des ennemis triomphants. Adolphe de Nieuwland et Arnould d’Audenaerde le suivaient de près ; ils combattaient avec une telle rage, que les ennemis effrayés reculaient devant eux ou tombaient sous leur épée comme par enchantement ; mais les Flamands n’en étaient pas moins en déroute, et les Français criaient à bon droit : « Noël ! Noël ! » car rien ne semblait pouvoir sauver les troupes de Guy.

En ce moment, on vit, dans la direction d’Audenaerde, au delà du ruisseau de Gavre, se mouvoir au milieu des arbres quelque chose qui étincelait sous les rayons du soleil ; cette surprenante apparition s’avançait rapidement et fut bientôt en rase campagne. On aperçut deux cavaliers accourant au grand galop vers le champ de bataille : l’un était chevalier, on pouvait le deviner à sa magnifique armure ; sa cuirasse et le caparaçon de fer de son cheval brillaient de reflets d’or. Un grand panache bleu flottait au vent derrière lui ; le harnais de sa monture était tout couvert d’écailles d’argent, et une croix rouge était peinte sur sa poitrine ; de plus, on pouvait y lire, en grandes lettres d’argent qui se détachaient sur un fond noir, le mot : Flandre.

Il n’y avait pas un chevalier sur le champ de bataille qui fût revêtu d’une aussi splendide armure que cet inconnu, mais, ce qui le distinguait le plus, c’était sa taille : il dépassait de la tête les hommes les plus robustes et avait une telle stature, qu’on eût pu le prendre pour un fils des géants. Le cheval qu’il montait ajoutait beaucoup à cette taille surprenante, car il était aussi d’une taille et d’une force extraordinaires. De gros flocons d’écume s’échappaient de la bouche du puissant animal, et son haleine sortait en sifflant des poumons en deux épais nuages de vapeur. Le chevalier ne portait, pour toute arme, qu’un formidable marteau, ou plutôt une masse d’armes dont l’acier se détachait vivement sur le jaune éclat de son armure dorée.

L’autre cavalier était un moine mal armé et mal équipé ; sa cuirasse et son casque étaient tellement rouillés qu’ils semblaient peints en rouge. Son nom était frère Guillaume de Saeftinge. Étant en son couvent à Doest, il apprit qu’on allait livrer bataille aux Français, près de Courtray ; il prit deux chevaux dans l’écurie du monastère, échangea l’un d’eux contre les armes rouillées qu’il portait et accourut sur l’autre pour assister à la lutte suprême. Lui aussi était extraordinairement fort et d’un cœur intrépide : une longue épée brillait dans sa main, et la flamme de son regard annonçait assez un redoutable combattant. Il venait de rencontrer le mystérieux chevalier, et, comme tous deux allaient vers le même but, ils avaient fait route ensemble[105].

Les Flamands tournèrent les yeux avec un joyeux espoir vers le chevalier à l’armure dorée qui accourait vers eux. Ils ne pouvaient encore lire le mot : Flandre, inscrit sur sa poitrine, et, par conséquent, ne pouvaient savoir si c’était un ami ou un ennemi ; mais, dans la situation critique où ils se trouvaient, ils s’imaginaient que, sous cette forme, Dieu leur envoyait un de ses saints pour les sauver du péril. Tout pouvait leur inspirer cette croyance, son armure resplendissante, sa taille gigantesque et la croix rouge qu’il portait sur la poitrine.

Guy et Adolphe qui, cernés par les ennemis, se défendaient courageusement, se regardèrent mutuellement avec une sorte d’extase : ils avaient reconnu le chevalier à l’armure dorée. Pour eux les Français étaient perdus, car ils avaient pleine confiance dans la puissante intervention du nouveau venu. Le coup d’œil qu’ils échangèrent disait :

— Oh ! quel bonheur ! c’est le Lion de Flandre !

Le chevalier à l’armure dorée atteignit enfin les rangs français ; avant qu’on pût lui demander qui il venait combattre ou seconder, il s’élança sur le point où les cavaliers étaient le plus nombreux, et se mit à frapper de sa masse d’armes des coups si terribles que, saisis d’épouvante en présence d’un aussi redoutable ennemi, ils reculèrent en désordre pour échapper à ses atteintes. Tout tombait sous son formidable marteau, et il laissait derrière son cheval, dans les rangs ennemis, un vide comparable au sillage que laisse après lui un vaisseau ; en abattant ou en refoulant ainsi tous ceux qu’il rencontrait, il se rapprocha avec une merveilleuse rapidité des détachements flamands acculés sur les bords de la Lys, et s’écria :

— Flandre au Lion ! Suivez-moi ! Suivez-moi !

À ces mots, il renversa dans la fange un si grand nombre d’ennemis et déploya dans son œuvre de destruction une telle puissance, que les Flamands crurent de plus en plus voir en lui un être surnaturel.

Cette pensée ramena le courage dans leurs cœurs ; ils s’élancèrent en avant comme un seul homme, en poussant des acclamations triomphales, et suivirent le chevalier à l’armure dorée dans sa marche victorieuse. Les Français ne purent résister à ces hommes transformés en lions ; les premiers tournèrent le dos et voulurent s’enfuir, mais ils se heurtèrent aux chevaux de ceux qui les suivaient et tombèrent pêle-mêle. Alors un immense massacre commença sur toute la ligne de l’année ; les Flamands se mirent à tuer sans pitié ni merci, en franchissant les monceaux de cadavres tombés sous les coups des leurs pour atteindre d’autres ennemis. On ne criait plus « Noël ! » En ce moment, le formidable cri « : Flandre au Lion ! » retentissait sur tous les points, et les combattants étaient tellement étourdis par ces clameurs de triomphe qu’ils n’entendaient même plus le retentissement des coups portés par leurs propres armes.

Frère Guillaume, le moine, était descendu de cheval et combattait à pied ; tous ceux qui étaient à sa portée tombaient, frappés d’un coup mortel ; il faisait tournoyer son épée comme si c’eût été une plume, et bravait, par un ironique sourire, les ennemis qui l’assaillaient. On eût dit qu’il s’amusait à un jeu, car il était aussi gai et plaisantait autant que s’il eût combattu des enfants. Néanmoins, malgré sa dextérité, de nombreux coups d’épée tombaient sur sa cuirasse rouillée ; mais, tandis qu’un autre fût tombé sous chacun de ces coups, frère Guillaume restait debout, inébranlable, sur les cadavres des ennemis qu’il avait terrassés. Quiconque avait le malheur de toucher à lui tombait à l’instant sous sa formidable épée et payait son audace de sa vie. Tout à coup il aperçut à quelque distance messire Louis de Clermont avec sa bannière.

— « Flandre au Lion ! » s’écria frère Guillaume. Cet étendard est à moi !

Comme s’il fût tombé mort, il s’abaissa sur la terre, rampa sur les mains et les pieds entre les chevaux, et se releva brusquement auprès de Louis de Clermont ; de toutes parts les épées s’abattaient sur lui, mais il se défendait si bien qu’il ne reçut que quelques contusions. Il ne montrait en rien qu’il en voulût à l’étendard, voire même lui tournait-il le dos ; mais, tout à coup, il se retourna, abattit le bras de celui qui portait la bannière et mit celle-ci en pièces.

Le moine allait certainement trouver la mort, mais déjà tout le gros de l’armée avait pu arriver jusqu’à lui ; les Français qui le cernaient furent refoulés en désordre. Le chevalier à l’armure dorée avait dispersé en quelques instants les ennemis qui entouraient Guy, et il marchait toujours en avant sans trêve ni relâche. De sa masse d’armes, il brisait sur sa route les casques et les crânes, et ne rencontrait personne qui pût lui résister ; tous ceux qui tombaient assommés par lui étaient foulés aux pieds par les chevaux. Guy se rapprocha de lui, et lui dit d’une voix rapide :

— Ô Robert, mon frère bien-aimé, combien je remercie Dieu de ce qu’il vous ait envoyé ici ! Vous avez sauvé la Flandre !…

Le chevalier mystérieux ne répondit point, mais plaça son doigt sur ses lèvres, comme s’il eût voulu dire :

— Du secret ! du secret !

Adolphe avait aussi remarqué ce geste, et il résolut de se comporter comme s’il ne reconnaissait pas le comte de Flandre.

Sur ces entrefaites, les Français entraient en pleine déroute ; les troupes flamandes poussaient vigoureusement l’ennemi qui reculait, et achevaient, à coups de hache et de massue, les chevaliers renversés. Des milliers de chevaux étaient à demi-engloutis dans le sol défoncé, et les cadavres ennemis couvraient le sol, en si grande quantité, que les combattants ne luttaient plus sur l’herbe, mais sur un lit de morts et de tronçons d’armes. Le ruisseau de Groningue avait disparu, et les cadavres qui l’encombraient ne formaient plus qu’un monceau avec ceux qui gisaient sur les bords ; on eût pu reconnaître son cours à ses eaux ensanglantées, mais partout le sang formait de larges flaques. Les gémissements des mourants, les plaintes des blessés étouffés sous la terrible pression de la mêlée, les acclamations des Flamands victorieux, se confondaient en un tumulte affreux auquel contribuaient le son éclatant des trompettes, le cliquetis retentissant des épées sur les armures, le hennissement douloureux et épouvanté des chevaux étreints par la vase : un volcan qui éclate et déchire les entrailles de la terre, en laissant échapper de son sein les foudres qui le gonflaient, peut seul donner une idée de cette épouvantable confusion de bruits plus effrayants les uns que les autres. On eût dit que la dernière heure du monde était venue.

Neuf heures sonnaient au beffroi de Courtray lorsque la cavalerie de Raoul de Nesle et du sire de Châtillon battit en retraite et se replia sur les troupes du comte d’Artois. En apprenant la défaite des siens, Robert fut transporté d’une rage aveugle et voulut courir sus à l’armée flamande avec le corps nombreux qu’il avait sous ses ordres. D’autres chevaliers s’efforcèrent de le faire renoncer à son imprudent dessein, en alléguant que les chevaux ne pouvaient s’aventurer sur le terrain où était engagée la bataille ; mais il ne voulut écouter personne et s’élança, suivi de tous ses hommes, à travers la foule des fuyards. Les cavaliers qui avaient échappé à la première déroute furent refoulés par le sénéchal et sa troupe, et s’enfuirent en désordre de toutes parts pour sortir de l’affreuse mêlée ; mais cela leur fut impossible : les premiers rangs furent repoussés en avant par ceux qui les suivaient, et les troupes fraîches tombèrent, avec la plus grande témérité, sur l’armée flamande. Au premier choc, les troupes de Guy furent forcées de reculer jusqu’en arrière du ruisseau de Groningue, mais là, les chevaux abattus leur servirent de boulevard et elles se trouvèrent comme à l’abri d’un retranchement.

Les cavaliers français ne purent tenir sur le sol fangeux ; ils s’abattirent les uns sur les autres, et un grand nombre d’entre eux périrent foulés aux pieds et écrasés par les autres. À cette vue, monseigneur d’Artois, transporté de fureur, s’élança au delà du ruisseau avec quelques hommes intrépides, et tomba sur les troupes de Guy. Après un court combat dans lequel beaucoup de Flamands succombèrent, Robert d’Artois saisit le grand étendard de Flandre et en arracha un lambeau, avec la première griffe du lion[106]. Des exclamations furieuses s’élevèrent des rangs des Flamands :

— À mort ! à mort ! s’écria-t-on de toutes parts.

Le sénéchal s’efforçait d’arracher l’étendard des mains de Segher Lonke qui le portait ; mais le frère Guillaume, jetant son épée, s’élança sur le cheval de monseigneur d’Artois ; il noua ses bras au cou du comte et, appuyant ses deux pieds sur la selle, il tira Robert en arrière, avec tant de force, que le comte tomba à bas de son cheval ; — les deux adversaires roulèrent sur le sol. Sur ces entrefaites, les bouchers étaient accourus, et Jean Breydel, qui voulait venger l’outrage fait à l’étendard de Flandre, abattit d’un coup de hache le bras de Robert. L’infortuné sénéchal, se voyant en face de la mort, demanda s’il ne se trouvait pas là quelque gentilhomme à qui il pût rendre les armes ; mais les bouchers s’écrièrent qu’ils ne comprenaient pas sa langue et le frappèrent de leurs haches jusqu’à ce qu’il eût rendu l’âme.

Sur ces entrefaites, le frère Guillaume avait aussi terrassé le chancelier Pierre Flotte et levait son épée pour lui fendre la tête ; le chancelier demandait grâce. Le frère Guillaume sourit ironiquement et lui fendit la tête jusqu’à la nuque ; le chancelier, privé de vie, tomba la face dans son sang. Les seigneurs de Tancarville et d’Aspremont furent renversés par la masse d’armes du chevalier à l’armure dorée. Guy fendit d’un coup la tête de Renaud de Longueval, et Adolphe de Nieuwland renversa de selle Raoul de Nortfort. Plus de cent gentilshommes perdirent la vie en quelques instants.

Messire Rodolphe de Gaucourt, les deux rois Balthazar et Sigis, avec soixante et dix chevaliers d’élite, avaient lutté longtemps contre les Gantois de Jean Borlunt. Les deux rois et tous leurs compagnons avaient mordu la poussière, et Rodolphe, dont le cheval s’était abattu, se tenait encore debout au milieu de ses ennemis auxquels il faisait face avec une merveilleuse intrépidité. Il luttait contre les Gantois avec une souveraine habileté et les tenait à distance par de formidables coups d’épée. Tout à coup il aperçut un groupe d’une quarantaine de chevaliers français et se réfugia au milieu d’eux ; mais Jean Borlunt le poursuivit à la tête d’un nombre considérable de Gantois. Bientôt les quarante chevaliers eurent succombé, et Rodolphe de Gaucourt se défendait toujours avec le même courage. Épuisé par les blessures et par la lassitude, il s’affaissa enfin sur les cadavres de ses frères d’armes et les Gantois coururent à lui pour le mettre à mort ; mais Jean Borlunt ne voulut pas que le brave Français perdît la vie : il le fit transporter en arrière de la ligne de bataille et le prit sous sa protection[107].

Bien que, dans cette lutte ardente, les premiers rangs de l’armée française eussent subi une éclatante défaite, les Flamands faisaient peu de progrès, parce que de nouveaux renforts ennemis venaient sans cesse prendre la place de ceux qui avaient succombé.

Le chevalier à l’armure dorée combattait comme un vrai lion, à l’aile gauche, contre tout un détachement de cavalerie. À ses côtés luttaient avec un égal courage Guy et Adolphe de Nieuwland ; ce dernier se précipitait à tout instant au milieu des rangs ennemis, et avait mis maintes fois sa vie en péril : on eût dit qu’il avait résolu de mourir sous les yeux du chevalier à l’armure dorée, « Le père de Mathilde me voit ! » pensait-il, et alors il sentait ses poumons aspirer l’air plus librement ; il sentait plus de force dans ses muscles, il sentait dans son âme un plus grand mépris de la mort. Le chevalier à l’armure dorée lui cria plusieurs fois de ne pas s’exposer ainsi ; mais ces paroles, qui retentissaient à l’oreille d’Adolphe comme un éloge, produisaient sur lui un effet tout contraire ; car, à chaque appel du chevalier à l’armure dorée, le cheval du brave jeune homme bondissait vers l’ennemi et l’entraînait plus avant dans les rangs français. Heureusement pour lui qu’un bras plus puissant que le sien veillait sur sa vie et qu’il y avait à côté de lui un homme à qui un paternel amour avait fait jurer de le protéger.

Dans toute l’armée française un seul étendard restait debout. L’oriflamme déroulait encore ses éclatantes armoiries, ses fleurs de lis d’argent et les perles étincelantes qui ornaient l’emblème de la France. Guy désigna de la main au chevalier à l’armure dorée celui qui portait la bannière sacrée et s’écria :

— Voilà ce qu’il nous faut avoir !

Ils s’efforcèrent, chacun de son côté, de percer les rangs français ; mais ils n’y réussirent pas d’abord, quelque acharnement qu’ils missent à refouler les ennemis devant eux. Adolphe de Nieuwland trouva enfin un endroit plus favorable, passa seul à travers la cavalerie française et arriva, après de longs efforts, à portée de la noble bannière.

Quelle main fatale, quel mauvais esprit poussait ainsi le jeune homme à sa mort ? S’il eût su quelles larmes amères on versait en ce moment en songeant à lui, s’il eût su combien souvent son nom s’échappait des lèvres d’une femme pour monter vers le ciel avec une prière, — oh ! il ne se fût pas aussi témérairement exposé à la mort : il eût peut-être reculé comme un lâche !

L’oriflamme était entourée d’un groupe compacte de chevaliers. Ils avaient juré sur leur honneur de mourir sous les plis de la sainte bannière plutôt que de la laisser enlever par une main ennemie. Que pouvait Adolphe contre autant d’intrépides champions ? Aussi, dès qu’il apparut, fut-il salué d’exclamations ironiques ; toutes les épées tournoyèrent autour de sa tête, il se vit entouré de toutes parts par un cercle d’ennemis, mille coups tombèrent sur son armure, et, malgré sa dextérité, il fut mis dans l’impossibilité de se défendre plus longtemps. Déjà le sang coulait dessous son casque et obscurcissait sa vue ; ses muscles étaient paralysés par d’innombrables meurtrissures. Saisi d’un désespoir furieux et, sentant que sa dernière heure était venue, il s’écria de façon à ce que les Français l’entendissent :

— Mathilde ! Mathilde ! Adieu !

Il dit, et s’élança à travers les glaives ennemis jusqu’à l’oriflamme qu’il arracha à celui qui la portait ; mais dix mains la lui reprirent ; il se sentit frappé de coups redoublés et s’affaissa épuisé sur le dos de son cheval.

Le mouvement qui se fit en ce moment parmi les combattants laissa voir au chevalier à l’armure dorée le péril que courait Adolphe. Il songea à la douleur que ressentirait sa pauvre Mathilde si Adolphe périssait sous les coups de l’ennemi ; il se tourna vers les troupes qui l’entouraient et cria d’une voix tonnante qui domina le tumulte de la bataille :

— À moi, gens de Flandre ! En avant ! en avant !

De même que la mer furieuse combat, avec une force irrésistible, les obstacles qui la retiennent dans son lit, et, après une longue lutte, engloutit dans ses insondables profondeurs la digue qui l’arrête, et, répandant ses vagues écumantes dans les campagnes, déracine les forêts et renverse les villes, ainsi s’élança l’armée flamande à l’appel du chevalier inconnu.

Les Français furent assaillis avec une telle rage, qu’au premier choc, des rangs entiers furent abattus : les coups de massue et de hache tombaient aussi dru que la grêle qui anéantit les fruits de la terre. Jamais on ne vit lutte aussi acharnée ; tous les combattants étaient couverts de sang, et beaucoup avaient encore leur arme au poing alors qu’ils étaient depuis longtemps atteints d’un coup mortel. C’était un fouillis d’hommes et de chevaux qui échappe à toute description. Les plus sinistres cris de mort, les plaintes les plus déchirantes, se confondaient en une seule clameur lugubre et formidable, qui attisait davantage encore la rage dans les cœurs. Les cavaliers français ne pouvaient plus se mouvoir ; car, de toutes parts, on les refoulait sur ceux qui les suivaient, tandis que les haches et les épées faisaient, dans leurs premiers rangs, leur œuvre horrible.

Le chevalier à l’armure dorée s’était frayé, grâce à sa formidable hache d’armes, un passage à travers l’ennemi, et s’était rapproché de l’oriflamme de France ; Guy et Arnould d’Audenaerde l’avaient suivi avec quelques-uns des Flamands les plus intrépides. Il chercha, mais en vain, à découvrir, aux alentours de la bannière, le panache vert d’Adolphe de Nieuwland ; mais il crut, un instant après, le reconnaître un peu plus loin au milieu des Flamands. Les quarante chevaliers d’élite, qui se tenaient encore autour de l’étendard, s’élancèrent comme de vrais héros sur le chevalier à l’armure dorée ; mais il fit tournoyer sa masse d’armes avec une telle habileté, qu’aucune épée ne pouvait l’atteindre. Du premier coup, il fracassa le crâne du sire Alain de Bretagne ; du second, il brisa la cuirasse de Richard de Falais et lui fit sortir les côtes du flanc. Pendant ce temps, les autres Flamands combattaient avec un égal courage ; Arnould d’Audenaerde recevait une blessure à la tête, et plus de vingt de ses hommes tombaient sous les coup des Français.

Le chevalier à l’armure dorée terrassait tous ceux qui se trouvaient à sa portée ; déjà Jean d’Emmery, Arnould de Vahain et Hugues de Viane gisaient à ses pieds. L’œil ne pouvait suivre sa hache d’armes, tant elle s’abattait rapidement d’un ennemi sur l’autre. Celui qui portait l’oriflamme reconnut bientôt qu’il lui serait impossible de la garder en cet endroit et s’enfuit plus loin ; mais, à cette vue, le chevalier à l’armure dorée écarta violemment de son chemin trois ou quatre ennemis et poursuivit le porte-étendard jusqu’au milieu des rangs français, à une grande distance du lieu où la lutte était engagée : il l’atteignit et combattit si longtemps et si bien qu’il finit par s’emparer de l’oriflamme. Toute une troupe de cavaliers s’élança sur lui pour la lui reprendre ; mais le chevalier la plaça dans l’étrier comme une lance, et fit mordre la poussière à un grand nombre de ses adversaires, tout en reculant à travers les rangs de l’ennemi. Il se retrouva enfin au milieu de l’armée flamande, et, élevant dans les airs l’étendard conquis, il s’écria :

— Flandre au Lion ! À nous la victoire !

D’enthousiastes acclamations répondirent à ce cri, et tous les bras agitèrent leurs armes dans les airs, en signe d’allégresse ; le courage des Flamands grandit encore à la vue du trophée conquis.

Guy de Saint-Pol se trouvait encore près du Gottelberg avec environ dix mille hommes d’infanterie et un corps considérable de cavalerie. Déjà il avait fait emballer tous les objets les plus précieux qui se trouvaient au camp, et il songeait à sauver ses hommes par la fuite ; mais Pierre Lebrun, un des chevaliers qui avaient combattu autour de l’oriflamme et qui s’était éloigné du champ de bataille pour se remettre d’un étourdissement, Pierre Lebrun, s’apercevant des intentions de Guy, courut à lui et s’écria :

— Oh ! messire de Saint-Pol, osez-vous bien agir ainsi ? Comme un lâche, laisseriez-vous sans vengeance la mort de monseigneur d’Artois et de tous nos frères ? Oh ! je vous en supplie, pour l’honneur de la France, ne le faîtes point. Mourons plutôt pour échapper à la honte de la défaite. Conduisez vos hommes en avant ; peut-être avec ces troupes fraîches nous ramènerez-vous la victoire.

Guy de Saint-Pol ne voulut pas entendre parler de combattre, la peur s’étant emparée de lui. Il répondit :

— Messire Lebrun, je sais ce que j’ai à faire. Je ne laisserai pas tomber le bagage de l’armée entre les mains de l’ennemi ; mieux vaut que je ramène en France les hommes qui nous restent que de les exposer à une mort certaine et inutile.

— Et abandonnerez-vous, en les livrant à l’ennemi, ceux qui ont encore le glaive au poing ? Oh ! c’est là une traîtreuse conduite ! Si je survis à aujourd’hui, je vous accuserai devant le roi de lâche félonie.

— La prudence m’ordonne la retraite, messire Lebrun. Je partirai, quoi que vous puissiez dire, car vos conseils sont inspirés par une exaltation qui vous aveugle ; vous êtes trop irrité.

— Et vous avez trop peur ! Mais qu’il en soit ainsi puisque vous le voulez : pour vous montrer néanmoins que j’agis avec plus de prudence que vous, je vais marcher en avant avec un détachement pour couvrir la retraite et la faciliter. Partez, je retiendrai l’ennemi[108].

Il prit un corps de deux mille fantassins et les mena vers le champ de bataille. Sur ces entrefaites, le nombre des Français engagés dans la lutte était tellement diminué, qu’il y avait de nombreux vides dans leur ligne de bataille, ce qui permit aux Flamands de les assaillir à la fois par devant et par derrière.

Le chevalier à l’armure dorée qui, grâce à sa propre taille et à la haute stature de son cheval, pouvait embrasser du regard tout le champ de bataille, remarqua le mouvement de Lebrun et comprit son intention. Il était évident pour lui que Saint-Pol voulait s’échapper avec le bagage de l’armée ; il s’approcha du comte Guy et lui fit connaître le dessein de l’ennemi. Quelques chevaliers furent envoyés sur-le-champ pour porter des ordres aux chefs des divers corps. Peu d’instants après, plusieurs d’entre ceux-ci se mirent en mouvement et se déployèrent dans toutes les directions. Messire Jean Borlunt se rapprocha avec ses Gantois des murs de la ville et attaqua Lebrun en flanc ; les bouchers, commandés par leur doyen Breydel, tournèrent le château de Nedermorschere et assaillirent par devant et par derrière le camp français.

Les troupes de Saint-Pol ne s’attendaient pas à cette agression ; elles étaient occupées à rassembler à la hâte les objets les plus précieux, quand apparut tout à coup sur leur tête la hache des bouchers, compagne de la mort. Les clameurs terribles des Flamands les épouvantèrent tellement qu’ils prirent la fuite en désordre de tous côtés : les bouchers en faisaient un horrible massacre. Guy de Saint-Pol, monté sur un bon cheval, échappa à ce danger de mort et s’enfuit précipitamment sans plus s’inquiéter de ses hommes. Le camp fut bientôt balayé ; quelques heures après, il n’y restait plus un seul Français vivant.

Ce fut ainsi que les Flamands conquirent les précieux vases d’or et d’argent et d’innombrables trésors que l’ennemi avait apportés avec lui.

Sur le champ de bataille la lutte n’était pas encore terminée : un millier de cavaliers environ, massés en un seul groupe, se défendaient encore et combattaient comme des lions, bien qu’ils fussent couverts de blessures ; parmi eux se trouvaient plus de cent nobles chevaliers qui ne voulaient pas survivre à cette défaite et frappaient d’estoc et de taille avec une rage aveugle dans les rangs des Flamands. Peu à peu ils furent refoulés sous les murs de la ville, à l’endroit dit Bittermeersch. Là, leurs chevaux tombèrent à la renverse dans le Rondnitbeek ou s’enfoncèrent dans la vase sur les bords de ce ruisseau ; les chevaliers, mis ainsi hors d’état de se servir de leurs montures, mirent pied à terre l’un après l’autre, et, s’étant reformés en cercle, combattirent à pied et tuèrent un grand nombre de Flamands, tandis qu’un plus grand nombre encore des leurs tombaient dans la fange. Le Bittermeersch n’était plus qu’une mare de sang où disparaissaient les pieds des combattants. Morts, mourants et blessés gisaient pêle-mêle au milieu des casques brisés, des tronçons d’épée, des cuirasses entamées.

Quelques léliards, parmi lesquels se trouvaient Jean de Gistel et un certain nombre de Brabançons, voyant qu’il n’y avait plus de salut possible, accoururent au milieu des Flamands en criant :

— Flandre au Lion ! Vive la Flandre !

Ils croyaient se sauver par cette manœuvre, mais un tisserand s’élança sur-le-champ vers Jean de Gistel et lui assena sur la tête un coup si terrible qu’il lui brisa le crâne ; le tisserand murmura d’une voix sourde :

— Mon père te l’a dit, traître, que tu ne mourrais pas dans ton lit.

Les autres furent trahis par leurs armures, et mis à mort comme gens qui avaient renié leur pays.

Guy eut compassion des chevaliers qui restaient encore debout et se défendaient si courageusement ; il leur cria qu’ils eussent à se rendre à lui, déclarant qu’ils auraient la vie sauve. Convaincus que le plus intrépide courage ne leur pouvait servir désormais, ils se rendirent et furent désarmés ; Jean Borlunt fut chargé de leur garde.

Le principal de ces nobles prisonniers de guerre, dont le nombre s’élevait à près de soixante, était Thibaut II, jadis duc de Lorraine ; les autres étaient tous de noble souche et renommés comme braves guerriers.

Il n’y avait plus un ennemi à combattre sur le champ de bataille ; mais on voyait, dans toutes les directions, les fuyards s’éloigner en grande hâte pour échapper au danger. Les Flamands, tout surpris de n’avoir plus à lutter et tout emportés encore par l’ardeur du combat, s’élançaient en troupes, à travers champ, à la poursuite des fugitifs ; près de l’hôpital de Sainte-Madeleine, ils atteignirent un détachement d’hommes de Saint-Pol et les tuèrent tous ; un peu plus loin ils trouvèrent messire Guillaume de Mosschere, le léliard qui avait échappé au combat avec quelques autres. En se voyant cerné, il demanda grâce, et promit de servir désormais Robert de Béthune en fidèle sujet ; mais on ne l’écouta pas, et la hache des bouchers lui ôta la parole avec la vie.

Cette poursuite dura toute la journée et ne s’arrêta que lorsqu’il ne se trouva plus nulle part un seul ennemi.

XXIV


Ô mon Dieu ! dans quel état elle le retrouve ! Texte sacré.



Bien qu’une grande partie de l’armée flamande poursuivît l’ennemi à travers champs, des troupes régulières occupaient encore le champ de bataille. Jean Borlunt y avait fait rester ses hommes pour garder le terrain où la lutte avait eu lieu, jusqu’au lendemain, selon les usages de la guerre ; un petit nombre d’entre eux seulement, emportés par un excès d’ardeur, avaient méconnu cet ordre ; le corps que commandait Borlunt comptait encore trois mille Gantois ; il y avait aussi beaucoup d’hommes qui, épuisés par la fatigue ou par les blessures qu’ils avaient reçues, ne pouvaient poursuivre l’ennemi, et étaient demeurés, par conséquent, sur le champ de bataille ; maintenant que le triomphe était remporté, les Flamands, défenseurs victorieux de leur patrie, s’écrièrent avec enthousiasme :

— Flandre au Lion ! Victoire ! victoire !

Et, du haut des remparts, les Yprois et les Courtraisiens répondaient par des acclamations plus énergiques encore. Eux aussi pouvaient crier victoire ; car, pendant que les deux armées luttaient dans la plaine de Groningue, le châtelain de Lens était tombé de la citadelle sur la ville avec une centaine de ses hommes, et peut-être eussent-ils réduit Courtray en cendres, mais les Yprois combattirent les Français avec tant d’intrépidité, que l’ennemi fut forcé de regagner en désordre la citadelle. Messire de Lens, en faisant le compte de ses hommes, constata que la dixième partie seulement avait échappé à la fureur des habitants de la ville.

La plupart des chefs et des nobles s’étaient rendus au camp et s’étaient groupés autour du chevalier à l’armure dorée : ils exprimaient à celui-ci toute leur reconnaissance ; mais lui, craignant de se faire connaître, ne leur répondait point. Le comte Guy, qui se trouvait à côté de lui, se tourna vers les autres chevaliers et leur dit :

— Messires, le chevalier qui a si miraculeusement sauvé et nous tous et le pays de Flandre, est un croisé qui désire ne pas être connu. Le plus noble fils de la Flandre porte son nom.

Les chevaliers se turent, mais cherchèrent, chacun à part soi, à deviner quel était l’homme qui était à la fois de si noble race, si brave et si fort. Ceux qui avaient assisté à la rencontre dans le bois de Dale savaient depuis longtemps qui c’était, mais ils n’osaient se prononcer, parcequ’ils avaient solennellement promis de garder le secret. Parmi les autres il y en avait un grand nombre qui ne doutaient pas que ce ne fût le comte de Flandre ; mais il suffit que Guy eût exprimé le désir du chevalier inconnu pour qu’ils regardassent le silence comme un devoir.

Après que Robert se fût entretenu pendant quelque temps à voix basse avec Guy, il promena son regard sur tous les détachements présents. Après avoir inspecté de l’œil tout le champ de bataille, il se rapprocha de Guy et lui dit :

— Je n’aperçois pas Adolphe de Nieuwland ; je frémis d’inquiétude. Mon jeune ami serait-il tombé sous les coups de l’ennemi ? Oh ! ce serait pour moi une mortelle tristesse. Et ma pauvre Mathilde, comme elle pleurerait son frère bien-aimé !

— Il n’est pas mort, Robert ; il me semble avoir vu tout à l’heure ondoyer son panache au milieu des arbres du Neerlanderbosch. Il poursuit sans doute nos derniers ennemis ; vous avez vu avec quel irrésistible élan il s’est précipité au milieu des Français. Ne craignez rien, Dieu n’aura pas permis qu’il meure.

— Oh ! Guy, puisses-tu dire la vérité ! Mon cœur se brise à l’idée que ma pauvre fille, dans un si beau jour, ne pourrait se réjouir. Je t’en prie, mon frère, envoie sur le champ de bataille les hommes de messire Borlunt, et qu’on recherche si l’on ne trouve pas le corps d’Adolphe. Je vais consoler ma chère Mathilde avec l’espoir que la présence de son père lui donnera au moins un instant de bonheur.

Il salua de la main les chevaliers présents et s’élança au galop dans la direction de l’abbaye de Groningue. Guy donna ordre à Jean Borlunt d’envoyer ses hommes sur le champ de bataille pour retirer les blessés d’entre les cadavres et rapporter au camp les chevaliers morts.

En arrivant sur le lieu de la lutte, les Gantois s’arrêtèrent tout à coup, comme pétrifiés par l’affreux spectacle qui frappait leurs yeux. Maintenant que l’ardent emportement du combat s’était dissipé, leur regard se promenait avec horreur sur cette vaste plaine baignée de sang, où gisaient pêle-mêle les cadavres, les chevaux abattus, les étendards abandonnés et les membres épars de plusieurs milliers d’hommes. Dans le lointain, on voyait çà et là un mourant élever le bras en signe de prière et de supplication. Un bruit sourd et lugubre, cent fois plus sinistre que le plus sinistre silence, planait sur ces corps amoncelés. C’était la voix des blessés qui disaient :

— À boire, à boire… pour l’amour de Dieu, à boire !

Le soleil incendiait de ses ardents rayons leurs muscles dénudés et les soumettait aux tortures d’une soif insupportable ; leurs lèvres se collaient l’une à l’autre, et c’était avec peine qu’ils pouvaient jeter un cri de détresse et d’agonie. De noirs corbeaux obscurcissaient l’air comme une nuée d’orage ; les croassements funèbres de ces avides oiseaux de proie planaient sur le champ de bataille et remplissaient d’effroi le cœur de ceux qui avaient encore un souffle de vie. Bientôt les corbeaux s’abattirent sur les cadavres et déchirèrent de leurs serres les muscles encore palpitants. Les blessés luttaient avec désespoir contre ces horribles ennemis et frémissaient de terreur à la pensée que leur chair allait leur servir de pâture ; pour eux pas de tombe, pour eux pas de lieu de repos après la mort, pour eux pas de terre bénite où ils pussent dormir jusqu’au jour du dernier jugement !

Quelle affreuse perspective ! quelle horrible pensée !

D’innombrables chiens affamés étaient accourus de la ville, attirés par l’odeur du sang ; ils couraient d’un cadavre à l’autre et s’appelaient par de longs hurlements, si lugubres, qu’on eût dit que l’enfer avait envoyé tous les démons pour célébrer la venue d’un si grand nombre d’âmes. Cependant ces animaux ne touchaient pas aux corps ; ils semblaient, au contraire, se lamenter tristement sur la dépouille des morts. Bien qu’ils léchassent çà et là le sang humain avec le sang des chevaux, ils combattaient les corbeaux avec acharnement et préservèrent ainsi maints cadavres de leurs serres immondes. À tous ces bruits sinistres se mêlaient le sourd hennissement ou plutôt les gémissements des chevaux expirants et les acclamations victorieuses des hommes rentrés dans la ville. Oh ! oui, affreuse était la vue de tant de braves qui, la pâleur de la mort sur les traits, s’étaient endormis de l’éternel sommeil[109] !

À mesure que les Gantois se répandaient sur le champ de bataille, les corbeaux s’envolaient devant eux et allaient s’abattre plus loin sur une nouvelle proie. On rechercha tous ceux dont le cœur battait encore et on les transporta au camp pour les rappeler à la vie. Une troupe nombreuse était allée puiser, dans toutes sortes de vases, de l’eau fraîche du ruisseau de Gavres pour soulager ceux qui étaient encore en vie. C’était un spectacle émouvant à voir que l’avidité avec laquelle les blessés buvaient cette eau rafraîchissante et la reconnaissance avec laquelle ils la recevaient, les larmes aux yeux, des mains de leurs frères ou de leurs ennemis[110]. Quand on était occupé de l’un d’eux, des bras suppliants se levaient dans le voisinage, et nombre de voix faibles disaient :

— Oh ! soulagez-moi aussi ; donnez-moi une seule goutte d’eau. Au nom de la passion de notre Sauveur, frères, rafraîchissez mes lèvres et délivrez-moi de la mort…

Les Gantois avaient reçu l’ordre de transporter au camp tous les chevaliers flamands qu’ils trouveraient morts ou vivants ; déjà ils avaient examiné près de la moitié des cadavres et exploré une grande partie du champ de bataille ; déjà on avait emporté les corps des nobles seigneurs Salomon de Sevecote, Philippe de Hofstade, Eustache Sporkyn, Jean de Severen, Pierre de Bruges, et l’on était occupé à ôter la cuirasse de Jean, sire de Machelen, qui n’était que blessé. On approchait de l’endroit où la lutte avait été le plus opiniâtre, car d’énormes monceaux de cadavres sanglants entouraient de toutes parts les explorateurs. Pendant qu’on était en train de soulager le sire de Machelen, un soupir étouffé, qui semblait sortir de terre, se fit entendre tout à coup ; tous prêtèrent l’oreille, mais sans rien découvrir ; pas un des corps qui gisaient sur le sol ne donnait le moindre signe de vie. En déplaçant les cadavres pour rechercher celui qui venait de se plaindre, les Gantois entendirent un nouveau gémissement et s’aperçurent qu’il sortait d’un amas de chevaux abattus qui se trouvaient un peu plus loin. Tous se mirent à l’œuvre sur-le-champ, et, après de longs efforts, traînèrent les cadavres de chevaux sur le côté, et découvrirent le chevalier mourant.

Il était étendu sur le dos ; le sang découlait sous lui comme une source et se dirigeait, en serpentant, vers le ruisseau de Groningue. Des bras et des jambes mutilés étaient semés autour de lui ; sa cuirasse avait été aplatie sous le poids d’un cheval ; de la main droite il tenait encore son épée, et, de la main gauche, un voile vert ; ses joues étaient pâles et blêmes et portaient tous les signes d’une mort prochaine. Il jeta un regard égaré sur ceux qui venaient le délivrer ; ses paupières affaiblies n’avaient plus la force de garantir ses yeux obscurcis contre les brûlants rayons du soleil. Jean Borlunt reconnut l’infortuné Adolphe de Nieuwland.

On se hâta de détacher les courroies de sa cuirasse ; on souleva sa tête de la fange et l’on humecta ses lèvres d’une eau bienfaisante. Sa voix mourante murmura quelques paroles inintelligibles et ses yeux se fermèrent tout à fait, comme si l’âme s’était envolée.

L’air et l’eau fraîche l’avaient fortement saisi et il resta évanoui pendant quelques instants ; quand il revint à lui, toujours faible et abattu, il prit la main de messire Borlunt, et dit d’une voix si lente qu’il y avait une pause entre chaque parole :

— Je meurs, vous le voyez, messire Jean, mon âme ne restera plus longtemps sur la terre ; mais, ne pleurez pas sur moi. Je meurs content, la patrie est vengée.

Sa respiration était trop brève pour qu’il pût parler davantage ; sa tête s’affaissa sur le bras de Jean Borlunt, et il porta lentement le voile vert à ses lèvres. Dans cette attitude, il perdit tout sentiment et resta immobile comme un cadavre sur le sein de Jean Borlunt. Cependant son cœur continuait de battre et la chaleur de la vie n’abandonnait pas son sein. Le chevalier gantois gardait encore quelque espoir, et il fit transporter le blessé au camp, avec toutes les précautions possibles.

Mathilde s’était retirée, avant la bataille avec la sœur d’Adolphe, dans une cellule de l’abbaye de Groningue. Il n’y avait assurément personne en ce moment dans toute la Flandre qui fût en proie à une plus douloureuse et plus poignante anxiété ; tous ses proches et son bien-aimé Adolphe étaient engagés dans la lutte. De cette lutte, entamée par les Flamands contre des forces bien supérieures aux leurs, dépendait la liberté de son père ; cette bataille devait relever le trône de Flandre ou le briser pour jamais. Si les Français remportaient la victoire, elle prévoyait la mort de tous ceux qui lui étaient chers, et pour elle le sort le plus affreux !

Dès que la trompette fit retentir le champ de bataille de sous belliqueux, les deux jeunes filles frissonnèrent et pâlirent, comme si un coup mortel les eût frappées en même temps. En ce moment terrible et solennel, il était difficile qu’elles exprimassent les foudroyantes émotions qui torturaient leur âme ; chaque parole échangée ajoutait à leurs appréhensions ; aussi étaient-elles tombées, d’un même mouvement, à genoux sur le prie-Dieu. Leurs têtes s’affaissèrent pesamment sur le pupitre, et des larmes silencieuses baignèrent leurs joues. Elles étaient là, priant avec une indicible ferveur, et immobiles comme si elles eussent été plongées dans un profond sommeil ; de temps en temps seulement, quand le bruit de la bataille s’élevait davantage, un soupir étouffé s’échappait de leur sein, et Marie disait en gémissant :

— Dieu tout-puissant, Dieu des armées, ayez pitié de nous ! Aidez-nous dans notre détresse, Seigneur !

Et la douce voix de Mathilde répondait :

— Ô doux Jésus, notre Sauveur, préservez-le, et ne l’appelez pas à vous, Dieu de miséricorde !

— Sainte Mère de Dieu, priez pour nous !

— Ô Mère du Christ, consolatrice des affligés, priez pour lui !

Et le tumulte grandissant de la bataille retentissait plus sinistre dans leur cœur, et leurs mains tremblaient d’épouvante comme les feuilles vacillantes du peuplier ; leur front se courbait plus profondément, des larmes plus abondantes inondaient leurs yeux, et leur prière redevenait indistincte et inintelligible.

La bataille dura longtemps : l’affreux tumulte des troupes qui s’entre-choquaient monta longtemps jusqu’à l’abbaye de Groningue ; mais la prière des jeunes filles dura plus longtemps encore, car le chevalier à l’armure dorée frappait à la porte du couvent, qu’elles n’étaient pas encore relevées du prie-Dieu. Des pas d’homme, qui retentirent dans le corridor sur lequel s’ouvrait la cellule, leur firent tourner la tête ; elles regardèrent fixement la porte et tressaillirent toutes deux d’un doux pressentiment.

— Adolphe revient ! dit Marie, oh ! notre prière est exaucée !

Mathilde écouta plus attentivement, et dit, avec abattement :

— Non, non, ce n’est pas lui, son pas n’est pas aussi pesant. Oh ! Marie, c’est peut-être un messager de malheur !

En ce moment, la porte de la cellule cria sur ses gonds ; une religieuse l’ouvrit et laissa entrer le chevalier à l’armure dorée.

Mathilde, à sa vue, frémit de tout son corps, son regard s’attacha avec hésitation sur celui qui apparaissait devant elle, et ses bras s’ouvrirent pour le recevoir ; il lui semblait qu’une mensongère illusion la trompait, mais cette émotion fut plus rapide que l’éclair. Elle s’élança impétueusement en avant et se jeta en poussant un cri de joie sur le sein du chevalier :

— Mon père, s’écria-t-elle, mon père bien-aimé, je vous revois libre, délivré de vos chaînes ! Laissez-moi vous presser dans mes bras ! Ô mon Dieu, que vous êtes bon !

Robert de Béthune embrassa sa fille avec transport ; il l’étreignit sur sa poitrine jusqu’à ce que l’élan de leurs cœurs fût un peu calmé, et il déposa alors son casque et ses gantelets sur le prie-Dieu. Accablé de lassitude, il attira a lui un siége et s’y affaissa. La douce Mathilde enlaça son cou de ses deux bras ; puis elle contempla, avec un respect mêlé d’admiration, l’homme dont les traits produisaient sur elle un effet aussi salutaire que la vue de la Divinité, l’homme dont le noble sang coulait aussi dans ses veines, à elle, et qui l’aimait avec tant de tendresse. Elle écoutait, le sein palpitant, les douces paroles que cette voix aimée envoyait à son oreille :

— Mathilde, dit-il, ma fille bien-aimée, le Seigneur nous a longtemps éprouvés ; mais maintenant toutes nos souffrances touchent à leur fin : la Flandre est libre, la patrie est vengée, notre vieux Lion à mis en pièces les fleurs de lis. Ne crains plus rien, tous nos ennemis sont abattus ; les cruels soudards que Jeanne de Navarre avait envoyés contre nous sont morts.

La jeune fille recueillait avec une anxieuse avidité les paroles qui sortaient des lèvres de son père, elle le regardait fixement dans les yeux et souriait avec une étrange expression. La joie la transportait tellement qu’elle restait immobile et comme privée de sentiment. Après quelques instants, elle s’aperçut que son père ne parlait plus, et s’écria :

— Ô mon Dieu, la patrie est libre ! Les étrangers sont vaincus ! Et vous, mon père, vous me revenez ! Oh ! nous allons retourner dans notre beau Wynendael ; le chagrin n’attristera plus vos vieux jours, et quelle vie bonne et heureuse je vais passer auprès de vous, dans vos bras ! C’est un bonheur que je ne pouvais espérer ; je n’osais en demander autant à Dieu dans mes prières !

— Écoute-moi, mon enfant, et ne t’afflige pas, je t’en prie, de ce que je vais te dire : je dois, dès aujourd’hui, te quitter de nouveau. Le généreux guerrier qui, cette fois encore, m’a rendu à la liberté a reçu ma parole d’honneur que je regagnerais ma prison, dès que la bataille serait terminée.

La jeune fille pencha la tête sur la poitrine et, d’une voix pleine d’une profonde tristesse :

— Ils vous feront mourir, ô mon malheureux père !

— Ne t’alarme donc pas ainsi, Mathilde, reprit Robert ; mon frère Guy a fait prisonniers soixante chevaliers français de noble race ; on fera savoir à Philippe le Bel que leur vie répond de la mienne, et il est impossible qu’il sacrifie au désir de se venger les seuls braves qui aient échappé à la mort. Je n’ai plus rien à craindre, la Flandre est plus forte que la France ; je t’en prie donc, ne pleure pas. Réjouis-toi, au contraire, car le plus bel avenir nous attend ; je ferai restaurer le château de Wynendael qui nous recevra tous comme autrefois… Alors nous reprendrons les chasses au faucon… Comprends-tu combien nous serons heureux ?…

Un sourire d’inexprimable bonheur et le plus doux baiser furent la réponse de Mathilde. Mais, tout à coup, il sembla qu’une pensée douloureuse s’emparait de son âme ; sa physionomie prit une expression de tristesse et elle baissa silencieusement les yeux comme si elle eût été confuse.

Robert arrêta sur sa fille un regard scrutateur et lui dit :

— Mathilde, mon enfant, pourquoi tes traits s’assombrissent-ils tout d’un coup ?

La jeune fille releva la tête à demi, et dit, d’une voix hésitante :

— Mais, mon père, vous ne me parlez point d’Adolphe. Pourquoi n’est-il pas venu avec vous ?

Il se passa un instant avant que Robert répondît à cette question. Il crut avoir découvert chez Mathilde un tendre sentiment dont elle-même peut-être ne s’était pas encore rendu compte. Ce fut avec intention qu’il parla en ces termes :

— Adolphe poursuit sans doute les ennemis dispersés dans la campagne. Je puis te dire, Mathilde, que notre jeune ami est le plus brave et le plus généreux chevalier que je connaisse. Jamais je ne vis conduite aussi héroïque ! Deux fois il a sauvé la vie à ton oncle Guy. Jusque sous l’oriflamme de France, les ennemis tombaient en foule sous son épée ; chacun vante sa bravoure et lui attribue une grande part dans la glorieuse délivrance de la Flandre.

En prononçant ces mots, Robert, l’œil fixé sur sa fille, suivait sur son visage le reflet de ses émotions. Il vit s’y peindre tour à tour la joie et l’orgueil, et ne douta plus que son pressentiment ne fût fondé.

Marie, debout devant Robert écoutait avec ravissement les éloges donnés à son frère.

Pendant que Mathilde contemplait son père avec une sorte d’extase, on entendit soudain un bruit de voix confuses à la porte extérieure de l’abbaye. Cela ne dura que peu d’instants et tout redevint silencieux comme auparavant. Bientôt la porte de la cellule s’ouvrit, et Guy, frère de Robert, entra d’un pas lent et l’abattement peint sur les traits ; il s’approcha du comte et dit :

— Un grand malheur, mon frère, nous frappe aujourd’hui dans un homme qui nous est cher à tous : les Gantois l’ont trouvé au milieu des morts sur le champ de bataille, et viennent de le transporter ici. Son âme flotte sur ses lèvres, et peut-être sa dernière heure est-elle proche ; il demande à vous voir encore avant de quitter ce monde. Je vous en prie, mon frère, accordez-lui cette dernière faveur. Il se tourna vers la sœur d’Adolphe et ajouta :

— Il vous demande aussi, noble demoiselle.

Un cri de douleur s’échappa du sein des deux jeunes filles. Mathilde tomba dans les bras de son père, sans sentiment et comme frappée de mort ; Marie, sans vouloir entendre un mot de plus, s’élança vers la porte en poussant une exclamation déchirante et quitta la chambre. Deux religieuses accoururent à ces cris de détresse et reçurent Mathilde inanimée des bras du chevalier. Celui-ci donna encore un baiser à sa fille et se disposa à aller voir Adolphe mourant, mais la jeune comtesse, qui ouvrait les yeux en ce moment, comprit son intention, s’arracha des mains des religieuses et, s’attachant à Robert, elle s’écria :

— Laissez-moi vous accompagner, mon père ! Permettez qu’il me revoie une fois encore. Malheureuse que je suis ! quel glaive de douleur perce mon cœur ! Mon père, je succombe avec lui ; je sens déjà la mort en moi, je veux le voir ; hâtez-vous, venez, venez vite !… Il se meurt… lui… Adolphe !

Robert jeta sur sa fille un regard de compassion. Il ne lui restait plus de doute sur le sentiment secret qui s’était lentement enraciné dans le cœur de sa fille. Cette certitude n’éveilla en lui ni déplaisir ni colère. Dans l’impossibilité de consoler sa fille par des paroles, il la pressa avec effusion sur son sein ; mais Mathilde se dégagea bientôt de cette tendre étreinte ; elle attira Robert par la main en s’écriant :

— Ô mon père, ayez pitié de moi ! Venez, afin que j’entende une fois encore la voix de mon frère bien-aimé, et que ses yeux puissent me voir encore dans ce monde !

Elle se jeta à ses genoux et reprit, en versant un torrent de larmes :

— Je vous en supplie, ne repoussez pas ma prière ; écoutez-moi, ô mon Seigneur et père !

Robert eût préféré laisser sa fille aux soins des religieuses, car il craignait, avec raison, que la vue du chevalier mourant ne lui causât une trop forte émotion ; cependant il ne put résister davantage à la pressante supplication de Mathilde, il lui prit la main et dit :

— Eh bien, ma fille, accompagne-moi et viens rendre visite à l’infortuné Adolphe. Mais, je t’en prie, cesse de m’affliger par ton désespoir ; songe que Dieu nous a accordé aujourd’hui des faveurs signalées, et que ce désespoir pourrait éveiller son courroux.

Au moment où il achevait ces paroles, ils se trouvaient déjà hors de la cellule et dans le corridor.

On avait transporté Adolphe dans le grand réfectoire du couvent ; un lit de plumes avait été étendu sur le parquet, et le blessé y avait été déposé avec précaution. Un prêtre très-habile dans l’art de guérir avait exploré son corps avec soin et n’y avait trouvé aucune blessure apparente. De longues lignes bleuâtres marquaient la place des coups qu’il avait reçus, et le sang figé sous la peau en maints endroit attestait de graves contusions. Immédiatement après qu’il eut été saigné, on rafraîchit son corps par de bienfaisantes ablutions et on l’oignit d’un baume fortifiant. Ces soins le réconfortèrent un peu ; mais, bien que ses yeux ne fussent plus aussi ternes et aussi vitreux, il n’en semblait pas moins sur le point d’expirer. Autour du lit de mort un grand nombre de chevaliers gémissaient sur la triste situation de leur ami. Messire Jean de Renesse, Arnould d’Audenaerde et Pierre de Coninck secondaient le prêtre médecin ; Guillaume de Juliers, Baudouin de Paperode et Jean Borlunt se tenaient à gauche, tandis que le comte Guy, Jean Breydel et les principaux chevaliers de l’armée flamande étaient debout au pied du lit, le front penché et l’œil fixé sur le blessé.

Breydel était horrible à voir : ses joues étaient labourées de sillons sanglants ; un linge, tout sanglant aussi, enveloppait la moitié de sa tête ; ses bras nus étaient tout souillés de fange et de sang, de même que ses vêtements déchirés ; sa hache émoussée était pendue à son côté. La plupart des autres chevaliers avaient aussi un membre ou l’autre enveloppé de bandages, et l’armure de tous portait les traces des coups terribles qui l’avaient frappée. Marie, en larmes, était agenouillée à côté de son frère ; elle avait saisi l’une de ses mains et la baignait de pleurs, tandis qu’Adolphe la regardait d’un œil éteint et égaré.

Dès que Robert et sa fille entrèrent dans la salle, tous les chevaliers furent saisis d’une vive émotion et d’un profond étonnement. Celui qui, à l’heure du péril, était survenu tout à coup comme un mystérieux sauveur, c’était le Lion de Flandre. Tous placèrent un genou en terre avec le plus profond respect et dirent :

— Honneur au Lion de Flandre, notre seigneur et comte !

Robert quitta sa fille, releva Jean Borlunt et le sire de Renesse et les baisa tous deux sur la joue ; il fit signe aux autres de se relever et dit :

— Mes fidèles sujets, mes amis, vous m’avez prouvé aujourd’hui ce que peut un peuple de héros. Je porte maintenant ma modeste couronne avec plus d’orgueil que Philippe le Bel celle du royaume de France ; car je puis, à bon droit, m’enorgueillir de vous.

Puis, il s’approcha d’Adolphe, lui prit la main et le regarda longtemps sans parler ; sous chaque paupière du Lion de Flandre brillait une larme qui grossit peu à peu et finit par tomber comme une perle sur le sol. Depuis quelque temps déjà, Mathilde était agenouillée au chevet d’Adolphe ; elle avait repris des mains du jeune homme son voile vert maintenant souillé et ensanglanté, et c’était avec ce gage de son affection pour son bien-aimé qu’elle étanchait les larmes qui remplissaient ses yeux. Elle ne prononçait pas une parole, elle ne regardait même pas Adolphe ; car elle avait couvert son visage de ses deux mains et sanglotait immobile et abîmée dans une profonde et inexprimable douleur.

Le prêtre, immobile aussi, considérait attentive ment le chevalier blessé ; on eût dit qu’un changement extraordinaire apparaissait sur les traits de celui-ci et que la vie se réveillait en lui. Et, en effet, ses yeux prirent plus d’éclat et sa physionomie perdit par degrés les signes précurseurs d’une mort prochaine. Bientôt il leva vers Robert un regard affectueux et dit d’une voix lente et pénible :

— Ô monseigneur et comte, quelle douce consolation pour moi que votre présence. Je puis mourir : la patrie est libre ! Vous occuperez désormais en paix le trône de vos pères… Je quitte ce monde avec joie, maintenant que l’avenir promet un long bonheur à vous et à votre noble fille. Oh ! croyez-en celui qui touche à sa dernière heure, vos infortunes étaient plus cruelles pour votre indigne serviteur que pour vous-même. Que de fois, dans le secret des nuits, j’ai baigné de pleurs ma couche, en songeant à la triste situation de la noble Mathilde, et à votre captivité !…

Il tourna légèrement la tête vers Mathilde et fit couler plus abondamment ses larmes en continuant ainsi :

— Ne pleurez pas, noble comtesse, je ne mérite pas cette affectueuse compassion. Il y a une autre vie ! J’y reverrai ma bonne sœur. Restez ici-bas pour y être le soutien de la vieillesse de votre père, et songez parfois dans vos prières au frère dévoué qui est condamné à se séparer de vous…

Tout à coup il cessa de parler et promena autour de lui un regard surpris :

— Mais, mon Dieu ! dit-il en fixant sur le prêtre un œil interrogateur, qu’est-ce ? Je sens une nouvelle force en moi ; le sang circule plus librement dans mes veines !

Mathilde se releva vivement et contempla son bien-aimé avec une douloureuse attente.

Tous les yeux se portèrent avec anxiété sur le prêtre. Celui-ci, durant cette scène, avait attaché un œil perçant sur le blessé et avait épié toutes les émotions qui l’avaient frappé. Il prit la main d’Adolphe et consulta son pouls pendant que tous les spectateurs suivaient avec une inquiète sollicitude tous ses mouvements ; ils voyaient sur les traits du prêtre que tout espoir de salut n’était pas encore perdu pour le blessé. Le prêtre poursuivait silencieusement son examen : il souleva les paupières du blessé et promena la main sur sa poitrine découverte, après quoi, il se retourna vers les chevaliers qui l’entouraient et dit, du ton de la plus profonde conviction :

— Je vous déclare, messires, que la fièvre qui devait tuer ce jeune chevalier a disparu ; et il ne mourra pas.

Tous les assistants furent saisis d’une étrange émotion, et l’on eût dit que la bouche du prêtre venait de prononcer un arrêt de mort ; mais, bientôt la stupéfaction, qui les avait frappés de mutisme et d’immobilité, leur permit de témoigner leur joie par la parole et par le geste.

Marie avait répondu par un grand cri à la déclaration du prêtre et avait pressé convulsivement son frère dans ses bras. Mathilde tomba à genoux, leva les mains au ciel et s’écria :

— Merci, Dieu de bonté et de miséricorde, merci de ce que vous avez exaucé la prière de votre humble servante !

Après cette courte prière, elle se releva vivement et, transportée de joie, se jeta dans les bras de son père.

— Il vivra ! il ne mourra pas ! dit-elle avec ravissement : oh ! je suis heureuse maintenant ! et, pendant un instant, elle s’appuya, épuisée par l’émotion, sur la poitrine de Robert. Mais bientôt elle revint à Adolphe et se mit à échanger avec lui de joyeuses paroles.

Ce que tous regardaient comme un miracle était une conséquence de l’état d’Adolphe. Il n’avait ni blessures apparentes, ni lésions graves, mais seulement de nombreuses meurtrissures et contusions ; les cruelles souffrances que lui causaient celles-ci avaient donné naissance à une fièvre dangereuse qui devait l’emporter ; mais la présence de Mathilde avait doublé son énergie morale, dissipé cette fièvre mortelle, et, grâce à cette bienheureuse intervention, il échappait à la tombe qui déjà s’ouvrait béante devant lui.

Robert de Béthune laissa sa fille transportée de bonheur à genoux auprès d’Adolphe, et, s’approchant des chevaliers, leur parla en ces termes :

— Élite des plus nobles cœurs de la Flandre, vous avez remporté aujourd’hui une victoire dont le souvenir attestera à nos derniers neveux votre glorieuse bravoure ; vous avez montré au monde entier ce qu’il en coûte à l’étranger qui ose mettre le pied sur notre sol. L’amour de la patrie a donné à vos cœurs héroïques une intrépidité devant laquelle tout devait céder, et vos bras, armés par une légitime vengeance, ont abattu nos tyrans. La liberté est chère au peuple qui l’a conquise au prix de son sang. Maintenant tous les princes du Midi ne pourraient faire peser un seul instant sur les Flamands le joug de l’esclavage ; car vous mourriez tous avant d’être vaincus ; mais nous n’avons plus à craindre cela. La Flandre s’est élevée aujourd’hui au-dessus de toutes les autres nations, et c’est à vous, qui avez si valeureusement combattu pour elle, que la patrie doit cette insigne gloire. Maintenant nous voulons que la paix et la tranquillité récompensent nos sujets de leur loyal et généreux dévouement ; ce sera un bonheur pour nous d’être salués par tous du nom de père, si notre affectueuse sollicitude et nos soins incessants pour le bonheur de tous peuvent nous rendre digne de ce titre si doux. Toutefois, s’il arrivait que les étrangers osassent revenir, ils retrouveraient le Lion de Flandre qui vous mènerait derechef à la bataille. Nous vous prions, messires, dès que vous serez de retour dans vos domaines, de calmer les esprits et de ramener partout la tranquillité, pour que la victoire ne soit souillée par aucun excès ; et, surtout, ne souffrez pas que le peuple entreprenne de persécuter les léliards ; c’est à nous qu’il appartient d’en faire justice. Nous sommes obligé de vous quitter. En notre absence, vous obéirez à notre frère Guy comme à votre seigneur et comte.

— Nous quitter ! s’écria Jean Borlunt avec incrédulité ; vous retournez en France ? Oh ! ne le faites pas, noble comte, on se vengerait sur vous de la défaite essuyée.

— Je vous le demande, messires, interrompit Robert, en est-il un seul parmi vous qui, par crainte de la mort, consentirait à manquer à son serment et à sa foi de chevalier !

Tous baissèrent la tête sans prononcer un mot ; ils comprenaient avec tristesse que rien ne pouvait retenir le comte. Celui-ci poursuivit :

— Messire de Coninck, votre haute sagesse nous a été et nous sera encore d’un grand secours ; nous vous appelons dans notre conseil et désirons que vous vous fixiez à notre cour. Messire Breydel, votre bravoure et votre dévouement méritent une haute récompense ; soyez, dès maintenant et pour toujours, le commandant supérieur de tous vos concitoyens en état de porter les armes pour notre service. De plus vous appartenez aussi désormais à notre cour, et vous pourrez y résider si cela vous convient. Et vous, Adolphe, vous, mon jeune ami, vous avez droit à une récompense plus grande encore. Tous nous avons été témoins de votre intrépide courage ; vous vous êtes montré digne du noble nom de vos pères : je n’ai pas oublié votre admirable dévouement. Je sais avec quelle sollicitude, avec quel amour vous avez protégé et consolé ma pauvre enfant dans son malheur ; je sais quel pur et ardent sentiment est éclos et a grandi dans vos cœurs, à votre insu à tous deux. Eh bien, je veux vous égaler en générosité : que l’illustre sang des comtes de Flandre s’allie au sang de la noble famille de Nieuwland ; que notre glorieux lion brille sur votre écusson… Je vous donne pour épouse ma bien-aimée Mathilde !


Un seul cri, le nom d’Adolphe, s’échappa des lèvres de Mathilde ; mais elle saisit la main du jeune chevalier, et, toute tremblante d’émotion, le regarda fixement dans les yeux ; puis elle se mit à verser des larmes plus abondantes, mais c’étaient des larmes de joie maintenant. Le jeune chevalier ne prononça pas une parole non plus ; son bonheur était trop grand pour qu’il pût l’exprimer. Seulement son regard se porta plein d’amour sur Mathilde, plein de reconnaissance sur Robert, et s’éleva ensuite plein de gratitude vers le ciel.

Depuis quelques instants un grand tumulte se faisait entendre à la porte extérieure de l’abbaye. On eût dit la voix confuse et puissante d’une émeute populaire. Ce tumulte grandissait de plus en plus et était dominé, par intervalles, par de joyeuses acclamations. Une religieuse vint annoncer qu’une foule considérable se trouvait rassemblée devant la porte du monastère, et que cette foule demandait à grands cris à voir le chevalier à l’armure dorée. Lorsque la porte de la salle fut ouverte, le chevalier put entendre distinctement.

— Flandre au Lion ! Vive notre libérateur ! Noël ! Noël !

Robert se tourna vers la religieuse et dit :

— Allez leur dire que, dans peu d’instants, le chevalier qu’ils appellent sera au milieu d’eux.

Puis il s’approcha d’Adolphe, lui prit la main et dit :

— Adolphe de Nieuwland, ma bien-aimée Mathilde va devenir votre compagne ; que la bénédiction du Tout-Puissant descende sur vous et puisse-t-il donner à vos enfants l’héroïque bravoure de leur père et les vertus de leur mère. Vous méritiez davantage ; mais il n’est pas en mon pouvoir de vous faire un don plus précieux que la fille qui devait être la consolation et le soutien de ma vieillesse.

Tandis qu’Adolphe se répandait en protestations de gratitude, Robert alla vivement au comte Guy.

— Mon frère bien-aimé, dit-il, je désire que cette union soit célébrée avec splendeur le plus tôt possible, et qu’elle soit consacrée par la sainte et solennelle intervention de la religion. Messires, je vous quitte avec l’espoir de pouvoir bientôt, librement et sans entraves, travailler au bonheur de mes fidèles sujets.

À ces mots, il revint auprès d’Adolphe, lui donna un baiser et dit :

— Adieu mon fils !

Puis il pressa Mathilde sur son sein :

— Adieu, ma bien-aimée Mathilde, dit-il. Ne pleure plus sur mon sort ; je suis heureux maintenant que la patrie est vengée. Je serai bientôt de retour.

Il embrassa encore son frère Guy, Guillaume de Juliers et quelques autres chevaliers qui étaient ses amis ; il serra la main de tous et s’écria en s’éloignant :

— Adieu, vous tous, nobles fils de la Flandre ; adieu, mes fidèles frères d’armes !

Il revêtit son armure et monta à cheval dans la cour ; puis il abaissa la visière de son casque et franchit la porte de l’abbaye. Il y trouva une foule immense qui, dès qu’il apparut, s’entr’ouvrit pour lui livrer passage en le saluant d’unanimes et enthousiastes acclamations :

— Noël ! vive le chevalier doré ! vive notre sauveur !

Ces cris furent répétés cent fois avec le même élan. Le peuple agitait les mains en l’air en signe de joie, et ramassait, comme une relique, la terre qu’avait foulée le pas de son cheval. Dans leur crédulité, ces gens naïfs croyaient voir saint Georges qui, imploré pendant la bataille dans toutes les églises de Courtray, avait revêtu cette forme pour venir à leur secours. La marche lente et imposante du chevalier et son mystérieux silence confirmèrent cette croyance, et un grand nombre de spectateurs se jetèrent à genoux en priant sur son passage. La foule le suivit pendant quelque temps à travers la campagne et semblait ne pouvoir se rassasier de le voir ; car, plus le chevalier à l’armure dorée s’éloignait, plus il gagnait en merveilleux ; l’imagination du peuple lui donnait la forme rêvée pour les saints ; un signe de Robert eût suffi pour se faire adorer de cette multitude en extase.

Enfin il donna de l’éperon à son cheval et disparut comme une flèche sous les arbres de la forêt. Le peuple s’efforça encore d’apercevoir, à travers le feuillage, sa cuirasse, mais l’agile coursier avait déjà emporté son maître bien au delà de la portée des regards ; alors tous s’interrogèrent des yeux et dirent avec tristesse :

— Il est remonté au ciel !


ÉPILOGUE


Des soixante mille hommes envoyés par Philippe le Bel pour dévaster la Flandre, il n’en échappa à la mort qu’environ sept mille, qui cherchèrent, en toute hâte et par divers chemins, à regagner le territoire français. Guy de Saint-Pol en avait rallié cinq mille près de Lille et songeait à rentrer en France avec ce corps ; mais, attaqué par une division de l’armée flamande, le chef français éprouva une sanglante défaite, et la plupart de ses hommes y trouvèrent la mort qui les avait épargnés sur le champ de bataille de Courtray. L’Excellente chronique nous dit le chiffre des Français qui rentrèrent dans leur patrie.

« Et de toute cette immense multitude, réunie pour ravager et anéantir la Flandre, trois mille seulement échappèrent à la mort et purent s’enfuir, et ils purent aller porter dans leur pays la nouvelle du triste sort de leurs compagnons. »

Les principaux seigneurs, les plus braves chevaliers périrent devant Courtray ; le nombre en était si grand que, selon l’histoire, il n’y eut en France ni château, ni seigneurie où l’on ne prît point le deuil. Partout on pleurait la mort d’un père, d’un époux ou d’un frère ; il y eut des lamentations et des gémissements dans tout le pays. Les rois et les plus illustres seigneurs furent inhumés dans l’abbaye de Groningue par les soins des chefs de l’armée flamande, ainsi que l’atteste une ancienne peinture qui se trouve encore aujourd’hui dans l’église Saint-Michel, à Courtray ; elle porte l’inscription suivante, littéralement copiée par l’archiviste Pr. van Duyse :

« Bataille de Groeninghe, qui a eu lieu le XI juillet MCCCII, dans la plaine de Groeninghe, là où passe la route d’Audenaerde, près de Courtray : voici les noms des nobles qui ont péri dans la bataille et ont été inhumés dans l’abbaye de Groeninghe :

« Le roi de Majorque, le roi de Mélinde, le duc de Corcine, le duc de Brabant, l’évêque de Beauvais, le comte d’Artois, le prince d’Aspremont, Jacques de Simpel, le comte de Clermont, le prince de Champagne, le comte de Melli, le comte de Trappe, le comte de Lingui, le comte de Bonnen, le comte de Hainaut, le comte de Frise, le comte de la Marche, le comte de Bar et ses trois frères, le sire de Bentersem, le sire de Wenmele, le châtelain de Lille, le sire de Flines, Clarion, frère du roi de Mélinde, le sire Jean de Créqui, le sire de Merle, le comte de Lingui en Barrois, le sire de Marloos, le sire d’Albemarke, le frère de l’évêque de Beauvais, le sire de Versen, le sire de Rochefort, messire Gilles d’Olingy, le sire de Montfort, Godefroi, frère du comte de Bonnen, et plus de sept cents éperons d’or.

« Que Dieu fasse miséricorde à leurs âmes ! »

On voit encore dans la bibliothèque de M. Goethels-Vercruyssen, à Courtray, une pierre qui recouvrait jadis la tombe du roi Sigis, et qui porte, avec ses armoiries, l’inscription suivante : — En l’an de Notre-Seigneur MCCCII, le jour de saint Benoît, au mois de juillet, eut lieu la bataille de Courtray. Sous cette pierre est enterré le roi Sigis. Priez Dieu pour son âme. Amen. MCCCII.

Outre les vases d’or, les riches étoffes et les armes de prix, on trouva sur le champ de bataille sept cents éperons d’or que les nobles seuls avaient droit de porter ; on appendit ceux-ci avec les drapeaux conquis à la voûte de l’église Notre-Dame, à Courtray, et de là vient le nom de bataille des Éperons d’or. Quelques milliers de chevaux tombèrent aussi au pouvoir des Flamands, qui les mirent à profit avec grand succès dans les guerres suivantes. On a construit, en 1831, en dehors de la porte de Gand, à quelque distance de Courtray et au milieu du champ de bataille, une chapelle en l’honneur de Notre-Dame de Groningue ; on lit sur l’autel les noms des chevaliers français morts dans la lutte, et l’un des éperons d’or est suspendu au centre de la voûte. Cet heureux jour fut célébré tous les ans à Courtray par une solennité publique et par des réjouissances populaires ; le souvenir de cette fête s’est perpétué jusqu’à nos jours par une kermesse spéciale, qu’on appelle : Jours de réunions. Chaque année encore, au mois de juillet, les pauvres vont demander de maison en maison les vieux vêtements pour les vendre, comme on a fait, en 1302, du riche butin de la bataille ; accompagnés d’un violon, ils se rendent au Pottelberg, ancien campement des Français, et s’y réjouissent en commun jusqu’à la fin du jour.

Lorsque la nouvelle de la défaite de l’armée parvint en France, elle causa un grand déplaisir à la cour ; Philippe le Bel entra en grande colère contre son épouse la reine Jeanne, dont la perversité était la cause première de ce désastre. Il lui fit d’amers reproches, ainsi que le rapporte un poëte contemporain, Louis van Velthem ; il s’exprime en ces termes dans sa chronique rimée, qui a pour titre : Spiegel historiael[111] :

« Le roi jeta sur son giron une lettre qui exhalait une odeur de sang, car celui qui l’avait écrite y annonçait que le comte d’Artois était mort sur le champ de bataille, percé de cruelles et nombreuses blessures. »

Et un peu plus loin :

« Il lui dit : Madame la reine, arrangez-vous vous-même avec vos remords ! Que n’avez-vous mieux réfléchi d’avance ! C’est vous qui êtes cause de tout, et vous n’oseriez imputer ce malheur à nul autre qu’à vous-même. »

On trouve, dans la plupart des histoires de France, Jeanne de Navarre dépeinte comme n’étant rien moins que méchante et perverse. Les Français, grâce à leur caractère éminemment national, que nous ne saurions trop louer, excusent volontiers les mauvaises qualités de leurs princes quand ceux-ci sont morts ; mais la vérité est trop palpable dans nos chroniques pour qu’on puisse douter de l’odieux caractère de la reine Jeanne.

Les magistrats de Gand, qui étaient tous léliards et croyaient que Philippe le Bel se hâterait d’envoyer en Flandre une nouvelle armée, voulurent tenir leurs portes fermées pour conserver la ville aux Français jusqu’à leur arrivée ; mais ils ne tardèrent pas à être punis par les Gantois de ces intentions traîtresses. Le peuple courut aux armes ; magistrats et léliards furent mis à mort, et les principaux habitants de la ville apportèrent les clefs de la ville au jeune comte Guy, auquel ils jurèrent fidélité éternelle.

Sur ces entrefaites, Jean, comte de Namur et frère de Robert de Béthune, vint en Flandre et prit en main le gouvernement du pays ; il se hâta de réunir une nouvelle et plus puissante armée, afin de pouvoir résister aux Français en cas de besoin, et il régularisa l’administration des villes. Sans laisser à ses troupes le temps de se reposer, il marcha sur Lille qui se rendit après quelques assauts ; de là, il gagna Douai, prit également cette ville et en fit la garnison prisonnière de guerre ; la ville de Cassel se rendit aussi sous certaines conditions. Après avoir encore enlevé aux Français quelques autres places fortes, Jean de Namur, voyant qu’il ne se montrait pas de nouveaux ennemis, congédia la plus grande partie de son armée et ne conserva que quelques troupes d’élite composées de soldats éprouvés.

Le pays était tranquille et le commerce recommençait à fleurir ; les campagnes dévastées furent ensemencées de nouveau avec l’espoir d’en retirer une bonne récolte, et l’on eût dit que la Flandre avait repris une nouvelle vie, une nouvelle énergie ; on pensait, avec quelque raison, que les étrangers avaient reçu une leçon suffisante, comme disait van Velthem :

« Gardez-vous désormais de risquer pareil jeu, Français ; vous avez été humiliés ici, et vous y avez reçu une rude leçon. »

Philippe le Bel n’avait pas grande envie de recommencer la guerre ; mais le cri de vengeance qui retentit dans toute la France, les plaintes des chevaliers dont les frères étaient morts devant Courtray, et surtout les instigations de la cruelle reine Jeanne, le décidèrent enfin à reprendre les hostilités. Il réunit une armée de quatre-vingt mille hommes, dans laquelle on comptait près de vingt mille cavaliers ; cependant cette armée n’était pas comparable à celle qu’il avait perdue, car elle était composée, pour la plus grande partie, de soldats mercenaires ou contraints de marcher. Le commandement en chef en fut donné au roi Louis de Navarre ; celui-ci reçut pour mission, avant de livrer bataille, de reprendre aux Flamands Douai et les autres villes françaises de la frontière. Cette armée, en marchant vers la Flandre planta ses tentes près de Vitry, à deux lieues de Douai.

Quand on apprit en Flandre la nouvelle de la formation d’une armée française, le cri : « Aux armes ! aux armes ! » retentit dans tout le pays. Jamais on ne vit tel enthousiasme : de toutes les villes, et même des moindres villages, accoururent une foule de gens munis de toutes sortes d’armes ; on marchait à l’ennemi en chantant et tout joyeux ; si bien que Jean de Namur, craignant la disette des vivres, dut renvoyer un grand nombre de ceux qui venaient lui offrir leurs services. Ceux qui étaient reconnus comme léliards suppliaient instamment qu’on leur permit de verser leur sang pour la patrie, en témoignage de leur conversion, ce qui leur était accordé avec joie. Sous les ordres de Jean de Namur se retrouvèrent la plupart des chevaliers qui s’étaient signalés à la bataille de Courtray : le jeune comte Guy, Guillaume de Juliers, Jean de Renesse, Jean Borlunt, Pierre de Coninck, Jean Breydel et nombre d’autres. Adolphe de Nieuwland, n’étant pas encore rétabli de ses blessures, ne put prendre part à l’expédition.

Cette armée ayant été partagée en différents corps, les Flamands s’avancèrent jusqu’à une distance de deux milles de l’ennemi et y prirent position. Après y avoir séjourné peu de temps, ils gagnèrent les bords de la Scarpe, près de Flines ; chaque jour les Flamands allaient défier l’ennemi au combat ; mais, comme les chefs, aussi bien Flamands que Français, paraissaient vouloir éviter la bataille, il n’y eut pas d’engagements. La cause de cette sorte d’amnistie, était que Jean de Namur, désireux d’obtenir la délivrance de son père et de son frère, avait envoyé en France des ambassadeurs avec mission de s’assurer si Philippe le Bel n’était pas disposé à conclure la paix. Il paraît qu’à la cour de France on ne pouvait tomber d’accord sur les conditions, car les envoyés ne revenaient point et l’on ne recevait que des réponses défavorables.

L’armée flamande commença à murmurer et voulait, malgré la défense du général, livrer bataille aux Français ; cela dura si longtemps et la volonté des troupes se manifesta enfin d’une façon si sérieuse, que Jean de Namur se vit forcé de franchir la Scarpe pour attaquer l’ennemi. On jeta d’une rive à l’autre un pont reposant sur cinq bateaux, et les Flamands, heureux de ce qu’on allait combattre, le traversèrent en chantant joyeusement ; mais il survint tout à coup de France une nouvelle douteuse et indécisive qui les arrêta encore pendant quelques jours. Enfin, les troupes ne voulurent plus, à aucun prix, rester en place et manifestèrent de sérieuses intentions de révolte. Tout fut préparé pour l’attaque et les Flamands marchèrent à l’ennemi ; les Français n’osant risquer la bataille, levèrent leur camp à la hâte et se retirèrent en désordre. Les Flamands tombèrent sur eux et en tuèrent un grand nombre ; chemin faisant, ils s’emparèrent du château de Harne, où le roi de Navarre avait établi le quartier général de l’armée. Les vivres, les tentes et tout ce l’ennemi avait apporté avec lui tombèrent entre les mains des Flamands. Il y eut encore quelles légères escarmouches à la suite desquelles les Français furent refoulés dans leur pays. C’est à juste titre que notre poëte national, van Duyse s’exprima ainsi à cette occasion :

« Triomphe, ma patrie ! gloire aux hauts faits des ancêtres ; tes antiques lauriers conservent leur immortelle verdure ; la renommée te célèbre dans l’univers entier. Puisses-tu être glorifiée ainsi jusqu’à la dernière heure du monde ! »

Les généraux flamands, voyant qu’ils n’avaient plus à combattre l’ennemi en rase campagne, renvoyèrent une partie de l’armée et ne conservèrent qu’un nombre d’hommes suffisant pour empêcher les garnisons des villes françaises de la frontière de promener aux alentours le pillage et l’incendie.

De la petite ville de Lessines, située sur les confins du Hainaut, des bandes de soudards faisaient invasion tous les jours sur le sol flamand et causaient beaucoup de mal aux habitants du plat pays. À cette nouvelle, Jean de Namur, à la tête de quelques corps de son armée, se rend sur les lieux, assiége, prend et brûle Lessines qui appartenait au comte de Hainaut.

Sur ces entrefaites, Guillaume de Juliers, avec les métiers de Bruges et de Courtray, marche sur Saint-Omer pour enlever cette ville aux Français. Arrivé là, il est impétueusement assailli par la cavalerie ennemie qui était très-supérieure en nombre ; ne voyant pas d’issue, il dispose ses hommes en cercle et se défend intrépidement jusqu’à ce que les ténèbres lui permettent de battre en retraite et d’échapper ainsi à une défaite certaine.

Quelques jours après, Jean de Namur revint de Lessines se joindre à Guillaume, ce qui porta leurs forces réunies au chiffre de trente mille hommes. Ils attaquèrent alors l’armée française, la mirent en fuite et taillèrent en pièces ses tronçons dispersés.

On commença le siége de Saint-Omer : chaque jour on attaquait la ville sur plusieurs points avec un courage et un élan inouïs ; mais, comme la garnison était très-forte, les assiégeants furent repoussés souvent avec des pertes considérables ; cela ne les empêchait pas de lancer, par-dessus les murailles, une prodigieuse quantité de grosses pierres à l’intérieur de la ville, où elles causaient grand dommage aux maisons et tuaient ou blessaient un grand nombre d’habitants. Les Français, craignant pour le salut de la ville, armèrent tous les bourgeois et obtinrent, par ce moyen, un corps considérable qu’ils partagèrent en deux divisions. Pendant la nuit, au moment où d’impénétrables ténèbres couvraient la campagne, ils sortirent secrètement de la ville et placèrent la moitié de leurs forces dans un bois épais qui se trouvait sur le flanc du camp flamand ; l’autre partie gagna les environs du château d’Arcques qui était également assiégé par les Flamands. Au lever du soleil, l’attaque commença à Arcques, avec un tel élan, que les Flamands, pris à l’improviste, furent sur le point de s’enfuir ; mais la voix de leurs chefs ranima leur courage, ils firent reculer les Français, et déjà la victoire semblait pencher de leur côté, lorsqu’un nombreux détachement de cavalerie tomba sur eux par derrière, culbuta plusieurs rangs au premier choc, et, après une résistance opiniâtre, les mit en déroute.

L’autre partie de l’armée flamande, attaquée à l’improviste aussi par les troupes cachées dans le bois, se mit précipitamment en ordre de bataille et battit en retraite sans confusion ni désordre ; peut-être eût-elle pu s’échapper sans grandes pertes, mais un déplorable accident devait amener sa défaite. Parvenus à la rivière l’Aa, les Flamands se précipitèrent en si grand nombre sur le pont que celui-ci, ne pouvant supporter le poids d’autant d’hommes, s’affaissa dans la rivière avec un affreux craquement. Les cris de désespoir et les hurlements de ceux qu’engloutissaient les flots jetèrent le découragement parmi ceux qui se trouvaient encore sur les bords de la rivière ; sans écouter la voix de leurs chefs ils prirent la fuite et s’éloignèrent en désordre du champ de bataille. Cette défaite coûta aux Flamands près de quatre mille hommes.

Jean de Namur et Guillaume de Juliers, voyant que l’ennemi avait cessé de les poursuivre pour aller piller le camp qu’ils venaient d’abandonner, rallièrent de leur mieux les fuyards, leur mirent sous les yeux la honte de leur défaite, et parlèrent si bien qu’ils éveillèrent dans le cœur de leurs hommes le désir d’une prompte vengeance. Ils revinrent sur l’ennemi, le surprirent au milieu de son œuvre de pillage, et tombèrent soudain sur lui en poussant de grands cris ; la plus grande partie des pillards furent massacrés et les autres repoussés dans la ville. Ce fut ainsi que les Flamands sauvèrent leur camp et leur bien et remportèrent le dernier avantage de la journée.

Pendant que cette guerre lente et insignifiante se poursuivait contre la France, la mort laissa la Zélande sans souverain. Guillaume de Hainaut voulut prendre possession de ce pays sous prétexte qu’il lui appartenait par droit d’héritage ; les fils du comte de Flandre émirent aussi des prétentions sur ce comté. Jean de Namur se hâta d’équiper une flotte et débarqua avec une armée flamande sur l’île de Cadsant ; après une légère escarmouche, il poursuivit son expédition sur Walcheren, où Vere se rendit. Guillaume de Hainaut avait aussi mis sur pied une armée et entra en Zélande où il vint offrir la bataille à Jean de Namur. Les Flamands lui firent essuyer une terrible défaite, et il s’enfuit jusqu’à Arnemuiden. Guillaume de Hainaut y trouva un renfort de quelques troupes fraîches, rallia son armée éparse et marcha de nouveau contre les Flamands ; mais cette fois, il fut battu plus complétement encore, car il se vit forcé de se réfugier dans l’île de Sehouwen ; peu après les Flamands s’emparèrent de Middelbourg et de plusieurs autres villes. Guillaume de Hainaut consentit alors à une trêve passagère par laquelle la plus grande partie de la Zélande fut abandonnée aux Flamands.

Cependant Philippe le Bel réunit une armée plus forte, afin de se venger de la défaite qu’il avait subie à Courtray ; il en donna le commandement à Gauthier de Châtillon avec l’ordre, à son arrivée en Flandre, de s’adjoindre les garnisons de toutes les villes de la frontière, ce qui devait porter le chiffre de son armée au delà de cent mille hommes.

Philippe, un des fils du vieux comte de Flandre, qui avait hérité en Italie des comtés de Tyetta et de Lorette, en apprenant la formation de l’armée française, vint en Flandre avec un corps auxiliaire, et fut choisi par ses frères comme commandant en chef. En ajoutant de nouvelle troupes à l’armée qui avait guerroyé en Zélande, il la porta au chiffre de cinquante mille hommes, partit pour Saint-Omer pour attendre les Français et emporta d’assaut le château d’Arcques.

Les armées ennemies ne tardèrent pas à se trouver en présence. Durant les deux premiers jours eurent lieu quelques engagements partiels dans lesquels Pierre de Coutrenel, un des principaux chefs français, perdit la vie de même que ses fils, et où le Français laissèrent beaucoup de monde. Gauthier de Châtillon, pris de crainte, n’osa risquer un engagement général ; il battit en retraite, la nuit, vers Utrecht, et si secrètement, que les Flamands, qui ne s’étaient aperçus de rien, furent stupéfaits, le matin, en ne découvrant plus un seul Français. Philippe, mettant à profit la fuite de l’ennemi, assiégea et prit les villes de Térouanne, Lens, Lillers et Bassée. Par représailles des ravages exercés en Flandre par les Français avant la bataille de Courtray, tout le pays environnant fut dévasté et mis à sac par les Flamands qui rentrèrent chez eux chargés d’un riche butin.

Le roi de France, convaincu par de si nombreuses défaites qu’il lui serait impossible de reconquérir la Flandre par la force des armes, envoya Amédée de Savoie, comme ambassadeur chargé de négocier la paix, à Philippe, chef de l’armée flamande. Les enfants du comte prisonnier, ne désirant rien plus que de pouvoir obtenir la délivrance de leur père Guy de Dampierre et de leur frère Robert, souhaitaient vivement la paix avec la France, et passèrent volontiers par-dessus quelques difficultés ; on conclut un armistice jusqu’à ce que les conditions fussent acceptées de part et d’autre.

Sur ces entrefaites on préparait à la cour de France un traité de paix renfermant diverses clauses préjudiciables à la Flandre ; mais le roi Philippe espérait, grâce à la ruse, les faire accueillir. Il permit au comte de Flandre octogénaire de sortir de sa prison de Compiègne et de regagner la Flandre, en lui demandant de s’engager sur l’honneur, dans le cas où le traité tel qu’il avait été élaboré à la cour de France ne serait pas accepté, à revenir se constituer prisonnier au mois de mai de l’année suivante.

Le vieux comte fut reçu splendidement par ses sujets et alla se fixer au château de Wynendael. Les conditions de la paix avec la France furent proposées et généralement repoussées par les villes ; mais le vieux comte, ayant encore du temps devant lui, espéra qu’il parviendrait, avec un peu plus d’insistance, à obtenir leur consentement.

La trêve avec Guillaume de Hainaut ayant pris fin, le comte apprit qu’une armée hollandaise s’organisait pour s’emparer de la Zélande ; Jean de Renesse et Florent de Borsèle furent envoyés sur-le-champ pour tenir tête à ces nouveaux ennemis. Les Flamands battirent la flotte hollandaise dans un combat naval où les Hollandais et les Hennuyers perdirent plus de trois mille hommes et presque tous leurs vaisseaux : l’évêque d’Utrecht, commandant des troupes de son diocèse, fut fait prisonnier et conduit à Wynendael où on le retint. Dans la même bataille périrent Guillaume de Horn, Didier de Hariem, Didier le Zulen et Suederus de Beverenweerdt. Les Flamands, parcourant en vainqueurs tout le nord de la Hollande, s’emparèrent de presque toutes les villes, à l’exception de Harlem qui continua de se défendre avec opiniâtreté ; les principaux habitants du pays furent transportés à Gand comme otages.

Tandis que le comte de Hainaut, abandonnant la campagne, livrait la Hollande aux Flamands, il y avait à Dordrecht un homme courageux et résolu, nommé Nicolas Vanden Putte qui, voulant délivrer sa patrie, réunit quelques troupes, et, tombant sur une division de l’armée flamande, lui fit perdre plus de deux mille hommes dans une bataille prolongée ; d’un autre côté, Witte de Hamstede, un homme courageux aussi celui-là, rassembla un corps considérable et rencontra bientôt, à Hillegem, une partie de l’armée flamande qu’il anéantit jusqu’au dernier homme. Ces engagements particuliers modifièrent peu l’état des choses en Zélande et n’empêchèrent pas de poursuivre le siége de Zierickzée.

Cependant la fin de l’armistice avec la France approchait et tout présageait une nouvelle guerre, vu qu’on n’avait pu conclure la paix, les conditions en étant inacceptables pour les Flamands. Dans les derniers jours d’avril, le vieux Guy, souffrant et malade, regagna sa prison comme un autre Régulus. Durant la suspension d’armes, Philippe le Bel avait eu recours à tous les moyens pour rassembler une armée formidable ; dans tous les pays on avait recruté pour son compte des troupes auxiliaires, et divers nouveaux impôts avaient été établis pour pourvoir aux frais de la guerre. Au mois de juin, le roi lui-même vint en personne avec son armée sur les frontières de Flandre. Bien qu’il eût sous ses ordres les forces militaires les plus considérables que la France eût jamais possédées, une flotte nombreuse sous le commandement de Requier Grimaldi de Gênes parut sur les côtes flamandes pour tenir tête au jeune comte Guy et à Jean de Renesse qui se trouvaient en Zélande.

Philippe de Flandre avait, de son côté, fait un appel au pays et rassemblé une forte armée : il se mit en marche pour le camp français avec l’intention d’offrir la bataille à Philippe le Bel : les deux armées étaient si rapprochées qu’on voyait de l’une à l’autre flotter les deux étendards. Le premier jour, il y eut un combat partiel dans lequel un chef français périt avec tous ses hommes. Les Flamands, impatients d’engager la lutte, se rangèrent en bataille le lendemain et se préparèrent à une vigoureuse attaque ; mais, à cette vue, les Français se retirèrent précipitamment vers Utrecht et abandonnèrent leur camp aux Flamands qui y firent un grand butin et anéantirent tous les travaux de défense faits par l’ennemi. La ville de Bassée fut prise d’assaut une seconde fois et les faubourgs de la ville de Lens incendiés.

Philippe le Bel se dirigea vers Tournay avec l’intention d’attaquer les Flamands du côté des frontières du Hainaut ; mais, dès le jour de son arrivée, l’ennemi était devant lui ; le roi n’était pas disposé à accepter la bataille, avant de savoir ce que sa flotte avait fait en Zélande. Pour ne pas eu venir aux mains, il levait le camp presque chaque nuit et errait d’un endroit à l’autre, toujours suivi par les Flamands.

Le 10 août 1304, les deux flottes se rencontrèrent ; le combat dura deux jours, du matin jusqu’au soir ; le premier jour l’avantage resta du côté des Flamands, et peut-être ceux-ci eussent-ils remporté une victoire complète, mais leurs vaisseaux ayant donné pendant la nuit sur un banc de sable, ils furent battus le lendemain par les Français, commandés, comme nous l’avons dit, par le célèbre amiral Regnier Grimaldi ; leurs vaisseaux furent brûlés et le jeune comte Guy tomba avec beaucoup d’autres entre les mains de l’ennemi. Jean de Renesse, le courageux Zélandais qui occupait Utrecht avec une poignée d’hommes, voulut quitter cette ville et se jeta dans une barque pour traverser le Lek ; mais la barque, étant trop chargée, sombra, et le noble chevalier se noya misérablement. Lorsque les Flamands apprirent ce désastre par les fuyards, ils déplorèrent amèrement le sort de leurs frères et jurèrent de ne pas les laisser sans vengeance.

Lorsque la nouvelle de l’issue du combat naval parvint au camp français, celui-ci se trouvait établi sur le Penvelberg, dans le voisinage de Lille. Philippe le Bel fit un mouvement oblique et abandonna cette position favorable qui fut immédiatement occupée par les Flamands. Ceux-ci ne voulurent plus différer davantage la bataille, il fut impossible aux chefs de les contenir ; ils se rangèrent en bataille pour attaquer l’ennemi. À cette vue, Philippe le Bel envoya un parlementaire pour proposer la paix, mais les Flamands refusèrent de rien entendre et mirent l’envoyé français à mort. Peu après ils tombèrent, en poussant de formidables clameurs, sur l’armée française qui, surprise et épouvantée, se mit en déroute. Au premier choc, les premiers rangs furent renversés et écrasés. L’armée flamande était transportée d’une rage plus grande encore qu’à la bataille de Courtray ; aussi les Français, bien qu’ils combattissent avec beaucoup de courage, ne purent faire une longue résistance. Philippe de Flandre et Guillaume de Juliers pénétrèrent, à travers tous les corps ennemis, jusqu’au roi de France qui se trouva par là en grand péril. Ses gardes du corps tombaient autour de lui, et, sans nul doute, il eût été tué ou fait prisonnier, si on ne lui avait ôté son manteau et les autres insignes qu’il portait ; rendu ainsi méconnaissable, il s’éloigna à la hâte de ce lieu dangereux et, dans sa fuite, fut légèrement blessé par une flèche. L’armée française fut enfin mise en pleine déroute et les Flamands remportèrent une victoire complète.

L’oriflamme fut mise en pièces ainsi que l’atteste la Chronique de Flandre dans les termes suivants :

« Alors l’oriflamme de France, dont ils étaient si fiers, fut mise en lambeaux et Cherosius, qui la portait, fut tué. »

Guillaume de Juliers perdit la vie dans la bataille. Les Flamands passèrent le reste de la journée à dépouiller la tente du roi et à recueillir un opulent butin. Ensuite ils regagnèrent le Penvelberg pour y prendre quelque nourriture ; mais, n’y ayant pas trouvé de vivres, ils se dirigèrent sur Lille. Le lendemain, ils regagnèrent leur pays. Cette bataille eut lieu le 15 août 1304.

Quinze jours plus tard, Philippe revint assiéger Lille avec une nouvelle armée. Les Flamands fermèrent leurs maisons et leurs boutiques et prirent les armes en foule : Philippe de Flandre les rallia près de Courtray et arriva quelques jours après à Lille en vue de l’ennemi. Philippe le Bel en voyant cette multitude s’écria avec étonnement :

— Je crois qu’il pleut des soldats en Flandre !

N’osant plus s’exposer à une défaite, il fit proposer la paix après quelques escarmouches, et l’on entra en négociations après avoir conclu un armistice. Il se passa longtemps avant qu’on tombât d’accord de part et d’autre sur les conditions du traité.

Sur ces entrefaites, le vieux comte Guy de Dampierre mourut à Compiègne, de même que Jeanne de Navarre.

La paix fut enfin conclue et signée entre Philippe de Flandre et Philippe le Bel.

Robert de Béthune, ses deux frères, Guillaume et Guy, et tous les autres chevaliers prisonniers furent mis en liberté et renvoyés dans leur patrie. Le peuple fut mécontent des clauses du traité et donna à celui-ci le nom de Pacte d’iniquité ; mais ce mécontentement n’eut pas de suites.

Robert de Béthune, à son arrivée en Flandre, fut inauguré comte avec une solennité extraordinaire. Il vécut encore dix-sept années, maintint intacts l’honneur et la gloire de la Flandre, et s’endormit dans le Seigneur le 18 septembre 1322.





Flamand, qui viens de lire ce livre, médite bien les faits glorieux qu’il renferme ; songe à ce que la Flandre fut jadis, à ce qu’elle est aujourd’hui, et plus encore à ce qu’elle deviendrait si tu oubliais les saints exemples de tes ancêtres.


FIN


  1. Les chevaliers portaient ce vêtement par-dessus la cuirasse. Il ne descendait que jusqu’aux genoux, n’avait pas de manches, et était fait d’étoffe de soie ou bien de cuir rehaussé d’or. Les armoiries et les devises des chevaliers étaient brodées sur la poitrine.
  2. Voici quelles étaient, à cette époque, les pièces de l’armure d’un chevalier : un casque en fer ou heaume, avec ou sans panache, une cuirasse de fer, des gants de cuir de blaireau, dont la partie supérieure était revêtue d’écailles d’acier, des plaques de fer protégeant les jambes, un bouclier sur lequel était peint son écusson, une longue lance et un formidable glaive de bataille ou une épée. Sous la cuirasse, il portait une cotte de mailles formée d’anneaux de fer. Le cheval était aussi caparaçonné de fer.
  3. Court poignard à deux tranchants dont la poignée, garnie d’une barre transversale, le faisait ressembler à une croix. Les gens des bonnes villes ou les francs-bourgeois avaient seuls le droit de porter cette arme.
  4. Les chevaliers ne portaient alors qu’un seul éperon.
  5. Charles, second fils de Philippe le Hardi, était comte de Valois, d’Alençon et du Perche. Il avait reçu de son frère, Philippe le Bel, le commandement de l’armée française, et avait conquis le pays de Flandre.
  6. Jean Breydel était doyen des bouchers de Bruges.
  7. Le château de Wynendael, aujourd’hui en ruines se trouve auprès du village du même nom, dans le voisinage de Thourout (Flandre occidentale).
  8. Guy de Dampierre, fils du vieux Guillaume de Dampierre, fut le XXIIIe comte de Flandre. (L’Excellente Chronique de Flandre.)
  9. Le premier était Robert de Nevers ou de Béthune, qui rendit de grands services à la sainte Église, et, dans une expédition en Italie, tua Mainfroi, orgueilleux ennemi de la sainte religion, (L’Excellente Chronique.)

    On connaît le fait auquel ce passage fait allusion. Charles d’Anjou, roi de Sicile, voulant faire la guerre à l’usurpateur Mainfroi, qui détenait son royaume contre la volonté du pape, réunit une armée française, composée de près de vingt mille hommes d’élite, et en donna le commandement supérieur à Robert de Béthune, qui n’avait alors que dix-huit ans. Quelque temps après, Charles d’Anjou fit prisonnier le jeune Conradin, petit-fils de l’empereur d’Allemagne, Frédéric. Charles, voulant se défaire d’un ennemi aussi illustre, résolut de le faire condamner à mort. Un seul juge osa prononcer la sentence mortelle, et le jeune Conradin fut conduit à l’échafaud pour y être décapité. Le juge, qui avait condamné Conradin, lui lut la sentence qui le déclarait traître à la couronne et ennemi de l’Église. Il finissait la lecture et prononçait la condamnation à mort, lorsque Robert de Flandre, le propre beau-frère de Charles d’Anjou, s’élança vers le juge, et lui plongeant son épée dans la poitrine, s’écria : « Il ne t’appartient pas, misérable, de condamner à mort un si noble et si gentil seigneur ! » Le juge tomba mort en présence du roi, et celui-ci n’osa venger son favori. Nombre d’autres traits de Robert de Béthune prouvent chez lui un courage héroïque et l’on pouvait dire de lui : « Il avait le courage d’un lion dans un corps de fer. »

  10. Les détails historiques et héraldiques qui se rapportent à ce jeune chevalier, m’ont été communiqués par mon savant ami, M. Octave Delapierre, de Bruges.
  11. Il est beau de mourir pour la patrie.
  12. C’est pourquoi le comte Guy, sur l’ordre du roi de France, et croyant plaire audit roi, envoya à Paris sa fille, Philippine, avec trente nobles dames, et Robert, son frère aine, l’accompagna avec trente chevaliers et pages, et ledit frère Robert demeura, par aventure, hors de Paris. — Quand sa sœur Philippine, étant à Paris pour aller rendre visite au roi, arriva au palais, la reine la fit arrêter avec toutes ses dames et pages, et Philippine resta prisonnière du roi. (L’Excellente Chronique.)
  13. Enguerrand de Marigny, seigneur de Normandie, capitaine du Louvre et chargé de l’administration des finances sous Philippe le Bel. Il n’usa de son pouvoir que pour faire le mal, gaspilla les revenus du royaume, falsifia les monnaies et appauvrit le peuple en l’accablant d’impôts injustes et arbitraires.
  14. Jeanne, fille unique de Henri Ier, roi de Navarre, hérita du royaume de son père, et devint par là une des princesses les plus riches de l’époque. Elle épousa Philippe le Bel, et réunit ainsi deux couronnes sur sa tête.
  15. On défiait un chevalier au combat en lui jetant un gant : S’il relevait ce gant, il acceptait le combat. S’il ne le relevait pas, ce gant était attaché à la porte de sa demeure ou placé en haut d’un poteau, afin que chacun put voir qu’il avait refusé le combat par couardise.
  16. La bataille de Bénévent fut livrée le vendredi, 26 février 1266. Mainfroi y perdit la couronne et la vie.
  17. Et le roi envoya son frère Charles de Valois, avec des pleins pouvoirs, pour gouverner le pays de Flandre, et étant venu à Bruges, il dit qu’il voulait faire une bonne paix entre le roi son frère et le pays de Flandre. Charles de Valois promit, sur son honneur de chevalier, au comte Guy, qu’il aurait la paix, à condition qu’il se rendrait auprès du roi avec cinquante de ses nobles : Guy promit de faire cela, et le fit en effet. (L’Excellente Chronique.)
  18. Les principales machines de guerre employées dans les siéges, avant l’invention de la poudre, étaient le bélier, la tour, la baliste et la catapulte. Le premier était une énorme poutre de chêne, terminée par une tête de bélier en fer. Cette poutre était suspendue en équilibre au moyen de chaînes ou de cordes ; on la tirait en arrière, puis on la laissait retomber de tout son poids sur la muraille dans laquelle ces coups multipliés finissaient par ouvrir une brèche. La tour, montée sur des roues, était munie à la partie supérieure d’un pont-levis qui s’abattait sur le rempart et donnait accès dans la ville. La baliste lançait une cinquantaine de flèches à la fois, à une distance prodigieuse. La catapulte lançait d’énormes pierres dans l’intérieur de la ville.
  19. L’Excellente Chronique donne l’énumération complète des noms de ces chevaliers qui accompagnèrent Guy à Compiègne.
  20. On faisait grand usage en médecine, jadis, des pierres précieuses ; on leur attribuait une vertu surnaturelle. La pierre trouvée dans le nid de l’aigle, était considérée entre autres comme un remède souverain pour tous les maux.
  21. On sait que les tailles pesaient uniquement sur le menu peuple. La gabelle était l’impôt sur le sel.
  22. Surnom qui équivaut au mot mutin. Louis, d’après l’histoire, fut un prince généreux et bon, qui se montra digne de l’amour de ses sujets.
  23. On sait que Sciarra Colonne, qui se trouvait à Anagni avec messire de Nogaret, frappa le pape au visage de son gantelet.
  24. … Et aussi à cause de la reine, qui avait les Flamands en grande haine, parce que ses oncles avaient été faits prisonniers en Flandre… et que Philippe d’Alsace avait fait décapiter dans le pays de Flandre, deux de ses oncles bâtards. (L’Excellente Chronique.)
  25. La France et la Navarre formaient encore alors deux royaumes indépendants. Le roi de France n’avait aucun droit sur la Navarre, et n’avait pas à se mêler de son gouvernement. Les revenus de ce pays appartenaient à Jeanne, qui, comme reine de Navarre, ne dépendait nullement de son époux.
  26. Le comte de Guy avait déjà fait, en 1295, avec le roi d’Angleterre, une alliance où fut stipulé, entre autres conditions, un mariage du prince de Galles avec la fille du comte de Flandre. (Annales de Bruges.)
  27. … La reine était fâchée que les prisonniers eussent été conduits hors de Paris ; car elle eût préféré que le roi eût fait pendre à Paris le comte Guy et tous ceux qui étaient venus avec lui. Charles de Valois, voyant le comte Guy et les siens jetés en prison, s’en plaignit et se repentit de les avoir amenés à Paris… Et comme il ne put réussir à les faire retourner dans leur pays, il en fut très-marri ; il quitta la ville de Paris et la France pour aller habiter en Italie, où il se mit au service du pape Boniface. (L’Excellente Chronique.)
  28. Les seigneurs du parti de la France et leurs adhérents avaient reçu le nom de leliaerts, du mot flamand lelie (lis). D’autre part, le peuple et la bourgeoisie, qui constituaient le parti national, se désignaient eux-mêmes par le nom de klauwaerts, du mot flamand klauwen, griffes, allusion aux griffes menaçantes du lion des armes de Flandre.
  29. Voyez la note page 90.
  30. Village voisin de Bruges, où se trouvait jadis une chapelle célèbre de la Sainte-Croix.
  31. Raoul de Nesle, nommé gouverneur du pays de Flandre, après sa confiscation, traita les Flamands avec bonté, et se fit aimer d’eux.
  32. Le pays de Juliers comprenait les villes de Juliers, de Duren et d’Aix-la-Chapelle. Guillaume, neveu de Robert de Bétonne, était archidiacre de Liège et prévôt d’Aix-la-Chapelle, où il avait sa résidence.
  33. Chaque corps de métier avait son hôtel, où avaient lieu les réunions du corps, et où l’on conservait les étendards, etc. Cet édifice se nommait Pand.
  34. Les Flamands avaient une arme formidable dont ils savaient se servir avec la plus grande dextérité. C’était une longue pique terminée par une pointe de fer. Ils l’avaient ironiquement baptisée du nom de goedendag (bonjour), comme pour dire qu’elle leur servait à saluer l’ennemi. Guillaume Guiart définit cette arme en ces termes :
    A grans bâtons pesanz ferrez,

    A un lonc ter agu devant,
    Vont (les Flamands) ceux de France recevant,
    Tiex bastons qu’ils portent en guerre
    Ont nom goedendac en la terre,
    Goedendac, c’est bonjour à dire,
    Qui en français le veut descrire.
    Cil bastons sont lonc et traitiz,

    Four férir à deux mains faitiz.
  35. Quand les Brugeois allaient payer les impôts, ils étaient reçus avec brusquerie par les agents français. Ils donnaient à ceux-ci le nom de snakkers (bourrus). Le pont dans le voisinage duquel se trouvait la demeure du collecteur des impôts, a gardé jusqu’aujourd’hui le nom de Snaggaerts-brugge (pont des bourrus).
  36. Le comte Guy et les siens étant ainsi retenus en captivité, le roi Philippe occupa la Flandre et en prit possession au profit des siens, et il visita le pays de Flandre en personne, accompagné de la reine, à savoir Gand, Bruges et Ypres. (L’Excellente Chronique.)
  37. Philippe, lors de son entrée à Bruges, s’étonna de ce que les habitants ne l’eussent pas reçu avec de suffisantes marques de satisfaction, (Annales de Bruges.)
  38. La reine fut grandement dépitée de voir les femmes de Gand, de Bruges et d’Ypres, qui, en l’honneur de la reine, avaient mis leurs plus beaux vêtements, et étaient parées avec une grande richesse. La reine dit alors : « Je croyais être la seule reine en France, mais il parait que tous les Flamands qui sont dans les prisons de France sont des princes ; car ces femmes sont toutes vêtues comme des reines et des princesses. » (L’Excellente Chronique.)
  39. On trouve une vue de cet édifice dans la Flandria illustrata de Sandarus. L’endroit où il se trouvait est aujourd’hui couvert en partie par d’autres bâtiments.
  40. Le roi a nommé gouverneur général du pays de Flandre, Jacques de Châtillon, frère de Guy de Saint-Pol, tous deux oncles de la reine. (Annales de Bruges.)
  41. Perron, situé devant l’hôtel de ville ou le tribunal, et d’où l’on parlait au peuple (rostra.)
  42. La livre flamande valait vingt schellings, le schelling six stuivers (55 centimes), et le gros deux liards (5 centimes.)
  43. Un des meneurs de cette émeute était. Pierre de Coninck, doyen des tisserands, homme d’environ trente ans et qui n’avait qu’un œil, mais qui était très-éloquent et avait une grande raison ; le bailli et les magistrats ayant appris cela le firent arrêter sur-le-champ. (Chronique de Despars.)
  44. Voyez l’une des notes précédentes sur le château des princes.
  45. Mais à peine le comte fut-il reparti (1282) qu’il y eut une nouvelle émeute qu’on appela la grande moerlemye. On courut aux armes et l’on mit à mort Dieryck Franckeson qu’on disait être cause de la colère du comte. (Annales de Bruges.)
  46. De Coninck n’y resta pas longtemps (en prison) ; cari la commune s’étant insurgée le jour même, il fut délivré à main armée et mis en liberté. (Annales de Bruges.)
  47. On commença, en effet, à bâtir un château à l’endroit où se trouve aujourd’hui la machine d’un moulin à eau ; mais ce château ne fut pas achevé.
  48. Un hameau près de Bruges.
  49. Le 15 août 1280, brûla, à Bruges, la halle ainsi que la tour qui n’était faite que de bois, et dans laquelle les privilèges de la ville périrent dans les flammes. (Annales de Bruges)
  50. Le château de Male existe encore. Lorsque j’allai le visiter pour pouvoir le décrire avec connaissance, je fus trompé dans mon attente. Depuis qu’on l’a rebâti, il ressemble plutôt à une grande ferme qu’à un bien seigneurial ; c’est avec peine que l’on découvre quelques restes des vieux remparts sous le gazon ; un perron de pierre est resté debout au milieu du village. Il y a quelques années, il y avait encore de grands bois dans les environs, mais la charrue y a passé depuis. (Note de l’auteur.)
  51. Cette chanson, que nous essayons de traduire en vers est de M. J. A. de Laet. (Note du traducteur.)
  52. Dans toutes les guerres qui furent entreprises par les chrétiens, pour conquérir Jérusalem et délivrer le tombeau du Christ, les Belges prirent la plus grande part. Déjà en 1095,
    Godefroi de Bouillon, né au château de Boisy, à quatre lieues de Bruxelles, entra en Palestine avec trois cent mille hommes, et Jérusalem fut prise par eux. En 1204, Beaudoin, comte de Flandre, partit pour l’Orient avec quelques chevaliers français et avec Dandolo, doge de Venise, et vainquit les Turcs dans plusieurs combats. Il fut élu, pour sa bravoure, empereur de
    Constantinople, par tous les alliés.
  53. Le premier mai suivant, Jean Breydel, alla boire au château de Male, où il eut une querelle avec un des gens du châtelain, qui avait reproché aux Brugeois d’être des mutins ; il tua cet homme sur place. (Annales de Bruges.)
  54. Je ne sais pas, maître ; mais l’huissier de la ville Le châtelain aidé de ses gens voulut en tirer vengeance, mais Breydel lui résista courageusement. (Annales de Bruges.)
  55. Châtillon surchargea le peuple d’impôts ; voir l’Excellente chronique, concernant l’impôt du quatrième penning sur le salaire.
  56. Breydel revint à Bruges, raconta cela aux bouchers et à ses autres amis : ceux-ci, au nombre de sept cents, bien armés, se rendirent à Male où ils tuèrent le châtelain avec beau coup d’autres. (Annales de Bruges.)
  57. … L’été de l’année 1296, vers la Saint-Jean, le roi Philippe vint en Flandre avec 20,000 hommes, prit Douai, et assiégea Lille… Là on se battit fort, le comte de Blois et tous ceux de Guise, qui avait assisté à la première bataille, y restèrent morts ; de ces Français, il resta 4,000 Wallons ; toute la Flandre occidentale était perdue. Les Français pillèrent Lille, Ypres, Courtray et Roulers, et brûlèrent des églises, des couvents, des villages, des hôpitaux. (L’Excellente chronique.)
  58. Jean de Namur et Guy, son frère, tous deux fils du comte captif avec Guillaume de Juliers leur cousin, qui s’étaient tenus jusqu’alors à Namur, vinrent en Flandre pour décider, avec Pierre de Coninck sur ce qu’il y avait à faire. (Annales de Bruges.)
  59. … Et il arriva dans ce temps que les Sarrasins assiégèrent et prirent en grande force deux royaumes chrétiens, savoir, celui de Majorque et de Mélide. Et ensuite, deux rois étaient venus a Paris, chez le roi, pour demander des conseils et des secours et le pape écrivit au roi de France, comme au premier roi chrétien, pour le prier d’assembler les princes chrétiens, afin de reconquérir les pays de Majorque et de Mélide. (L’Excellente chronique.)
  60. … Le roi et la reine en furent tellement courroucés, qu’ils firent empoisonner Philippine. Le roi ordonna d’étrangler les trente camérières, puis de les jeter dans la Seine, et pendre à une potence les trente chevaliers qui étaient venus avec elles. (L’Excellente Chronique.)
  61. … Ils faisaient jeter en prison ceux qui ne pouvaient payer, et pendre ou décapiter ceux qui résistaient ou murmuraient… (L’Excellente chronique.)
  62. Voir l’Excellente chronique de Flandre.
  63. Jacques de Saint-Pol, qui se trouvait à Courtray, en apprenant que les gens de Bruges refusaient d’obéir à ses ordonnances, de payer l’impôt du penning et ne voulaient plus travailler, envoya à Bruges des tonneaux pleins de cordes pour pendre aux fenêtres de leurs greniers, tous les chefs des corps de métiers. (L’Excellente chronique.)
  64. À peine les soldats étaient-ils entrés dans la ville, qu’ils pénétrèrent par la force dans les maisons des fugitifs, mettant tout au pillage et tuant quiconque leur faisait résistance. (Chronique de Despars.)
  65. Bois des pies, et ils convinrent que le lendemain au point du jour, avant le lever du soleil, ils se réuniraient à Sainte-Croix, près de Bruges, tous bien armés et bien équipé. (L’Excellente chronique.)
  66. Et Jean Breydel se rendit avec un autre corps, par la porte de Spey, aux environs du pont des snaggaerts où se trouvaient logés les hommes d’armes et les domestiques de Jacques de Saint-Pol, jusqu’au nombre de quatre mille, et on les appelait snakkers. (L’Excellente Chronique.)
  67. Voyez l’Excellente Chronique.
  68. Et il fut convenu que ceux qui ne pourraient prononcer Schild en vriend, seraient mis à mort sans quartier, (L’Excellente Chronique.)
  69. Voir l’Excellente Chronique.
  70. Ce vendredi-là, plus de cinq mille Français furent mis à mort à Bruges, et, le lendemain, plus de deux mille autres, furent aussi massacrés à Gand : cela arriva en l’an de Notre-Seigneur, 1302. (L’Excellente Chronique.)
  71. Vers onze heures et demie du matin, Jacques de Saint-Pol (de Châtillon) prit les habits de son chapelain, s’en revêtit et gagna les remparts en passant derrière Sainte-Claire ; de là il longea le mur jusqu’à la porte des Forgerons, où il s’élança avec son cheval dans le fossé, qu’il traversa à la nage, en courant grand danger de se noyer, car son principal écuyer resta dans le fossé et s’y noya. (L’Excellente Chronique.)
  72. Le premier juin, Guy de Namur, fils du comte Guy, qui était prisonnier, fut reçu avec une allégresse extraordinaire par les Brugeois, parce qu’il venait à leur secours avec une petite armée allemande. (Chronique de Flandre.)
  73. Il réduisit d’abord en ruines le château de Syssele dont le seigneur appartenait au parti français et avait fait beaucoup de mal à son grand-père dans la dernière guerre. (Chronique de Flandre.)
  74. Voyez Voisin, Notice sur la bataille de Courtray.
  75. Le comte d’Artois, qui passait pour l’un des plus braves et des plus habiles guerriers de son temps, était l’irréconciliable ennemi des Flamands, auxquels il ne pouvait pardonner la mort de son fils, qui avait péri devant Fumes (Voisin, Notice sur la bataille de Courtray.)
  76. Voir l’Excellente Chronique dont nous avons reproduit textuellement les termes.
  77. Voir Van Velthem, Miroir historique (Spiegel historiael)
  78. Rappelons que le mot devos signifie en flamand le renard.
  79. Les historiens varient beaucoup dans leur estimation des forces de l’armée française : nous avons pris une moyenne entre les différentes versions.
  80. Dès que Guy de Namur apprit l’arrivée des Français en Flandre, il donna dans tout le pays l’ordre de courir aux armes et de venir à lui. Dès le 16 Juin, Arnould, fils du seigneur d’Audenaerde, qui se trouvait en France avec le comte, était venu camper dans la plaine de Grœningen, près de Courtray… Il (Guy) envoya aussi un écuyer à son neveu Guillaume de Juliers qui, après avoir chassé les Français de la Flandre occidentale, assiégeait Cassel ; il lui fit connaître l’état des choses, en l’engageant à lever le siège de cette place et à se rendre à Courtray pour combattre l’ennemi commun. (Voisin.)
  81. Le Franc de Bruges.
  82. Voyez l’Excellente Chronique de Flandre.
  83. Hacheurs de casques.
  84. Enfin on vit arriver avec cinq mille Gantois, parmi lesquels se trouvaient sept cents de ses parents et de ses amis, l’un des héros de la célèbre bataille de Woerningen, le chevalier Jean Borlunt, qui s’était acquis un grand renom d’intrépidité et de savoir militaire. (Voisin.)
  85. Dans un vieux parchemin, écrit en 1482, d’après des pièces originales, par Louis van houtte de Deynze, et que M. Voisin a reproduit dans sa Notice sur la bataille des Éperons d’or, dans ce manuscrit, disons-nous, on trouve les noms d’un grand nombre de personnages qui ont assisté à la bataille de Courtray. Nous ne reproduisons pas cette liste, qui offrirait peu d’intérêt au lecteur français. (Note du traducteur.)
  86. Et, étant arrivé à Lille, Robert d’Artois dit aux deux rois de Majorque et de Mélinde : « Je crois les Flamands pires que les Sarrasins, car ce sont de mauvais chrétiens ; aussi, s’ils tentent de s’ameuter contre nous et que nous les réduisions à néant, jamais nous ne ferons chose si agréable à Dieu, et il nous en tiendra aussi bon compte que si nous conquérions toute la Barbarie… (L’excellente Chronique.)
  87. L’armée française s’élevait au delà du chiffre de cinquante mille hommes ; elle était devenue plus forte encore, et avait reçu dans ses rangs un grand nombre de Brabançons, parmi lesquels on distinguait Godefroi, oncle du duc de Brabant. (Voisin.)
  88. Adèle, fille de Raoul de Nesle, avait épousé Guillaume de Termonde, l’un des fils du vieux comte de Flandre.
  89. On désignait autrefois les peuples qui parlent la langue flamande par la dénomination générale de thiois (Dietsche), dénomination remplacée aujourd’hui par celle de bas-allemands (nederduitsch).
  90. On y remarquait encore le chevalier Hugues d’Arckel, surnommé Butterman ; à une stature gigantesque il joignait une force prodigieuse. Il commandait à une troupe de valeureux hommes d’armes, et avait d’abord offert ses services au roi de France ; mais, comme il demandait une paye trop élevée, on n’accepta pas son offre, et Butterman, irrité, passa du côté des Flamands où il fut reçu avec une grande joie. (Voisin.)
  91. Néanmoins, cette résistance opiniâtre ne pouvait sauver la citadelle de Courtray, d’autant plus que la garnison manquait de vivres ; c’est pourquoi le châtelain, ayant trouvé le moyen d’envoyer un messager au comte d’Artois, pria instamment celui-ci de venir, sans délai, à son secours. (Voisin.)
  92. Voici dans quels termes la Chronique de Flandre, publiée à Bruges, chez André Widts, vers 1725, s’exprime à ce sujet, et nous sommes obligé de supprimer certaines expressions trop énergiques : « L’armée française, en traversant le sud de la Flandre, commit de si affreux ravages que, de Lille à Douai, on ne trouvait plus ni maison, ni château, ni église, ni même un arbre. Ce que les païens les plus endurcis n’avaient jamais fait jusque-là semblait permis à ces dévastateurs ; ils n’épargnèrent ni hommes, ni femmes, ni enfants. Les images mêmes qui se trouvaient dans les églises, et qui consacraient le souvenir des saints du pays de Flandre, furent outrageusement maltraitées. Les couvents furent détruits, les moines mis à mort… Il n’y avait pas de différence entre eux et des démons. »
  93. Le comte d’Artois arriva avec le gros de son armée et vint s’établir à un demi-mille de Courtray, sur la montagne de Weelde, qui porte aujourd’hui le nom de Pottelberg, et qui est située entre la Lys et la route qui conduit à Sweveghem. (Voisin.)
  94. Le ruisseau de Groningue qui, d’après les chroniques du temps, avait alors trente pieds de largeur, n’est plus aujourd’hui qu’un mince filet d’eau, qui, de même que le ruisseau de Gavre, sort des prairies bourbeuses, dépendant d’une ferme voisine de la ville.
  95. Bois néerlandais.
  96. Du prêtre montra alors le Saint-Sacrement à toute l’armée et donna une bénédiction générale. En ce moment solennel, tous s’agenouillèrent, et, ramassant un peu de terre du sol de la patrie, portèrent cette terre à leurs lèvres. (Voisin.)
  97. Voir l’Excellente chronique.
  98. Les premiers cavaliers qui, en arrivant dans la plaine, voulurent franchir le ruisseau, s’enfoncèrent jusqu’à la selle dans la fange et furent percés par les flèches des archers flamands. (Voisin.)
  99. Un grand nombre d’autres officiers, qui, eux aussi, avaient remarqué la difficulté que présentait le passage du ruisseau, firent leurs observations au comte d’Artois ; mais ce prince ne voulut pas en tenir compte. (Voisin.)
  100. Sur ces entrefaites, les arbalétriers marchèrent en avant et trouvèrent moyen de passer le ruisseau sur un autre point, où messire Jean de Barlas, qui les commandait, les disposa en rangs serrés. (Voisin.)
  101. Et ceci arriva le onzième jour du mois de juillet 1302, jour de saint Benoit, vers sept heures du matin. (L’Excellente chronique.)
  102. Ils avançaient toujours, les chevaux se pressant et trébuchant les uns contre les autres ; les chevaliers tombaient à terre et étaient cruellement écrasés par ceux qui les suivaient. Il en périt ainsi un grand nombre avant qu’ils atteignissent l’ennemi. (Voisin.)
  103. Tous les détails de cette mémorable bataille sont appuyés, dans le texte flamand, par des citations du Spiegel Historiael, chronique rimée de van Vetlhem, et de l’Excellente chronique de Flandre.
  104. Les Flamands les reçurent sur la pointe de leurs longues lances, et dans cet assaut, bien que leur ordre de bataille fût rompu, ils tuèrent un grand nombre de cavaliers et de chevaux. (Voisin.)
  105. L’Excellente chronique donne d’intéressants détails sur l’intervention de ce moine dans la bataille des Éperons d’or ; nous croyons inutile de reproduire ici le passage de la Chronique, tous les épisodes du récit du romancier étant scrupuleusement appuyés par des textes, dont l’autorité ne peut être mise en doute, mais dont la traduction offrirait, comme nous l’avons dit plus haut, peu d’intérêt aux lecteurs français. (Note du traducteur.)
  106. Voir la notice de Voisin.
  107. Notice de Voisin.
  108. En apprenant la mort du comte d’Artois, les chevaliers français voulurent le venger ou ne pas lui survivre ; ils recommencèrent la lutte avec un nouvel acharnement. L’un d’eux, nommé Pierre Lebrun, s’efforça de faire marcher au combat Guy de Saint-Pol qui commandait l’arrière-garde, mais ce fut en vain qu’il lui reprocha sa lâcheté. (Voisin.)
  109. Voici les noms des principaux chevaliers qui périrent dans les rangs français : nous empruntons cette liste au travail souvent cité de M. Voisin :

    Jean, comte de Tancarville ; Jean de Ponthieu, comte d’Aumale ; Jacques de Châtillon, seigneur de Leuse et gouverneur du pays de Flandre pour le roi de France ; Hugues de Bruynen, comte de la Marche et d’Angoulême ; Angelin, comte de Vimeu ou Vimy ; Louis de Forest, seigneur de Beaujeu et de Dombes ; le comte de Soissons ; le comte d’Abbeville ; le comte de Foix ; Alain de Bretagne ; Jean Ier, vidame de Chartres ; Froald, châtelain de Douai ; Jean IV, châtelain de Lille ; Henri, sire de Ligny ; Renaud Ier, sire de Longueval ; le sire d’Aspremont ; le sire de Fresne ; Raoul, seigneur de Trêves ; le sire de Frennes ; Beaudoin d’Hénin, sire de Boussu ; Jean, sire de Créqui ; Raoul IV, dit le Flamand, sire de Cany ; le sire de Bréauté ; Farald de Reims ; Jean Bruslé ; Jean, surnommé Sans-Merci, fils de Jean, comte de Hollande et de Hainaut ; Godefroi de Brabant, oncle du duc de Brabant, et son fils Jean, sire de Vierson et châtelain de Tournay ; Arnould IV, sire de Wesemael, maréchal de Brabant ; Henri, sire de Bautersem ; Arnould, sire de Wahain et son fils Laurent ; Hugues de Vianen ; Gheldof de Wynghene ; Arnould d’Eyckhoven et son fils Jean ; Henri de Wilre ; Guillaume de Redinghen ; Arnould de Hofstade et ses trois neveux ; Guillaume, sire de Graenendonck ; Baldard de Parvisien ; Jean de Kerly ; Baldard de Péruwelz ; Fernand d’Araing ; Boudard de Pernes ; Hercule, sire de Bailleul ; dix-huit chevaliers qui périrent avec un grand nombre de Brabançons autour de la tente de Godefroi de Brabant ; Egide, sire d’Antoing ; Richard, sire de Falais ; Michel, sire de Harnes ; Albert, sire de Langendaele ; les sires de Quesnoy, de Salines, de Rutsefort, de Marlois, de Flines, de Malgy, d’Alengeac, de Béthysy et de Croy ; Gilles, sire d’Alengy ; Robert, sire de Montfort ; Raoul, sire de Nortfort ; Jean Cruke ; Jean, sire d’Emmery, chambellan du roi ; les comtes d’Angers, de Champagne, de Dreux, de Trappe, d’Auge, de Los, de Vendôme, de Bourbon, de Tweessen et d’Etampes ; le comte de Bar et ses trois frères ; le comte d’Albe et ses trois frères ; le duc de Berri, le prince de Chimpy.

  110. Voir van Velthem. Spiegel Historiael.
  111. Miroir historique.