Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 151-174).
◄  VII
IX  ►


VIII


Celui qui méprise la servitude sait aussi
mépriser la mort.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxPr. Van Duyse.



Les magistrats, autorisés par les léliards, avaient fait d’énormes dépenses pour la réception des souverains étrangers ; arcs de triomphe, estrades splendides, riches étoffes pour les garnir, rien n’avait été épargné, et tout avait coûté fort cher. De plus, chacun des gardes du corps du roi avait reçu une bonne mesure du meilleur vin ; mais comme tous ces frais avaient été ordonnés par les magistrats et que, par conséquent, ils devaient être acquittés sur le trésor de la commune, les bourgeois ne s’en étaient pas préoccupés, et ils regardaient tout ce luxe avec une complète indifférence.

Les principales décorations et la plupart des ornements disparurent rapidement, et les traces de la fête furent bientôt effacées. Le comte de Châtillon était à Courtray, et l’entrée du prince étranger était presque oubliée, lorsqu’un matin, vers dix heures, un messager de l’hôtel de ville parut sur le perron[1] et convoqua le peuple au son de la trompette ; aussitôt qu’il se vit entouré d’un nombre suffisant d’auditeurs, il tira un parchemin du porte-feuille suspendu à son côté, et lut à haute voix ce qui suit :

« Il est donné connaissance à chacun, afin qu’il n’en ignore, que messieurs les magistrats ont décidé en conseil :

» 1° Qu’un impôt extraordinaire sera établi pour couvrir les frais de l’entrée de notre gracieux souverain, Philippe roi de France ;

» 2° Que tout habitant de la ville de Bruges aura à payer, en conséquence, huit gros flamands[2], sans distinction d’âge et par tête ;

» 3° Que les collecteurs des impôts iront recevoir cette somme à domicile samedi prochain et que ceux qui, par fraude ou violence, voudraient se refuser à ce payement, y seraient contraints de par la loi, par messire le bailli. »

Les bons bourgeois, qui entendirent cette proclamation, commencèrent par se regarder les uns les autres avec stupéfaction, puis ils murmurèrent, mais à voix basse, contre cette décision arbitraire. Parmi eux se trouvaient quelques compagnons du métier des tisserands, et ces derniers se hâtèrent de donner connaissance du fait à leur doyen.

De Coninck apprit la nouvelle avec un vif mécontentement. Une atteinte aussi directe aux priviléges de la commune renouvelèrent ses craintes et augmentèrent sa méfiance. Il vit, dans cet ordre, le présage de la tyrannie que les nobles allaient essayer de faire peser de nouveau sur le peuple, et il résolut de déjouer cette première tentative soit par la ruse soit par la force. Il savait qu’il succomberait peut-être victime de son attachement à la patrie, puisque l’armée française n’avait pas encore quitté la Flandre ; mais cette perspective ne l’arrêta pas. De Coninck s’était depuis longtemps dévoué corps et âme aux intérêts de la ville qui l’avait vu naître.

Sa résolution prise, il appela le concierge du métier.

— Va, à l’instant même, lui dit-il, trouver tous les maîtres, et prie-les, en mon nom, de se rendre au Pand. Dis-leur qu’ils ne tardent pas d’une minute et qu’ils accourent me trouver ; l’affaire ne souffre pas de délais.

Le Pand ou maison des tisserands était un vaste édifice à façade arrondie, du côté de la rue une seule grande fenêtre, surmontée des armoiries du métier, éclairait le premier étage ; au-dessus de la large porte on voyait les images de monseigneur Saint-Georges et du dragon, artistement sculpté dans la pierre. La façade était, d’ailleurs, sans ornement, et il était difficile, en la voyant, de deviner que dans cette simple maison le plus riche corps de métier de la Flandre tenait ses réunions ; un grand nombre d’entre les maisons avoisinantes avaient une plus imposante apparence.

Bien que ce bâtiment fût divisé en une foule de pièces grandes et petites, aucune de celles-ci n’était vide ou sans destination. Au second étage, dans une vaste place, on pouvait voir les chefs-d’œuvre des compagnons et des maîtres, de même que les échantillons des draps les plus précieux fabriqués dans la ville. À côté, dans une autre chambre, étaient exposés les modèles de tous les instruments nécessaires aux tisserands, aux foulons et aux teinturiers ; une troisième pièce servait de magasin général aux costumes de cérémonie, aux armes et aux ornements de fête du métier.

La grande salle de réunion des maîtres donnait sur la rue. Toutes les préparations que font subir à la laine tous les ouvriers qui s’en occupent depuis le berger jusqu’au tisserand, depuis le teinturier jusqu’au marchand étranger qui venait des pays lointains échanger son or contre le drap de Flandre, étaient représentées sur les murailles par de gracieux petits anges. Quelques tables de chêne et des siéges massifs reposaient sur le pavé en pierre de taille ; six fauteuils, garnis de velours, indiquaient la place réservée, au fond de la salle, au doyen et aux anciens.

Peu de temps après l’envoi du concierge, un grand nombre de tisserands étaient déjà réunis dans la salle. Ils s’entretenaient avec la plus vive animation du nouvel impôt, et l’on pouvait lire sur leurs traits le plus profond mécontentement ; la plupart proféraient des menaces contre les magistrats, quelques-uns, cependant, ne semblaient pas disposés à une trop forte résistance. À chaque instant quelque maître arrivait. De Coninck alors entra dans la salle et traversa lentement les rangs de ses compagnons, pour se rendre au grand siége qui lui était destiné. Les anciens se placèrent près de lui, la plupart des autres tisserands restèrent debout à côté de leurs siéges pour mieux lire sur le front sévère de leur doyen le commentaire de ses éloquentes paroles : ils étaient en ce moment au nombre de soixante.

Dès que de Coninck vit l’attention de l’auditoire fixée sur lui, il se leva, étendit la main par un geste énergique et s’exprima en ces termes :

— Frères, faites bien attention à mes paroles ; car les ennemis de notre liberté, les ennemis de notre bonheur forgent des fers pour nous enchaîner ! Les magistrats et les léliards, afin de flatter les maîtres étrangers, ont déployé à leur entrée un luxe extraordinaire ; ils nous ont forcés à élever deux trônes et des arcs de triomphe, nous avons obéi : mais maintenant ils voudraient nous faire payer du prix de notre travail leurs lâches dilapidations. Frères, leur prétention est contraire aux priviléges de la ville et du métier. C’est là une première tentative, c’est un premier essai du joug d’esclave qu’on veut faire peser sur nous. Les perfides léliards permettent que leur comte, notre légitime suzerain, gémisse dans une prison étrangère, afin de pouvoir nous dominer plus facilement ; les léliards sont nos ennemis et nos oppresseurs. Depuis longtemps le peuple travaille et s’épuise pour eux comme des bêtes de somme ; mais, ô Brugeois, mes concitoyens, il vous a été donné de recevoir le premier rayon venu du ciel ; les premiers, vous avez brisé vos chaînes : l’avez-vous oublié ? Non, vous ne l’avez pas oublié, héroïques citoyens, vous avez brisé les fers de la servitude et vos fronts ne se courbent plus honteusement devant des maîtres tyranniques. Aujourd’hui, tous les peuples de la terre portent envie à notre prospérité, et admirent notre grandeur. Eh bien ! n’est-il pas de notre devoir de garder intacte cette liberté qui fait de nous le plus noble peuple du monde ? Oui, c’est un devoir sacré… et qui l’oublie est un lâche ; qui l’oublie renie sa dignité d’homme ! ce n’est plus qu’un vil esclave digne de tous nos mépris !

Un tisserand nommé Brakels qui, deux fois déjà, avait été doyen, se leva à ce moment et interrompit brusquement de Coninck.

— Vous parlez toujours de servitude et de droit ! s’écria-t-il. Qui vous dit que les magistrats songent à nous rendre esclaves ? Ne vaut-il donc pas mieux payer huit gros et demeurer en paix ? Si l’on vous écoute et si l’on vous obéit, il est facile de prévoir qu’il y aura du sang versé ; et bon nombre d’entre nous auraient à ensevelir leurs enfants ou leurs frères,

— et tout cela pour huit gros ! Oui vraiment, si l’on vous en croyait, les tisserands manieraient plus souvent le goedendag que la navette ; mais j’espère, pour ma part, qu’il y aura parmi nos maîtres ici réunis, beaucoup d’hommes sages et peu disposés à suivre vos conseils insensés.

Ce discours jeta la plus grande agitation parmi les tisserands ; ils témoignèrent par leurs gestes qu’ils partageaient les sentiments de l’orateur. La plupart désapprouvèrent la sortie de Brakels.

De Coninck avait promené un regard rapide sur toutes les physionomies ; il avait compté le nombre de ses adhérents, et, heureux de puiser dans cet examen la conviction que bien peu partageaient les craintes de son adversaire, il répondit :

— Il est expressément écrit dans la loi qu’on ne pourra établir de nouveaux impôts sur le peuple, sans que celui-ci y consente. Nous payons cette franchise assez cher pour que personne, si haut qu’il soit placé, n’y puisse porter atteinte ; celui qui ne voit pas loin dans l’avenir, peut trouver que huit gros, une fois payés, ne sont pas une grande somme. J’en conviens tout le premier, aussi ce ne sont pas ces huit gros qui me poussent à la résistance, mais ce sont nos priviléges que l’on veut abolir, seuls boucliers qui nous protégent contre la domination des léliards ! Non, nous soumettre, serait à la fois une imprudence et une lâcheté ; car sachez-le, frères, la liberté est un arbre qui dépérit et qui meurt, si l’on brise une seule de ses branches. Si vous permettez aux léliards d’élaguer cet arbre, ils vous ôteront bientôt la force de défendre son tronc desséché. Ainsi plus de vaines paroles, que quiconque a un cœur d’homme dans la poitrine, refuse de payer les huit gros ! Que quiconque sent couler dans ses veines le vrai sang des Klauwaerts lève le goedendag pour sauver les droits du peuple ! Et, d’ailleurs, frères, un vote va décider sur ma proposition ; c’est un conseil et non un ordre que je prétends vous donner.

Le tisserand qui avait déjà parlé, reprit :

— Votre conseil est un conseil pernicieux, doyen. Vous aimez les émeutes et l’effusion du sang ; et il vous plaît que votre nom serve de ralliement au milieu des insurrections. Répondez-moi, vous tous maîtres à qui je m’adresse, ne serait-il pas beaucoup plus sage de supporter, en fidèles sujets, la domination de la France et d’étendre par là notre commerce dans ce grand pays ? Oui, je l’affirme, la suzeraineté de Philippe le Bel accroîtra notre prospérité, et tout citoyen bien pensant doit regarder cette suzeraineté comme un bonheur pour le pays. Nos magistrats sont des hommes sages et dignes de notre estime.

La plus grande stupéfaction s’empara des tisserands en entendant ces lâches paroles. Et beaucoup d’entre eux lancèrent des regards de colère et de mépris à celui qui venait de les prononcer. De Coninck entra dans une véritable fureur.

— Comment ! s’écria-t-il, s’adressant directement à Brakels, tout amour de la liberté et de la patrie est-il donc éteint dans ton cœur ? Tu veux, cédant à la honteuse soif de l’or, que nous baisions la main qui rive nos fers ? Et la postérité dira que les Brugeois ont courbé le front devant l’étranger et sont devenus esclaves de leur plein gré ! Non, frères, vous ne le souffrirez pas ; vous ne souillerez pas votre nom de cette infamie ! Laissez les léliards, bâtards efféminés, vendre leur liberté à l’étranger pour un peu d’or et une honteuse tranquillité ; mais nous, restons purs de cette tache et de ce déshonneur ! Que le sang des fils de la libre ville de Bruges coule une fois de plus pour la défense de ses droits ! Notre étendard rouge en brillera davantage et les droits du peuple en seront d’autant plus saintement consacrés !

Maître Brakels ne laissa pas à de Coninck le temps de continuer et il s’écria :

— Et moi, je le répète, quoi que vous puissiez dire, il n’y a pas honte à obéir à un prince étranger ; au contraire, nous devrions nous réjouir de faire partie de ce grand et noble pays de France. Qu’importe à une nation commerçante sous quel souverain elle s’enrichit ? L’or des Turcs est tout aussi précieux que le nôtre !

À ces mots l’irritation contre Brakels arriva à son comble et l’on ne répondit plus à ses paroles. De Coninck poussa un profond soupir et dit :

— Ô honte ! ô tache ineffaçable ! un léliard, un bâtard a parlé dans la maison des tisserands !

Une tumultueuse agitation se répandit alors dans l’auditoire et un grand nombre lancèrent à maître Brakels des menaces inspirées par la colère.

Tout à coup une voix domina le tumulte et s’écria :

— Chassons le léliard ! Pas d’émissaire de l’étranger parmi nous.

Et ce cri fut cent fois répété.

De Coninck dut employer toute l’influence qu’il avait sur ses collègues pour les calmer ; beaucoup d’entre eux voulaient recourir à la violence, et la proposition fut faite à l’instant d’exclure maître Brakels ou de le condamner à une amende de quarante livres de cire.

Pendant que le secrétaire était occupé à recueillir les voix, Brakels se tenait devant le doyen et ne témoignait ni crainte ni émotion. Il comptait sur ceux qui avaient approuvé ses premières paroles, mais il se trompait grandement dans son calcul ; car le nom de léliard, qui était considéré par tous comme une marque infamante, ne lui avait pas laissé un seul partisan. Toutes les voix se prononcèrent pour l’exclusion, et l’arrêt fut salué par des acclamations unanimes.

Alors la rage du léliard éclata : il se répandit en injures et en menaces contre de Coninck. Mais le doyen demeura sur son siége, insensible aux outrages et aux provocations de son adversaire. Deux robustes compagnons, qui remplissaient les fonctions de portiers s’approchèrent de Brakels, et lui enjoignirent de quitter sur-le-champ le Pand. Il céda à la force, et courut, le cœur plein du désir de se venger, chez Jean de Gistel, principal collecteur des impôts, auquel il fit connaître la rébellion du doyen des tisserands.

Pierre de Coninck s’entretint longtemps encore avec ses compagnons, et ne cessa de les exhorter à la défense de leurs droits ; toutefois il exprima le désir qu’ils ne se missent pas en révolte ouverte, mais se contentassent de refuser les huit gros, jusqu’à ce que lui-même les appelât à prendre les armes.

L’assemblée se sépara enfin, et chacun prit le chemin de sa demeure. Pierre de Coninck s’en alla seul et tout songeur par la rue du Vieux-Sac ; il se rendait chez son ami Breydel. Au moment où il allait entrer dans la rue des Bouchers, il se vit tout à coup entouré par une dizaine d’hommes d’armes. Le bailli s’approcha de lui et lui ordonna de le suivre sans résistance[3]. On lui lia les mains comme à un malfaiteur, et il fut bafoué et insulté par les soldats qui l’emmenaient. Il supporta tout avec patience et ne fit pas entendre le moindre murmure. Il se laissa conduire à travers quatre ou cinq rues, au milieu des hallebardes, et ne parut donner aucune attention aux cris de surprise qu’excitait sa vue parmi les gens du peuple. Enfin il fut introduit dans la salle principale du premier étage du Princenhof[4].

Là se trouvaient réunis les principaux léliards avec les magistrats de la ville. Jean de Gistel, collecteur principal des impôts, occupait la place d’honneur. C’était le plus chaud émissaire de la France dans le pays de Flandre. Aussi dès qu’il vit de Coninck devant lui, il lui dit d’une voix irritée :

— Comment as-tu osé méconnaître l’autorité des magistrats ? C’est toi, doyen des tisserands, qui pousses les bourgeois à la révolte, et le temps ne sera pas long avant que tu fasses connaissance avec l’échafaud.

De Coninck répondit avec calme :

— La liberté du peuple m’est plus chère que la vie. Je subirai sans crainte une mort infamante, et le peuple ne mourra pas avec moi.

— C’est un rêve de fou, répliqua de Gistel. Le règne du peuple est fini, et, sous la domination française, le sujet doit obéir à son souverain. Les priviléges que vous avez arrachés par la violence à la faiblesse de vos princes seront révisés et amoindris. C’est trop vous enorgueillir des faveurs qui vous furent accordées, il vous faudra courber la tête, ingrats et vils serviteurs…

Un éclair de colère étincela dans l’œil unique de de Coninck.

— Vils serviteurs ! s’écria-t-il. Dieu connaît ceux qui sont ici, vils et méprisables, ou de ce généreux peuple, ou de ces léliards abâtardis ! La patrie n’existe plus pour vous. C’est vous qui êtes des esclaves agenouillés humblement devant un prince, tyran de la Flandre ! Et pourquoi ? Pour ressaisir votre pouvoir brisé ; pour satisfaire votre ambition cruelle ; mais vous ne réussirez pas ! Le peuple, qui a goûté le fruit de la liberté, rejette avec dégoût vos honteuses faveurs. Qui êtes-vous ? Les esclaves de l’étranger ! Et croyez-vous que les Brugeois consentent à devenir les esclaves d’autres esclaves ? Oh ! vous vous trompez grandement, mes seigneurs ! Notre Flandre, à nous, est devenue grande et forte, le peuple sait aujourd’hui ce qu’il vaut, et votre sceptre de fer vous est arraché pour toujours…

— Tais-toi, tais-toi ! s’écria de Gistel ; la liberté ne t’appartient pas. Tu n’as pas été créé pour elle.

— La liberté ! répondit de Coninck, de par nos sueurs et notre sang, elle est à nous, et tu voudrais nous l’enlever !…

De Gistel sourit ironiquement et répondit :

— Tes paroles et tes menaces sont une vaine fumée, doyen. Nous nous servons des armes étrangères pour raccourcir les ailes du monstre. D’autres lois régiront les communes ; leur entêtement dure depuis trop longtemps : nos mesures sont prises. Bruges courbera le front, et toi, tu ne reverras plus la lumière du soleil.

— Tyran ! s’écria le doyen des tisserands ; honte et malheur de la Flandre ! La tombe de ton père n’est-elle donc pas creusée dans cette terre que tu déshonores ? Ses restes sacrés ne reposent-ils pas dans son sein ? et tu la vends à l’étranger, bâtard que tu es ! La postérité jugera ta lâcheté et ton infamie, et tes enfants eux-mêmes, pour attester qu’ils te renient, inscriront ta honte sur les pages de notre histoire !

— Assez, dit de Gistel ; trêve à tes ridicules insultes. Holà, gardes ! qu’on le jette dans un cachot, en attendant son supplice.

Sur cet ordre, de Coninck fut entraîné hors de la salle et conduit dans un cachot souterrain. Un cercle de fer étreignit sa taille, et une lourde chaîne attacha son pied gauche à sa main droite. On mit près de lui du pain et une crache d’eau ; la porte fut refermée, et il resta seul dans les ténèbres. Les paroles du collecteur des impôts l’avaient jeté dans la plus grande tristesse ; il sentait que la liberté de sa ville natale était sérieusement menacée. Que n’oserait-on pas pendant son absence ? Les léliards pouvaient introduire des soldats dans la ville, et détruire l’édifice auquel il avait voué toute sa vie. Douleur affreuse pour ce noble et généreux ami du peuple ! Lorsque, dans son désespoir, il tordait ses fers et les entendait résonner lugubrement, il lui semblait voir ses frères, chargés de chaînes comme lui et livrés à la plus honteuse servitude. Alors, une larme amère coulait sur ses joues.

Les léliards avaient depuis longtemps projeté entre eux un odieux complot : tous les citoyens de Bruges étaient armés ; il leur était impossible de les contraindre à exécuter les ordres qu’ils donnaient, et leur domination courait le risque de n’être que passagère. Dès que les magistrats voulaient employer la force contre la bourgeoisie, les terribles goedendags apparaissaient, et tous les efforts demeuraient inutiles en face des métiers, trop puissants dans cette situation ; et, afin de se débarrasser de ce formidable obstacle, les léliards convinrent avec le comte de Châtillon que, le lendemain, de très-bonne heure, les bourgeois seraient surpris à l’improviste et désarmés. Le comte de Châtillon devait, à la même heure, se trouver aux portes de la ville avec cinq cents cavaliers. De Coninck seul aurait pu découvrir ce complot, quelque bien gardé que fût le secret : il avait pour cela des moyens cachés, dont les partisans des Français avaient vainement cherché les ressorts. Ils savaient le doyen des tisserands leur maître en ruse et en finesse, et l’avaient arrêté pour enlever au peuple ce sage et prudent protecteur, et affaiblir par là ce peuple qu’ils voulaient opprimer. Ce que Brakels leur avait rapporté de l’opposition des tisserands leur avait servi de prétexte ; mais déjà, auparavant, leur résolution était prise.

Après avoir ainsi concerté leurs mesures pour introduire dans la ville les soldats amenés par le gouverneur, les léliards étaient sur le point de se séparer, lorsque, tout à coup, la salle s’ouvrit brusquement, et un homme se fraya violemment passage, renversant les hommes préposés à la garde de l’entrée. Il s’avança d’un pas ferme et résolu vers les magistrats, et s’écria :

— Les métiers de Bruges demandent si vous voulez, oui ou non, relâcher le doyen des tisserands ! Décidez-vous vite, je vous le conseille !

— Maître Breydel, répondit de Gistel, il ne vous est pas permis de franchir le seuil de cette salle. Retirez-vous sur-le-champ !

— Je vous demande, répéta Jean Breydel en élevant encore la voix, à vous consentez à relâcher le doyen des tisserands ?

De Gistel parla à voix basse à l’oreille de l’un des magistrats, puis il s’écria :

— Nous répondons aux menaces d’un bourgeois rebelle par la punition qu’il mérite. Qu’on arrête cet homme !

— Ah ! ah ! qu’on arrête cet homme ! répéta Breydel en riant. Mais cet homme, c’est moi ! Et qui donc m’arrêtera ? Je vous avertis que les gens de la commune sont en bas, qu’ils vont s’emparer du Princenhof par la force, et que votre vie à tous répond de celle de de Coninck… Ah ! ah ! qu’on arrête cet homme !… Eh bien ! messeigneurs, vous allez voir une autre fête, et votre chanson va changer de refrain, je vous le jure…

Sur ces entrefaites, quelques gardes s’étaient approchés du doyen des bouchers et l’avaient saisi au collet ; un autre déroulait déjà les cordes destinées à le lier. Tant que Breydel avait parlé, il n’avait pas fait attention à ces préparatifs ; mais aussitôt que son regard se fut détourné des léliards, et qu’il aperçut près de lui les gardes et la corde, un cri sourd, pareil au mugissement d’un taureau, s’échappa de sa poitrine. Il fixa des yeux enflammés sur eux, et s’écria :

— Croyez-vous donc que Jean Breydel, un franc boucher de Bruges, se laisse garrotter comme un veau ? Oh ! oh ! mes maîtres, ce ne sera pas encore aujourd’hui !

À ces mots, il asséna un coup de poing si violent sur la tête du soldat qui le tenait par son pourpoint, que le pauvre diable chancela et tomba lourdement sur le pavé de la salle, comme un bœuf abattu par la massue ; puis, s’élançant comme l’éclair au milieu des gardes stupéfaits, il en renversa plusieurs, se fit un large passage, et parvenu à la porte, il se retourna et cria d’une voix tonnante :

— Vous le payerez cher, mes nobles seigneurs ! Garrotter un boucher de Bruges !! porter la main sur moi ! Oh ! malheur à vous, tyrans maudits… Écoutez ! écoutez ! Voilà le tambour des bouchers qui vous annonce la mort !

Il eût probablement continué ses menaces, mais il vit les gardes qui s’avançaient ensemble, et alors il se précipita dans l’escalier toujours en maugréant.

On entendit, en ce moment, de l’autre côté de la ville, gronder un bruit sourd pareil à un tonnerre lointain. Les léliards pâlirent, et la terreur les prit à l’approche de ce menaçant orage. Ils ne voulurent cependant pas remettre leur captif en liberté, et placèrent un plus grand nombre de gardes devant le Princenhof, pour le défendre contre les attaques du peuple ; ils se firent aussi accompagner par des gens d’armes jusqu’à leurs demeures.

Une heure après, toute la ville était en insurrection. La cloche d’alarme sonnait, les tambours des métiers parcouraient toutes les rues, et de sinistres grondements, semblables aux bruits avant-coureurs de la tempête, planaient sur la ville. Les portes et les fenêtres se fermaient, et les maisons ne s’ouvraient que pour laisser sortir un citoyen armé. Les chiens nombreux poussaient de lugubres hurlements, comme s’ils eussent compris les cris de détresse qui retentissaient par la cité, et mariaient leurs voix rauques aux clameurs de leurs maîtres, avides de vengeance. Des groupes nombreux stationnaient de toutes parts ; l’un portait une masse d’armes, l’autre un goedendag, un troisième une hache. Au milieu de la foule, les bouchers se faisaient facilement reconnaître à leurs formidables et étincelantes haches d’abattoir. Les forgerons, leurs lourds marteaux sur l’épaule, se rendaient aussi au lieu de réunion, devant la maison des tisserands ; là se trouvaient déjà d’innombrables compagnons des métiers, disposés en rangs, qui grossissaient à chaque minute, et à mesure que de nouveaux amis de la cause du peuple venaient se ranger sous les étendards.

Quand il jugea la foule assez grande, Jean Breydel monta sur une charrette qui se trouvait là par hasard, et commença son discours en faisant tourner sa hache au-dessus de sa tête :

— Gens de Bruges, s’écria-t-il enfin, il y va de la vie et de la liberté ! Nous allons apprendre aux léliards comment se chaussent les Brugeois, et si l’on peut trouver sur leurs corps une livre de chair d’esclave, comme ils le disent. Maître de Coninck est dans les fers ; amis, il faut que notre sang coule pour sa délivrance. C’est un devoir pour tous les métiers, c’est une fête pour les bouchers ! À l’œuvre ! à l’œuvre ! Retroussez vos manches !

Une clameur formidable répondit à ces ardentes paroles, et tandis que la corporation des bouchers obéissait à ses ordres, Breydel mit lui-même ses bras musculeux à nu jusqu’à l’épaule et s’écria, en s’élançant à bas du chariot :

— En avant, et sauvons le doyen des tisserands !

— Sauvons de Coninck ! cria-t-on de toutes parts. En avant ! en avant !

La foule se précipita comme une mer en furie vers le Princenhof. Des cris de mort et le cliquetis des armes accompagnaient le redoutable cortége, qui s’avançait en grossissant toujours ; les imprécations des hommes et les aboiements des chiens se mêlaient au son des cloches et aux roulements des tambours : on eût dit qu’une rage universelle s’était emparée des bons bourgeois de Bruges.

À la vue de cette multitude exaspérée, les gardes du Princenhof s’enfuirent dans toutes les directions, et laissèrent le palais sans défense ; mais tous ne purent s’échapper à temps, car en peu d’instants plus de dix cadavres jonchèrent les marches du perron.

Breydel furieux franchit l’escalier en courant ; il rencontra, à l’entrée du vestibule, un léliard qui s’enfuyait ; il le saisit et le lança par-dessus sa tête. L’infortunée victime fut reçue sur la pointe des goedendags, puis achevée à coups de masses d’armes. Bientôt tout le Princenhof fut envahi par les bourgeois. Breydel appela quelques forgerons, et ceux-ci forcèrent les portes des prisons. À leur grande tristesse, ils les trouvèrent toutes vides, et jurèrent, avec une rage plus grande encore, qu’ils vengeraient la mort de de Coninck.

Mais, lorsque les tisserands apprirent que toutes les recherches pour retrouver leur doyen qu’ils aimaient avaient été vaines, il fut impossible de les contenir davantage ; au lieu de poursuivre la perquisition, ils coururent aux demeures des principaux léliards, brisèrent et ravagèrent tout ce qu’elles renfermaient ; mais ils n’y trouvèrent aucun habitant : ceux-ci avaient prévu la visite.

En ce moment, Breydel, le désespoir et la soif de la vengeance dans l’âme, allait quitter le Princenhof, lorsqu’un vieux foulon à cheveux blancs s’approcha de lui et lui dit :

— Maître Breydel, vous cherchez, mais vous ne cherchez pas bien ; il y a encore une prison de l’autre côté du bâtiment, un profond cachot où, du temps de la grande moerlemye, j’ai passé une année de ma vie[5]. Suivez-moi donc ; nous y trouverons peut-être celui que vous cherchez.

Ils parcoururent alors de nombreux et obscurs corridors ; enfin, ils arrivèrent à une petite porte de fer. Le vieux foulon prit le marteau d’un compagnon forgeron, et en quelques coups il eut mis la serrure en pièces ; cependant, la porte ne s’ouvrit point. Emporté par l’impatience, Jean Breydel arracha le marteau des mains du foulon, et frappa la porte d’un coup si violent qu’elle vola en éclats et que tous les gonds sautèrent de la muraille. La porte tomba, et ils purent voir dans l’intérieur du cachot.

De Coninck se trouvait dans un coin, attaché au mur par une lourde chaîne. Jean Breydel courut à lui, transporté de joie, et se jeta au cou de son ami avec le même élan que s’il eût retrouvé un frère.

— Ô maître ! s’écria-t-il, quel bonheur j’éprouve en ce moment ! Je ne savais pas que je vous aimasse tant.

— Merci, mon brave Breydel, merci, ami, répondit de Coninck en rendant son étreinte au boucher ravi. Je savais bien que vous ne me laisseriez pas pourrir dans ce cachot : je connais trop votre noble courage. Quiconque vous ressemble est un Flamand de bonne race.

Puis, se tournant vers les gens des métiers qui se trouvaient là, il s’écria avec un enthousiasme qui remua vivement tous les cœurs.

— Frères ! vous m’avez aujourd’hui sauvé de la mort. À vous mon sang, à votre liberté toutes les forces de mon âme ! Ne me regardez plus désormais comme un doyen, comme un tisserand, qui habite au milieu de vous, mais comme un homme qui a juré devant Dieu de défendre toutes vos libertés contre l’ennemi qui les menace. Que les sombres murs de ma prison répètent mes paroles comme un serment solennel et inviolable : mon sang, ma vie, mon repos, je voue tout à mon pays !

Le cri : Vive de Coninck ! étouffa sa voix et retentit au loin dans les longs corridors. De bouche en bouche ce cri arriva jusqu’au dehors, et bientôt on l’entendit dans la ville entière. Les enfants eux-mêmes criaient : Vive de Coninck !

Le cercle de fer qui étreignait les reins du doyen des tisserands fut bientôt brisé, et il apparut à côté de Jean Breydel sur le perron du Princenhof. Mais à peine le peuple qui l’attendait eut-il remarqué les l’ers qui chargeaient ses mains et ses pieds, que des imprécations et des menaces de mort s’échappèrent de toutes les bouches. Des larmes de joie et de rage mouillèrent ensemble les yeux des assistants, et le cri : Vive de Coninck ! retentit avec une force nouvelle[6]. En même temps, une foule de tisserands coururent à leur doyen, et, dans leur transport, l’élevèrent sur le bouclier sanglant d’un soldat qui expirait. Quelle que fût la résistance opposée par le doyen, à cette ovation, il ne put s’y soustraire, et il fut porté en triomphe dans toutes les rues de la ville.

Étrange et tumultueux cortége ! Des milliers d’hommes, armés de couteaux, de haches, de lances, de marteaux, de masses, et d’autres armes fournies par le hasard, couraient, en poussant des clameurs enthousiastes, vers le marché ; au-dessus de leurs têtes, on voyait de Coninck sur le bouclier, les fers encore attachés aux pieds et aux mains ; aux deux côtés du prisonnier délivré marchaient des bouchers aux bras nus et armés de haches resplendissantes. Après une heure environ de cette ovation à la fois burlesque et effrayante, de Coninck exprima le désir de parler aux doyens et chefs des corps de métiers. Le cortége s’arrêta. De Coninck se leva et leur annonça qu’il avait à les entretenir sur une affaire du plus haut intérêt pour la ville. Il les pria en conséquence de se réunir, le soir même, chez lui, afin d’aviser aux mesures à prendre.

Il remercia ensuite le peuple, et le pria de se tenir prêt à courir aux armes au premier signal et à toute heure. Il descendit alors de son pavois ; ses mains et ses pieds furent délivrés de leurs fers, et tout le peuple l’escorta avec d’unanimes acclamations jusqu’à sa demeure, qui était située dans la rue aux Laines.

  1. Perron, situé devant l’hôtel de ville ou le tribunal, et d’où l’on parlait au peuple (rostra.)
  2. La livre flamande valait vingt schellings, le schelling six stuivers (55 centimes), et le gros deux liards (5 centimes.)
  3. Un des meneurs de cette émeute était. Pierre de Coninck, doyen des tisserands, homme d’environ trente ans et qui n’avait qu’un œil, mais qui était très-éloquent et avait une grande raison ; le bailli et les magistrats ayant appris cela le firent arrêter sur-le-champ. (Chronique de Despars.)
  4. Voyez l’une des notes précédentes sur le château des princes.
  5. Mais à peine le comte fut-il reparti (1282) qu’il y eut une nouvelle émeute qu’on appela la grande moerlemye. On courut aux armes et l’on mit à mort Dieryck Franckeson qu’on disait être cause de la colère du comte. (Annales de Bruges.)
  6. De Coninck n’y resta pas longtemps (en prison) ; cari la commune s’étant insurgée le jour même, il fut délivré à main armée et mis en liberté. (Annales de Bruges.)