Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 226-244).

Une double intervention sensationnelle


Ils s’étaient arrêtés, incertains. Mon intervention ne leur paraissait pas moins extraordinaire qu’elle n’avait paru aux noirs : étais-je un ami ou un ennemi ? Accourais-je pour prendre ma part de l’aubaine ou agissais-je par sympathie pour les vaincus ? Et quand même ceux-ci auraient eu confiance en moi, ne devaient-ils pas se défier du sauvage compagnon dont quelques coups de griffe et quelques morsures suffiraient à les anéantir ?

Je compris leur perplexité. J’arrêtai Saïd de la voix et du geste. Il obéit de bonne grâce ; il se coucha, dans la posture qu’il prenait aux embuscades. Je fis alors des signes amicaux aux fugitifs et je leur adressai quelques mots en arabe.

Ils ne se rassurèrent pas tout de suite. Immobiles, ils nous observaient. C’étaient deux hommes et une femme, ou une jeune fille : outre la distance, les deux voiles dont l’un allait jusqu’aux sourcils et dont l’autre montait près des narines, ne permettaient guère de discerner leurs traits.

Comme ils n’avaient plus d’armes, ils étaient à ma merci. Je n’avais qu’à les attaquer, pour que le lion se jetât sur eux et les déchirât. Ils devaient le savoir ; ils attendaient l’événement avec le patient fatalisme des gens de leur race. À la fin, l’un d’eux, d’une voix gutturale, répondit quelques mots dans un arabe désertique. Je n’entendis qu’une partie de ce qu’il disait, une sorte de bienvenue, où s’intercalait, comme de juste, le nom d’Allah. Je répondis par une salutation, j’assurai que je venais en ami. Puis, j’approchai hardiment, suivi de Saïd.

Maintenant, je pouvais voir distinctement les yeux et le nez des inconnus. Le plus grand, vêtu d’un costume sombre, que quelques détails différenciaient du costume targui, montrait un nez en yatagan, des yeux roussâtres, des paupières que l’âge avait mâchurées, un coin de barbe blanche semée de fils noirs. De stature haute, svelte, il était très maigre. Le second, plus court, mieux fourni en muscles, la poitrine élargie, ouvrait des prunelles violescentes, sous des sourcils en surplomb ; malgré le hâle, sa peau s’annonçait mate et pure. Quant à la femme, elle me parut à peine adolescente avec ses yeux immenses, où brûlait la jeunesse et où palpitait la fraîcheur, avec son nez droit, aux ailes délicatement tracées et vite émues, avec son teint qui, dans l’argenture lunaire, paraissait pétri des pétales du lis et de la substance des coquilles nacrées. Il émanait d’elle une séduction ardente et fine, qui tenait à la qualité de sa vie.

Elle tremblait visiblement. Ses petites mains se contractaient avec des pulsations rapides. La peur du massacre était encore sur elle ; l’approche de mon lion éveillait une épouvante neuve.

— Ce n’est rien, dis-je en parlant très lentement pour rendre mon mauvais arabe plus intelligible… Le Seigneur à la grosse tête ne fera de mal à personne.

Elle me regarda avidement, d’un air effaré ; une même expression se marquait dans les yeux du jeune homme. Mais le plus âgé avait compris. Il répondit, aussi lentement que moi :

— Ma nièce a peur ! Ne peux-tu éloigner le lion.

Je me tournai vers Saïd et je passai ma main dans sa crinière. Puis, l’attirant et le guidant, je m’efforçai de le lancer vers le cadavre d’un cheval qui était venu s’abattre non loin de nous. Il se laissa faire ; mais quand je revins vers le groupe ; il me suivit. Sa méfiance était visible : il dardait ses énormes prunelles sur ces personnages, prêt, au premier signal, à les terrasser.

— Il a peur pour moi ! remarquai-je…

— Allah est Allah ! répondit sérieusement le vieil homme.

Et il jeta sur la bête un regard où l’admiration commençait à se mêler de quelque confiance. Quoique les jeunes gens fussent moins rassurés, cependant la docilité du lion les frappait.

— Oui, répondis-je, Allah est grand !… Il a voulu que ce lion sauvât votre vie. Pourquoi redouteriez-vous votre sauveur ?

Je répétai cette belle phrase de cinq ou six manières différentes, faisant appel à tous les synonymes qui voulurent bien se présenter à ma mémoire. À la fin, l’idée se précisa dans la tête du vieillard, qui en fit part à ses compagnons. Elle parut produire d’excellents effets. Le jeune homme montra par son attitude qu’il s’en rapportait au Rétributeur ; la jeune personne trembla moins fort.

Il y eut un assez long silence. Les yeux noirs et les yeux roux, après avoir guetté le lion, se reportaient sur moi, avec ébahissement. J étais une énigme. Pourquoi étais-je accouru, où avais-je dompté ce lion, d’où arrivais-je ? Cela pouvait bien leur sembler fantastique. Chacun des deux hommes l’exprima en répétant :

— Allah est grand !

Puis le vieux demanda :

— Après le Rétributeur, c’est toi qui nous as conservé la vie ? Béni sois-tu, toi, tes parents et ta descendance !

Je répondis gravement :

— Le seul Dieu a tout fait !

Ces paroles leur plurent ; le vieux hocha une tête approbative et sourit.

— Il faut fuir d’ici, les nègres reviendront, ajoutai-je.

Nous jetâmes tous quatre un long regard sur la plaine. On apercevait, dans le clair de lune bleu, trois chevaux et deux méharis rôdant à grande distance. Tantôt ils approchaient, inquiets d’être seuls dans le désert, flairant l’émanation des maîtres, et avides de leur provende du soir ; tantôt, au contraire, ils fuyaient, effarés par l’odeur du fauve.

— Il faut reprendre ces bêtes ! répondit le vieillard, puis des armes et des provisions.

Aucune objection sage ne pouvait être opposée à ces paroles.

Mais un obstacle sérieux nous séparait des animaux. Tous nos regards convergèrent, dans une même pensée, vers le Seigneur à la grosse tête qui rauquait en secouant sa crinière. Comment réunir et faire voyager de compagnie les craintifs herbivores et le fauve pour qui ils ne cesseraient d’être un objet de convoitise ?

Allait-il falloir quitter mes nouveaux compagnons ? Cette pensée m’attristait ; il me sembla qu’elle n’était pas agréable non plus aux autres : sous l’impression de leur fabuleux sauvetage, ils craignaient visiblement de me perdre alors que le péril était menaçant encore.

— Le lion dévorera ce cheval, déclarai-je. Pendant ce temps, tâchez de vous emparer des chevaux et des méharis et de les entraver[1].

— Nous les entraverons ! fit le vieillard. Tandis que je dirigeais mon lion vers la carcasse du cheval, les deux hommes et la jeune femme s’éloignèrent.

Le lion a la réputation de ne pas aimer les cadavres. Je crois que c’est vrai lorsque les cadavres sont « rassis », et complètement faux pour les proies fraîchement tuées. C’est alors une aubaine que le Seigneur à la grosse tête n’a aucune raison de dédaigner. En se trouvant devant un cheval qui tressaillait encore par intervalles, et dont les blessures répandaient un sang généreux, mon camarade ne fit guère de façons. Il acheva la victime en lui ouvrant la jugulaire et se régala bruyamment. La bête était savoureuse et tendre ; après la vieille antilope coriace dont il avait fallu se contenter la veille, c’était un festin.


J’assistai d’abord à la scène, puis je crus pouvoir m’éloigner. Saïd leva la tête, indécis. Mais voyant que les êtres suspects étaient à distance et rassuré par ma voix, il replongea son mufle dans la chair sanglante ; je pus me rendre jusqu’à la place où s’était fait le massacre.

Une douzaine de Touareg (étaient-ce bien des Touareg ?) gisaient sur le sol, ignoblement mutilés ; presque tous avaient le ventre ouvert et les entrailles éparses ; plusieurs crânes répandaient leurs cervelles ; maints yeux, arrachés des orbites, pendillaient sur les joues sanglantes. On voyait aussi quelques carcasses de noirs, trois corps de femmes tuées par erreur ou parce qu’elles avaient résisté.

La vue de ce charnier m’arracha un cri de dégoût ; mais je ne perdis pas de temps à m’attendrir. Mes yeux cherchaient les armes, les munitions, les provisions que les pillards avaient nécessairement abandonnées, dans leur hâte à battre en retraite. Il y en avait plus encore que je ne l’espérais ; des couffes, des sacs, des boîtes, des sabres, des poignards, trois fusils, et même, dans un repli du tertre, quelques sacs de poudre et du plomb. En somme, de quoi nourrir hommes et bêtes pendant une bonne semaine et de quoi se défendre contre des périls imprévus.

À tout hasard, je m’emparai de deux fusils, d’un sabre bien affilé, d’un excellent poignard, de toute la poudre, d’une petite provision d’orge, de dattes, de sel.

— Voilà, me dis-je, quelques bons arguments à ajouter à ceux qu’expriment les griffes et les dents du camarade.

Ainsi songeant, je sortis du fort et m’en fus rejoindre le lieu du festin. Le lion poursuivait sa besogne. Il marqua quelque satisfaction en me voyant de retour et sembla m’inviter à prendre place à table, puis il se reprit à ronger une cuisse.

Là-bas, deux hyènes ricanaient, une compagnie de chacals faisaient entendre leurs clameurs plaintives. Je cherchais les silhouettes humaines. Elles m’apparurent, loin, en même temps qu’un groupe massif, qui se composait des chevaux et des méharis.

— Mon vieux Saïd ! fis-je en tapotant le crâne épais du lion, tu es bien gentil, mais tu ne contribues pas à faciliter les affaires.

Saïd leva la tête et darda sur moi les phares glauques de ses yeux. C’était un regard d’amitié, qui eût suffi à terrifier une tribu de nègres.

— Mange ! repris-je en lui poussant doucement la tête vers la proie…

Il ne demandait pas mieux ; il se remit à savourer la chair fraîche, à déguster le beau sang rouge, et il ne bougea point lorsque je me dirigeai vers mes nouveaux amis. Ils m’accueillirent avec leur flegme natif, mais avec une satisfaction évidente, surtout chez la jeune femme, dont les paupières et les lèvres sourirent : je sentis mieux le charme ténébreux et flamboyant de ces yeux, cette lumière qui évoquait tant de choses très antiques, tant de légendes nées à l’amont des âges, lorsque la terre était plus neuve et le soleil plus vaste !

Le vieillard me montrait les méharis et les chevaux entravés :

— Qu’allons-nous faire ?

— Il faut, répondis-je, que vous me précédiez tous trois, après avoir pris ce qui reste là-bas d’armes et de provisions. Vous me laisserez un cheval. Je vous suivrai à quelque distance. Peu à peu, j’espère, nous pourrons habituer le lion à vos personnes.

Et j’ajoutai :

— Je ne connais pas encore vos noms.

— Je suis Oumar-Koutou ; celui-ci est mon neveu, Abd-Allah ben Brimat, et celle-ci sa sœur Aïcha. Nous venons du village de Djannar, où notre famille est fixée depuis cinq générations, avec des serviteurs noirs. Ils nous ont trahis et se sont joints à la tribu nègre qui nous a attaqués.

— Êtes-vous des Touareg ?

— Non ! Nos pères venaient directement du Moghreb… ils n’ont pas écumé le désert. Nous sommes une race de pasteurs… Cependant nous avons adopté le costume et quelques habitudes des Touareg.

Cette déclaration me plut, car le Targui ne m’est pas sympathique : je me serais méfié de mes compagnons s’ils avaient appartenu à ces tribus menteuses. Après un dernier regard sur Aïcha, je choisis un des chevaux que me présentait Oumar.

— Telha descend des chevaux du prophète ! affirma le vieil homme.

C’était un cheval noir, encore jeune, à la tête forte, aux prunelles aussi calmes que peut les avoir une bête de sang pur. Oumar le caressait pendant que je lui soufflais lentement aux narines, ce qui est encore le meilleur moyen d’entrer en relations avec un cheval. Les jarrets tendus, les narines ouvertes, la bête frémissait de tous ses nerfs. L’agitation d’un beau cheval est un spectacle plein de charme : même à cette heure inquiétante, je ressentais du plaisir à voir frissonner cette magnifique créature vêtue de peluche noire.

Son émotion se calma ; nous commençâmes à devenir amis dès que je lui eus présenté une poignée d’orge.

— Je m’en charge maintenant, déclarai-je au vieil Oumar… hâtez-vous de prendre vos dispositions.

Ce ne fut pas long. Vingt minutes ne s’étaient pas écoulées que les Marocains filaient à bonne allure vers le nord-est.

J’achevai de donner sa provende à mon cheval, puis je me tins prêt à partir. Mon plan était simple. Je comptais prendre quelque avance sur Saïd et, lorsque j’aurais rejoint les Marocains, je leur confierais ma monture, après quoi je réglerais la situation avec le fauve.

Quand je jugeai le moment propice, j’enfourchai le cheval ; je n’eus qu’à lui lâcher la bride pour qu’il partît à grande vitesse. C’était le moment où Saïd, sa fringale satisfaite, et soucieux de mon absence, me cherchait des yeux. Mon brusque départ le mécontenta ; il poussa un rauquement et prit la chasse. J’avais assez d’avance pour n’avoir pas à craindre qu’il nous atteignît à l’improviste et ne se livrât à quelque démonstration fâcheuse. D’ailleurs, capable, sur une courte distance, de devancer l’antilope la plus véloce, il ne pouvait maintenir une allure comparable à celle d’un bon cheval. Loin donc de perdre du terrain, en aurais-je trop gagné si, de temps à autre, je n’avais ralenti.

Telha, d’abord épouvanté de sentir le lion à sa poursuite, avait repris confiance. Il obéissait d’autant plus parfaitement que nous courions à peu près contre le vent, ce qui balayait les effluves. De temps en temps, j’élevais la voix pour guider Saïd.

Notre course dura plus d’une heure, après quoi je me trouvai assez loin du champ de carnage pour ne plus guère redouter les nègres.

J’accélérai, j’arrivai à la hauteur des méharis d’Abd-Allah, puis du cheval d’Oumar. Un coup d’œil sur le site me le fit juger excellent pour une halte. Des mamelons rocheux s’allongeaient devant nous, du haut desquels on pouvait explorer l’étendue ; on distinguait des fissures assez larges pour nous abriter.

— Reposons-nous ici, criai-je à Oumar. Vous mettrez Telha avec les autres bêtes. Je viendrai vous rejoindre plus tard.

Les Maures arrêtèrent leur fuite au bas d’un des mamelons, tandis que j’allais, à pied, retrouver Saïd. Il vint, haletant, d’autant plus que le souper l’avait appesanti, et d’assez méchante humeur. Son attitude n’était guère rassurante. Il grognait, il refusait de me regarder.

Malgré notre familiarité, j’éprouvais du malaise quand il m’accueillait ainsi : comment savoir ce qui se passait dans son âme obscure ? Il lui était si facile de me réduire en bouillie ! Je pris pour lui parler un ton grave qu’il affectionnait :

— Mon vieux Saïd, ne soyons pas morose, nous allons prendre du repos !

Il se calmait, il condescendait à tourner vers ma face ses yeux de phosphore, et j’eus relativement peu de peine à le diriger vers un mamelon où j’avais cru discerner une manière de caverne. Je ne m’étais pas trompé. Un repaire confortable se présenta. J’installai Saïd dans un renfoncement et j’attendis. Il avait une âme d’enfant, pleine d’insouciance ; son inquiétude s’était évanouie : recru de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir. C’était un bon sommeil, sain et profond ; je pus sortir et rejoindre les Maures. Eux aussi avaient trouvé des excavations et, par surcroît, une grotte suffisamment grande pour y loger les bêtes de somme. À l’aide de cordes et de blocs, on pourrait barrer les ouvertures.

Quoique fatigués, nous ne prîmes pas immédiatement du repos : nos nerfs étaient trop vibrants encore. Oumar s’assit sur une saillie rocheuse et, après une courte causerie, il devint rêveur ; ses yeux cuivreux se fixaient sur l’étendue ; une mélancolie détendait son visage. Abd-Allah explora les environs, puis il escalada le plus haut mamelon, dans le dessein de voir au loin. Moi je me tenais près de la jeune Aïcha. Elle était debout, sur la terre rougeâtre, dans une pose qui faisait deviner tout ce qui se cachait de contours rythmiques, de vie pure et fraîche sous les vêtements de neige. Un de ses bras se dégageait jusqu’à mi-chemin du coude ; la petite main sensitive, le poignet rond et flexible, la chair de liseron et d’églantine, formaient un ensemble aussi séduisant qu’un bouquet de lis ou de roses blanches.


  1. Le lecteur comprend que le dialogue comporte des répétitions fréquentes et beaucoup de gestes : il serait fastidieux de l’indiquer.