Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 98-131).
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VI


Pauvre rose ! à peine épanouie depuis ce matin te voila arrachée de ta tige et foulée aux pieds ! À peine née, déjà souffrante ; à peine éclose, déjà flétrie ! Pauvre rose aux fraîches couleurs, qui t’a donc si cruellement meurtrie ?
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxF. de Visser.



À cette époque, il y avait en Flandre deux partis qui luttaient entre eux et n’épargnaient rien pour se détruire l’un l’autre. La plupart des nobles et des officiers publics s’étaient déclarés, en toute circonstance, pour la France et avaient dû à cette circonstance, le nom de léliards[1], comme gens inféodés aux fleurs de lis de l’écusson de France. On comprendra facilement, par ce qui va suivre, pourquoi ils favorisaient les conquérants du pays.

Depuis quelques années, les tournois dispendieux, les guerres intestines et les croisades lointaines avaient appauvri la plupart des nobles. Contraints, par les énormes dépenses, de vendre à leurs vassaux, moyennant de fortes sommes, leurs droits sur les villes et leurs seigneuries, ils leur reconnurent un grand nombre de libertés et de priviléges. Les villes s’appauvrirent momentanément ; mais, bientôt, les franchises qu’elles avaient achetées portèrent les plus beaux fruits. Le bas peuple, qui jadis appartenait corps et biens à la noblesse, comprit, dès lors, que la sueur ne coulait plus de son front au profit de maîtres injustes : il se choisit des bourgmestres et des conseillers, et forma un gouvernement, dont les suzerains du pays n’avaient plus à s’occuper le moins du monde. Les corps de métiers travaillèrent en commun au bien-être général et mirent à leur tête des doyens chargés de l’administration de leurs intérêts.

Attirés par une cordiale hospitalité, les étrangers affluèrent de tous les pays vers la Flandre, et le commerce en reçut une impulsion et une activité impossibles sous le régime purement féodal. L’industrie devint florissante, le peuple s’enrichit, et, fier de sa dignité si longtemps méconnue, il se souleva plus d’une fois à main armée contre ses anciens maîtres. Les nobles, voyant par là leurs droits et leur fortune presque anéantis, s’efforcèrent, par la ruse et la violence, d’abaisser la puissance grandissante des communes. Mais, à l’époque dont nous parlons, ils n’y avaient pas encore réussi, car les richesses immenses des villes permettaient à ces derniers, en cas de danger, de mettre sur pied une armée qui leur permettait de défendre et de conserver intactes les libertés dont elles étaient en possession. En France, les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Philippe le Bel, poussé par le besoin d’argent, avait bien convoqué une réunion générale du tiers état ou des gens des bonnes villes ; mais cela n’avait donné au peuple qu’une influence temporaire, influence qui n’avait pas tardé à disparaître au profit des nobles, qui ne pouvaient plus élever la voix, en Flandre, et qui ne possédaient plus que le droit de propriété commun à tous les flamands. Les nobles regrettaient vivement leur puissance perdue : l’unique moyen de recouvrer cette puissance, c’était d’amener la décadence des communes alors si florissantes, et, comme la liberté n’avait pas encore lui en France et que la domination des seigneurs féodaux y était encore exclusive et incontestée, ils espérèrent que Philippe changerait l’état des choses dans leur pays et qu’il les rétablirait dans leurs anciens droits et priviléges. De là vint qu’ils favorisèrent les entreprises de la France, contre la Flandre, et c’est alors qu’ils reçurent la qualification déshonorante de léliards. Ces derniers se trouvaient très-nombreux à Bruges, la ville, avec Venise, la plus commerçante et la plus riche de cette époque ; les bourgmestres et les membres de l’administration de la commune eux-mêmes, nommés sous l’influence de la France, étaient tous des léliards[2].

Ils apprirent donc avec joie l’arrestation du comte et des nobles qui lui étaient demeurés fidèles, puisque la Flandre devenait la conquête et en quelque sorte le domaine de Philippe le Bel, celui-ci pouvait, par sa seule volonté, anéantir les lois et priviléges établis.

Le peuple, au contraire, reçut avec la plus grande consternation la nouvelle des violences commises à Compiègne ; l’affection qu’il avait toujours portée à ses comtes se trouva encore ravivée par la compassion, et elle éclata en murmures contre la violation de la foi jurée. Mais les troupes françaises, qui occupaient le pays et la désunion qui régnait parmi les bourgeois des bonnes villes, découragèrent les klauwaerts irrités, et Philippe le Bel resta, du moins en apparence, paisible possesseur du patrimoine de Guy de Dampierre.

Revenons maintenant au château de Wynendael, où nous avons laissé la princesse Mathilde et le jeune Adolphe de Nieuwland blessé.

Dès que la triste nouvelle parvint en Flandre, Marie, sa sœur, se rendit avec une suite nombreuse à Wynendael et fit transporter son frère dans la maison paternelle, à Bruges. La jeune Mathilde, si cruellement séparée de toute sa famille, suivit cette nouvelle amie et quitta le château dont une garnison française avait déjà pris possession.

La demeure patrimoniale de la famille de Nieuwland était située dans la rue d’Espagne, à Bruges. Deux tours rondes, surmontées de leurs girouettes, flanquaient la façade, dépassaient le toit et dominaient tous les édifices environnants : deux pilastres en pierre de taille, et d’architecture grecque, soutenaient la voûte de la porte couronnée par l’écusson de Nieuwland avec cette devise au-dessus du cimier : Pulchrum est pro patriâ mori. De chaque côté de l’écu se tenait un ange tenant une palme en main.

Dans une chambre assez retirée, pour que les bruits incessants de la rue n’y parvinssent pas, Adolphe reposait sur un lit splendide. Sa pâleur était extrême, et les souffrances que lui avait causé sa blessure l’avaient tellement amaigri qu’il était à peine reconnaissable. Au chevet de son lit une petite cruche et une coupe en argent étaient posées sur une table. On voyait, suspendue à la muraille, la cuirasse dont l’épée de messire de Saint-Pol avait trouvé le défaut et sous laquelle Adolphe avait reçu sa blessure, et, à côté de la cuirasse, il y avait une harpe aux cordes détendues. Un morne silence régnait autour du blessé. Les fenêtres, à demi-closes, ne laissaient pénétrer dans la chambre qu’un jour douteux, où l’on entendait pour tout bruit, la respiration pénible du blessé et le froissement d’une robe de soie.

Mathilde était assise dans un coin de la chambre, silencieuse et les yeux baissés. Le faucon favori, penché sur le dossier de son siége, ne semblait pas indifférent à la douleur de sa maîtresse, sa tête était ployée sous ses plumes et il ne faisait pas le moindre mouvement.

La jeune fille jadis si légère et si joyeuse, et que le chagrin ne semblait devoir jamais atteindre, était aujourd’hui bien changée. La captivité de tous ceux qui lui étaient chers avait vivement frappé son jeune cœur et tout, désormais, apparaissait sombre et triste à ses yeux. Le ciel n’avait plus d’azur, les bois plus de feuillage, les champs plus de verdure ; les rêves doux et brillants avaient fui !… Aujourd’hui, la tristesse et le désespoir trouvaient seuls le chemin de son âme et rien ne pouvait la consoler, ni écarter de son esprit la cruelle pensée de la captivité de son père.

Après être demeurée assise pendant quelque temps, elle se leva lentement et prit son faucon sur le poing. Toujours pleurant, elle contempla l’oiseau et se mit à lui parler à voix très-basse et en essuyant de temps en temps une larme qui venait mouiller ses joues pâlies.

— Ô mon fidèle oiseau, lui disait-elle, avec une naïveté enfantine, je t’en prie ne sois pas triste ainsi : mon père ne nous a pas quittés pour toujours, j’ai adressé pour lui de ferventes prières à monseigneur saint Michel. Dieu est juste, vois-tu ! Dieu permettra qu’il échappe à la colère de la cruelle reine de Navarre ; nous le reverrons bientôt, ne te désole donc pas comme cela, mon faucon bien-aimé !

En parlant ainsi, la jeune fille versait des larmes abondantes. Bien que ses paroles fussent pleines de confiance et d’espoir, mais cet espoir n’était pas dans son cœur. Elle reprit cependant :

— Mon pauvre oiseau, tu n’iras plus chasser désormais dans les vallons qui avoisinent notre beau Wynendael. Wynendael n’est plus à nous, il appartient maintenant aux Français. Les méchants Français ont jeté en prison mon malheureux père et l’ont chargé de lourdes chaînes. En ce moment il gémit au fond d’un sombre cachot et Dieu seul sait si la reine Jeanne ne le fera pas mourir ! Ô mon oiseau chéri, nous aussi alors nous mourrons de douleur. Cette pensée, cette horrible pensée m’ôte à elle seule toute ma force. Repose-toi là, car ma main tremblante ne sait plus te porter…

L’enfant, au désespoir, s’affaissa épuisée dans son fauteuil ; sa pâleur, toutefois, n’augmenta pas, car depuis longtemps les roses de ses joues s’étaient totalement flétries et ses larmes continuelles avaient rougi ses paupières. Le charme séduisant de ses traits avait disparu, et ses yeux avaient perdu leur feu et leur vivacité.

Elle resta longtemps abîmée dans sa douleur et son esprit se livrait tour à tour à toutes les pensées qui pouvaient encore l’accroître. Son imagination désolée évoquait sans cesse, sous ses yeux, les scènes les plus lugubres : elle voyait son père enchaîné au fond d’un humide cachot, elle entendait le bruit de ses fers, et les échos de ce sinistre séjour qui répétaient les lamentations du prisonnier. Le poison, la mort lui apparaissaient sans cesse et la jetaient dans d’incessantes tortures ; elle pleurait, elle priait, et son âme triste, était triste jusqu’à la mort.

Un soupir étouffé se fit entendre dans la direction du lit.

Mathilde se hâta d’essuyer ses larmes et courut, avec une inquiète sollicitude, auprès du malade. Après avoir rempli la coupe d’argent d’une boisson salutaire, elle passa la main droite sous la tête d’Adolphe, la souleva légèrement et porta la coupe à ses lèvres.

Les yeux du chevalier s’ouvrirent tout grands et s’attachèrent sur la jeune fille avec une expression étrange. Une vive reconnaissance brillait dans son regard fiévreux, et un sourire indéfinissable se dessina sur son pâle visage.

Depuis qu’il avait reçu sa blessure, le chevalier n’avait pas encore articulé un seul mot distinctement ; il semblait même qu’il n’entendît pas les paroles qui lui étaient adressées. Seulement, à quelques indices presque imperceptibles, on pouvait croire qu’il entendait Mathilde, lorsque celle-ci lui disait d’une voix douce et mélancolique :

— Guérissez-vous, monseigneur Adolphe, mon frère bien-aimé, guérissez-vous bien vite ; je prierai bien pour vous ; car votre mort me rendrait, en ce monde, bien plus malheureuse encore que je ne suis !

Quand elle disait cela, et bien d’autres choses encore, sans arrière-pensée, au chevet du malade, Adolphe l’avait toujours entendue et comprise, bien qu’il n’eût ni la force ni le pouvoir de parler.

Pendant la nuit précédente, une visible amélioration s’était produite dans l’état du blessé. La nature, après une longue lutte, l’emportait sur la maladie ; un sommeil réparateur lui avait rendu quelque force et le sentiment de l’existence, et déjà un soupir s’échappait librement de son sein.

Aussitôt que Mathilde eût écarté la coupe de ses lèvres, elle fut vivement surprise en l’entendant dire d’une voix faible mais bien distincte :

— Ô noble jeune fille ! ô mon ange gardien ! Je remercie Dieu des consolations qu’il m’a envoyées par vous. Suis-je donc digne de votre sollicitude généreuse, Mathilde, comment ai-je mérité que votre auguste main soutienne si affectueusement ma tête ?

Ah ! soyez bénie pour les soins que vous prodiguez au pauvre chevalier…

La jeune fille le contemplait d’un œil radieux et, remarquant combien il revenait à la vie, elle leva avec joie les mains au ciel en témoignant son bonheur par des cris d’allégresse.

Ah ! vous guérissez, messire Adolphe ! s’écria-t-elle, mon Dieu, que je suis heureuse ! je ne pleurerai plus maintenant ; j’aurai du moins un frère qui me consolera !

Et, comme si elle se fut rappelé en cet instant une chose oubliée, elle se tut tout à coup, sa physionomie devint grave et elle se jeta à genoux aux pieds du crucifix placé au chevet du lit. Elle joignit les mains et adressa une fervente prière au Seigneur qui avait permis que son ami, son frère Adolphe guérît.

En se relevant elle considéra de nouveau le chevalier et lui dit d’une voix joyeuse :

— Restez tranquille, messire, ne bougez pas ; car maître Rogaert l’a défendu.

— Que n’avez-vous pas fait pour moi, noble fille de mon souverain ? dit Adolphe ; ah ! si vous saviez comme vos prières ont longtemps charmé mon oreille ! comme votre voix consolante retentissait doucement dans mon cœur ! Il me semblait qu’un ange de Dieu descendait vers moi et éloignait la mort de ma couche… Oui, un ange qui soutenait ma tête, qui apaisait ma soif ardente et m’assurait sans cesse que je ne mourrais pas, Oh ! que Dieu exauce ma prière, noble et bien aimée Mathilde, qu’il me rende la santé, afin que je puisse verser mon sang pour vous !

— Messire de Nieuwland, répondit la jeune fille, vous avez risqué votre vie pour mon père ; vous l’aimez comme je l’aime… Ne dois-je donc pas être pour vous une sœur et vous soigner comme un frère ? L’ange que vous avez vu, est monseigneur saint Michel que j’ai supplié de vous venir en aide, laissez-moi sortir, je m’en vais bien vite chercher votre sœur Marie, pour lui faire partager ma joie, je veux qu’elle voie combien votre état est amélioré !

Elle quitta le chevalier et rentra dans la chambre quelques instants après, accompagnée de Marie. Le bonheur qu’elle ressentait se reflétait sur ses traits et se trahissait dans toute sa personne. Ses mouvements étaient plus vifs et plus rapides, ses larmes ne coulaient plus et elle se remit à parler joyeusement à son oiseau bien-aimé. Dès l’entrée de Marie dans la chambre, la jeune comtesse avait repris son faucon sur le poing et s’était approchée avec lui du lit d’Adolphe.

— Mon frère chéri, est-il vrai ! s’écria Marie, en déposant un baiser sur la joue pâle du malade ; les rêves sinistres vont donc me quitter enfin ! Je ne craindrai plus auprès de ton lit de douleur ! Je ne pleurerai plus de te voir mourir ! Maintenant toute ma tristesse s’en va ; tu respires avec peine !… As-tu soif, mon bon frère ?

— Mais, ma bonne Marie, répondit Adolphe ; je n’ai jamais souffert de la soif durant mes jours de souffrance ; la généreuse Mathilde a veillé sur moi avec tant de sollicitude ! Aussi, dès que je pourrai aller à Sainte-Croix[3], mes prières appelleront sur elle la bénédiction du ciel, afin que Dieu écarte toujours le malheur de ses pas.

Tandis qu’il parlait ainsi, Mathilde racontait à son faucon l’heureuse amélioration de l’état de son ami, et l’oiseau, en voyant sa maîtresse si joyeuse, battait des ailes comme pour se préparer à la chasse.

— Vois-tu, mon oiseau chéri, lui disait la jeune fille en tournant sa tête vers Adolphe, vois-tu, messire de Nieuwland, que nous avons vu souffrir si longtemps, est miraculeusement guéri ; nous ne serons plus contraints de garder le silence ; maintenant nous pourrons causer ensemble, et nous ne serons plus tristes comme auparavant. Il n’y a plus rien à craindre et peut-être nos autres sujets de tristesse disparaîtront-ils aussi ; car, vois-tu bien, Dieu est bon et compatissant. Oui, mon beau faucon, ainsi finira un jour la dure captivité de…

Mathilde sentit qu’elle allait dire une chose que le chevalier ne devait pas savoir. Avec quelque précipitation qu’elle eût brisé sa phrase, le mot captivité avait frappé l’oreille d’Adolphe. Les larmes qu’il avait remarquées en s’éveillant, sur les joues de la jeune fille, contribuèrent à lui donner un triste pressentiment.

— Que dites-vous, Mathilde ? s’écria-t-il. La captivité de qui ? Vous pleurez ! Ciel ! qu’est-il donc arrivé ?

Mathilde n’osa pas répondre ; mais Marie, qui avait plus de prudence, approcha ses lèvres de l’oreille de son frère, et murmura à voix basse :

— La captivité de Philippine, sa tante. Ne lui en parle plus, cela la fait toujours pleurer. Maintenant que tu vas mieux, je te raconterai bien des choses, si maître Rogaert le permet, et des choses bien graves ; mais la jeune comtesse n’en doit rien savoir ; et puis je te le répète, j’attends maître Rogaert. Reste donc bien tranquille, mon bon frère, et attends-moi ; je vais emmener Mathilde dans une autre chambre.

Le chevalier posa sa tête sur l’oreiller et feignit de reposer. Marie se retourna vers Mathilde et dit :

— Comtesse, veuillez m’accompagner, je vous prie ; messire Adolphe a besoin de reposer ; sa reconnaissance envers vous le fait un peu trop parler.

La jeune fille suivit docilement son amie.

Quelque temps après, maître Rogaert parut sur le seuil de la porte et fut conduit, par Marie, auprès de son frère.

— Et bien, messire Adolphe, s’écria-t-il en lui prenant la main, cela va bien, à ce que je vois. Mettons de côté toute crainte ; désormais nous sommes hors de danger. Il n’est plus nécessaire que je panse votre blessure. Buvez beaucoup de cette eau et tenez-vous aussi immobile que vous le pourrez. En moins d’un mois nous irons faire ensemble une promenade hors de la ville. Je l’espère du moins, car des accidents imprévus pourraient seuls retarder votre guérison. Toutefois, comme votre âme n’est point aussi malade que votre corps, je permets à mademoiselle Marie de vous faire connaître les tristes événements qui se sont accomplis depuis votre blessure, à condition, toutefois, messire, que vous ne vous tourmenterez pas trop et que vous garderez votre calme.

Marie avait déjà approché deux siéges et elle s’assit avec maître Rogaert au chevet du blessé. Le chevalier les regardait avec la plus vive curiosité, et on pouvait lire sur son visage qu’il s’affligeait d’avance de ce qu’il allait apprendre.

— Laisse-moi parler jusqu’au bout, dit Marie, ne m’interromps pas et sois courageux, mon frère… Dans la soirée du jour qui te fut si fatal, monseigneur le comte Guy réunit ses fidèles vassaux et leur déclara qu’il voulait entreprendre le voyage de France pour aller se jeter aux pieds de Philippe le Bel. Il en fut ainsi résolu, et il partit avec cinquante nobles seigneurs pour Compiègne ; mais, lorsqu’ils arrivèrent dans cette ville, ils furent faits prisonniers et aujourd’hui notre pays est sous la domination française : Raoul de Nesle gouverne la Flandre…[4]

L’émotion, que ressentit messire Adolphe en entendant ce récit sommaire, ne fut pas aussi vive qu’on eût pu s’y attendre. Il ne répondit pas et parut tomber dans une profonde réflexion.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, quelles félicités réservez-vous donc là-haut à Guy de Dampierre, pour que vous lui fassiez subir tant d’humiliations en ce monde ? Mais dis-moi, Marie, le Lion de Flandre est-il aussi captif ?

— Oui, mon frère, monseigneur Robert de Béthune est prisonnier à Bourges et monseigneur Guillaume à Rouen. De tous les seigneurs qui se trouvaient réunis autour du comte, un seul s’est échappé, à ce qu’il paraît ; c’est Didier Devos.

— Je comprends maintenant les paroles brisées et les larmes de l’infortunée Mathilde. Sans père, sans famille, la fille des comtes de Flandre est réduite à demander asile à des étrangers !

En parlant ainsi, ses yeux étincelaient, ses traits prenaient une expression d’enthousiasme, et il poursuivit :

— L’adorable fille de mon prince et de mon souverain a veillé sur moi comme un ange gardien ! et, maintenant, elle est seule et abandonnée !… exposée à la persécution ; pauvre Mathilde ! Oh ! mais je me souviendrai des bienfaits du Lion de Flandre ; je veillerai sur elle comme sur un dépôt sacré. Quelle belle et grande mission vous me donnez à remplir ! Combien je tiens à la vie, maintenant que je puis la vouer tout entière à la reconnaissance ?

Mais, après un instant de réflexion, sa physionomie s’assombrit tout à coup ; il fixa sur le chirurgien un regard suppliant, et lui dit :

— Ô mon Dieu, comme ma blessure me pèse maintenant, et que ce lit est douloureux ! Mon digne ami, maître Rogaert, guérissez-moi bien vite, pour l’amour de Dieu, afin que je fasse à mon tour quelque chose pour celle qui m’est venue si affectueusement en aide pendant ma maladie. N’épargnez pas l’argent ; recourez aux herbes les plus précieuses, aux plus nobles pierreries, pour me faire vite quitter ce lit ; car, dès ce moment, il n’y a plus de repos pour moi !

— Messire de Nieuwland, répondit messire Rogaert, il n’est pas possible de hâter la guérison de votre blessure ; il faut toujours du temps à la nature pour réunir les parties violemment séparées. La patience et le repos vous seront plus utiles que les herbes et les pierreries. Mais, écoutez-moi à présent ; il faut que vous connaissiez exactement l’état où est réduit votre pays. Les Français l’occupent tout entier, ils en sont les maîtres, et plus leur domination durera, plus ils deviendront audacieux. Jusqu’ici nous sommes par venus à leur cacher le séjour de la comtesse Mathilde dans cette demeure ; mais il est à craindre qu’il ne soit découvert un jour ; et il y a lieu de croire que, dans ce cas, la pauvre jeune fille serait livrée à Jeanne de Navarre…

— Jamais tant que je vivrai ! s’écria Adolphe en se redressant sur son lit ; mais vous avez raison, maître Rogaert, il faut éviter ce malheur, et que faire pour cela ? Ô mon Dieu ! Et me sentir ici, retenu dans une misérable impuissance, au moment où elle a besoin de moi…

— Je connais une retraite, reprit Rogaert, où Mathilde serait en sûreté.

— Et quelle est cette retraite ?

— Ne croyez-vous pas, messire Adolphe, qu’elle se trouverait à l’abri de tout danger dans le pays de Juliers[5], chez son cousin Guillaume ?

Le chevalier s’effraya visiblement à cette question. Laisserait-il partir Mathilde pour un pays étranger ? Permettrait-il à un autre le soin de prendre sa défense ? Il ne pouvait s’y résoudre, puisqu’il s’était déjà imposé la mission de rendre Mathilde à son père et de la préserver de toute insulte.

Il réfléchit, longtemps, s’efforçant de résoudre cette difficulté, et, lorsqu’il crut l’avoir trouvé, une expression de joie illumina son visage et il répondit en souriant :

— Vraiment, maître Rogaert, ce séjour serait parfaitement sûr ; mais, d’après votre dire à vous-même, les bandes françaises sont répandues dans toute la Flandre, et il me semble très-périlleux, pour une femme, d’entreprendre un voyage dans de telles circonstances. Une escorte ne pourrait l’accompagner, car elle augmenterait le danger. Et puis, laisserais-je donc la comtesse Mathilde partir seule avec une faible escorte ? Non, non, je dois veiller sur elle comme sur mon propre salut ; songez-y bien, Robert de Béthune, mon maître, me redemandera un jour compte de sa fille.

— D’accord, messire Adolphe, mais n’exposez-vous pas davantage la comtesse en la retenant dans le pays de Flandre. Ici, qui la protégera ? Ce n’est pas vous, vous ne le pouvez pas. Les nobles de la ville ne le feront pas davantage : ils sont trop soumis aux volontés de la France ; et que deviendrait donc la pauvre jeune fille si elle était découverte par les Français ?

— Eh bien ! moi je lui ai trouvé un protecteur, répondit Adolphe. Que l’on envoie, à l’instant, chercher le doyen des tisserands. Maître Rogaert, ajouta-t-il, je placerai notre jeune comtesse sous la protection de la commune. Croyez-vous que ce soit une banne inspiration, dites-moi ?

— Je le crois, reprit maître Rogaert ; oui, c’est là une excellente idée ! Mais vous ne réussirez pas, car le peuple est trop irrité contre tout ce qui porte un nom noble. Et, en vérité, messire Adolphe, je suis obligé d’en convenir, ils n’ont pas tout à fait tort ; vous savez que la plupart des nobles se liguent avec nos ennemis et veulent anéantir les droits de la commune.

— Cela ne changera rien à mon projet, soyez-en certain, maître Rogaert. La ville de Bruges doit de nombreux priviléges à l’entremise de mon père, et le doyen des tisserands, non plus que ses collègues, ne l’ont oublié. D’ailleurs, si mes efforts ne réussissaient pas, nous chercherions un autre moyen de faire transporter la comtesse dans le pays de Juliers.

Ils s’entretenaient sur ce sujet depuis une demi-heure environ, lorsque maître de Coninck, doyen des tisserands, entra dans l’appartement. Il portait une sorte de tunique de laine brune qui tombait jusqu’à ses pieds ; ce vêtement, sans ornement ni broderies, différait singulièrement du riche et élégant costume des nobles. Il était évident, à tous les yeux, que le doyen des tisserands avait banni de sa mise toute recherche, afin de mettre en relief, par là, l’humilité de sa condition et opposer ainsi orgueil contre orgueil, puisque cette simple tunique de laine couvrait l’homme le plus puissant de toute la Flandre. Un chaperon plat couvrait sa tête, et ses longs cheveux s’en échappaient et couvraient ses oreilles. Une ceinture rassemblait autour de ses reins les larges plis de sa tunique, et la garde, en forme de croix, d’un poignard brillait, d’un éclat sombre à son côté. Ainsi que nous l’avons dit dans le premier chapitre de ce roman, le sire de Coninck avait perdu un œil, et cette perte rendait sa physionomie peu agréable au premier abord. Sa pâleur extrême, ses joues osseuses, les rides qui creusaient son front, donnaient à son visage une expression austère et méditative. D’ordinaire on ne remarquait rien en lui qui pût le distinguer des autres hommes ; mais, dès qu’une pensée l’inquiétait, dès qu’un projet ou même une chose futile l’intéressait plus particulièrement, son regard s’animait et prenait une vivacité inaccoutumée : des éclairs d’intelligente et virile énergie jaillissaient de son œil unique, et toute sa personne apparaissait fière et imposante. À son entrée, il promena sur les personnes qui se trouvaient dans la chambre un regard défiant comme celui d’un renard, et examina plus particulièrement maître Rogaert, chez lequel il remarqua plus de finesse que chez les autres.

— Maître de Coninck, dit Adolphe, en s’adressant à lui, veuillez vous approcher ; j’ai à vous demander un service que, j’espère vous ne me refuserez point, si l’espoir que je mets en vous est fondé ! Mais, avant tout, il faut que vous me promettiez de ne révéler à personne le secret que je vais vous confier.

— L’équité et les bienfaits du sire de Nieuwland ne sont point encore oubliés parmi les tisserands, répondit de Coninck ; aussi je jure à votre seigneurie qu’elle peut compter sur moi, comme sur un serviteur reconnaissant. Cependant, messire, si ce que vous désirez était contraire aux droits du peuple et de la commune, je vous prierais de garder votre secret et de ne me rien demander.

— Et depuis quand, maître, s’écria Adolphe, depuis quand les sires de Nieuwland ont-ils porté préjudice à vos droits et franchises ? Ce langage m’offense !

— Pardonnez-moi, messire, si mes paroles vous ont blessé, répondit le doyen ; mais il est si difficile de discerner les bons des mauvais, que c’est à juste titre qu’on se défie de tous. Permettez-moi, dis-je, de vous poser une seule question, votre réponse dissipera tous mes doutes : messire de Nieuwland, êtes-vous léliard ?

Léliard ! s’écria Adolphe avec indignation ; léliard ! Je ne le suis pas, maître de Coninck ; dans ma poitrine bat un cœur qui n’a aucune sympathie pour l’étranger, et la prière que je voulais vous adresser lui est précisément hostile.

— Alors parlez donc franchement, messire ; je suis tout prêt à vous servir.

— Vous savez que le comte Guy est captif avec tous ses vassaux ; mais ce que vous ignorez, c’est qu’il est resté en Flandre une personne illustre, privée aujourd’hui de tous secours et de tout appui et qui, par ses infortunes, aussi bien que par son rang, a droit au dévouement et à la compassion des Flamands.

— Vous voulez parler de la comtesse Mathilde, la fille de monseigneur de Béthune, dit de Coninck en l’interrompant.

— Comment le savez-vous ? demanda Adolphe stupéfait.

— J’en sais davantage encore, messire. Vous n’avez pu introduire la princesse Mathilde dans votre demeure si secrètement que de Coninck ne l’ait appris, et elle ne l’aurait pas quittée sans que j’en eusse connaissance.

Adolphe fit un mouvement.

— Soyez sans inquiétude, reprit maître de Coninck ; je puis garantir à votre seigneurie que peu de personnes, à Bruges, partagent ce secret avec moi.

— Vous êtes un homme extraordinaire, maître ; votre générosité m’assure qu’en cas de nécessité vous protégeriez la fille du Lion de Flandre contre les violences de l’étranger.

De Coninck était issu des rangs du peuple ; mais c’était une de ces âmes privilégiées, que Dieu envoie au monde avec la mission de dominer leurs contemporains. Dès que les années eurent mûri son intelligence et ses puissantes facultés, il secoua le servile assoupissement où s’endormaient ses frères. Il leur fit comprendre la puissance des conjurations et se souleva avec eux contre les oppresseurs de son pays. Ceux-ci voulurent s’opposer, par la violence, au réveil de leurs anciens esclaves, mais ils n’y réussirent pas. De Coninck, par son éloquence, avait si bien agrandi leurs cœurs, que tout joug leur était devenu insupportable. Si la force des armes les accablait par surprise, tous courbaient le front avec obéissance, et de Coninck, qui joignait la ruse à l’audace, dissimulait pendant quelque temps comme s’il eût perdu à la fois la parole et l’intelligence. Seulement le renard ne sommeillait pas longtemps, et, quand il avait retrempé secrètement le courage de ses frères, tous s’insurgeaient de nouveau, et à la même heure, contre leurs tyrans, et chaque fois la commune brisait ses fers. Toutes les combinaisons diplomatiques des nobles s’envolaient en fumée devant l’habile et pénétrant génie de de Coninck. Par lui, ils se virent enlever, sans pouvoir s’y opposer, tous les droits qu’ils s’arrogeaient sur le peuple. L’historien pourra dire, à juste titre, que de Coninck fut un des hommes qui contribuèrent le plus puissamment à changer les rapports politiques de la noblesse avec les communes ; aussi l’unique rêve du célèbre tribun, était-il d’émanciper et de grandir les Flamands, si longtemps courbés sous le joug féodal.

Lorsque Adolphe de Nieuwland lui confia la jeune Mathilde et la mit sous sa protection, un sourire de satisfaction éclaira sa physionomie. C’était là, à ses yeux, un triomphe pour le peuple, dont il était le représentant, et il comprit à l’instant même de quel secours la présence de l’illustre fille de Guy de Dampierre, pouvait être à la grande œuvre de la délivrance

— Messire de Nieuwland, répondit-il, votre proposition m’honore, et soyez-en sûr, rien ne sera épargné de ce qui peut assurer la sécurité de la noble princesse.

Et, dans le but d’obtenir davantage encore pour la commune, il ajouta avec intention :

— Il est possible néanmoins qu’on l’enlève d’ici, avant que je puisse venir à son secours.

En entendant cette remarque du doyen, Adolphe crut comprendre qu’il n’était pas disposé à se dévouer franchement à la cause de la comtesse et il répliqua :

— Si vous ne pouvez nous prêter un secours effectif, maître, je vous prie de me conseiller le meilleur parti à prendre pour la sûreté de la fille de notre suzerain.

— Le métier de tisserand est assez fort pour garder de tout mal la noble demoiselle, répondit finement de Coninck ; et je puis vous assurer qu’elle pourrait habiter Bruges avec autant de sécurité que l’Allemagne, s’il m’était permis d’être son conseiller.

— Mais qui vous en empêche ? demanda Adolphe.

— Oh ! messire, il n’est pas permis à un humble vassal de donner des ordres à sa suzeraine ; et, cependant, si la princesse Mathilde consentait à se conduire selon mon désir, je répondrais de son salut.

— Je ne comprends pas bien votre dessein, maître. Que demanderiez-vous donc à la jeune comtesse ? Vous ne voulez pas la conduire dans une autre retraite, n’est-ce pas ?

— Non pas, mais je voudrais qu’elle ne se montrât pas dans la rue sans que j’en fusse prévenu, et aussi qu’elle ne refusât pas de sortir si je le jugeais nécessaire. D’ailleurs, messire, vous resterez libre de m’ôter le pouvoir que je réclame, dès le moment où vous douteriez de la loyauté de mes sentiments.

De Coninck passait, en Flandre, pour un homme des plus sages et des plus habiles ; Adolphe pensa donc que sa demande était dictée par la prudence, et acquiesça à cette demande, sous la condition expresse que le doyen répondrait personnellement de la jeune fille. De Coninck, alors, ayant déclaré qu’il n’avait jamais vu la comtesse Mathilde, celle-ci fut introduite dans l’appartement par Maria.

À sa vue de Coninck s’inclina profondément ; la jeune fille, un peu interdite, considérait avec surprise cet homme qui lui était inconnu ! Au moment même où le doyen se prosternait ainsi devant la comtesse, un grand bruit se fit entendre soudain dans le vestibule ; on eût dit deux personnes qui se querellaient.

— Attendez donc ! criait l’une d’elles, attendez que j’aille demander si vous pouvez entrer !

— Comment ? s’écriait l’autre voix avec plus de force, tu veux laisser les bouchers à la porte quand les tisserands sont entrés ? Fais-moi place bien vite ou tu t’en repentiras !

La porte s’ouvrit et un jeune homme aux formes athlétiques et d’une physionomie ouverte et agréable entra dans la chambre. Il était vêtu d’un pourpoint semblable à celui de de Coninck, mais orné avec plus de goût, et un long poignard était suspendu à sa ceinture. En entrant dans la salle il rejeta ses cheveux blonds sur ses épaules et s’arrêta tout confus sur le seuil de la porte. Il avait cru trouver le doyen des tisserands avec quelques compagnons, et, en apercevant cette charmante jeune fille et de Coninck incliné devant elle, il ne sut plus que penser. Toutefois, ni cette indécision ni les regards interrogateurs de maître Rogaert ne le déconcertèrent. Il se découvrit la tête, salua rapidement les personnes présentes et alla droit à de Coninck auquel il frappa familièrement sur l’épaule.

— Enfin, maître Pierre, dit-il, je vous trouve, il y a bientôt deux heures que je vous cherche. J’ai parcouru toute la ville sans pouvoir vous rencontrer… Vous ne savez pas ce qui se passe, ni la nouvelle que j’apporte ?

— Qu’est-ce donc, maître Breydel ? demanda de Coninck avec impatience.

— Ne me regardez pas si fixement de votre œil gris, doyen des tisserands, s’écria Breydel, dans lequel nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu une ancienne connaissance ; vous savez bien que je n’ai pas peur de votre regard de chat… mais peu importe cela ! Venons au fait. Eh bien, le roi Philippe et la damnée Jeanne de Navarre arrivent demain à Bruges… et ces beaux sires de magistrats ont demandé cent tisserands, quarante bouchers et je ne sais combien d’autres gens encore pour construire des arcs de triomphe, des chars et des estrades !

— Quand cela serait, que trouvez-vous d’assez surprenant pour vous faire courir à perdre haleine ?

— Comment ! vous demandez ce que cela signifie ? doyen ; mais cela veut dire qu’il n’y a pas un seul boucher qui veuille mettre la main à l’œuvre, et que plus de trois cents tisserands vous attendent devant le Pand pour savoir ce qu’ils ont à faire[6]. Quant à moi, les moindres années passeront avant que je fasse un pas pour ces étrangers. Les goedendags[7] sont préparés, les couteaux aiguisés et le reste à l’avenant. Vous savez, doyen des tisserands, ce que cela veut dire dans mon métier !

Les personnes présentes écoutaient avec curiosité la parole hardie et franche du doyen des bouchers. Sa voix était d’un timbre agréable et doux, sans avoir d’accent efféminé. De Coninck jugea à part lui que le dessein de Breydel n’avait aucune chance de réussite, et il répliqua :

— Maître Jean, je sors avec vous, et nous aviserons ensemble aux mesures à prendre ; mais rendez, d’abord, hommage à cette noble dame ; c’est la fille de Robert de Béthune.

Breydel, saisi d’étonnement, ploya le genou devant Mathilde, leva les yeux sur elle et s’écria :

— Illustre comtesse, pardonnez-moi les paroles étourdies que je viens de prononcer devant vous, sans savoir que je fusse en votre présence. Que la noble fille du Lion de Flandre, notre suzerain, daigne les oublier et ne garde pas rancune à un vassal dévoué !

— Relevez-vous, maître, répondit Mathilde d’une voix affectueuse, vos paroles ne m’ont nullement blessée. C’est l’amour de la patrie et la haine de nos ennemis qui vous les ont inspirées. Je n’ai garde de vous les reprocher et je vous remercie, au contraire, de votre franc et loyal dévouement.

— Noble comtesse, reprit gaiement Breydel en se levant, vous ne pouvez comprendre la haine que je porte aux snakkers[8] et aux léliards. S’il m’était permis de tirer vengeance du mal fait à la maison de Flandre, oh ! si cela m’était permis ! Mais le doyen des tisserands retient toujours mon bras ; peut-être a-t-il raison, et ce qui est différé n’est pas perdu ; cependant la douceur est une vertu difficile à pratiquer. Et tenez, noble demoiselle ! demain cette fausse et perverse reine de Navarre entre dans Bruges, eh bien ! fasse Dieu que le cours de mes idées change, car sans cela elle ne reverra jamais son pays !

— Maître, dit Mathilde, voulez-vous me faire une promesse ?

— Moi, vous faire une promesse, madame ? Moi !… Ah ! mais avec quelle bienveillance vous parlez à votre indigne serviteur. Parlez, noble comtesse, et toute parole de votre bouche sera pour moi un ordre sacré !

— Eh bien, je désire que demain vous ne troubliez pas la tranquillité de la ville pendant le séjour qu’y feront vos nouveaux princes.

— J’y consens, répondit Breydel avec tristesse, bien que j’eusse préféré vous entendre réclamer l’aide de mon bras et de mon couteau. Mais ce qui ne se fait pas aujourd’hui, peut se faire un autre jour.

Il ploya de nouveau le genou devant Mathilde et reprit :

— Je vous en prie, je vous en supplie, noble fille du Lion de Flandre, n’oubliez pas votre dévoué serviteur Breydel, si vous avez jamais besoin d’hommes courageux et fidèles. Le métier des bouchers tiendra à votre disposition ses goedendags et ses couteaux bien affilés.

La jeune fille s’effraya quelque peu de cette offre, présage d’une effusion de sang, mais les traits de celui qui la faisait éveillaient en elle, et malgré elle, une vive sympathie.

— Maître, répondit-elle, je ferai connaître votre généreux dévouement à mon seigneur et père, lorsque Dieu me l’aura rendu : je ne puis, moi, que vous en exprimer toute ma reconnaissance.

À ces mots, le doyen des bouchers se leva et se retira, en prenant de Coninck par le bras. Ils avaient quitté depuis longtemps la chambre et l’hôtel de Nieuwland, que les autres personnes s’entretenaient encore de cette visite inattendue.

Quand les deux doyens se trouvèrent dans la rue, de Coninck s’arrêta et dit :

— Maître Jean, vous savez que le Lion de Flandre a toujours été l’ami du peuple, c’est pourquoi il est de notre devoir de veiller sur sa fille comme sur un dépôt sacré.

— Taisez-vous, répondit Breydel, qu’un étranger s’avise de la regarder de travers, et il fera connaissance avec mon poignard. Mais, dites-moi, maître Pierre, que pensez-vous de mon projet ? N’êtes-vous pas d’avis de fermer les portes et d’empêcher la reine Jeanne de pénétrer dans notre ville ? Tous les bouchers sont prêts : les goedendags sont derrière les portes et, au premier signal, les léliards sont à bas…

— Gardez-vous bien de toute violence, répondit de Coninck. C’est la coutume, en tout pays, de recevoir avec pompe le suzerain : cela ne peut donc déshonorer la commune de Bruges. Mieux vaut réserver ses forces pour des occasions plus importantes. Maître Jean, notre pays est couvert de soldats étrangers, et peut-être aurions-nous le dessous dans la lutte.

— Mais il y a déjà trop longtemps que cela dure, maître, et j’aimerais mieux trancher le nœud avec un bon couteau que de travailler si longtemps à le dénouer. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mais c’est une mauvaise idée, Breydel ; la prudence est le meilleur des couteaux ; il tranche lentement, mais ne s’ébrèche ni ne se brise. Fermer les portes demain ! À quoi bon, nous n’y gagnerons rien. Écoutez et souvenez-vous de mes paroles : laissez tranquillement s’éloigner l’orage, laissez une partie des troupes étrangères rentrer en France ; cédez un peu aux Français et aux léliards, afin qu’ils se relâchent de leur vigilance…

— Non, dit Breydel, en interrompant son compagnon, non, c’est impossible, il faut que cela finisse, et finissons promptement. Voyez dans les campagnes, ils pillent les laboureurs ; regardez dans les villes, ils nous malmènent comme si nous étions leurs serfs.

— Tant mieux, maître Jean, tant mieux ! laissez-les faire !

— Tant mieux ! Que voulez-vous dire ? Voyons, maître, auriez-vous mis votre pourpoint à l’envers, et emploieriez-vous à nous trahir votre esprit fin comme celui du renard ? Je ne sais, mais il me semble que vous commencez à sentir fameusement le lis !

— Non, non, ami Jean, mais songez donc que plus les esprits s’aigrissent plus la délivrance est proche. Car si nos ennemis, plus prudents, gouvernaient le pays avec une apparence de justice, le peuple s’endormirait sous le joug, et l’édifice de notre liberté s’écroulerait pour jamais. Sachez, maître doyen, que la tyrannie du souverain couve, comme une mère, la liberté du peuple. Ah !… s’ils avaient touché aux priviléges de notre ville, je serais le premier à vous conseiller la résistance, et encore ce serait sans recourir à la force ouverte, et l’on peut employer des armes dont les coups sont plus sûrs.

— Je vous comprends, maître, dit Breydel. Vous avez toujours raison, tout comme si vos paroles étaient couchées sur parchemin. Comme ils me pèsent pourtant terriblement sur les épaules, ces hautains étrangers ! Mieux valent encore les Sarrazins ! Mais, comme vous le dites très-bien, plus une grenouille se gonfle, plus vite elle crève ! Je le reconnais malgré moi, et la raison est encore du côté des tisserands.

— Oui, oui, maître Breydel, la raison est notre lot, nais l’intrépidité et l’héroïsme sont du côté des bouchers. Sachons unir ces deux vertus, la prudence et le courage, les Français n’auront pas le temps de nous river les fers aux pieds.

Un radieux sourire attesta la joie que causait cet éloge au doyen des bouchers.

— Cela est vrai, répondit-il, il y a de braves compagnons dans ma corporation, maître Pierre… Ces damnés d’étrangers en sauront quelque chose quand la pomme encore verte sera mûre. Mais, à propos, avez-vous réfléchi à la présence de notre jeune comtesse, comment la cacherons-nous à la reine ?

— Je la lui montrerai en plein soleil !

— En plein soleil ! vous laisserez voir la comtesse Mathilde à Jeanne de Navarre ? Vous perdez le jugement, si je crois ; et vous avez la tête fêlée !

— Ma tête est saine et entière, maître Breydel, répondit de Coninck. Demain, lors de l’entrée du souverain étranger, tous les tisserands seront sous les armes, et vous aurez soin d’amener aussi vos bouchers. Que pourront alors faire les Français : je vous le demande ? Et je vous réponds : rien. Rien, vous le savez aussi bien que moi. Eh bien : je mets au premier rang, devant nous, bien en évidence, la comtesse Mathilde, afin que Jeanne de Navarre la remarque et la reconnaisse au besoin. Je saurai alors ce que pensera la reine en la voyant, et ce que nous avons à craindre pour Mathilde.

— Bravo ! maître Pierre ! bravo. Voilà qui est parler. En vérité, le bon Dieu a mis trop d’esprit dans votre tête ; oui, pardieu, il y en a trop pour une seule, quant à moi, je veillerai sur la fille du Lion de Flandre, et nous verrons si un étranger la regarde de trop près ; les poings m’en démangent rien qu’en y songeant. Mais, aujourd’hui, il me faut aller acheter du bétail à Sissèle : à vous donc la garde de notre jeune comtesse.

— Soyez calme, ami Jean, et ne vous échauffez pas trop le sang… Nous voici rendus au Pand des tisserands.

Comme l’avait dit Breydel, des groupes nombreux de tisserands, stationnaient devant la porte de l’édifice. Tous portaient des pourpoints et des bonnets de même forme que leur doyen. Çà et là on remarquait un jeune compagnon à longs cheveux, dont les vêtements étaient un peu plus ornés, mais la différence n’était pas grande et le luxe était proscrit dans la corporation.

Jean Breydel échangea encore quelques mots à voix basse avec de Coninck, lui serra la main et le quitta l’air joyeux et satisfait.

À l’approche de leur doyen, les tisserands ouvrirent leurs rangs et se découvrirent respectueusement. Tous suivirent leur chef, et entrèrent dans le Pand.

  1. Les seigneurs du parti de la France et leurs adhérents avaient reçu le nom de leliaerts, du mot flamand lelie (lis). D’autre part, le peuple et la bourgeoisie, qui constituaient le parti national, se désignaient eux-mêmes par le nom de klauwaerts, du mot flamand klauwen, griffes, allusion aux griffes menaçantes du lion des armes de Flandre.
  2. Voyez la note page 90.
  3. Village voisin de Bruges, où se trouvait jadis une chapelle célèbre de la Sainte-Croix.
  4. Raoul de Nesle, nommé gouverneur du pays de Flandre, après sa confiscation, traita les Flamands avec bonté, et se fit aimer d’eux.
  5. Le pays de Juliers comprenait les villes de Juliers, de Duren et d’Aix-la-Chapelle. Guillaume, neveu de Robert de Bétonne, était archidiacre de Liège et prévôt d’Aix-la-Chapelle, où il avait sa résidence.
  6. Chaque corps de métier avait son hôtel, où avaient lieu les réunions du corps, et où l’on conservait les étendards, etc. Cet édifice se nommait Pand.
  7. Les Flamands avaient une arme formidable dont ils savaient se servir avec la plus grande dextérité. C’était une longue pique terminée par une pointe de fer. Ils l’avaient ironiquement baptisée du nom de goedendag (bonjour), comme pour dire qu’elle leur servait à saluer l’ennemi. Guillaume Guiart définit cette arme en ces termes :
    A grans bâtons pesanz ferrez,

    A un lonc ter agu devant,
    Vont (les Flamands) ceux de France recevant,
    Tiex bastons qu’ils portent en guerre
    Ont nom goedendac en la terre,
    Goedendac, c’est bonjour à dire,
    Qui en français le veut descrire.
    Cil bastons sont lonc et traitiz,

    Four férir à deux mains faitiz.
  8. Quand les Brugeois allaient payer les impôts, ils étaient reçus avec brusquerie par les agents français. Ils donnaient à ceux-ci le nom de snakkers (bourrus). Le pont dans le voisinage duquel se trouvait la demeure du collecteur des impôts, a gardé jusqu’aujourd’hui le nom de Snaggaerts-brugge (pont des bourrus).