Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 270-275).

Une monstrueuse avalanche


Saïd et moi parvînmes à tuer une antilope qui fournit une viande noire et coriace ; puis nous nous endormîmes d’un lourd sommeil. Au réveil, nous trouvâmes Saïd très inquiet. Je parvins à le calmer, et nous causions, Oumar et moi, quand notre attention fut attirée par la présence soudaine d’une multitude d’animaux. Ils venaient tous du même point et s’écartaient à la vue du lion, qui poussait par intervalles un long rugissement. Nous ne nous inquiétâmes pas autrement et continuâmes notre palabre. Cependant, un bruit lointain s’élevait. Nous comprîmes alors l’inquiétude de Saïd : sa fine oreille percevait ce bruit depuis longtemps ; notre calme le surprenait, l’indignait presque. Toutefois, il avait fini par m’accorder une sorte de pouvoir mystérieux contre tous périls ; malgré sa nervosité, il avait résisté à la panique qui saisissait les autres bêtes. Car elles se multipliaient. On vit surgir de la forêt des antilopes, des zèbres, des troupes de singes, même des oiseaux. Quatre lions passèrent en rugissant. Oumar, plus habitué que moi, pour les avoir entendu raconter, à ces cataclysmes, me dit :

— Ce sont les éléphants !

Il n’achevait pas que les arbres de la forêt se mettaient à onduler ; beaucoup s’abattirent, brisés ou déracinés. Et bientôt, parut l’avant-garde d’une immense troupe d’éléphants, d’autant plus terribles qu’ils étaient visiblement en proie à une panique. J’avoue que je fus d’abord pris d’une peur irraisonnée. Oumar se jeta par terre. Saïd s’enfuit après quelques formidables rugissements.

Dans cet instant terrible, j’eus une inspiration. Je me précipitai vers un bloc erratique qui avait attiré mon attention, je versai le contenu d’une poire à poudre dans une fente et je fis une traînée jusqu’à une légère dépression de terrain ; puis je poussai Oumar vers la dépression et nous nous enfouîmes littéralement sous terre. Le trou fait, je me relevai et regardai venir l’énorme vague animale. La terre tremblait, l’air retentissait du bruit de la galopade et de furieux barits. Mon briquet à la main, j’attendis. Si ma mine fusait, au lieu d’éclater, nous étions perdus ; mon choix avait porté sur une fissure assez étroite ; la poudre s’y était répandue en profondeur ; j’avais obturé l’ouverture du mieux que j’avais pu.

Cependant, les bêtes colossales approchaient. Je n’espérais pas interrompre leur course ; je comptais sur une surprise qui la ferait dévier. Oumar, ignorant mon stratagème, demeurait la face contre terre et attendait la mort. Je ne commençai à battre mon briquet qu’au moment où les éléphants se trouvèrent à quelque trente mètres de ma mine. Lorsque l’explosion éclata, j’étais déjà couché auprès de mon compagnon ; les pierres, lancées avec force, passèrent au-dessus de nos têtes, et le coup de vent de l’air déplacé nous aplatit contre le sol. La masse des éléphants se porta sur notre droite et sur notre gauche. Quand je relevai la tête, je les vis loin déjà, et je tapai sur l’épaule d’Oumar… Il avait cru mourir ; il se retrouvait sain et sauf. C’était un miracle. Il mit le sauvetage sur le compte d’Allah et m’accorda le génie des prophètes.

Cependant, une grande désolation nous enveloppait. La plaine semblait labourée à la charrue ; la lisière de la forêt ne montrait qu’arbres tordus, déracinés, jetés les uns sur les autres.

Nous tînmes conseil. Bien qu’il n’y eût pas à craindre le retour du troupeau, nous résolûmes de chercher un abri. Après une heure de marche, nous découvrîmes une petite colline rocheuse, au flanc de laquelle nous pûmes nous installer sans inquiétude.

Une des plus tristes conséquences du passage des éléphants fut de nous enlever le moyen de retrouver la trace d’Aïcha, d’Abd-Allah et de Saïd. La caravane des pirates n’avait-elle pas péri dans le désastre ? Notre repos fut court et fiévreux. Vers deux heures du matin, un croissant de lune éclaira notre route. Je me fiai à Oumar pour garder l’orientation. Les Arabes ont, dès l’enfance, l’habitude de se diriger dans le désert ; ils tracent presque d’instinct une ligne droite en se servant de repères qui se confondraient pour un œil inhabile.

Quand le soleil se leva, nous n’avions trouvé nulle trace. Nous fîmes tristement notre premier repas, puis nous repartîmes. Sur des lieues et des lieues, le passage des éléphants était marqué comme devait l’être le parcours des armées d’Attila. À la forêt succéda une nouvelle plaine, puis une région rocheuse. Nous désespérions de voir jamais le point de départ du troupeau, quand, vers quatre heures de l’après-midi, une forêt barra l’horizon ; nous reconnûmes vite qu’elle était intacte.