Le Lion de Flandre (1838 (NL))
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 1-17).
II  ►

I


La loi de nos pères était ferme comme ces antiques murailles qui, bien que sillonnées par de profondes crevasses et couronnées d’une sauvage verdure, ont traversé les siècles et sont encore debout malgré les orages et le souffle de la tempête…
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxPétronille Moens.



Par une belle matinée de l’année 125…, une petite troupe de chevaliers s’avançait, en silence, vers la ville de Rousselave dans la Flandre occidentale… Le soleil montait à l’horizon, éclairant la campagne d’une lumière qui devenait, à chaque instant, de plus en plus vive. Les vapeurs bleuâtres qui s’élevaient de la terre, demeuraient encore suspendues à la cime des arbres, et le calice des fleurs, humide de rosée, s’entr’ouvrait amoureusement aux premiers rayons de l’astre du jour. Maintes fois, depuis l’aube, le rossignol avait redit sa douce chanson ; mais le ramage confus des autres chantres de la forêt faisait taire ses accents mélodieux.

Au moment où commence notre récit, ces chevaliers traversaient un bois touffu. Le cliquetis des armes, et le pas retentissant des chevaux, en troublaient seuls la tranquillité. De temps en temps un cerf, effrayé dans sa retraite, s’élançait du taillis et fuyait, plus rapide que le vent, devant le danger qu’il pressentait.

À voir les costumes et les armes splendides de ces chevaliers, il était permis de supposer qu’ils étaient pour le moins barons ou comtes ; on pouvait les prendre même pour des seigneurs du plus haut rang. Un pourpoint de soie[1] tombait de leurs épaules en plis ondoyants, et un casque argenté, surmonté de plumes couleur pourpre et azur, couvrait leurs têtes. Les écailles d’acier de leurs gantelets, et les mailles d’or de leurs genouillères, étincelaient sous les feux du matin ; les destriers, pleins d’ardeur et blancs d’écume, que leurs maîtres retenaient avec peine, faisaient, par leurs brusques mouvements, scintiller l’argent et la soie de leurs riches harnais.

Si les voyageurs ne portaient pas leurs armures de guerre, ils s’étaient, néanmoins, mis en garde contre toute surprise ou agression ennemie. Leurs bras étaient garantis par les manches d’une cotte de mailles[2]. De formidables glaives de combat étaient suspendus à la selle de leurs chevaux, et les écuyers suivaient avec de larges boucliers. Enfin, comme complément de son costume, les armoiries de chaque chevalier étaient brodées sur sa poitrine et indiquaient, à tous les yeux, sa race et sa famille. Ils s’avançaient en silence, ainsi que nous l’avons dit ; le froid du matin alourdissait leurs membres, pesait sur leurs paupières, et ils résistaient avec peine à l’assoupissement qui les gagnait.

Un jeune homme précédait, à pied, la noble troupe. De longs cheveux blonds descendaient sur ses larges épaules ; la flamme jaillissait de ses yeux bleus, et son menton s’ombrageait à peine d’un léger duvet ; sa taille, souple et nerveuse, était serrée dans un justaucorps de laine, et un court poignard pendait à sa ceinture, enfermé dans une gaîne en cuir[3]. Il était facile de lire sur ses traits que la société, à laquelle il servait de guide, ne lui était agréable sous aucun rapport ; on pouvait même s’apercevoir qu’un dessein secret s’agitait dans son cœur ; de temps en temps il jetait un regard oblique sur les chevaliers qui le suivaient. Sa haute taille, et sa constitution herculéenne, malgré son extrême jeunesse, attiraient sur lui une sorte d’admiration mêlée de terreur ; il marchait d’un pas ferme, et si rapide, que les chevaux avaient peine à le suivre.

Le cortége chevauchait ainsi depuis quelques instants à travers la forêt, lorsque la monture d’un des chevaliers trébucha tout à coup contre un tronc d’arbre renversé sur la route, et s’abattit. La poitrine du cavalier toucha le cou du cheval et la secousse fut si forte qu’il faillit vider les arçons.

— Que veut dire ceci, s’écria-t-il en français. Je crois que mon cheval s’est endormi tout en marchant.

— Messire de Châtillon, répliqua son compagnon en riant, l’un de vous dormait en effet !…

— Ris à ton aise, mauvais plaisant, reprit le comte de Châtillon ; il n’en est pas moins vrai que je ne dormais pas. Depuis deux heures, j’ai les yeux fixés sur ces tours ensorcelées, qui semblent s’éloigner à mesure que nous devrions en approcher ; mais on serait hissé à la potence que l’on n’obtiendrait pas de toi une bonne parole.

Pendant que les deux chevaliers échangeaient entre eux ces plaisanteries, leurs compagnons s’égayaient de bon cœur aux dépens du comte, et ce léger incident arracha toute la troupe à son engourdissement.

Messire de Châtillon, qui avait remis son cheval sur pied, ne put souffrir longtemps les quolibets qui lui étaient adressés, et, après avoir vainement tenté de leur imposer silence, il fut tout à coup saisi d’une si vive colère, qu’il enfonça son éperon[4] dans les flancs de sa monture. Le cheval, rendu furieux par la douleur, se cabra, se dressant debout sur ses pieds de derrière, puis s’élança comme une flèche à travers les arbres. Mais, à quelques centaines de pas, il se heurta contre le tronc d’un vieux chêne, et, grièvement blessé, il s’abattit sur l’herbe.

Heureusement le comte conserva son sang-froid ; mais au moment du choc, soit que de lui-même il fût sauté de selle, ou qu’il eût été violemment lancé contre un arbre, il dut s’être sérieusement blessé ; car il resta quelques instants étendu sans faire aucun mouvement.

Dès que ses compagnons l’eurent rejoint, ils descendirent tous de cheval et le relevèrent en lui prodiguant les marques du plus vif intérêt. Le chevalier qui avait fait la première plaisanterie, semblait en ce moment le plus inquiet, et une profonde tristesse se peignait sur son visage.

— Pardonne-moi mes paroles étourdies, lui dit-il ; il n’était pas dans ma pensée de t’insulter.

— Laissez-moi tous en paix ! s’écria Châtillon, en s’arrachant des bras de ses compagnons. Je ne suis pas encore mort, messires ! Pensez-vous donc que les Sarrasins m’aient épargné pour que je vienne tomber comme un chien au fond d’un bois ? Non, de par Dieu ! je vis encore, et tu expierais sur-le-champ tes railleries, Saint-Pol, s’il pouvait jamais m’être permis de me venger sur toi !

— Allons, allons, du calme, reprit Saint-Pol. Tu es blessé, mon bon frère ; le sang coule à travers ta cotte de mailles.

Le comte releva la manche de son bras droit et s’aperçut qu’une branche lui avait légèrement entamé la peau.

— Ce n’est rien, dit-il, une simple égratignure !… Mais ce ne peut être sans intention que ce damné Flamand nous conduit par cet horrible chemin ! J’éclaircirai cela… et que je perde mon nom si je ne fais pendre le traître à une branche de ce chêne maudit…

Le Flamand, ainsi interpellé, ne fit aucun mouvement. Il semblait ne pas comprendre la langue française ; mais il leva les yeux et regarda hardiment Châtillon en face.

— Messires, s’écria le chevalier, voyez donc le regard insolent de ce manant ; viens ici, misérable, approche !

Le jeune homme s’approcha lentement, sans baisser un seul instant les yeux ; mais une expression étrange se peignit sur ses traits, expression où la colère se mêlait à la ruse, et si pleine de mystérieuses menaces, que Châtillon se sentit saisi d’une secrète inquiétude.

En ce moment, l’un des chevaliers, présents à cette scène, tourna bride tout à coup et s’éloigna de quelques pas sous les grands arbres, en laissant suffisamment apercevoir un air de déplaisir et de mécontentement.

— Voyons, parle, dit Châtillon en s’adressant au guide, et apprends-moi pourquoi tu nous conduis à travers ces bois, et pourquoi tu ne nous as pas avertis qu’un tronc d’arbre barrait la route ?

— Messire, répondit le Flamand en mauvais français, je ne connais pas d’autre chemin qui mène au château de Wynendael, et j’ignorais que votre seigneurie eût l’habitude de dormir à cheval, et à cette heure.

En prononçant ces mots, le guide laissa échapper un sourire à la fois ironique et hautain. On eût dit qu’il voulait exciter la colère du comte afin de la braver.

— Insolent ! s’écria Châtillon, oses-tu bien te railler de ma personne ! Holà ! mes gens, qu’on me pende ce manant haut et court, et qu’il serve de pâture aux corbeaux !

Le sourire du jeune homme s’accentua davantage, les coins de sa bouche se crispèrent violemment ; il pâlit et rougit tour à tour.

— Pendre un Flamand ? murmura-t-il ; cela ne sera pas facile, mes maîtres…

Il se rejeta de quelques pas en arrière, s’adossa contre un arbre, retroussa jusqu’à l’épaule la manche de son pourpoint, et tira du fourreau la lame étincelante de son poignard. Alors il se tint immobile : les muscles de ses bras nus se roidirent et sa physionomie prit quelque chose de la face du lion.

— Malheur à qui me touche ! s’écria-t-il d’une voix tonnante. Les corbeaux de Flandre ne dévorent point un Flamand ; ils aiment mieux la chair de l’étranger !

— Sus au Flamand ! s’écria Châtillon. Sus au manant !… tombez-lui… Mais voyez-donc les lâches !… Son couteau vous fait-il peur ? Je ne puis souiller mes mains de son sang… C’est votre besogne à vous autres, vilains contre vilains… Ne m’entendez-vous pas ?… Obéissez ! allons…

Quelques chevaliers s’efforçaient de calmer le comte. Mais la plupart eussent volontiers applaudi au Flamand pendu ; et les hommes d’armes, stimulés par leur maître, eussent assailli le jeune homme si en ce moment, n’était survenu le chevalier qui, jusques-là, s’était tenu à l’écart, plongé dans ses réflexions. Son costume et son armure dépassaient de beaucoup en richesse ceux de ses compagnons ; l’écusson, brodé sur sa poitrine, portait trois fleurs de lis d’or, sur un champ d’azur, surmontées d’une couronne de comte était l’indice d’un sang royal

— Arrêtez ! cria-t-il aux hommes d’armes, du ton d’un homme habitué à commander, que personne ne bouge, et, se tournant vers le comte de Châtillon :

— Messire, dit-il, la Flandre est un fief que je tiens de mon frère et roi Philippe de France. Ce Flamand est mon vassal, et sa vie n’appartient qu’à moi seul. Il me semble que vous l’oubliez bien facilement !…

— Faut-il donc qu’un vil bourgeois m’insulte impunément ? répondit Châtillon avec colère. En vérité, comte, il est incroyable que vous défendiez toujours les vilains contre les nobles ? Ce Flamand pourra-t-il se vanter d’avoir impunément outragé un chevalier français ? Et, n’a-t-il pas mérité la mort ?

— Monseigneur de Valois[5], dit Saint-Pol, que fait à Votre Altesse la vie de ce vassal entêté ?…

— Écoutez, messires, s’écria Charles de Valois d’une voix irritée, je vous défends de tenir devant moi un pareil langage. J’estime plus haut la vie d’un de mes sujets. Laissez aller ce jeune homme… À cheval, messires ! c’est perdre trop de temps !

— Allons, murmura Saint-Pol à l’oreille de son frère, ne réponds pas, prends le cheval de ton écuyer et partons. Monseigneur de Valois sera toujours un incorrigible et incrédule défenseur du menu peuple.

Les écuyers et servants d’armes remirent alors l’épée au fourreau, et amenèrent les chevaux de leurs maîtres.

— Êtes-vous prêts, messires ? demanda le comte de Valois. En ce cas, hâtons-nous, je vous en prie, sinon nous arriverons trop tard pour la chasse. Et toi, vassal, marche à côté de nous, et ne t’écarte pas du chemin. À quelle distance sommes-nous encore de Wynendael ?

Le jeune homme se découvrit respectueusement, s’inclina devant son sauveur et répondit :

— Encore une petite heure de marche, monseigneur.

— Cet homme-là m’est suspect ! dit Saint-Pol ; un loup se cache peut-être sous cette peau de mouton.

— C’est ce que je pense depuis longtemps, ajouta le chancelier Pierre Flotte. En vérité, il nous lance des regards de loup et dresse l’oreille, comme un lièvre, à nos moindres paroles.

— Ah ! ah ! je sais qui il est ! s’écria Châtillon. N’avez-vous pas, messires, entendu parler d’un certain tisserand, nommé Pierre de Coninck, qui habite Bruges ?

— Vous vous trompez, seigneur comte, observa Raoul de Nesle ; j’ai eu personnellement occasion, à Bruges, de parler au célèbre tisserand, et bien qu’il dépasse en finesse et en malice l’homme à qui nous avons affaire, je dois déclarer qu’il n’a qu’un œil, tandis que notre guide en a deux à son service.

— En voilà assez sur ce sujet, messires ! dit Châtillon, et finissons cette conversation. À propos, ajouta-t-il, savez-vous ce que notre gracieux roi Philippe prétend faire de ce noble pays de Flandre ?… Sur ma parole, si notre illustre souverain tient son coffre-fort fermé, comme monseigneur de Valois garde sa bouche close, on fera maigre chère à la cour.

— Propos en l’air ! répondit Pierre Flotte ; le roi parle quand cela lui plaît. Ralentissez un peu l’allure de vos chevaux, messires, et je vous apprendrai des choses que vous ignorez.

Les chevaliers se rapprochèrent avidement les uns des autres, et laissèrent le comte de Valois prendre quelque avance. Quand il fut assez loin, pour ne pouvoir les entendre, le chancelier reprit :

— Écoutez, les coffres de notre gracieux roi Philippe le Bel, sont vides. Enguerrand de Marigny lui a fait accroire que la Flandre pouvait les remplir, et, certes, ce n’est pas là un mensonge ; car ce petit pays, où nous sommes, possède plus d’argent à lui seul que toute la France entière.

Les chevaliers sourirent et secouèrent la tête à plusieurs reprises, en signe d’assentiment.

— Écoutez encore, continua Pierre Flotte, nous avons une reine qui s’appelle Jeanne et qui déteste les Flamands. Sa haine, contre ce peuple hautain, ne saurait s’exprimer. Elle disait, il y a quelque temps — je l’ai entendu de sa propre bouche — qu’elle voudrait voir le dernier Flamand accroché à une potence.

— Voilà qui s’appelle s’exprimer en reine ! s’écria Châtillon ! Si je deviens jamais gouverneur de ce pays, ainsi que me l’a promis ma gracieuse souveraine, je vous garantis messires, que sa cassette regorgera d’argent et que je saurai bien la débarrasser de Pierre de Coninck, des métiers des guildes et de toute cette guenille de gouvernement populaire. Ah ça ! mais, pourquoi donc cet audacieux manant écoute-t-il notre conversation ?

Le Flamand qui leur servait de guide, s’était approché sans qu’on s’en aperçût et avait recueilli d’une oreille attentive les propos échangés entre les chevaliers. Dès qu’il s’aperçut qu’il était découvert, il s’élança à travers les arbres de la forêt : une indéfinissable expression se peignit sur ses traits ; il s’arrêta à quelque distance et tirant son poignard de sa gaîne de cuir

— Messire de Châtillon, s’écria-t-il d’un ton menaçant, regardez bien cette lame afin de pouvoir la reconnaître le jour où elle vous frappera au cœur.

— N’y a-t-il donc aucun de mes hommes qui me débarrasse de ce drôle ? s’écria Châtillon avec fureur.

À peine avait-il prononcé ces mots qu’un robuste soldat sauta à bas de son cheval, et courut, l’épée nue, sur le jeune homme. Celui-ci s’arrêta court, remit tranquillement son poignard dans son fourreau, ferma les poings, et attendit son ennemi de pied ferme.

— Tu vas mourir, damné Flamand ! s’écria l’homme d’armes en levant son épée sur le guide.

Le jeune homme ne bougea pas, ne dit pas un mot ; mais il fixa sur son adversaire ses deux grands yeux, flamboyants comme des éclairs. L’assaillant, pénétré jusqu’au fond de l’âme par la puissance de ce regard, abaissa son arme, comme si le courage lui faisait défaut.

— Tue, tue ! lui cria Châtillon.

Mais le Flamand ne jugea pas à propos d’attendre l’effet de ces paroles ; d’un bond il s’élança sur l’homme d’armes, en évitant son épée, lui étreignit les reins entre ses bras robustes, et lui frappa si violemment la tête contre un tronc d’arbre, que le malheureux s’affaissa inanimé sur le sol. Un suprême cri d’angoisse retentit dans le bois ; une dernière et sinistre convulsion parcourut les membres du soldat, et ses yeux se fermèrent pour ne plus se r’ouvrir.

Un éclat de rire triomphant s’échappa de la poitrine du Flamand ; il approcha ses lèvres de l’oreille du cadavre inanimé et dit avec une sanglante ironie :

— Va dire à ton maître que la chair de Jean Breydel n’est pas réservée aux corbeaux : la chair de l’étranger est un meilleur aliment pour eux[6]!

À ces mots, il prit sa course à travers les taillis et disparut dans les profondeurs du bois.

Les chevaliers avaient suivi avec anxiété cette terrible lutte ; mais elle avait été si rapide, qu’ils n’avaient pas eu le temps d’échanger une seule parole ; dès qu’ils furent revenus de leur stupéfaction, le comte de Saint-Pol s’écria :

— En vérité, seigneur comte, mon frère, je crois que ton homme d’armes a affaire à un enchanteur. Ce combat n’est pas naturel.

— Maudit pays ! répondit Châtillon avec abattement. Mon cheval se casse le cou ; mon fidèle serviteur paye de sa vie son dévouement ! C’est un jour de malheur !… Allons, mes amis, relevez le corps de votre camarade : transportez-le aussi bien que possible au plus prochain village, afin qu’on le guérisse ou qu’on l’enterre !… Je vous en prie, messires, que le comte de Valois ne sache rien de cet accident.

— Nous vous comprenons parfaitement ! répondit Pierre Flotte. Mais, messires, jouons de l’éperon et marchons en avant. Voyez, monseigneur de Valois va disparaître sous les arbres.

Tous, à ces mots, lâchèrent la bride à leurs montures, et bientôt ils eurent rejoint le comte, leur chef. Celui-ci chevauchait lentement et ne s’aperçut pas de l’approche de ses compagnons. Sa tête, couverte d’un casque argenté, était penché sur sa poitrine, son gantelet de fer et sa bride s’appuyaient sur la crinière de son cheval : de son autre main il étreignait la poignée d’une épée de combat suspendue à la selle.

Tandis qu’il était absorbé dans une profonde méditation, et que les autres chevaliers se renvoyaient l’un à l’autre d’ironiques coups d’œil sur la disposition mélancolique de leur maître, le château de Wynendael apparut tout à coup devant eux avec ses hautes tours menaçantes et ses gigantesques remparts.

— Noël ! Noël ! s’écria avec joie Raoul de Nesle ; voilà enfin le terme de notre voyage ! Nous voyons Wynendael en dépit du diable et de la sorcellerie !

— Je voudrais le voir en flammes ! murmura Châtillon : il m’a déjà coûté un excellent cheval et un fidèle serviteur.

En ce moment, le chevalier qui portait les fleurs de lis sur la poitrine, se retourna, et dit, la main tendue vers le château que l’on découvrait en ce moment en entier :

— Messires, ce château est la demeure de l’infortuné comte de Flandre, Guy de Dampierre ; c’est un père à qui l’on a arraché son enfant, un souverain dont nous avons conquis le pays, grâce au bonheur de nos armes. Je vous en prie, messires, ne paraissez pas devant lui avec la fierté des vainqueurs, et n’accroissez pas ses douleurs par de hautains discours.

— Comte de Valois, répondit Châtillon avec une certaine amertume, croyez-vous donc que les lois de la chevalerie nous soient inconnues, et ne sais-je pas, moi qui vous parle, qu’il est du devoir d’un chevalier français de se conduire généreusement après la victoire ?

— J’apprends avec plaisir que vous le savez, reprit le comte de Valois en appuyant sur ces mots ; je vous prie donc d’agir en conséquence. L’honneur ne consiste pas en vaines paroles, messire de Châtillon ! Qu’importe qu’on ait les lois de la chevalerie sur les lèvres, si elles ne sont pas écrites au fond du cœur ? Celui qui n’est pas généreux à l’égard de ses inférieurs, peut ne pas l’être vis-à-vis de ses égaux.

Cette allusion à sa conduite récente, jeta Châtillon dans une extrême irritation, et il eût certainement éclaté en paroles violentes, si son frère, le comte de Saint-Pol, ne l’eût retenu en murmurant à son oreille :

— Tais-toi, mon frère, tais-toi donc !… notre chef a raison. Il ne serait pas juste d’apporter au vieux comte de Flandre un surcroît de chagrin… Son malheur est déjà assez grand !

— Quoi ! ce vassal félon a osé déclarer la guerre à notre roi ; il a tellement provoqué le ressentiment de notre nièce Jeanne de Navarre, qu’elle en est quasi-malade, et il faudrait encore user de ménagements à son égard !

— Messires, répéta à haute voix le comte de Valois, vous avez entendu ma prière. Je ne puis croire qu’un seul d’entre vous songe à manquer de générosité envers un hôte malheureux. En avant donc ! J’entends les chiens aboyer, on nous a aperçus ; car le pont-levis tombe et la herse se lève.

Le manoir de Wynendael[7], bâti par le noble comte Guy de Flandre était, à cette époque, l’un des plus beaux et en même temps des plus forts châteaux de plaisance de Flandre. Du fond des larges fossés qui l’entouraient, s’élevaient d’épaisses murailles couronnées de nombreuses guérites d’observation. Entre les créneaux, on voyait apparaître les arbalétriers et scintiller la pointe de fer de leurs flèches. Au delà des remparts s’élevaient les toits de la demeure seigneuriale, surmontés de girouettes mobiles. Six tours rondes, construites aux angles des murs et au milieu du parvis, permettaient de lancer toute espèce de projectiles dans la campagne et d’interdire à l’ennemi l’approche de la forteresse. Un seul pont-levis rattachait cette éminence, fortifiée par son isolement, aux vallons environnants.

Dès que les chevaliers furent à découvert, le veilleur donna le signal, du haut de la porte, à la garde intérieure, et, bientôt, les lourdes et massives portes tournèrent en grinçant sur leurs gonds. En ce moment, le pas des chevaux retentissait sur le pont-levis, et les chevaliers français entrèrent dans le château en traversant une double rangée d’hommes d’armes flamands. Les portes se refermèrent derrière eux, la herse aux pointes de fer retomba, et le pont-levis se releva lentement.

  1. Les chevaliers portaient ce vêtement par-dessus la cuirasse. Il ne descendait que jusqu’aux genoux, n’avait pas de manches, et était fait d’étoffe de soie ou bien de cuir rehaussé d’or. Les armoiries et les devises des chevaliers étaient brodées sur la poitrine.
  2. Voici quelles étaient, à cette époque, les pièces de l’armure d’un chevalier : un casque en fer ou heaume, avec ou sans panache, une cuirasse de fer, des gants de cuir de blaireau, dont la partie supérieure était revêtue d’écailles d’acier, des plaques de fer protégeant les jambes, un bouclier sur lequel était peint son écusson, une longue lance et un formidable glaive de bataille ou une épée. Sous la cuirasse, il portait une cotte de mailles formée d’anneaux de fer. Le cheval était aussi caparaçonné de fer.
  3. Court poignard à deux tranchants dont la poignée, garnie d’une barre transversale, le faisait ressembler à une croix. Les gens des bonnes villes ou les francs-bourgeois avaient seuls le droit de porter cette arme.
  4. Les chevaliers ne portaient alors qu’un seul éperon.
  5. Charles, second fils de Philippe le Hardi, était comte de Valois, d’Alençon et du Perche. Il avait reçu de son frère, Philippe le Bel, le commandement de l’armée française, et avait conquis le pays de Flandre.
  6. Jean Breydel était doyen des bouchers de Bruges.
  7. Le château de Wynendael, aujourd’hui en ruines se trouve auprès du village du même nom, dans le voisinage de Thourout (Flandre occidentale).