Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 315-323).

L’invincible coursier


(le plan, certes, aurait gagné à quelque développement ; mais l’arrivée d’une femme me força à la retraite. En somme, mon expédition était fructueuse. J’emportais l’espérance. Malheureusement, au retour, je m’égarai dans les galeries obscures, et, finalement, je débouchai sur la rivière, à l’endroit même où les prisonniers nègres se tenaient assis. Ces pauvres diables m’aperçurent et, pris d’une frayeur superstitieuse, se mirent à hurler. Je me sauvai, mais j’entendais les pas précipités des pirates lancés à ma recherche. Une lassitude étrange m’avait saisi : je n’avançais plus qu’avec peine, et au hasard, tantôt debout, tantôt rampant sur les genoux et les mains. Après de longs efforts, je vis enfin une clarté plus vive, et, avec l’ardeur d’un instinct, je m’élançai vers elle. Hélas ! elle venait d’une ouverture qui surplombait une sorte de salle naturelle dont les nomades avaient fait une écurie. Des méharis et des chevaux y reposaient ; on y avait entassé des quantités considérables de fourrages, ce qui me confirma dans ma conviction que ces grottes servaient de station de ravitaillement et aussi de magasins. On y entassait les marchandises et les nègres capturés.

Au moment où je réfléchissais à ces choses, je vis se manifester une vive inquiétude parmi les chevaux et les méharis. Cette inquiétude grandit de minute en minute et devint bientôt le plus formidable affolement. Les chevaux bondirent autour de l’écurie, les méharis poussèrent des cris en courant de toute leur vitesse. J’étais tellement las que ces choses m’apparaissaient comme un rêve. Les pirates accouraient de tous côtés pour sauver les précieuses bêtes. En même temps, le bruit des pas de ceux qui me cherchaient se rapprochait davantage. Est-ce l’atmosphère alourdie de la grotte ou l’immense fatigue, je ne pourrais le dire : une invincible torpeur me coucha sur le sol, ne me laissant pas même la force de songer au péril.

C’est alors que je sentis un souffle embrasé sur ma figure. J’avançai instinctivement les mains ; je rencontrai la gueule de Saïd. À ce contact, je fus comme électrisé. La mort s’éloigna. Je me levai et m’accrochai à la crinière de mon compagnon. Le chemin que je ne pouvais trouver, l’instinct de la bête allait me l’ouvrir par enchantement. Je n’ai souvenir que d’une galopade effrénée par de longues galeries, de la rivière traversée deux fois à la nage, et je me retrouvai à la sortie de la grotte, à l’endroit où j’avais laissé mes vêtements et mes armes.

Bientôt les Arabes parurent, en petit nombre. Poussant des cris, ils s’avancèrent : ils étaient six. Derrière eux, un septième jaillit de la grotte. Au rebours des autres, qui marchaient avec prudence, celui-là se mit à courir vers la forêt. J’épaulais déjà, j’allais tirer, quand je reconnus Abd-Allah.

Je n’étais pas seul à l’avoir reconnu, malheureusement ; car il essuya un coup de feu. Blessé, il se courba, se mit à ramper jusqu’auprès d’une pierre, derrière laquelle il s’abrita. Celui qui avait tiré vint droit à sa victime, en négligeant les précautions les plus élémentaires. Il était à portée de mon fusil ; j’eus le temps de le viser et de l’abattre. Les autres s’arrêtèrent. Ils n’avaient aucun intérêt à précipiter le dénouement, la grotte allait leur fournir du renfort. Je résolus donc de ne pas attendre et de tourner leur position. Si j’avais été seul, mon projet eût été irréalisable ; avec Saïd, je pouvais le tenter. La grosse affaire était de ne pas risquer la vie du lion. Je le conduisis donc à couvert, jusqu’à cent mètres des Arabes. Là, je fis tout ce que je pus pour l’amener à rugir. Je connaissais deux ou trois moyens d’y arriver : Saïd éleva sa grande voix. En même temps, je tirais deux coups de fusil qui fit penser à mes ennemis qu’ils étaient pris de flanc. La panique leur donna des ailes ; ils disparurent.

Je courus à Abd-Allah. Il n’avait qu’une blessure légère. Sa joie, quand il me reconnut, fut attendrissante. De ce moment, il cessa, dans son cœur, d’être hostile à l’étranger. Nous nous hâtâmes de fuir vers le bois et d’y dérober notre marche. Saïd nous précédait. Au contraire de ce qu’aurait fait un chien, jamais il ne revenait en arrière. Lorsqu’il avait une forte avance, il nous attendait, remplissant ainsi son rôle de guide avec une sobriété de gestes que seule égalait sa certitude. C’est ainsi que nous rejoignîmes Oumar.

Abd-Allah nous raconta comment sa sœur et lui avaient été capturés. À peine arrivés à la fontaine, et tandis que le lion chassait à distance, les pirates les enveloppaient. Le chef ne joignit les bandits que le lendemain et s’adjugea la jeune fille. Quand survint le troupeau des éléphants, la caravane galopa dans la direction opposée, puis elle prit un biais, si habilement, qu’elle se trouva sur le flanc des fugitifs, non loin du ravin où, plus tard, nous devions nous réfugier.

Après notre attaque, le chef nous donna la chasse et parvint à nous acculer dans le ravin. Il se montrait très épris d’Aïcha dont il en eût fait sa favorite s’il n’avait reçu un de nos coups de feu. On le transporta, en même temps qu’Aïcha, qui fut respectée de tous, comme appartenant au maître.

Aïcha ne risquerait rien tant que le chef serait malade. Il fallait donc agir assez promptement. Oumar, Abd-Allah et moi tînmes un conseil de guerre. Les deux Orientaux semblaient démoralisés. Abd-Allah ne croyait pas qu’il y eût moyen de combattre un si grand nombre d’hommes ; Oumar proposa de se dévouer, il jouerait le rôle d’un marabout : il parviendrait peut-être à enlever Aïcha sans coup férir. Je refusai ce sacrifice et je développai un plan qui fut adopté. Je transportai notre camp, le soir même, à bonne distance de la grotte. Dès le matin, prenant avec moi Saïd et Abd-Allah, j’explorai le bois, à la recherche de quelque issue nouvelle des cavernes : elles étaient trop vastes pour qu’elles n’offrissent pas plusieurs accès. Par intervalles, j’appliquais mon oreille contre terre ; je percevais une rumeur légère et sourde, qui faisais palpiter la terre. Abd-Allah la percevait aussi bien que moi.

— Abd-Allah, dis-je, la rivière souterraine passe ici ; il nous faut tâcher de l’atteindre.

— Mais nous sommes très loin de la grotte, murmura-t-il en proie à une grande surprise… Comment retrouver Aïcha par ce chemin ?

— La rivière est un guide sûr. J’en ai fait l’expérience. Je la suivrai, tantôt à pied, tantôt en nageant. Saïd m’accompagnera, me guidera au besoin, me servira à effrayer les ennemis, si c’est nécessaire. Où passe la rivière, je passerai.

— Même avec Aïcha.

— Même avec Aïcha. Si, durant mon premier voyage, j’ai rencontré un passage difficile, c’est que j’étais obligé de demeurer dans l’eau. Il m’a paru, d’ailleurs, que la rivière, au delà du camp, coule dans un vaste tunnel.

Ces arguments ne suffirent pas à persuader Abd-Allah. L’idée d’une pareille entreprise le faisait grelotter. Mais j’étais résolu. Nous continuâmes nos recherches. Une fissure se présenta, trop étroite. Nous travaillâmes jusqu’à la nuit à l’agrandir. Elle était creusée dans un calcaire assez friable que nous coupions avec de grosses branches. Nous n’aboutîmes point ce jour-là. Abd-Allah n’en pouvait plus ; une rage fiévreuse me dévorait. Nous rejoignîmes Oumar et, le lendemain, tout notre campement fut transporté à l’endroit où nous creusions. Oumar nous aida. Nous pûmes atteler les chevaux à un bloc qui nous gênait particulièrement.