Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 294-301).

Saïd « prend » la chasse


Bien avant le jour, j’éveillai mes compagnons. Oumar fabriqua une sorte de mors avec des chiffons, mais nous comptions plus sur nos jambes, pour guider nos montures, que sur leur bouche. Heureusement, c’était des bêtes assez dociles ; la présence du lion les ayant affolées, elles se contentèrent d’essayer un départ impétueux que nous pûmes réprimer. Saïd, suivant son habitude quand j’étais à cheval, se tint assez loin en arrière. Au bout d’un quart d’heure, nos bêtes furent domptées ; nous pûmes nous approcher du campement. Les pirates s’étaient mis en route. Ils avaient de bonnes raisons pour nous fuir : deux hommes bien montés, braves et adroits, peuvent faire le plus grand mal à une troupe peu nombreuse et encombrée de butin.

Nous mîmes nos chevaux au trot, guidés par Saïd, qui avait pris la chasse. Il nous fallut traverser une forêt où, par surcroît, nous ne trouvâmes pas une goutte d’eau. Cependant, les allures du lion annoncèrent la proximité de l’ennemi. Je mis pied à terre, et, laissant Oumar avec les chevaux, je partis pour reconnaître la caravane.

Nous arrivâmes dans une éclaircie très vaste au sein de la forêt. Une flore basse y vivait péniblement parmi de minces couches d’humus formées par le travail des lichens. Des serpents, des lézards, des insectes énormes se levaient à chaque pas ; d’immenses fourmilières prospéraient.

Ce lieu désolé me causa une impression de découragement. Il était trop visible que les pirates n’y campaient pas. Je n’eus, pour m’en assurer, qu’à grimper sur la plus forte éminence et à jeter un regard vers l’horizon. On ne voyait rien qui révélât la présence de l’homme. L’instinct de Saïd le trompait donc.

— Eh bien ! mon bon ami, fis-je, nous avons fait fausse route !

Il leva son grand mufle roux… Ses yeux brillaient. Je crus comprendre qu’il n’était pas aussi déçu que moi. Il s’avançait avec une extrême prudence vers une sorte de muraille formée par un entassement de pierres : dans un coin, à l’ombre, se trouvaient trois petites auges naturelles pleines d’eau : Saïd n’avait servi qu’à découvrir une chose entre toutes précieuse mais que mon anxiété reléguait au deuxième plan. Je rendis justice à son intelligence, mais je regrettai amèrement le temps perdu. Toutefois, ayant rempli mes deux gourdes, je savourai à longs traits l’eau la plus fraîche et la plus agréable que j’eusse rencontrée depuis longtemps. Tout en buvant, je fis machinalement une remarque : j’avais puisé à celle des trois auges qui se trouvait assez loin sous la roche pour que l’approche en fût incommode, même à des oiseaux : les fientes déposées à la margelle des autres auges avaient décidé ma préférence pour la troisième. Or, je m’avisai que des bêtes ou des gens étaient venus boire à la même auge que moi : le niveau de l’eau dans le réservoir s’était abaissé de deux ou trois centimètres, laissant sur les parois une sorte de galon d’humidité qui n’avait pas eu le temps de sécher.

Cette découverte me frappa. Je me penchai pour étudier le sol, et, après de longues investigations, je pus démêler, sur une touffe de mousse, la trace d’un pied humain. Le flair des lions ne vaut certes pas celui des chiens ; mais, comme toutes les bêtes fauves, ils ont des moyens à eux pour se retrouver là où nous errons. J’appelai Saïd, je lui montrai la touffe. Sans hésiter, il me mena vers un autre endroit de la vaste éclaircie.

On eût dit une grande route empierrée par des géants, une chaussée de blocs mal réunis, pleine de fissures, mais offrant une certaine régularité favorable à la marche des chevaux. Je compris que la caravane, si elle avait traversé l’éclaircie, aurait choisi ce chemin. Bientôt, je reconnus le passage de nombreuses bêtes de somme, je suivis la piste. Elle tournait à travers les pierres, puis se mettait à descendre.

Je crus à quelque colossale caverne où les pirates remisaient leurs chevaux et leurs méharis, tandis qu’eux-mêmes campaient dans les environs. Saïd en savait plus que moi là-dessus ; il se glissait silencieusement vers l’ouverture. Je le suivis. Un long couloir de vingt mètres d’abord, puis, un coude : la pente devenait plus rapide, l’ombre s’épaississait. Si j’avais été seul, je me serais arrêté devant cette gueule de l’enfer, mais Saïd avançait toujours. Ses instincts de chasse s’étaient réveillés. Il semblait prendre la partie à cœur, marchant comme un chat qui guette une souris, et je l’imitais, je me glissais dans son ombre. Ce que nous avions le plus à craindre, c’est que les chevaux et les méharis signalassent sa présence. Ils le font de très loin en plein air, mais je pensai que, dans la caverne, ils ne percevraient pas aussi facilement les fumets du fauve. Nous avancions toujours. Au début, la lumière avait décru ; puis elle demeura stable. Une sorte de crépuscule assez doux tombait des voûtes de la caverne, sans qu’il fût possible de voir le ciel. J’en conclus que l’entassement irrégulier des pierres formait notre plafond. Nous descendions toujours. Une vague rumeur montait vers nous. Au tournant d’une galerie, cette rumeur augmenta ; je reconnus le bruit de l’eau qui coule. Quelques pas encore, j’aperçus une nappe courante, une véritable rivière souterraine. Son cours me mena à travers des galeries qu’elle avait vraisemblablement creusées. L’ombre, à présent, alternait avec la demi-clarté ; de grandes salles crépusculaires succédaient à des tunnels obscurs. Généralement, la rivière coulait à ma gauche, dans le flanc du roc, d’autres fois, elle passait au demi-jour, et on la voyait disparaître et reparaître ainsi qu’un filon de métal. J’avançais assez rapidement. Dans toute autre grotte, il aurait fallu se préoccuper du retour ; mais ici, la rivière servait de guide, on ne pouvait se tromper. Après une demi-heure de marche, je me trouvai dans une véritable salle hypostyle dont la voûte était soutenue par plus de cinquante piliers naturels. La rivière y sinuait avec lenteur. J’entendais le frôlement des eaux contre la pierre, et leur clapotement cristallin. Une impression de grandeur mystérieuse me pénétrait ; je ne m’y abandonnai pas, car, au bruit de l’eau, se mêla bientôt un autre bruit qui lui ressemblait un peu, mais plus sourd, plus irrégulier : des voix humaines ! Saïd l’avait perçu plus tôt que moi. Il se coucha à mes pieds pour m’indiquer qu’il y aurait péril à s’avancer davantage.

Cette leçon de sagesse fut inutile : un formidable hennissement roula par les profondeurs de la caverne. D’autres suivirent, puis le tapage de chevaux qui s’ébrouent, le cri bizarre des méharis, enfin une voix d’homme hurlant des ordres ; des sanglots de femmes apeurées. Je pris Saïd par la crinière et nous nous sauvâmes jusqu’à l’entrée de la grotte. Là, mon premier mouvement fut de gagner la forêt ; mais je réfléchis que je perdais ainsi une occasion unique de revoir Aïcha. Je résolus donc de jouer une partie décisive et de me cacher avec Saïd aux environs. Il me resterait au besoin, comme dernière ressource, une attaque foudroyante avec l’aide du lion. Je choisis un groupe de pierres assez hautes pour nous cacher, et, le cœur palpitant, j’attendis.