Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 65-80).
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IV


On dit souvent que le serpent se cache sous les fleurs et surprend ainsi ceux qui viennent les cueillir ; je connais une chose plus traîtresse, serpent et fleurs à la fois, et si vous me demandez ce que c’est, je vous dirai en toute franchise que cette chose, c’est la femme !…
(Vieille chanson.)



Le voyage que le comte Guy allait entreprendre, d’après le conseil de monseigneur de Valois, était plein de péril, pour lui-même et pour le pays de Flandre : son succès était incertain, la France avait trop d’intérêt à garder en sa possession, aussi longtemps que possible, les opulentes provinces flamandes.

Philippe le Bel et sa femme Jeanne de Navarre, avaient attiré presque tout l’argent du royaume dans leurs coffres, et, cependant, les sommes énormes qui leur avaient été accordées par le peuple n’avaient pu suffire à leurs prodigalités sans frein, et Philippe, à bout de ressources, ne trouvait plus d’autre moyen, pour remplir son trésor épuisé, que de falsifier les monnaies du royaume. Il fit peser de lourdes charges sur les trois États, et ces impôts ne contentèrent pas encore les avides ministres, Enguerrand de Marigny, surtout, les poussait sans relâche à établir des tailles et des gabelles[1], malgré les violents murmures du peuple et les signes précurseurs d’une révolution. On ne s’explique pas comment Philippe le Bel, qui expulsa si souvent les juifs de France, pour leur vendre à beaux deniers le droit d’y rentrer, n’a jamais eu, malgré ses expédients, des finances un peu prospères.

L’altération des monnaies fut une mesure déplorable ; les négociants, plutôt que d’échanger leurs marchandises contre cet argent falsifié, désertèrent la France : le peuple s’appauvrit, les impôts ne furent plus payés, et le roi se trouva dans la situation la plus critique. La Flandre, au contraire, florissait grâce à l’industrie et à l’activité de ses habitants. Toutes les nations du monde connu la considéraient alors comme leur seconde patrie et faisaient de notre sol natal l’entrepôt général de leurs richesses. Dans la seule ville de Bruges les affaires d’argent et de marchandises étaient plus nombreuses et plus importantes que dans la France entière, et cette ville était véritablement une mine d’or, Philippe le savait bien. Aussi, depuis quelques années, avait-il mis tout en œuvre pour réduire le pays de Flandre sous sa domination. En premier lieu, il avait exigé du comte Guy des soumissions intolérables dans le but de le forcer à lui désobéir ; puis il avait retenu captive sa fille Philippine, enfin il s’était emparé de la Flandre et l’avait conquise par la force des armes.

Le vieux comte avait réfléchi à tout le danger qu’il courait, et ne se dissimulait pas les suites probables de son voyage ; mais la douleur, qu’il ressentait de la captivité de sa fille cadette, lui faisait tout oublier et accepter tous les moyens qu’il croyait capables d’amener sa délivrance. Le sauf-conduit que lui avait donné Charles de Valois le rassurait aussi dans une certaine proportion.

Il se mit donc en route avec ses fils, Robert et Guillaume, et cinquante chevaliers flamands. Charles de Valois l’accompagnait avec un grand nombre de chevaliers français.

Au bout de quelques semaines le comte arriva à Compiègne avec sa suite et fut, grâce à monseigneur de Valois, magnifiquement logé, en attendant qu’un ordre royal le mandât à la cour. Monseigneur de Valois agit si bien auprès du roi, son frère, que celui-ci consentit à des mesures de clémence, et, bientôt, le comte Guy reçut l’ordre de se présenter à la cour, mais seul et sans suite.

Le vieux comte, rempli d’espoir, se rendit avec confiance à cette royale entrevue.

Il fut introduit dans une salle vaste et splendide. Au fond s’élevait le trône qu’entouraient, en tombant jusqu’à terre, des draperies de velours bleu semé de fleurs de lis d’or ; un tapis, tissu de fils d’or et d’argent, s’étendait devant les marches de ce siége magnifique. Au moment où le comte entra, Philippe se promenait, ayant à son côté son fils Louis, qui fut depuis surnommé le Hutin[2]. Ils étaient suivis de nombreux seigneurs, et, parmi ces derniers, un plus favorisé s’entretenait familièrement avec le roi. C’était messire de Nogaret, le même qui, sur l’ordre de Philippe, avait osé arrêter et maltraiter le pape Boniface[3].

Dès que Guy fut annoncé, le roi se rapprocha du trône, mais il n’y monta pas. Son fils Louis resta à ses côtés ; les courtisans se partagèrent sur deux rangs. Le vieux comte de Flandre s’avança à pas lents et ploya un genou devant le roi.

— Vassal ! dit celui-ci, demeure dans cette humble attitude qui te convient, après tout le chagrin que tu nous as causés. Tu as bien mérité la mort, et ce serait justice de te la faire subir ; cependant, dans notre royale clémence, nous consentons à t’entendre. Lève-toi et parle !

Le vieux comte se releva et répondit :

— Monseigneur et maître, confiant dans votre justice, je suis venu de bien loin me jeter aux pieds de Votre Majesté, afin qu’elle me traite selon son bon plaisir.

— Cette soumission est bien tardive, reprit le roi. Tu t’es ligué contre moi avec Édouard d’Angleterre, mon ennemi ; tu t’es, comme un vassal félon, révolté contre ton suzerain, et tu as osé lui déclarer la guerre : en punition de ta conduite traîtresse et désobéissante, ton pays a été conquis et soumis.

— Ô mon prince ! dit Guy, laissez-moi trouver grâce devant vous. Que Votre Majesté songe à la peine et à la douleur qu’a ressenties un père que l’on privait de son enfant. Ne vous ai-je pas adressé les plaintes d’un cœur brisé ? Ne vous ai-je pas supplié de me rendre ma pauvre fille ? Ô mon roi, si l’on vous enlevait ce fils, ce prince Louis, mon futur souverain, qui se tient si fièrement à côté de vous ; si on vous l’enlevait, dis-je, pour le charger de fers sur une terre étrangère, la douleur ne briserait-elle pas l’âme de Votre Majesté ? Et que ne ferait-elle pas pour venger et délivrer ce noble fils issu de votre sang ? Oh ! oui, votre cœur paternel me comprend : je trouverai grâce devant vous.

Philippe le Bel jeta, en ce moment, un tendre regard sur son fils ; un instant il s’attendrit en songeant aux immenses malheurs de Guy, et se sentit saisi au cœur d’une secrète compassion pour l’infortuné comte.

— Sire, s’écria le jeune Louis avec émotion, prenez-le en pitié pour l’amour de moi. Ayez pitié de lui et de sa fille, je vous en supplie ! Mais le roi se remit promptement et sa physionomie reprit une expression sévère :

— Ne te laisse pas séduire ainsi par la parole d’un vassal insoumis, mon fils, dit-il. Cependant je ne veux pas être implacable : je pardonnerai ; mais s’il a été poussé à la rébellion par l’amour paternel et non par un coupable orgueil.

— Sire, reprit Guy, Votre Majesté sait que j’ai mis en œuvre tous les moyens possibles pour obtenir qu’on me rendît ma fille. Aucune de mes tentatives n’a réussi ; mes prières, mes supplications ont été repoussées, et tout, jusqu’à l’intervention du pape, est demeuré sans résultat. Sire, soyez juste, que pouvais-je donc faire encore ? Hélas ! je l’avoue. Pardonnez-moi, j’ai cru… J’ai eu recours aux armes ! Sire, ce que je voulais, c’était ma fille ! délivrer ma fille était ma pensée, mon espoir ! Mon Dieu, je me suis trompé, les armes m’ont trahi, la fortune de Votre Majesté l’a emporté ! Et maintenant…

— Mais que pouvons-nous faire pour vous aujourd’hui ? interrompit le roi. Vous avez donné à nos vassaux un pernicieux exemple : et la grâce que nous vous accorderions, les pousserait tous à la révolte ! Peut-être vous-même vous joindriez-vous de nouveau à nos ennemis !

— Ô mon prince ! répondit Guy, que Votre Majesté consente à me rendre ma fille, et je vous jure qu’une inviolable fidélité m’attachera désormais à votre couronne.

— Et la Flandre payera-t-elle la somme que nous réclamons ? Nous fournirez-vous l’argent nécessaire pour couvrir les dépenses que nous a imposées votre rébellion ?

— Sire, la grâce que peut m’accorder Votre Majesté, ne sera jamais à trop haut prix pour moi. J’accomplirai respectueusement vos ordres… Mais mon enfant, sire ! Je vous en supplie, rendez-moi mon enfant !

— Votre enfant ? répéta Philippe le Bel avec hésitation. En ce moment il songea que Jeanne de Navarre consentirait difficilement à rendre la liberté à la fille du comte de Flandre. Il s’arrêta subitement sur la pente de la clémence, et le souvenir de l’altière reine imposa silence au mouvement généreux de son cœur ; et alors, ne voulant pas s’engager plus avant par une promesse formelle vis-à-vis de Guy, il reprit :

— Les bonnes paroles de notre bien-aimé frère ont eu un grand poids auprès de nous. Ayez espoir contre votre malheureux sort. Vous avez été coupable, vous en êtes sévèrement puni ! Je m’efforcerai d’adoucir l’expiation de votre faute. Cependant je ne veux pas encore vous recevoir en grâce aujourd’hui : cette grave affaire réclame de nous un sérieux examen. Nous désirons aussi que votre soumission ait lieu avec solennité et en présence de tous les seigneurs nos vassaux, afin qu’elle leur soit un exemple et une leçon. Allez, comte Guy : laissez-nous réfléchir à ce que nous pourrons faire pour un sujet infidèle et repentant.

Sur cet ordre, le comte de Flandre sortit de la salle, et il n’avait pas encore quitté le palais, que déjà le bruit se répandait que le roi lui avait rendu sa fille et ses honneurs. Parmi les seigneurs français, beaucoup se réjouissaient de ce bonheur arrivé au vieux comte. Mais quelques-uns, qui avaient fondé sur la conquête de la Flandre des projets ambitieux, ressentaient un secret dépit. Cependant, comme la volonté du roi était sacrée, ils n’en laissaient rien voir.

La joie et la confiance rentrèrent dans l’âme des seigneurs flamands ; ils commencèrent à se bercer d’une douce espérance et crurent dès lors à la délivrance de leur patrie. Il leur sembla que rien ne pouvait retarder l’heureuse issue de leur démarche, puisque, indépendamment du gracieux accueil qu’il avait fait au comte, le roi avait donné à monseigneur de Valois l’assurance qu’il traiterait le comte Guy avec douceur et magnanimité.

À vous, qui avez eu à lutter contre les rigueurs du sort et qui, dans cette lutte, avez souffert et pleuré, vous savez combien la joie s’empare facilement d’un cœur longtemps éprouvé ! Combien on oublie vite ses peines pour embrasser un bonheur incertain, comme si le calice de l’adversité était déjà vide, tandis que le plus amer, la lie, reste encore au fond ! On voit un sourire sur toutes les lèvres, on serre la main de tous ceux qui semblent se réjouir de notre bonheur. Mais ne vous appuyez pas sur la roue de la trompeuse fortune ; ne vous fiez pas à la physionomie de ceux qui étaient vos ennemis, dans les jours de votre adversité. L’envie et la trahison se cachent sous ces visages à double face, comme le serpent sous les fleurs et le scorpion sous le fruit doré de l’ananas. En vain cherche-t-on, sur l’herbe, la trace de la vipère : on ressent sa morsure et l’on ne sait pas comment elle est venue jusqu’à nous. De même, les jaloux et les envieux ourdissent leurs travaux dans l’ombre ; car ils connaissent leur propre perversité et rougissent de leurs mauvaises actions. Leurs traits nous frappent au cœur, et nous les croyons nos amis, parce que nous ne pouvons lire dans leur regard trompeur, l’horrible noirceur de leur âme ; ils s’enveloppent de mystère et de duplicité comme d’un impénétrable voile ; l’insecte venimeux se montre parfois au grand jour, mais eux, jamais !

Le comte Guy prenait déjà les dispositions nécessaires pour exécuter les ordres du roi et faire, dès son retour en Flandre, oublier par une longue paix les malheurs de la guerre. Robert de Béthune, lui-même, ne doutait plus de la grâce promise ; car depuis l’audience que son père avait eue avec le roi, tous les seigneurs français redoublaient d’affabilité et d’égards envers les Flamands. Ceux-ci croyaient y voir une preuve des bonnes dispositions du roi : ils savaient que les projets et les pensées du prince se réfléchissent sur la physionomie mobile des courtisans.

Le comte de Châtillon, lui-même, avait plusieurs fois rendu visite au comte Guy et lui avait offert ses félicitations ; mais il gardait au fond du cœur une haine implacable, et il la dissimulait sous un sourire. Jeanne de Navarre, sa nièce, lui avait promis le pays de Flandre en fief : ses ambitieuses intrigues avaient toujours eu pour but la possession de ce riche comté, et cette réconciliation faisait évanouir comme un songe cette riche perspective.

Il n’est pas de passion qui dispose davantage l’homme au mal que l’ambition. Elle brise impitoyablement tout ce qui entrave sa marche, et ne se retourne pas pour voir les crimes déjà commis, parce que son œil est obstinément fixé sur le but qu’elle poursuit. Le comte de Châtillon, esclave de cette passion fatale, résolut de mettre à exécution un dessein perfide que lui avait inspiré l’égoïsme seul, et que sa conscience perverse se plut à parer du nom sacré de devoir.

Le jour même où il était arrivé de Flandre à la cour, avec les autres seigneurs, il appela l’un de ses plus fidèles serviteurs, lui donna son meilleur cheval et l’envoya en toute hâte à Paris. Il avait mission d’instruire de tout ce qui se passait la reine et Enguerrand de Marigny, et de les appeler à Compiègne.

Son perfide projet réussit complétement. Le récit du messager fit entrer Jeanne de Navarre dans une violente colère. Recevoir les Flamands à merci ! Elle qui leur avait voué une impitoyable haine, laisser ainsi échapper sa proie : et Enguerrand de Marigny qui avait gaspillé par avance l’argent que devait produire la Flandre, cela ne pouvait être, et la reine et son ministre avaient un trop grand intérêt à conserver la conquête de ce pays pour souffrir qu’on lui rendît, la liberté. Dès qu’ils eurent reçu l’importante nouvelle, ils partirent en toute hâte pour Compiègne, et apparurent tout à coup dans la chambre du roi.

— Sire, s’écria Jeanne, ne suis-je donc plus rien pour vous, que vous fassiez ainsi grâce à mes ennemis sans ma permission ? Et quel aveuglement, est le vôtre, de vouloir nourrir et choyer pour votre perdition ces vipères flamandes ?

— Madame, répondit le roi avec calme, à votre tour, vous devriez montrer plus de prudence et ne pas outrager ensemble votre époux et votre roi. S’il me convient de faire grâce au vieux comte de Flandre, ma volonté royale s’accomplira.

— Non, "s’écria Jeanne pourpre de colère, non, elle ne s’accomplira pas ! Je ne le veux pas, moi, entendez-vous bien, sire ? je ne le veux pas ! Comment ! ces révoltés, qui ont fait tomber la tête de mes oncles[4], resteraient impunis ! Ils se vanteraient audacieusement d’avoir outragé la reine de Navarre dans son propre sang !

— La colère est une mauvaise conseillère, ma dame ! répondit le roi. Fermez l’oreille à sa voix, ou plutôt, réfléchissez avec calme et dites-moi s’il ne serait pas équitable de rendre une fille à la tendresse de son père.

Le courroux de Jeanne s’accrut encore à ces mots :

— Rendre Philippine à son père ! s’écria-t-elle. Mais, sire, y pensez-vous vous-même ? Oui, rendez-lui la liberté, et vous verrez la princesse de Flandre épouser le fils du roi d’Angleterre, et l’espoir de cette alliance sera à jamais perdu pour votre fils à vous. Non, non, cela ne sera jamais, — je vous le jure. Et d’ailleurs, Philippine est ma prisonnière, à moi. Toute votre puissance ne réussira pas à l’arracher de mes mains !

— Madame, s’écria Philippe, ce langage altier sort des bornes : et même, de votre bouche, je ne le supporterai pas, songez-y. Je puis vous faire durement expier votre faute. Ma volonté est la volonté de votre souverain !

— Et cette volonté est de rendre le pays de Flandre à cet arrogant comte Guy ? Vous voulez le remettre en état de vous déclarer derechef la guerre. Allez, si vous la commettiez, cette imprudence vous vaudrait un amer repentir. Quant à moi, puisqu’ici je suis comptée pour si peu que l’on ne me consulte pas dans une affaire qui m’intéresse si vivement ! je vous annonce que je pars pour mon royaume de Navarre où Philippine me suivra[5].

Cette menace fit une grande impression sur l’âme du roi. La Navarre était la meilleure partie de son royaume, et comme Jeanne l’avait déjà maintes fois menacé de son départ, il craignit qu’elle ne mît enfin sa menace à exécution. Après un instant de réflexion, il reprit :

— Vous vous offensez sans raison, madame. Qui vous fait croire que je veuille abandonner le pays de Flandre ? En vérité, je n’ai rien décidé à cet égard.

— Votre langage trahit votre pensée, répondit Jeanne ; quoi qu’il en soit, je vous le répète, si vous avez assez peu de déférence pour moi que vous dédaigniez mes conseils ; je partirai. — Non, je ne veux pas être témoin des suites de votre imprévoyance. La guerre contre la Flandre a épuisé les coffres de l’État, et maintenant que vous avez le moyen de les remplir, vous vous imaginez de faire grâce à ces séditieux ! Jamais nos finances n’ont été en plus mauvais état ; messire de Marigny est à même de vous le démontrer.

À ces mots, Enguerrand de Marigny s’approcha du roi :

— Sire, dit-il, il est impossible de suffire plus longtemps à la solde des hommes d’armes. Le peuple refuse de payer les impôts. Le prévôt des marchands de Paris a rejeté le subside, et bientôt je ne pourrai plus pourvoir aux dépenses de la maison du roi. La Flandre, je le répète, après madame la reine, sire, la Flandre seule peut nous venir en aide. Les gens que j’y ai envoyés, habiles à faire rentrer l’argent, nous sauveront de cette situation critique. Songez-y, sire ! mais l’abandon de ce pays sera l’avant-coureur des plus grands désastres.

— Tous les subsides tirés du tiers-état sont-ils donc dépensés ? demanda Philippe avec découragement.

— Sire, répondit Enguerrand, j’ai restitué à Étienne Barbette les sommes que les fermiers des impôts de Paris avaient prêtées à Votre Majesté. Il ne reste rien, ou du moins très-peu de chose, dans le trésor.

Jeanne remarqua avec joie la pénible impression que cette nouvelle faisait sur l’esprit du roi ; elle crut le moment favorable pour obtenir la condamnation de Guy ; et, se rapprochant de son époux, elle dit d’une voix insinuante :

— Vous voyez bien, sire, que mon conseil n’est pas si mauvais et qu’il est au contraire tout à votre avantage. Comment pensez-vous favoriser des rebelles au détriment de votre royaume de France ? Ne vous ont-ils pas outragé aussi bien que moi ? N’ont-ils pas prêté aide et secours à nos ennemis communs ? N’ont-ils pas méprisé nos ordres ? Puisque l’argent qu’ils possèdent les rend si hautains et si présomptueux, rien de plus facile que de le leur ôter, sire ; faites-le hardiment, et ils baiseront encore votre royale main pour vous remercier de ce que vous daignez leur laisser la vie. N’ont-ils pas tous mérité la mort ?

— Messire de Marigny, demanda le roi, ne connaissez-vous aucun moyen de pourvoir, pendant quelque temps encore, aux dépenses du royaume ? L’argent de Flandre ne peut nous arriver de sitôt, et vos remontrances me jettent dans un véritable désespoir.

— Je n’en connais aucun, sire ! Nous avons épuisé toutes nos ressources !

— Écoutez, dit Jeanne en interrompant le sire de Marigny : si vous voulez agir envers Guy selon mon désir, je frapperai mon royaume de Navarre d’un impôt extraordinaire et, d’ici à longtemps, nous n’aurons plus à nous occuper de ces tristes embarras.

Soit faiblesse de caractère, soit besoin impérieux d’argent, le roi acquiesça au désir de Jeanne, et le comte de Flandre fut abandonné. La perfide reine résolut de laisser le comte de Flandre faire acte de soumission, et de l’empêcher ensuite de retourner dans son pays.

  1. On sait que les tailles pesaient uniquement sur le menu peuple. La gabelle était l’impôt sur le sel.
  2. Surnom qui équivaut au mot mutin. Louis, d’après l’histoire, fut un prince généreux et bon, qui se montra digne de l’amour de ses sujets.
  3. On sait que Sciarra Colonne, qui se trouvait à Anagni avec messire de Nogaret, frappa le pape au visage de son gantelet.
  4. … Et aussi à cause de la reine, qui avait les Flamands en grande haine, parce que ses oncles avaient été faits prisonniers en Flandre… et que Philippe d’Alsace avait fait décapiter dans le pays de Flandre, deux de ses oncles bâtards. (L’Excellente Chronique.)
  5. La France et la Navarre formaient encore alors deux royaumes indépendants. Le roi de France n’avait aucun droit sur la Navarre, et n’avait pas à se mêler de son gouvernement. Les revenus de ce pays appartenaient à Jeanne, qui, comme reine de Navarre, ne dépendait nullement de son époux.