Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 214-228).
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XI


La bande des ravisseurs est là, le capitaine appelle du dehors le nain qui garde le château ; il fait ouvrir la porte, tomber le pont-levis et entrer les cavaliers. — Celui qui, de la forêt, eût pu voir le burg lorsque les ravisseurs et le butin y entrèrent, aurait cru certainement qu’un des dieux infernaux lui mettait devant les yeux le lien du martyre éternel ; on voyait, à la clarté des flambeaux, tout ce qui fait frissonner : la lune éclairait a demi des chevaux blancs d’écume, des brillants boucliers près des épées étincelantes, et, au milieu du cortège ravisseur, cette faible jeune fille arrachée à son sang. Ce sombre tableau qui se déployait sur ces murailles grises, à la lueur d’une lumière vacillante, le bruit des chaînes, le cliquetis des armes, le hennissement des coursiers, et le vacarme des appels et des jurons, mais surtout le cri de femme retentissant comme les sifflements du vent au milieu de la tempête. Tout cela effrayait l’esprit en même temps par les oreilles et par les yeux.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxJoh. Alf. de Loct.



L’année 1280, un terrible incendie avait entièrement détruit la vieille halle, près du marché. La tour de bois qui la surmontait avait disparu dans les flammes avec toutes les chartes de la ville de Bruges[1]. Quelques vieilles murailles étaient restées intactes, dans la partie inférieure du bâtiment, et, avec celles-ci, quelques chambres qui servaient quelquefois de corps de garde. Les Français avaient choisi les chambres abandonnées de la vieille halle pour lieu de réunion, et c’était là qu’ils passaient leurs loisirs à faire bonne chère et à jouer.

Quelque temps après le départ d’Adolphe de Nieuwland, huit soldats français se trouvaient dans une des chambres les plus reculées de ces ruines. Une grande lampe en terre cuite envoyait ses rayons jaunes sur leurs figures, et une fumée noire montait de la flamme vers la voûte ; sur les murs, à la clarté de la lampe, on distinguait encore quelques ornements endommagés de la construction romaine. Une statue de femme, sans mains, et dont le visage était défiguré par le temps, se trouvait dans une niche à l’extrémité de la chambre. Quatre soldats étaient assis devant une lourde table de bois, et jouaient aux dés ; d’autres se tenaient debout derrière leurs camarades, et suivaient curieusement les chances du jeu. Il était clair que ces hommes n’étaient pas venus là uniquement pour brelander ; car le casque brillait sur leurs têtes, et de larges épées pendaient à leur ceinture, comme s’ils s’étaient préparés au combat

Au bout de quelques instants un des joueurs se leva de table, et jeta les dés avec colère loin de lui.

— Je crois que ce vieux Breton n’a pas les mains nettes, s’écria-t-il ; car il serait étonnant que je ne gagnasse pas une fois en cinquante coups. Le jeu m’ennuie, j’en ai assez.

— Il n’ose plus jouer, cria le gagnant avec une ironie triomphante. Que diable ! Jehan, votre poche n’est pas encore à sec. Fuyez-vous ainsi devant l’ennemi ?

— Risquez encore un coup, dit un autre, peut-être la chance tournera-t-elle cette fois.

Le soldat que l’on nommait Jehan resta longtemps indécis, s’il tenterait encore la fortune. Enfin il glissa la main sous sa cotte de mailles, et en tira un bijou étincelant, c’était un collier de perles fines, garni d’agrafes d’or.

— Voilà, dit-il, je joue ces perles contre tout ce que vous m’avez gagné, le plus joli bijou qui ait jamais brillé sur la poitrine d’une Flamande ! Si je perds cette fois, il ne me reste plus un cheveu du butin.

Le Breton prit le bijou en main et l’examina attentivement.

— Eh bien, ça va, dit-il ; en combien de coups ?

— En deux, répondit Jehan ; jetez le premier.

Un tas de pièces d’or se trouvait sur la table à côté du bijou. Tous les yeux se fixèrent avec une passion anxieuse sur les dés roulants, pendant que le cœur des joueurs battait d’émotion. Au premier coup, le sort parut se déclarer pour Jehan, car il amena dix et son camarade cinq. Pendant qu’il se livrait à la joie de regagner ce qu’il avait perdu, il vit le Breton porter hypocritement les dés à sa bouche et les mouiller d’un côté. Une violente colère et le désir de la vengeance colorèrent ses joues d’une ardente rougeur, en découvrant les ruses déloyales qui l’avaient fait perdre. Il feignit toutefois de n’avoir rien vu, et dit :

— Jette donc, qu’attends-tu ? La crainte de perdre te prend-elle ?

— Non, non ! s’écria le Breton en laissant rouler adroitement les dés de ses mains. La chance peut tourner ; vois-tu douze.

À son tour Jehan jeta les dés sur la table avec indifférence. Malheureusement il n’amena que six, le Breton ramassa le bijou sur table avec de joyeuses exclamations et le cacha sous sa cuirasse. Jehan le félicita sur sa chance au jeu, et ne parut pas affligé de cette perte ; une colère sourde brûlait dans sa poitrine, et il ne se contint qu’avec beaucoup de peine. Pendant que le joyeux gagnant parlait avec un autre camarade, Jehan glissa quelques mots dans les oreilles de ceux qui l’entouraient, et ses regards semblaient attirer leur attention sur le Breton. Alors il cria :

— Puisque tu m’as tout gagné, camarade, tu ne refuseras pas de tenter encore une fois le sort. Je te joue l’argent que nous devons gagner ce soir contre pareille somme : cela te va-t-il ?

— Oui, certes, je ne recule jamais.

Jehan prit les dés et amena dix-huit en deux fois. Pendant que l’autre les ramassait à son tour sur la table, et semblait, tout en causant, les tenir en main sans intention, les soldats qui se trouvaient près de Jehan surveillaient attentivement ses mouvements. Ils virent distinctement le Breton porter à plusieurs reprises les dés à sa bouche, et amener par cette ruse un dix et un douze.

— Tu as perdu, mon ami Jehan, dit-il.

Un effroyable coup de poing fut la réponse que reçurent ces paroles ; le sang lui coulait par la bouche et il resta un instant sans connaissance, car le coup l’avait frappé violemment à la tempe.

— Tu es un scélérat, un voleur ! hurla Jehan, n’ai-je pas vu que tu mouillais les dés, et que tu me filoutais ainsi mon argent ? Tu me rendras tout ou…

Le Breton ne lui laissa pas le temps de continuer ; il tira sa large épée du fourreau, et s’avança en prononçant d’horribles blasphèmes. Jehan s’était également apprêté au combat, et jurait qu’il se vengerait par le sang ; cependant l’affaire n’alla pas si loin. Déjà les lames lançaient des éclairs, à la clarté de la lampe, et tout paraissait prédire une effusion de sang, lorsqu’un nouveau soldat entra dans la chambre.

Les regards fiers et impérieux qu’il jeta sur les adversaires, le firent reconnaître du premier coup d’œil pour un supérieur. Aussitôt que les soldats le remarquèrent, les jurons et les blasphèmes expirèrent de leur bouche, et les épées rentrèrent au fourreau. Jehan et le Breton se regardèrent comme s’ils se défiaient pour un autre moment, et approchèrent avec les autres du chef qui leur parlait.

— Êtes-vous prêts, soldats ?

— Nous sommes prêts, messire de Cressines, fut la réponse.

— Le plus grand silence ! reprit le commandant, rappelez-vous que la maison où ce bourgeois nous conduit est sous la protection de notre maréchal de Châtillon. Le premier qui touche quelque chose, s’en repentira amèrement. Qu’on me suive !

Le bourgeois qui devait servir de guide à ces soldats n’était autre que maître Brakels, qui avait été banni de la corporation des tisserands. Lorsque les soldats furent arrivés dans la rue avec leur commandant, Brakels marcha silencieusement en avant, et les conduisit, à travers la nuit, dans la rue d’Espagne, à la demeure de messire de Nieuwland. Là, les soldats se rangèrent le long de la muraille, et retinrent leur souffle pour qu’on ne remarquât pas leur présence. Maître Brakels fit retomber doucement le marteau de la porte. Au bout de quelques instants une servante se présenta dans le vestibule, et demanda avec méfiance qui frappait si tard.

— Ouvrez vite, répondit Brakels, je viens de la part de maître de Coninck, avec un message pressé pour madame Mathilde de Béthune. Ne tardez pas, car la comtesse est en grand danger.

La servante qui était loin de soupçonner la trahison, tira les verroux, ouvrit la porte avec plus de hâte qu’elle n’en employait habituellement. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction en voyant entrer huit Français derrière le Flamand. Un cri perçant retentit jusqu’au fond des salles de la maison, et la domestique voulut se sauver par la fuite ; elle fut empêchée par messire de Cressines, et réduite au silence.

— Où est votre maîtresse Mathilde de Béthune ? demanda de Cressines avec un calme glacial.

— Il y a déjà deux heures que ma maîtresse s’est livrée au repos, et maintenant elle dort, bégaya la domestique effrayée.

— Allez auprès d’elle, dit l’officier, et dites lui de s’habiller ; car il faut qu’à l’instant elle quitte cette maison et parte avec nous.

La servante inquiète monta l’escalier à la hâte et éveilla la sœur d’Adolphe.

— Ô madame, s’écria-t-elle, levez-vous vite, votre demeure est pleine de soldats.

— Ciel ! que dites-vous ? des soldats dans notre demeure ; que veulent-ils ?

— Ils veulent à l’instant emmener la comtesse de Béthune. Je vous en prie, madame, levez-vous, car elle dort encore : je crains que les soldats n’entrent dans sa chambre.

Marie ne répondit pas, s’enveloppa à la hâte dans une ample simarre, et descendit avec la servante auprès du sire de Cressines. Deux valets accourus, au cri de la servante, se tenaient piteusement au milieu des soldats.

— Messire, demanda Marie à l’officier, voulez-vous me dire pourquoi vous entrez ainsi la nuit dans ma demeure ?

— Oui, sans doute, ma noble dame, répondit de Cressines ; c’est par ordre du gouverneur. La comtesse Mathilde de Béthune, qui demeure ici, doit nous suivre à l’instant. Ne craignez pour elle aucun mauvais traitement. Je vous donne ma parole que je ne souffrirai pas un mot injurieux.

— Ô messire ! s’écria Marie, si vous saviez quel sort attend la jeune fille, vous partiriez d’ici, car je vois que vous êtes un loyal chevalier.

— Vous l’avez bien dit, madame, de pareilles entreprises ne me plaisent aucunement ; mais j’accomplirai fidèlement l’ordre de mon général. Qu’il vous plaise donc de remettre la jeune Mathilde entre nos mains : nous ne pouvons attendre plus longtemps, épargnez-moi des paroles désobligeantes.

Marie voyait bien qu’elle ne pourrait détourner ce coup ; aussi cacha-t-elle à ces soldats ennemis sa douleur immense et ne versa pas une larme. Elle jeta un coup d’œil méprisant et courroucé sur le Flamand qui se trouvait dans un coin, et ce regard semblait lui reprocher sa trahison. Maître Brakels n’était pas assez hardi pour oser regarder la jeune fille en face. Il était tremblant, car il prévoyait la vengeance qui le poursuivrait ; il fit quelques pas en arrière comme s’il cherchait à gagner la porte.

— Qu’on garde ce Flamand ! cria de Cressines à ses hommes. Empêchez-le de partir, car qui trahit comme lui ses amis est capable de tout.

Maître Brakels fut pris par le bras et tiré avec violence au milieu des soldats. Traître était le nom qu’on lui donnait, et le mépris de ceux qu’il avait servis était sa récompense. Marie quitta le vestibule, et entra, le cœur oppressé, dans la chambre de la jeune Mathilde ; elle s’arrêta comme foudroyée devant le lit, et regarda la malheureuse jeune fille qui paraissait dormir tranquillement. Une perle étincelante brillait sous chacune de ses paupières, et sa respiration était pénible et brûlante. Tout à coup elle tira la main de dessous la couverture et la tendit avec angoisse devant son lit, comme si elle voulait repousser quelque chose qui l’épouvantait. Des soupirs inarticulés se mêlaient dans sa bouche au nom d’Adolphe, et elle répétait ce nom à plusieurs reprises comme quelqu’un qui supplie du secours.

Des larmes jaillirent des yeux de Marie ; car cette vue lui frappait péniblement le cœur : sa pitié augmenta en pensant aux douleurs que la jeune comtesse aurait encore à subir. Si cruelle que fût la nouvelle qu’elle apportait à son amie, elle ne pouvait hésiter ; car à tout moment les soldats pouvaient entrer dans la chambre ; et quelle honte pour la noble Mathilde ! Marie prit donc la main de son amie et l’éveilla par ces paroles :

— Ma chère demoiselle, éveillez-vous, j’ai quelque chose de pressé à vous dire.

Le contact de Marie effraya fortement la jeune fille, elle ouvrit les yeux, et se mit à trembler pendant que son amie la regardait avec hésitation.

— Est-ce bien toi, Marie, qui me parles ainsi, demanda-t-elle pendant qu’elle frottait les mains sur ses tempes humides. Qui est-ce qui t’amène à pareille heure ?

— Ô malheureuse amie, levez-vous que je vous habille ! ô levez-vous bien vite ! un grand malheur vous attend.

Mathilde stupéfaite sauta hors du lit, et regarda anxieusement Marie dans les yeux ; celle-ci sanglotait amèrement, tout en habillant Mathilde, et ne répondait pas aux questions de la jeune fille ; seulement, au moment où elle lui présenta une robe de deuil, elle dit avec un pénible soupir.

— Vous allez en voyage, ô comtesse, que mon seigneur saint Georges vous protége !

— Hé ! pourquoi cette robe de deuil, ma chère Marie ? Maintenant je vois bien quel sort m’attend ! Mon rêve amer n’a pas menti, car lorsque tu m’as éveillée, j’étais transportée en France près de Jeanne de Navarre. Oh ! Seigneur, tout espoir est perdu maintenant ! Je ne reverrai plus le beau pays de Flandre… et toi, ô Lion, mon père, tu ne retrouveras peut-être plus ton enfant sur la terre…

Marie prise d’une profonde pitié, s’était assise sur un siége et pleurait silencieusement. Elle n’avait pas la force de confirmer par ses paroles la crainte de son amie. Après quelques instants la jeune fille effrayée se jeta à son cou et dit :

— Ne pleure pas ainsi sur moi, ma douce amie. Le malheur et l’adversité me sont connus depuis longtemps : pour la maison de Flandre il n’y a plus de repos, plus de joie !

— Malheureuse et noble enfant ! soupira Marie, vous ne savez pas que les soldats français vous attendent en bas, et que vous devez être emmenée à l’instant !

La jeune fille pâlit et devint toute tremblante.

— Des soldats ? dites-vous, serai-je donc exposée aux insolences de mercenaires manants ? Chère Marie, protége-moi !… Dieu, si je pouvais mourir ! ô Robert, Robert, si tu savais quel crime se commet contre ton sang !

— Ne tremblez pas ainsi, madame, il y a un chevalier parmi eux.

— L’heure fatale est donc arrivée ! Je dois te quitter Marie, et la méchante reine de Navarre m’emprisonnera comme mon père. Ô qu’il en soit ainsi ! il y a un juge au ciel, qui ne m’abandonnera pas…

— Vite, madame, mettez votre robe de deuil ; j’entends les pas des soldats.

Pendant que Mathilde passait la robe, la porte de la chambre s’ouvrit, la servante entra et dit :

— Madame le gentilhomme français vous fait demander, si la noble Mathilde de Béthune est prête, et s’il lui est permis de paraître devant elle.

— Qu’il vienne !

Messire de Cressines avait suivi la servante sur l’escalier et entra immédiatement dans la chambre. Il s’inclina poliment devant la comtesse et ses regards compatissants témoignaient qu’il remplissait cette mission contre son gré.

— Madame, dit-il, ne prenez pas en mauvaise part que je supplie Votre Seigneurie de me suivre à l’instant ; je ne puis plus tarder.

— Je vous suivrai avec obéissance, reprit Mathilde en retenant ses larmes. J’espère, messire, que vous me garderez de toute insulte comme un digne chevalier.

— Je vous assure, madame, dit de Cressines, touché par la soumission de la jeune fille, qu’on ne vous manquera pas, aussi longtemps que vous serez sous ma protection.

— Vos soldats, messire ?

— Mes soldats, madame, ne vous adresseront pas une seule parole. Que cette assurance vous suffise. Nous partons.

Les deux jeunes filles s’embrassèrent avec une tendresse inquiète, et des larmes coulèrent plus abondantes sur leurs joues. Après des adieux plusieurs fois répétés, elles suivirent enfin l’officier jusque dans le vestibule.

— Ô messire, s’écria Marie, dites-moi où vous conduisez ma malheureuse amie ?

— En France, répondit de Cressines ; et se tournant vers les soldats :

— Faites attention à mes paroles : celui qui osera risquer devant cette dame une parole inconvenante, sera sévèrement puni ; je veux qu’on la traite selon la noblesse illustre de sa naissance. Qu’on aille chercher les chevaux dans la rue de la Halle.

Mathilde se trouvait près des soldats, ses larmes coulaient en silence sous le voile qui couvrait sa figure. Une de ses mains était restée dans la main de Marie, et elles étaient toutes deux immobiles comme des statues. Les mots étaient insuffisants pour exprimer les pénibles émotions qui avaient agité leur cœur à cette amère séparation.

Les chevaux étaient arrivés devant la porte. La jeune fille avec l’aide de messire de Cressines, fut placée sur un léger coursier. Maître Brakels et les domestiques furent lâchés, et la troupe partit rapidement par les rues de Bruges. Quelques instants après, ils furent en pleine campagne et dans des chemins que Mathilde ne reconnaissait pas ; la nuit était noire et un silence solennel planait sur la nature endormie. Messire de Cressines ne quittait pas le côté de Mathilde ; comme il ne voulait pas distraire la jeune fille de sa tristesse, il ne lui parla pas et aurait peut-être fait le voyage sans mot dire, si la jeune Mathilde ne lui eût demandé la première :

— M’est-il permis, messire, de savoir quelque chose du sort qui m’attend, et puis-je vous demander de qui vient l’ordre qui m’arrache de ma demeure ?

— L’ordre m’est donné par le sire de Châtillon, répondit de Cressines ; peut-être lui est-il envoyé par une main plus puissante, car votre voyage cesse à Compiègne.

— Oui, soupira la triste jeune Fille : Jeanne de Navarre m’attend. Il ne lui suffisait pas de mon père et de tous mes parents : je manquais encore. Maintenant, sa vengeance est complète. Ô messire, vous avez une méchante reine !

— Un homme ne pourrait pas dire cela devant moi : c’est vrai, madame, notre reine agit sévèrement avec les Flamands, et j’éprouve la plus vive compassion pour le vaillant seigneur de Béthune.

— Pardonnez-moi, messire, votre fidélité de chevalier mérite mon estime. Je ne me plaindrai pas de votre reine, et m’estimerai heureuse d’avoir, dans mon infortune un digne chevalier comme Votre Seigneurie pour guide.

— Ce serait un vrai plaisir pour moi d’accompagner Votre Seigneurie jusqu’à Compiègne ; mais cet honneur ne m’est pas accordé ; dans un quart d’heure vous aurez une autre escorte. Ceci ne changera cependant pas votre position ; les chevaliers français n’oublient jamais ce qu’ils doivent aux femmes.

— C’est vrai, messire, les chevaliers français sont polis et courtois envers nous ; mais qui peut m’assurer que j’aurai toujours une escorte qui conviendra à mon rang ?

— Oh ! cela sera, madame ; je vous conduis au château de Male et dois vous remettre au châtelain messire de Saint-Pol. Là finit ma mission.

Ils continuèrent encore quelque temps à causer jusqu’à ce qu’ils arrivèrent enfin au pont du château de Male.

À leur approche, la sentinelle de la porte appela les soldats de garde, et la herse fut levée. Un instant après, le pont-levis descendit et toute la troupe entra dans le château.

  1. Le 15 août 1280, brûla, à Bruges, la halle ainsi que la tour qui n’était faite que de bois, et dans laquelle les privilèges de la ville périrent dans les flammes. (Annales de Bruges)