Le Lion (Rosny aîné)/Texte entier

Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 169-330).

LE LION


Depuis quinze jours, nous errions dans la vallée du Mahagma. Une rivière la traverse, large et peu profonde ; elle est entrecoupée de marécages. Nous souffrions beaucoup, mais, pour quelque raison dont je n’ai pas la clef, nos fièvres faisaient trêve. On rencontrait peu d’indigènes : ils disparaissaient mystérieusement à notre approche, ne laissant guère trace de leur passage. D’ailleurs ils ne semblaient pas habiter régulièrement la terre ferme : on apercevait de-ci de-là, assez loin sur les eaux, des villages palustres où les habitants accédaient soit à la nage, soit dans des canots d’écorce, longs, frêles et instables.

J’aurais voulu visiter un de ces villages.

La faiblesse de notre contingent, réduit au quart de son effectif, la nécessité d’employer nos munitions avec parcimonie, me dissuadaient de céder à mon désir. Une fois seulement nous essayâmes d’atteindre un îlot où se disséminaient une quinzaine de cahutes coniques. Dès que nous fûmes à portée, des flèches lancées à travers les végétaux nous avertirent du péril. J’aurais peut-être sacrifié quelques cartouches : encore aurait-il fallu savoir où viser, et nous n’apercevions que des roseaux ou de la broussaille. Je me résignai à la retraite.

Cette retraite fut impressionnante, à cause du silence et de l’immobilité de nos antagonistes : ils ne poussèrent pas un cri, ils demeurèrent invisibles. Mon échec fut aggravé, quelques heures plus tard, par la mort d’un de nos hommes, qu’une flèche empoisonnée avait atteint à l’épaule. Nous nous le tînmes pour dit.

Après quelques jours, la région des marécages fit place à la brousse. Certains indices inquiétèrent nos noirs. Moi-même, je n’étais pas fort rassuré. Nous tînmes conseil. Quelques-uns furent d’avis de retourner sur nos pas. Bouglé et Marandon s’y opposaient : ils représentèrent les dangers courus dans le pays des Nyomgos, où la moitié de l’expédition avait péri, et la quasi-certitude que nous avions de trouver une route de retour plus courte, au sortir de la vallée. Leurs objections portèrent : nous nous décidâmes à passer par la brousse. D’abord nous n’eûmes pas à nous en repentir : les traces d’hommes, relevées par nos éclaireurs, remontaient à plusieurs mois. Le soir vint. La brousse s’éclaircissait. Nous arrivâmes dans une savane entrecoupée de buissons ; le campement fut établi auprès d’un tertre, et profitant de l’abondance du bois sec, nous allumâmes un bon feu. Tout était paisible ; nos hommes avaient abattu du gibier ; une source nous fournissait de l’eau pure. Et la pleine lune devait nous éclairer toute la nuit. C’étaient des éléments de sécurité et de bien-être. Nous soupâmes gaiement et nous passâmes une partie du soir à causer. Je me suis rarement couché, pendant ce funeste voyage, avec une telle impression d’insouciance. À voir notre feu étincelant, la lune blanche gravissant un ciel de lazulite, je me promis une nuit de bon sommeil. De fait, je m’endormis tout de suite, et profondément.


Un combat dans la nuit

Des clameurs, des plaintes, des détonations m’éveillèrent. Quand on a beaucoup voyagé, on passe sans trêve du sommeil au réveil. Je vis tout de suite que l’heure du péril avait sonné pour notre malheureuse caravane : une légion d’êtres noirs et frénétiques se précipitait sur le campement Les premiers n’étaient qu’à une centaine de toises, d’autres surgissaient continuellement ; il y en avait au moins mille et nous étions quarante. Déjà deux sentinelles avaient péri ; la fusillade de nos tirailleurs semblait impuissante. Marandon avait d’abord donné ses ordres aux hommes de garde, il les donnait maintenant aux autres, éveillés comme moi à l’improviste. Nous étions perdus si nous ne parvenions pas à arrêter l’élan des agresseurs : il allait de soi que nous ne le pouvions pas en rase campagne. Il fallait nous retirer sur le tertre.

Marandon l’avait compris ; je n’eus qu’à appuyer ses ordres. Tandis qu’un rideau d’hommes continuait la fusillade, j’entraînai le reste parmi les gommiers. Dès que nous fûmes là-haut, j’ordonnai des salves générales. Un torrent de balles coula. Il fut efficace. L’attaque hésita, tournoya. Il parut évident que si nous avions eu des munitions suffisantes, nous aurions pu repousser l’ennemi, mais « l’arrosage » venait de coûter la moitié de notre stock. Et il n’y avait pas moyen d’interrompre la fusillade. Tout au plus pouvait-on la ralentir. Je commençai par défendre le feu aux mauvais tireurs ; je recommandai aux autres de ménager les cartouches. L’ordre fut obéi : tous comprenaient que le gaspillage c’était la mort. En somme, nous demeurions huit tireurs : les quatre blancs de l’expédition et quatre nègres.

Quoique aucun de nous ne fût de premier ordre, nous savions évaluer les distances et, dans cette masse, c’était tout ce qu’il fallait. Aussi, presque chacune de nos balles portait. Même, une panique se dessina parmi nos adversaires : une centaine d’hommes prirent la fuite. Ils furent ramenés par un chef colossal, qui commandait l’arrière-garde, et les hurlements s’enflèrent, la multitude cendreuse se précipita vertigineusement vers notre tertre :

— Ça ressemble furieusement à la fin ! grommela Marandon.

Bientôt les assaillants se multiplièrent. On avait beau les abattre, les vides se refermaient aussitôt. En même temps, d’autres groupes commençaient à nous cerner. Il ne nous restait qu’à mourir ou à essayer la vitesse de nos jambes. Quelques-uns de nos nègres filèrent comme des antilopes. Deux ou trois tombèrent, devant nos yeux, sous des coups de sagaie : j’ignore quel fut le sort des autres. D’ailleurs, au bout de quelques minutes, toute fuite devint impossible : le tertre était complètement enveloppé.

— Eh bien ! vieux… on va aller voir de l’autre côté de la vie ! s’écria Marandon.

Il me saisit dans ses longs bras et me donna l’accolade. Il s’était fait un grand silence : les tireurs réservaient leurs cartouches pour l’ultime minute. Hélas ! cette minute était toute proche. Une cinquantaine d’agresseurs étaient déjà à mi-hauteur du tertre. Ils hésitaient, l’arrêt soudain de la fusillade leur faisant craindre un piège. Même, quelques-uns nous hélèrent, dans l’intention évidente d’obtenir notre reddition. Si leur langue avait été connue par l’un d’entre nous, j’aurais négocié pour avoir la vie sauve, quoique, au fond, je fusse persuadé que l’on nous duperait. Mais personne ne comprit. Bientôt une nouvelle poussée se produisit ; la fourmilière humaine arrivait au galop.

— Feu jusqu’à la dernière cartouche ! clamai-je.

Ce fut un terrible arrosage. Il restait peut-être cent cartouches — je crois bien que maintes d’entre elles abattirent plusieurs hommes. Malgré cette hécatombe, l’assaut ne subit plus d’arrêt. La multitude infernale se précipitait sur nous et, cinq minutes plus tard, nos noirs gisaient éventrés, décervelés, démembrés…


Une fête anthropophagique

Pourquoi nous n’étions pas morts, Marandon et moi, je ne l’ai jamais su. Je suppose qu’un grand chef avait tenu à nous avoir vivants. Nous n’étions pas indemnes : Marandon saignait de deux plaies à la tête ; moi, j’avais reçu une flèche à l’épaule, un coup de masse sur l’occiput. Aucune de nos blessures n’était pourtant dangereuse et nous comparûmes devant le conseil des chefs, dans un certain état de faiblesse, assurément, mais fermes sur nos jambes.

La scène était fantasmagorique. On avait rallumé notre propre feu, on en avait fait un bûcher où flambaient des troncs d’arbres, et dont la lueur pâlissait les astres : toute la savane était semée de cadavres et de blessés ; des plaintes sans nombre se répercutaient sur le tertre.

Les chefs étaient réunis au nord du feu. Ces chefs figuraient une douzaine de nègres, bien pris dans leur taille, quelques-uns gigantesques, peints de rouge et de bleu, doués de visages parfaitement hideux, dont les machoires ne le cédaient guère en pesanteur, en puissance et en volume, à celles des gorilles. Ils montraient des yeux circulaires très mobiles, des lèvres en beefsteaks, des oreilles en anses, de longs crânes durs.

On nous mena devant un vieux à la laine poivre et sel, qui exécuta une sorte de sauterie gastronomique, faisant mine d’arracher nos yeux et de hacher nos membres ; il poussait des beuglements rythmés, que les autres chefs répétaient en dansant une pyrrhique et en entrechoquant leurs sagaies. Cependant, la foule subalterne hurlait comme un troupeau de loups et de chacals. Quand le roi interrompit son exercice, il se fit quelque silence, et nous sentions tous ces yeux ronds fixés sur nous d’une façon « dévorante ». Puis le vieillard prononça une harangue qu’il termina par trois coups de sagaie dans le sol. À l’instant, il descendit du tertre une troupe chargée de cadavres, parmi lesquels nous reconnûmes nos amis Bouglé et Tarnier. À mesure qu’on déposait un des cadavres, les chefs lançaient un appel. Des guerriers s’avançaient un à un, détachaient qui une tête, qui un membre, qui une partie du torse — prélude d’une vaste fête anthropophagique. Ces opérations s’exécutaient dans un silence relatif. Aucun guerrier ne toucha aux cadavres des blancs ; ils furent partagés entre neuf des chefs, sans préjudice d’une portion de viande noire. Quant au vieux et aux deux derniers chefs, ils se contentèrent de se partager un nègre :

— Est-ce qu’ils feraient fi de la chair blanche ? goguenarda mélancoliquement Marandon.

Je lui jetai un regard d’angoisse : c’est que les chefs nous considéraient d’une façon insolite. J’avais un pressentiment. Il ne tarda pas à se réaliser. Sur un cri guttural du vieux, deux nègres colosses s’emparèrent de Marandon et l’allèrent lier à un tronc ébranché de myonnbo. Deux autres personnages s’apprêtaient à me saisir, mais le vieux leur fit un signe ; ils se bornèrent à me pousser dans la direction de mon ami. Quand je fus proche, le vieux cria quelque phrase, tout en agitant une hache de jade à proximité de mon visage, puis il se dirigea vers Marandon.

Il y eut une pause, pendant laquelle les guerriers poussaient de longues acclamations. Elles redoublèrent lorsque le roi se décida à immoler mon ami. Marandon poussa trois cris horribles et, — du moins je l’espère, — mourut sur le coup. Ce fut le signal du festin. Une vaste odeur de viandes rôties se répandit dans l’atmosphère. Pendant plus d’une heure, la peuplade se gorgea de chair humaine.

Seul au milieu de l’Afrique


J’ignorerai toujours pourquoi je ne fus pas mis à mort cette nuit-là. Sans doute étais-je réservé pour quelque cérémonie solennelle. Il est certain qu’on ne me fit aucun mal ; c’est à peine si on m’attacha.

Après une crise excessive d’horreur et d’épouvante, j’étais devenu assez calme. Je m’attendais, certes, à subir le même sort que mon pauvre Marandon, mais j’étais persuadé que ce ne serait pas dans le cours de la nuit ; et la journée suivante me semblait fantastiquement lointaine. D’abord, je ne pensai pour ainsi dire pas ; j’étais saturé d’images et de sensations. Lorsque je me mis à réfléchir, ce ne fut pas, croyez-le bien, à des problèmes philosophiques ; je ne songeais au fond qu’à une seule chose : l’évasion. Mon intelligence la tenait pour impossible : je ne m’obstinais pas moins à en chercher les moyens. Tout en méditant, je défis à peu près mes liens, je les disposai de manière qu’ils tombassent dès que je le voudrais. Puis je me glissai au plus près d’un bouquet d’ébéniers, sans attirer l’attention de mes gardiens, occupés à déchirer leur part de viande. Il ne me restait, provisoirement, rien à faire. Je m’étendis, je feignis de dormir. Après un temps indéterminé, il sembla que mes gardiens avaient cédé au sommeil. Je m’en assurai en esquissant une série de mouvements qui n’attirèrent l’attention de personne. Que l’occasion fût réelle ou illusoire, je résolus d’agir. Mes liens tombèrent, je m’allongeai sur l’herbe, je rampai vers les ébéniers. Deux ou trois individus dormassaient à leur ombre ; les clameurs qui s’élevaient encore auprès du bûcher les empêchèrent d’entendre le bruit léger de mon passage. Par un bonheur inespéré, une herbe longue se présenta dès que j’eus dépassé les arbres. Je m’y engageai, je m’y mis à quatre pattes, je filai éperdument. Quand je fus à une certaine distance du camp, je me redressai… J’ai des jarrets de fer ; de tout temps, je me suis entraîné à la course : l’instinct de la conservation me donnait un supplément appréciable de vigueur et j’étais au moment le plus favorable de la digestion, circonstance plus nécessaire pour une course longue et véloce que pour tout autre exercice…


Bientôt ma fuite fut découverte. Des hurlements s’élevaient, qui me firent encore hâter mon allure. En tournant la tête, je vis une masse de corps sombres qui bondissaient à ma poursuite : il parut évident que la grande majorité des moricauds ne pouvaient lutter de vitesse avec moi. Après un quart d’heure, il y en avait au plus une demi-douzaine capables de m’inquiéter ; après un autre quart d’heure, il n’y en avait plus que trois ; finalement il n’y en eut qu’un seul. Par exemple, celui-là semblait de ma force — et par le souffle et par l’agilité. La partie fut terriblement indécise. Souvent, le nègre gagnait du terrain ; bientôt je lui arrachais son avance. Cela dura longtemps, deux heures peut-être. Mon galop devenait un petit trot tremblant ; mon cœur semblait devoir faire éclater ma poitrine ; mes oreilles sifflaient comme des locomotives ; je sentais les yeux me sortir des orbites. L’adversaire ne devait pas en mener plus large. Il était maintenant seul visible ; s’il m’atteignait, ce serait une lutte, homme contre homme. Seulement, il tenait une sagaie ; tandis que j’étais sans armes. Malgré cela, j’eus plusieurs fois envie de l’attendre, tellement je me sentais épuisé. Cette envie devint presque irrésistible lorsque j’arrivai au pied d’une colline. Je me retournai, prêt à combattre… Mais le poursuivant avançait d’un pas mou, trébuchant, zigzaguant. Ce spectacle me rendit du courage : je me mis à gravir la pente. Et lorsque, après avoir parcouru une centaine de toises, je jetai un coup d’œil à l’arrière, j’aperçus, accident ou pâmoison, le nègre étalé sur le sol et ne bougeant plus. Cette fois, je me vis bien réellement sauvé. Je ne m’accordai du reste aucun repos : jusqu’à l’aube, je traînai ma pauvre machine.

Pendant plusieurs jours, je rôdai à travers un pays sylvestre, rarement entrecoupé de quelque clairière — pays d’ombre, aux nuits humides, pays de bêtes fauves et de reptiles, pays de mystère meurtrier où l’on ne savait si c’était la lumière ou les ténèbres qu’il fallait redouter davantage. N’étais-je pas, en un sens, plus solitaire que Robinson ? Au centre de la formidable Afrique, misérable homme à la face pâle, séparé de ma race par des terres immenses, par des animaux innombrables, par des millions d’individus dont j’ignorais la langue, et pour qui je ne pouvais être qu’un ennemi vaincu, une chair à meurtrir et à déchirer !… Je sentais cela vivement tandis que les serpents coulaient à travers les mousses, les lichens, les racines, les pierres, que quelque panthère ou quelque léopard bondissait sur un arbre, que les singes et les perroquets élevaient leurs clameurs perçantes. Chacun de mes pas était un danger ; le repos était peut-être pire encore. Où me réfugier ? Où serais-je à l’abri de la dent, du venin, de l’étreinte ? Et cependant, ni la panthère, ni le python, ni le lion, ni le rhinocéros, n’avaient encore attaqué ma chétive personne. J’avais entrevu la silhouette souple de la première ; j’avais rencontré le python au bord d’une mare ; j’avais fui le rhinocéros dans une clairière sablonneuse.


L’orage s’amasse au-dessus de ma tête


Le lion seul ne m’était pas apparu, quoiqu’il foisonnât dans cette partie de l’Afrique. Et l’homme non plus n’avait pas encore décelé sa silhouette verticale, l’homme, fauve des fauves, épouvante des épouvantes !… N’allez pas croire que je vivais dans une perpétuelle angoisse. Non ! l’accoutumance exerçait son pouvoir. J’étais triste, j’avais de fréquentes alertes, je souffrais de ma solitude : tout cela était fort supportable ; j’avais même de bons moments, de ces moments de joie sans cause, les meilleurs de la vie, et qui sont si loin de coïncider avec les événements ! Ce qui m’aidait à supporter mon mal, c’est que je ne souffrais pas de la faim. J’avais assez fréquenté l’Afrique pour connaître maints secrets de nègres : tels arbres me fournissaient une sève sucrée, source d’énergie, tels autres des fruits ; je déterrais des racines comestibles ; je dénichais des œufs. Il y avait abondance de ces choses. D’autre part, ce régime, mieux qu’une nourriture carnée, convenait au climat… En sorte que, si j’avais été un simple animal, je n’aurais pas été trop misérable. Mais pouvais-je m’empêcher de songer, en ma qualité d’homme, au lendemain ?

Le quinzième jour, j’arrivai devant une plaine entrecoupée de faibles hauteurs. J’hésitai longtemps avant de m’y engager ; je craignais d’y trouver enfin mes semblables. Par ailleurs, il me répugnait étrangement de retourner en arrière. Je m’en rapportai donc au hasard et je continuai ma route. Bientôt il devint évident que l’homme fréquentait le terroir ; des traces nombreuses me le certifiaient. Si j’avais pu conserver un doute, l’apparition de paillotes, à l’autre versant d’une colline que j’avais gravie, l’aurait anéanti.

Cette fois, il ne s’agissait plus d’aller de l’avant ; il fallait battre en retraite, sans tergiverser. C’est ce que je fis. Déjà il était trop tard. Une troupe de nègres me barrait le passage. C’étaient des nains, d’ailleurs trapus, les membres bien attachés, et armés d’arcs, de flèches et de sagaies. Je leur fis des signes amicaux : ils me répondirent par une hurlée perçante, accompagnée d’une volée de projectiles. Il n’y avait qu’à fuir ; je le fis avec empressement. Les petits hommes me poursuivirent. Comme leur vitesse était quelque peu proportionnée à leur taille, je gagnai vite du terrain. Après une courte demi-heure, ils étaient hors de vue ainsi que leur village. Je me retrouvais de nouveau dans la solitude et, à bon droit, je me crus sauvé de leurs mains, sans trop oser m’en réjouir, car il y avait d’autres hommes dans le maudit territoire. Je ne tardai pas à m’en convaincre : un deuxième village m’apparut, cette fois au bord d’une rivière. Je le tournai — de fort loin, — j’eus la chance de passer inaperçu. Mais quelques heures plus tard, le danger reparaissait, sous la forme de cahutes disséminées sur le flanc d’un mamelon : je ne pus échapper aux regards des habitants. Des hommes, des femmes, des enfants, émergés de toutes parts, accueillirent ma présence par des clameurs farouches où se mêlaient, à dose égale, la surprise et l’hostilité. Il fallut recommencer à fuir, avec des chances fortement décrues par la fatigue. Tout en galopant, je me sentis pénétré d’un profond découragement : quand bien même j’échapperais à ces nouveaux ennemis, est-ce que je n’allais pas en trouver d’autres ? Malgré cette disposition pessimiste, je ne tirai pas moins tout l’effort possible de mes jarrets : ils me rendaient encore une fois, grâce aux jambes courtes de mes persécuteurs, le service que j’attendais d’eux. Je semai graduellement la troupe des nains, je me retrouvai seul dans la prairie. L’aspect du paysage changea : je traversais des sites désolés, des landes sablonneuses ; ensuite les arbres commencèrent à paraître.

Après une nuit passée dans la broussaille, je me remis en route. À plusieurs reprises, je traversai de petits bois. Mais, d’autre part, je retrouvais des vestiges de la présence de l’homme. Je pris toutes les mesures possibles pour rendre mon passage impalpable : il était écrit que je n’y réussirais point. Dans l’après-midi apparut un nègre nain, à la tête cubique, aux yeux tournants. Il s’enfuit à ma vue, avec un cri perçant comme l’appel d’une flûte traversière. Dix minutes plus tard, d’autres nains se montrèrent, une douzaine peut-être, qui se mirent en devoir de me cerner. Pris d’une frénésie de désespoir, je balançai sérieusement entre la mort immédiate et la fuite. L’instinct de conservation l’emporta. Tout d’abord, ma course fut heureuse, comme le jour précédent ; je me crus provisoirement hors d’atteinte. Je n’en ressentis que plus d’amertume, lorsque j’aperçus des nains à ma droite et à ma gauche ; ils avaient l’avance, ils tendaient à fermer la pince pour me barrer la route. D’un élan frénétique je réussis à passer avant que la retraite ne me fût coupée. Par malheur, une de mes chaussures creva malencontreusement. Tout ce que je pus faire d’abord, ce fut de garder ma distance. Je ne le pus pas longtemps, hélas ! La cheville me faisait si mal qu’il fallut ralentir ; les féroces petits hommes se rapprochaient : j’entendais grandir leurs clameurs, sur la signification desquelles il n’y avait pas à se tromper.


Devant le roi des animaux


« Allons ! pensai-je, voilà tes derniers moments… cesse cette lutte lamentable. »

Je continuais cependant à boitiller, je me dirigeais tout droit vers une épaisse bordure végétale, la lisière de la forêt. Je ne sais trop comment je parvins jusque-là. Me glissant à travers des plantes épineuses, qui me griffaient comme mille chats, j’avançais tant bien que mal, perdant à chaque pas un peu d’espérance.

Brusquement, une percée s’ouvrit : je vis un roc, au sein d’une enceinte de myonnbos et, à l’ombre, devant l’entrée d’une caverne, un colossal lion.

— Voilà la fin ! m’écriai-je avec le rire désespéré des vaincus.

J’hésitai une demi-minute entre la mort par le fauve et la mort par les hommes : ce fut la première qui me parut la moins terrible ; au moins le lion ne s’ingénierait-il pas à me torturer. Je me dirigeai d’un pas aussi ferme que le permettait ma claudication, et j’allai m’étendre devant la bête souveraine.

J’avais très peur, mais cette peur était atténuée par le vertige dont parle Livingstone. J’attendais le coup de griffe avec une épouvante bien moindre, j’en suis sûr, que la plupart des condamnés à mort n’attendent la chute du couperet. Au bout d’une ou deux minutes, surpris de n’avoir pas été attaqué, je relevai la tête. Le fauve fixait sur moi ses yeux de feu jaune et vert. Je voyais d’en bas son vaste visage, ses grandes épaules où roulaient les ondes ocreuses de la crinière : je me sentais quelque chose de menu, de chétif, de fragile, qu’un seul coup des lourdes pattes pouvait anéantir… Comme j’étais là, aplati, les premiers de mes poursuivants parurent. À la vue du lion, il s’arrêtèrent brusquement, puis, n’osant faire un mouvement trop rapide, de crainte d’exciter l’animal, ils battirent en retraite d’un pas assourdi. Il les avait vus, il avait levé la tête ; sa poitrine s’enfla, son rugissement passa sur les ramures comme la foudre sur les nues…

D’abord, le lion sembla vouloir prendre la chasse : il avait bondi. Mais il ne donna pas suite à ce premier geste ; revenant à pas tardifs, il s’approcha de moi.

— « Ça va être dur ! songeai-je. Pourvu qu’il me tue d’un seul coup ! »


Il ne se décidait pas à me détruire ; il avançait les narines, il grondait sourdement. À la fin, il me toucha du bout de ses griffes, avec autant de précaution que l’aurait pu faire un chat. Je me demandais si cette temporisation était plutôt effrayante ou plutôt rassurante. En somme, ma peur décroissait. J’osai considérer la bête ; l’idée me vint de risquer une caresse, et, me dressant sur mes genoux, en évitant tout geste brusque, j’avançai la main, je la passai doucement sur le flanc roux : le fauve me fixait d’un œil où je n’apercevais pas ombre de férocité. Mais était-il nécessaire que le lion fût féroce pour broyer une proie ? N’était-ce pas pour lui un acte aussi naturel que, pour nous, de dévorer un fruit ? N’importe, la placidité de son regard me rassurait. Je m’enhardis à lui toucher la nuque, à gratter la peau de la crinière. Ces caresses furent reçues avec indifférence ; mais j’avais l’impression qu’elles me familiarisaient avec la bête, chose capitale lorsqu’il s’agit d’un carnassier qui, de tout temps, a montré des dispositions sociables. Quoi qu’il en soit, le lion finit par s’étendre. Par moments, il sommeillait, par moments, il fixait devant lui un regard confus. Le crépuscule emplit le ciel et la forêt de son illusion écarlate. Les aspects du monde apparurent magnifiés dans le pays des nuages. Ce ne fut pas le long rêve de lumière de nos déclins, ce fut un songe bref, une avalanche de lueurs qui, presque tout de suite, laissa apparaître la rouge étoile Antarès et la brillante de la Croix du Sud. Alors le lion se leva dans sa force, ses yeux luirent comme deux lampes électriques ; la menace éclata dans la secousse de sa tête, distendit ses mâchoires armées de couteaux pâles ; il annonça sa présence formidable aux ténèbres :

« J’ai reculé pour mieux sauter ! » pensai-je… « Pourquoi irait-il chercher au loin la proie ? »

Je n’étais plus résigné à la mort. Toutefois, lorsque la mâchoire dévorante s’avança, je ne fis pas un mouvement. Le lion flaira comme pour me reconnaître, frotta son échine contre mon épaule, et s’éloigna. Quoique je n’attendisse pas ce dénouement, je n’en fus guère surpris. Je songeai nécessairement à fuir ; et, après m’être orienté je me mis en route. À peine avais-je l’ait cent pas, que je fus pris d’un accablement étrange : tous les périls courus dans cette maudite période, depuis le massacre de l’expédition, se représentèrent à ma mémoire. Je me vis si faible, si désarmé, si fragile… et celui qui m’avait sauvé de la poursuite de mes semblables apparaissait si puissant et si redoutable : quelle sécurité si je pouvais vivre sous sa protection !… J’eus bonne envie de m’en retourner, d’autant plus que je percevais des bruits inquiétants et des formes équivoques. Pourtant, je continuai ma route, m’efforçant de garder la direction de l’orient. J’avançai pendant une bonne heure, tantôt marchant, tantôt rampant, lorsque j’entendis un grondement dans l’ombre. Je voulus me cacher ; il était trop tard : deux prunelles dardaient sur moi leurs lueurs de lampyres !… Croiriez-vous que je fus moins effrayé qu’indigné contre moi-même ? Je jugeai que j’étais justement puni d’avoir voulu m’enfuir dans la nuit noire, au lieu de me terrer dans un repaire que l’odeur seule du lion suffisait à protéger contre l’approche des autres fauves. Et le cœur navré, j’attendis les événements. Les yeux de phosphore s’approchaient, un grand souffle s’élevait à mesure… et depuis un moment j’avais reconnu, malgré l’ombre épaisse, la silhouette du lion. Bientôt le fauve fut proche, il me frôla, il poussa son mufle contre ma poitrine : avec une joie violente, je compris que c’était lui, le souverain de la solitude, mon protecteur… Ce fut sans crainte aucune que je passai ma main dans sa crinière, et je le suivis avec un sentiment de sécurité parfaite. En route il ramassa une proie qu’il avait abandonnée pour me rejoindre, le cadavre d’un petit sanglier. Comme il connaissait mieux que moi la route (il avait lui-même contribué à la frayer), en moins d’une demi-heure, nous fûmes au repaire.


Une amitié formidable


Je dormis bien, et lorsque je m’éveillai, j’eus à peine un frisson en me voyant couché près de la formidable brute jaune. La journée se passa tranquillement, et de même toute la semaine. Une intimité croissante m’unissait à mon hôte. C’était un animal intelligent, avec quelque chose de la nature affectueuse du chien.

Jusqu’à un certain point, il était tyrannique : je devais l’accompagner la nuit à l’embûche ; il ne me permettait pas de m’éloigner seul de la caverne. En retour, il subissait certains de mes caprices ; il me laissait toujours prendre ma part du butin avant de se mettre à le dévorer. Au reste, je lui rendais des services : moins habile à découvrir individuellement la proie, j’avais plus de sagesse pour choisir le lieu de l’embuscade, et d’autre part, je faisais sa toilette, je le débarrassais des insectes, je maintenais sa peau en bonne santé, soins dont il se rendait compte et dont il éprouvait une notable satisfaction. Peu à peu, je m’étais fabriqué des armes : une lance à pointe de granit, une hache, une massue, un arc et des flèches. Depuis trois ans que j’explorais l’Afrique, je m’étais souvent appliqué au maniement d’armes de toute espèce : je n’y étais pas maladroit. J’arrivai donc à fournir ma quote-part au repas, et par suite à dispenser mon camarade de mainte expédition : il ne demandait pas mieux, étant de nature paresseuse. Le difficile fut de lui faire admettre le feu. La première fois que je parvins à allumer un petit bûcher, il fut saisi de peur, puis de colère, il vint à moi avec son rugissement des mauvais jours. Mais j’avais appris à lui parler. Je poussai l’exclamation par laquelle je lui exprimais ma joie et mon amitié ; il se radoucit, considéra le feu avec méfiance, grogna pendant un petit quart d’heure… Le lendemain, même scène, quoique moins vive ; le surlendemain, un simple froncement de sourcils, — puis l’habitude lui rendit familière cette chose étincelante et palpitante où je rôtissais chairs, fruits et racines.

Nous vivions dans une sécurité profonde. Il se trouva que les habitants du pays ne pratiquaient pas la chasse au lion, quoiqu’ils lui dressassent parfois des pièges. Je pense que l’insuffisance de leur stature et une faiblesse musculaire que n’accusait pas leur structure trapue, en étaient cause. Ils avaient les mains très petites, proportionnellement plus petites que leur taille ; ils n’employaient que des armes et des outils exigus. La portée de leurs arcs, mal construits, était des plus médiocre : pour attaquer le lion, ils devaient le faire de très près et courir, au moins pour une bonne partie des leurs, à une mort assurée. Si encore ils avaient été en grand nombre ! Mais ils vivaient par clans, et ces clans, sans trop se faire la guerre, se haïssaient et n’empiétaient que rarement sur le territoire les uns des autres. Parmi les clans proches de notre forêt et ceux qui habitaient les grandes clairières, il n’y en avait aucun qui réunît plus d’une trentaine de chasseurs. Tout cela, outre une bravoure naturelle plutôt limitée, perpétuait la terreur du lion : la légende voulait que ce Carnivore fût invincible ; ai-je besoin d’insister sur la puissance de la légende parmi les hommes primitifs et même civilisés ? Elle s’accrut encore, cette puissance, lorsque des Nvoummâ aperçurent de compagnie l’homme pâle et le félin. Notre voisinage apparut calamiteux : les clans émigrèrent. Et l’histoire merveilleuse se répandit au loin, si bien que j’aurais pu circuler impunément auprès des villages et même y pénétrer : la population eût fui à mon approche. Aussi, pendant une année, n’eus-je aucune espèce de rapport avec les hommes.

Cette année fut peut-être la plus heureuse de mon existence, — la seule où je connus l’incomparable joie de vivre pour vivre, la seule où j’ignorai l’effrayante maladie de la prévoyance, qui est le payement de la civilisation. Oui, je vécus, et ce fut tout, et ce fut prodigieusement beau. Je vécus avec la brute, et la brute non seulement ne montra ni colère ni mécontentement, mais elle sut faire partager son affection par la lionne qui vint plus tard et par les lionceaux qui naquirent dans notre caverne. Même, j’exerçai sur ces hôtes nouveaux une autorité qui crût d’une manière indestructible, tandis qu’il y eut toujours égalité dans mes rapports avec Saïd[1].


Un bienfait n’est jamais perdu


Je vivais donc heureux. J’eus la sottise de ne pas le reconnaître ; j’imaginai qu’il me fallait revoir les hommes de ma race. Si du moins j’avais eu de la famille ! Mais point ! Il me restait tout juste un oncle pour qui j’étais moins intéressant qu’un cigare, et un cousin qui m’exécrait. Quant aux amis, je n’en avais eu réellement que deux, — et tous deux étaient morts. Néanmoins, je me persuadai qu’il fallait songer au retour. Et j’y songeais, — mollement. Ce fut la cause qui me fit refaire connaissance avec mes semblables. Un incident y aida. Un jour que je rôdais seul autour de mon domaine, je vis un Nvoummâ couché sur le sol. Cet homme, à mon approche, essaya de se lever et de s’enfuir, mais il était blessé aux jambes : il retomba. Comme la plupart des sauvages, il savait se plier à la fatalité. Puisqu’il ne pouvait se défendre, il se résigna, il attendit, immobile, le coup que j’allais lui porter. Je tâchai de lui faire comprendre, à l’aide de signes, que je ne lui voulais aucun mal. Comme j’avais beaucoup pratiqué cette sorte de langage, je parvins à lui inspirer un peu de confiance. Petit, comme tous les hommes de sa race, et très grêle, il ne devait guère peser plus qu’un enfant. Je m’en convainquis en le soulevant ; je le transportai au bord d’un ruisseau où je le fis boire, et où je le pansai avec quelques feuilles aromatiques. Ensuite, je le repris dans mes bras et, suivant ses gestes, je le portai dans la direction du nord où se trouvait sans doute son village. Le hasard nous favorisa : en route, nous aperçûmes, venant dans notre direction, des hommes de sa tribu. Il les héla, tandis que je leur faisais signe : saisis de stupeur, et sans doute de crainte, ils s’arrêtèrent. Je ne m’amusai pas à essayer de les rassurer ; ma tâche étant finie, je déposai mon fardeau dans les herbes et m’éloignai à grands pas. Je ne pensais pas que le blessé se souviendrait de moi. Mais il faut croire que les Nvoummâ sont reconnaissants, car ce petit homme, dès qu’il fut guéri, n’eut pas de cesse qu’il ne m’eût rencontré et, avec une confiance absolue, une confiance de sauvage, il vint se jeter à mes pieds un après-midi que je pérégrinais dans la prairie. Je le revis assez souvent pour apprendre sa langue, — une des langues les plus rudimentaires qui soient, car, plus mimique que parlée, elle comporte une cinquantaine de termes.


Une séparation qui ne pouvait durer


Il arriva que tantôt l’un, tantôt l’autre de ses compagnons de clan le suivirent, d’abord à distance, puis de près. Ces relations se resserrèrent ; je devins un ami de tout le village, ou plutôt un fétiche — car ces gens ne purent jamais considérer comme leur égal le grand individu pâle qui vivait avec les lions. Ma réputation se répandit à travers toute la race, si bien que je recevais des nouvelles de pays assez lointains. C’est ainsi que la rumeur publique me vint apprendre qu’une caravane, guidée par des hommes pâles, avait fait son apparition de l’autre côté de la forêt, le long du fleuve Oumgo. Quoique je me crusse décidé à retourner en Europe, je passai plusieurs jours dans une incertitude mélancolique. Maintenant que j’allais pouvoir le quitter, je sentais combien mon grand lion m’était devenu cher : j’espère ne scandaliser personne en disant que, en dehors de ma mère et de mon père, je n’avais eu autant d’affection pour aucune créature. Je souffrais véritablement à l’idée de l’abandonner ; je savais que je souffrirais plus encore lorsque je ne le verrais plus. Puis je m’étais profondément attaché à cette terre. Si encore j’avais pu emmener mon fauve camarade ! Hélas ! c’était impossible ; c’eût été une cruauté et une trahison. Néanmoins une force impérieuse me dominait — où, plus que le désir de revoir mon pays, je découvrais je ne sais quel sentiment du devoir. À la fin, je me décidai. Je partis, les larmes aux yeux, un matin, alors que le lion dormait. Pendant dix jours, je marchai à travers la contrée d’arbres ; je ne découvris pas trace de caravane. Le onzième jour, je trouvai une pirogue abandonnée, et je pensai que je gagnerais du chemin en m’y embarquant. Le courant était assez rapide quoique égal. Je naviguai une demi-journée sans incident notable. Mais dans l’après-midi, comme je contournais un îlot, j’entendis le rugissement d’un lion. Je me tournai. Ma stupeur et mon émotion furent extrêmes lorsque j’aperçus Saïd : je l’eusse reconnu au milieu d’un peuple de lions, tellement chacune de ses formes, chacun de ses mouvements m’étaient familiers. D’où venait-il ? Comment avait-il joint ma trace, comment savait-il que j’étais sur le bateau — ce sont là les mystères de l’instinct, plus insondables pour nous que ceux de l’intelligence. Il bondissait sur la rive, il s’efforçait de gagner l’embarcation de vitesse. Il y réussit aisément, quoique la rapidité du courant fût extrême. Mais comme tous ses congénères, il ne pouvait tenir longtemps la course, à cause de la flexibilité de son épine dorsale. Bientôt la distance resta stationnaire, puis elle augmenta.

Je ne sais quel sentiment m’empêcha de suivre tout de suite l’élan d’affection et d’attendrissement qui me commandait d’atterrir ; sans doute cette force d’inertie qui nous oblige à poursuivre les choses commencées, et qui est plus forte encore chez les hommes d’action que chez les autres. Saïd poussa un rugissement si prolongé et si lamentable que je ne pus m’empêcher d’y répondre par notre cri de ralliement. Comme le canot m’emportait, il éleva des clameurs nouvelles, et brusquement il se jeta à l’eau, il essaya de me rejoindre à la nage… Je n’hésitai plus ; je me dirigeai vers la rive. Et je vous assure que la minute où Saïd se lança sur moi, au risque de m’écraser, et où sa langue râpeuse caressa mon visage, fut égale en émotion aux minutes les plus saisissantes de ma vie.


Cependant je ne voulus pas retourner dans notre forêt. L’Occident et le Nord m’attiraient invinciblement. Saïd me suivit d’abord avec une vive répugnance. À la longue, il s’accoutuma à l’existence nomade. Nous voyageâmes, tantôt par d’affreuses solitudes, tantôt par la forêt et tantôt contournant des villages nègres. Comme nous marchions presque toujours de nuit, nos risques étaient de beaucoup diminués : les nègres ne sont pas, en général, des chasseurs nocturnes. De plus, dans les ténèbres, l’instinct de mon compagnon déployait ses ressources ; moi-même, j’avais fortement développé mes sens et mon intuition pendant nos randonnées.

Une nuit, nous étions à la recherche d’un abreuvoir. Comme nous n’avions rien bu depuis quinze heures, notre soif était vive. Saïd explorait la lande d’un air morose. Une demi-lune cuivreuse descendait parmi les constellations.

La solitude élevait ses voix sinistres. On sentait partout la terreur et la férocité. La vie m’apparaissait dans les pénombres comme un perpétuel mensonge, comme un piège sans fin. Aucune bête qui n’eût la préoccupation de tromper sur sa présence, — l’une pour fuir la dent et la griffe, pour éviter d’être engloutie, toute palpitante encore, l’autre pour capturer la chair et le sang dont elle tissait ses muscles. Malgré le voisinage de Saïd, le frisson de la mort me passait parfois sur l’échine : il suffisait de si peu pour anéantir ma chétive structure… Nous avancions cependant ; la soif nous tourmentait davantage ; et je commençais à m’énerver, lorsque Saïd poussa un rauquement joyeux. Je le connaissais assez pour savoir que l’eau devait être proche. Elle ne tarda pas à paraître. C’était, parmi des palmiers, une petite nappe qui vacillait faiblement. La source, à peine jaillie de terre, y rentrait par une fissure. À notre arrivée, un sanglier grogna et s’enfuit ; une panthère bondit parmi les feuillages ; des chacals s’écartèrent. Je m’avançais dans l’ombre de Saïd, participant de sa force et de son dédain. Nous buvions sans hâte, dans une sécurité profonde, lorsqu’un rugissement se fit entendre. Et nous sentîmes que nous n’étions plus les maîtres de la solitude. Celui qui jetait, là-bas, sa menace à travers l’étendue, était un dominateur des forêts, des brousses et des sables. Mon grand lion s’était dressé. Ses yeux luirent, globes de béryl trempés de phosphore ; la peau de son visage houla, et sa crinière frissonnait ainsi qu’une onde. Un second rugissement ébranla l’espace ; Saïd, de toute son énergie, y répondit. Ce fut une minute des vieux âges, alors que l’homme était encore une créature négligeable. Comme firent, pendant les millénaires, nos ancêtres, c’est aux arbres que je songeai pour conjurer le péril : je réussis à me hisser sur un palmier avant que l’ennemi apparût. Quoique l’épouvante fût encore au fond de mes os, déjà une curiosité sauvage m’envahissait. Qui ne garde au fond de soi quelque chose de cette âme qui précipitait les Romains vers le cirque ? Ce n’est pas seulement, comme on l’a si souvent prétendu, de la férocité ; il s’y mêle un instinct longtemps indispensable, une admiration et une curiosité de la force, qui n’ont pas pour principe la cruauté, mais plutôt l’amour de la vie, de la vie magnifiée et courageuse. En écoutant rugir mes deux lions, je ne pensais ni au sang ni aux souffrances : je sentais la beauté des grands fauves et que cette beauté n’aurait pu naître sans lutte… Comme je rêvais ainsi, un pas où l’on percevait ensemble la force d’une structure massive et la légèreté de muscles flexibles, commença de s’entendre. Les herbes sifflèrent, le sol craqua ; je vis surgir un lion noir dans un rai de lune. C’était un félin trapu, à l’aise dans sa fourrure sableuse, moins haut que Saïd, avec une rude crinière semée d’ombre. Devant la stature et la face menaçante du rival, il s’arrêta. Tous deux se considérèrent, avec la patience et la ruse de leur race. Le sentiment de n’être pas sur son territoire de chasse faisait hésiter Saïd. Il attendait l’attaque au lieu de la mener. Le lion noir, au contraire, avait l’impression d’un droit ; il en tirait certaine confiance. Il recula plusieurs fois, ploya sur ses pattes musculeuses et bondit. Saïd ne reçut pas directement l’assaut, son instinct connaissait trop bien le désavantage de l’immobilité. Il se jeta sur le côté et tenta de saisir le flanc de l’antagoniste. Mais le lion noir se tourna à temps ; les griffes se rencontrèrent. Mêlée impétueuse et colossale ! Je vis tournoyer ces vastes structures, étinceler les crocs en poignards et s’emmêler les crinières. Les blessures béèrent, le sang ruissela. Attaqué de liane, Saïd fléchit vers la source, et dut rompre le contact. Je crus que la bête sombre et trapue allait l’emporter sur le grand lion jaune. Mais d’un mouvement vertigineux, mon compagnon reprit l’attaque. Le lion noir fléchit, ses pattes s’embrouillèrent, des mâchoires implacables lui ouvrirent la gorge ; deux coups de griffe firent jaillir les entrailles. Ce fut une agonie retentissante. La voix du lion noir roula comme le tonnerre sur les nuées ; puis, ce fut le grondement d’une cataracte ; puis, un halètement sourd tandis que Saïd continuait à déchirer les muscles, à disjoindre les os et transpercer les entrailles…

Les blessures de mon lion, plus larges que profondes, guérirent assez rapidement. Après quelques semaines, il n’y paraissait plus. Nous continuâmes notre voyage, sans qu’il nous arrivât rien de notable, jusqu’à l’aventure de la caravane.


Entre nègres et maures


Ce jour-là, nous nous arrêtâmes sur le penchant d’une colline, aux confins de la brousse et du désert. Le vaste soleil cramoisi venait de crouler à l’occident, comme une fournaise qui s’effondre. La lune, tout aussi vaste, couleur de corail et de cuivre, jaillissait dans une échancrure lointaine. Elle éclairait des terres rudes, sèches et menaçantes. Un vent chagrin s’abattait ; il se heurtait à la colline avec des plaintes et des balbutiements ; il roulait sur le désert rouge, soulevant les sables et se rompant sur les granits. Dans le firmament de nacre légère et de saphir épais, les étoiles avaient peine à naître. On n’apercevait que les plus grosses, vacillantes et comme enfouies dans des conques perlées.

Nous avions faim. Saïd s’était mis en embuscade, dans un massif d’ébéniers, flairant la gazelle ou l’antilope. De mon côté, je guettais la nuit, lorsque des bruits lointains me parvinrent. C’était de l’autre côté de la colline. Une fusillade crépitait, tantôt par salves, tantôt par détonations solitaires. Je me rappelai ce soir sinistre où notre expédition avait été exterminée par les anthropophages. Et d’abord, si absurde que parût une telle conjecture, je me figurai que des Européens luttaient contre des indigènes. La nature même de la fusillade me détrompa. Elle ne ressemblait en rien au tir rapide des armes modernes ; elle n’en avait ni le son ni le rythme.

La sagesse me conseillait de m’enfoncer dans les solitudes. Mais l’homme, s’il n’est pas maître de sa destinée, l’est encore moins de sa propre personne. Dans cette vie brève, chacun d’entre nous est son pire ennemi, — un ennemi auquel on n’échappe point !

Au lieu de m’éloigner, je montai la colline, suivi du lion.

Pendant notre escalade, la fusillade devint plus vive ; elle se ralentit lorsque nous arrivâmes en vue des combattants. Je vis, sur un terrain nu, semé de rocs, deux groupes d’hommes, très distincts dans la clarté de la lune.

Réfugiés entre deux blocs, et protégés par un tertre, une douzaine de personnages vêtus à la mode targui, masqués par les deux voiles, — le nicab qui descend du front et ombrage les yeux, le litham qui couvre le bas du visage, — épuisaient leurs munitions à se défendre contre soixante-dix à quatre-vingts nègres qui les cernaient et qui resserraient leur cercle d’investissement en se glissant de roc en roc, de saillie en saillie. Les agresseurs ne comptaient que peu de fusils ; armés pour la plupart de couteaux, de sagaies, de massues, ils avaient perdu du monde. De leur côté, les assiégés comptaient quelques morts ou blessés. L’issue de la lutte ne semblait pas douteuse. Lorsque les nègres seraient assez proches, il leur suffirait de s’élancer à l’assaut.

Quand je me fus rendu compte de cette situation, je pris la louable résolution de me tenir tranquille, mais je ne pus me résoudre à fuir. Caché parmi les végétaux, côte à côte avec Saïd, qui paraissait concevoir la nécessité du silence et de l’immobilité, j’attendis la fin de l’aventure.

Toutes mes préférences allaient aux assiégés, — d’abord à cause du sentiment qui nous porte à prendre, du moins dans notre cœur, le parti du plus faible ; ensuite parce que tant de mois passés loin des hommes de ma sorte, me les rendaient plus sympathiques. Dans ces immenses solitudes, les personnages vêtus du costume targui me représentaient la race blanche ; ma poitrine palpitait pour eux de crainte et d’enthousiasme. Si j’avais eu un fusil à tir rapide, avec les munitions nécessaires, rien n’aurait pu m’empêcher d’intervenir immédiatement. De minute en minute, mon excitation croissait ; elle devenait frénétique…

Cependant, plusieurs groupes de nègres étaient arrivés à une distance assez courte. Tapis derrière des blocs ou dans un pli du terrain, ils attendaient, soit l’instant favorable, soit quelque commandement de leur chef. Soudain, une clameur énorme s’enfla et, dans un rush, les noirs donnèrent l’assaut. Il leur en coûta. Dans cette masse furieuse, les assiégés tiraient presque à coup sûr. Plus nombreux, ou pourvus d’armes modernes, ils auraient pu briser l’attaque. Mais quoiqu’il y eût du flottement, les nègres ne s’arrêtaient point. Bientôt, les plus proches fondirent sur les blancs : il y eut une lutte effroyable ; chaque assiégé se défendait contre une grappe d’ennemis, tel un cerf à l’hallali.

C’est dans ce moment que je fus pris de folie. J’oubliai positivement la distinction entre le moi et le non-moi ; le danger s’effaça dans mon imagination et dans mon instinct. Je ne vis que cette faible troupe écrasée par le nombre. Et, jetant un cri farouche, je dévalai à grands sauts la pente. Je n’étais pas seul : le lion m’avait suivi d’abord, précédé ensuite. Parfois il s’arrêtait pour m’attendre, levait sa tête énorme et poussait un rugissement qui roulait sur le désert comme la foudre parmi les nuages.

Notre apparition produisit un effet formidable. Les nègres ne se rendirent pas un compte exact de ce qui se passait : l’alliance d’un lion et d’un homme dut leur paraître quelque chose de surnaturel. Peut-être, malgré tout, nous eussent-ils attaqués, mais leur besogne était finie. Ils avaient assommé les blancs, assemblé les méharis, les chevaux et les femmes : seules trois créatures humaines et quelques bêtes avaient rompu le cercle de mort. Les nègres firent mine de les poursuivre, mais un rugissement les inquiéta : ils préférèrent se contenter du butin acquis et battirent en retraite, tandis que je me portais vers les fugitifs.


Une double intervention sensationnelle


Ils s’étaient arrêtés, incertains. Mon intervention ne leur paraissait pas moins extraordinaire qu’elle n’avait paru aux noirs : étais-je un ami ou un ennemi ? Accourais-je pour prendre ma part de l’aubaine ou agissais-je par sympathie pour les vaincus ? Et quand même ceux-ci auraient eu confiance en moi, ne devaient-ils pas se défier du sauvage compagnon dont quelques coups de griffe et quelques morsures suffiraient à les anéantir ?

Je compris leur perplexité. J’arrêtai Saïd de la voix et du geste. Il obéit de bonne grâce ; il se coucha, dans la posture qu’il prenait aux embuscades. Je fis alors des signes amicaux aux fugitifs et je leur adressai quelques mots en arabe.

Ils ne se rassurèrent pas tout de suite. Immobiles, ils nous observaient. C’étaient deux hommes et une femme, ou une jeune fille : outre la distance, les deux voiles dont l’un allait jusqu’aux sourcils et dont l’autre montait près des narines, ne permettaient guère de discerner leurs traits.

Comme ils n’avaient plus d’armes, ils étaient à ma merci. Je n’avais qu’à les attaquer, pour que le lion se jetât sur eux et les déchirât. Ils devaient le savoir ; ils attendaient l’événement avec le patient fatalisme des gens de leur race. À la fin, l’un d’eux, d’une voix gutturale, répondit quelques mots dans un arabe désertique. Je n’entendis qu’une partie de ce qu’il disait, une sorte de bienvenue, où s’intercalait, comme de juste, le nom d’Allah. Je répondis par une salutation, j’assurai que je venais en ami. Puis, j’approchai hardiment, suivi de Saïd.

Maintenant, je pouvais voir distinctement les yeux et le nez des inconnus. Le plus grand, vêtu d’un costume sombre, que quelques détails différenciaient du costume targui, montrait un nez en yatagan, des yeux roussâtres, des paupières que l’âge avait mâchurées, un coin de barbe blanche semée de fils noirs. De stature haute, svelte, il était très maigre. Le second, plus court, mieux fourni en muscles, la poitrine élargie, ouvrait des prunelles violescentes, sous des sourcils en surplomb ; malgré le hâle, sa peau s’annonçait mate et pure. Quant à la femme, elle me parut à peine adolescente avec ses yeux immenses, où brûlait la jeunesse et où palpitait la fraîcheur, avec son nez droit, aux ailes délicatement tracées et vite émues, avec son teint qui, dans l’argenture lunaire, paraissait pétri des pétales du lis et de la substance des coquilles nacrées. Il émanait d’elle une séduction ardente et fine, qui tenait à la qualité de sa vie.

Elle tremblait visiblement. Ses petites mains se contractaient avec des pulsations rapides. La peur du massacre était encore sur elle ; l’approche de mon lion éveillait une épouvante neuve.

— Ce n’est rien, dis-je en parlant très lentement pour rendre mon mauvais arabe plus intelligible… Le Seigneur à la grosse tête ne fera de mal à personne.

Elle me regarda avidement, d’un air effaré ; une même expression se marquait dans les yeux du jeune homme. Mais le plus âgé avait compris. Il répondit, aussi lentement que moi :

— Ma nièce a peur ! Ne peux-tu éloigner le lion.

Je me tournai vers Saïd et je passai ma main dans sa crinière. Puis, l’attirant et le guidant, je m’efforçai de le lancer vers le cadavre d’un cheval qui était venu s’abattre non loin de nous. Il se laissa faire ; mais quand je revins vers le groupe ; il me suivit. Sa méfiance était visible : il dardait ses énormes prunelles sur ces personnages, prêt, au premier signal, à les terrasser.

— Il a peur pour moi ! remarquai-je…

— Allah est Allah ! répondit sérieusement le vieil homme.

Et il jeta sur la bête un regard où l’admiration commençait à se mêler de quelque confiance. Quoique les jeunes gens fussent moins rassurés, cependant la docilité du lion les frappait.

— Oui, répondis-je, Allah est grand !… Il a voulu que ce lion sauvât votre vie. Pourquoi redouteriez-vous votre sauveur ?

Je répétai cette belle phrase de cinq ou six manières différentes, faisant appel à tous les synonymes qui voulurent bien se présenter à ma mémoire. À la fin, l’idée se précisa dans la tête du vieillard, qui en fit part à ses compagnons. Elle parut produire d’excellents effets. Le jeune homme montra par son attitude qu’il s’en rapportait au Rétributeur ; la jeune personne trembla moins fort.

Il y eut un assez long silence. Les yeux noirs et les yeux roux, après avoir guetté le lion, se reportaient sur moi, avec ébahissement. J étais une énigme. Pourquoi étais-je accouru, où avais-je dompté ce lion, d’où arrivais-je ? Cela pouvait bien leur sembler fantastique. Chacun des deux hommes l’exprima en répétant :

— Allah est grand !

Puis le vieux demanda :

— Après le Rétributeur, c’est toi qui nous as conservé la vie ? Béni sois-tu, toi, tes parents et ta descendance !

Je répondis gravement :

— Le seul Dieu a tout fait !

Ces paroles leur plurent ; le vieux hocha une tête approbative et sourit.

— Il faut fuir d’ici, les nègres reviendront, ajoutai-je.

Nous jetâmes tous quatre un long regard sur la plaine. On apercevait, dans le clair de lune bleu, trois chevaux et deux méharis rôdant à grande distance. Tantôt ils approchaient, inquiets d’être seuls dans le désert, flairant l’émanation des maîtres, et avides de leur provende du soir ; tantôt, au contraire, ils fuyaient, effarés par l’odeur du fauve.

— Il faut reprendre ces bêtes ! répondit le vieillard, puis des armes et des provisions.

Aucune objection sage ne pouvait être opposée à ces paroles.

Mais un obstacle sérieux nous séparait des animaux. Tous nos regards convergèrent, dans une même pensée, vers le Seigneur à la grosse tête qui rauquait en secouant sa crinière. Comment réunir et faire voyager de compagnie les craintifs herbivores et le fauve pour qui ils ne cesseraient d’être un objet de convoitise ?

Allait-il falloir quitter mes nouveaux compagnons ? Cette pensée m’attristait ; il me sembla qu’elle n’était pas agréable non plus aux autres : sous l’impression de leur fabuleux sauvetage, ils craignaient visiblement de me perdre alors que le péril était menaçant encore.

— Le lion dévorera ce cheval, déclarai-je. Pendant ce temps, tâchez de vous emparer des chevaux et des méharis et de les entraver[2].

— Nous les entraverons ! fit le vieillard. Tandis que je dirigeais mon lion vers la carcasse du cheval, les deux hommes et la jeune femme s’éloignèrent.

Le lion a la réputation de ne pas aimer les cadavres. Je crois que c’est vrai lorsque les cadavres sont « rassis », et complètement faux pour les proies fraîchement tuées. C’est alors une aubaine que le Seigneur à la grosse tête n’a aucune raison de dédaigner. En se trouvant devant un cheval qui tressaillait encore par intervalles, et dont les blessures répandaient un sang généreux, mon camarade ne fit guère de façons. Il acheva la victime en lui ouvrant la jugulaire et se régala bruyamment. La bête était savoureuse et tendre ; après la vieille antilope coriace dont il avait fallu se contenter la veille, c’était un festin.


J’assistai d’abord à la scène, puis je crus pouvoir m’éloigner. Saïd leva la tête, indécis. Mais voyant que les êtres suspects étaient à distance et rassuré par ma voix, il replongea son mufle dans la chair sanglante ; je pus me rendre jusqu’à la place où s’était fait le massacre.

Une douzaine de Touareg (étaient-ce bien des Touareg ?) gisaient sur le sol, ignoblement mutilés ; presque tous avaient le ventre ouvert et les entrailles éparses ; plusieurs crânes répandaient leurs cervelles ; maints yeux, arrachés des orbites, pendillaient sur les joues sanglantes. On voyait aussi quelques carcasses de noirs, trois corps de femmes tuées par erreur ou parce qu’elles avaient résisté.

La vue de ce charnier m’arracha un cri de dégoût ; mais je ne perdis pas de temps à m’attendrir. Mes yeux cherchaient les armes, les munitions, les provisions que les pillards avaient nécessairement abandonnées, dans leur hâte à battre en retraite. Il y en avait plus encore que je ne l’espérais ; des couffes, des sacs, des boîtes, des sabres, des poignards, trois fusils, et même, dans un repli du tertre, quelques sacs de poudre et du plomb. En somme, de quoi nourrir hommes et bêtes pendant une bonne semaine et de quoi se défendre contre des périls imprévus.

À tout hasard, je m’emparai de deux fusils, d’un sabre bien affilé, d’un excellent poignard, de toute la poudre, d’une petite provision d’orge, de dattes, de sel.

— Voilà, me dis-je, quelques bons arguments à ajouter à ceux qu’expriment les griffes et les dents du camarade.

Ainsi songeant, je sortis du fort et m’en fus rejoindre le lieu du festin. Le lion poursuivait sa besogne. Il marqua quelque satisfaction en me voyant de retour et sembla m’inviter à prendre place à table, puis il se reprit à ronger une cuisse.

Là-bas, deux hyènes ricanaient, une compagnie de chacals faisaient entendre leurs clameurs plaintives. Je cherchais les silhouettes humaines. Elles m’apparurent, loin, en même temps qu’un groupe massif, qui se composait des chevaux et des méharis.

— Mon vieux Saïd ! fis-je en tapotant le crâne épais du lion, tu es bien gentil, mais tu ne contribues pas à faciliter les affaires.

Saïd leva la tête et darda sur moi les phares glauques de ses yeux. C’était un regard d’amitié, qui eût suffi à terrifier une tribu de nègres.

— Mange ! repris-je en lui poussant doucement la tête vers la proie…

Il ne demandait pas mieux ; il se remit à savourer la chair fraîche, à déguster le beau sang rouge, et il ne bougea point lorsque je me dirigeai vers mes nouveaux amis. Ils m’accueillirent avec leur flegme natif, mais avec une satisfaction évidente, surtout chez la jeune femme, dont les paupières et les lèvres sourirent : je sentis mieux le charme ténébreux et flamboyant de ces yeux, cette lumière qui évoquait tant de choses très antiques, tant de légendes nées à l’amont des âges, lorsque la terre était plus neuve et le soleil plus vaste !

Le vieillard me montrait les méharis et les chevaux entravés :

— Qu’allons-nous faire ?

— Il faut, répondis-je, que vous me précédiez tous trois, après avoir pris ce qui reste là-bas d’armes et de provisions. Vous me laisserez un cheval. Je vous suivrai à quelque distance. Peu à peu, j’espère, nous pourrons habituer le lion à vos personnes.

Et j’ajoutai :

— Je ne connais pas encore vos noms.

— Je suis Oumar-Koutou ; celui-ci est mon neveu, Abd-Allah ben Brimat, et celle-ci sa sœur Aïcha. Nous venons du village de Djannar, où notre famille est fixée depuis cinq générations, avec des serviteurs noirs. Ils nous ont trahis et se sont joints à la tribu nègre qui nous a attaqués.

— Êtes-vous des Touareg ?

— Non ! Nos pères venaient directement du Moghreb… ils n’ont pas écumé le désert. Nous sommes une race de pasteurs… Cependant nous avons adopté le costume et quelques habitudes des Touareg.

Cette déclaration me plut, car le Targui ne m’est pas sympathique : je me serais méfié de mes compagnons s’ils avaient appartenu à ces tribus menteuses. Après un dernier regard sur Aïcha, je choisis un des chevaux que me présentait Oumar.

— Telha descend des chevaux du prophète ! affirma le vieil homme.

C’était un cheval noir, encore jeune, à la tête forte, aux prunelles aussi calmes que peut les avoir une bête de sang pur. Oumar le caressait pendant que je lui soufflais lentement aux narines, ce qui est encore le meilleur moyen d’entrer en relations avec un cheval. Les jarrets tendus, les narines ouvertes, la bête frémissait de tous ses nerfs. L’agitation d’un beau cheval est un spectacle plein de charme : même à cette heure inquiétante, je ressentais du plaisir à voir frissonner cette magnifique créature vêtue de peluche noire.

Son émotion se calma ; nous commençâmes à devenir amis dès que je lui eus présenté une poignée d’orge.

— Je m’en charge maintenant, déclarai-je au vieil Oumar… hâtez-vous de prendre vos dispositions.

Ce ne fut pas long. Vingt minutes ne s’étaient pas écoulées que les Marocains filaient à bonne allure vers le nord-est.

J’achevai de donner sa provende à mon cheval, puis je me tins prêt à partir. Mon plan était simple. Je comptais prendre quelque avance sur Saïd et, lorsque j’aurais rejoint les Marocains, je leur confierais ma monture, après quoi je réglerais la situation avec le fauve.

Quand je jugeai le moment propice, j’enfourchai le cheval ; je n’eus qu’à lui lâcher la bride pour qu’il partît à grande vitesse. C’était le moment où Saïd, sa fringale satisfaite, et soucieux de mon absence, me cherchait des yeux. Mon brusque départ le mécontenta ; il poussa un rauquement et prit la chasse. J’avais assez d’avance pour n’avoir pas à craindre qu’il nous atteignît à l’improviste et ne se livrât à quelque démonstration fâcheuse. D’ailleurs, capable, sur une courte distance, de devancer l’antilope la plus véloce, il ne pouvait maintenir une allure comparable à celle d’un bon cheval. Loin donc de perdre du terrain, en aurais-je trop gagné si, de temps à autre, je n’avais ralenti.

Telha, d’abord épouvanté de sentir le lion à sa poursuite, avait repris confiance. Il obéissait d’autant plus parfaitement que nous courions à peu près contre le vent, ce qui balayait les effluves. De temps en temps, j’élevais la voix pour guider Saïd.

Notre course dura plus d’une heure, après quoi je me trouvai assez loin du champ de carnage pour ne plus guère redouter les nègres.

J’accélérai, j’arrivai à la hauteur des méharis d’Abd-Allah, puis du cheval d’Oumar. Un coup d’œil sur le site me le fit juger excellent pour une halte. Des mamelons rocheux s’allongeaient devant nous, du haut desquels on pouvait explorer l’étendue ; on distinguait des fissures assez larges pour nous abriter.

— Reposons-nous ici, criai-je à Oumar. Vous mettrez Telha avec les autres bêtes. Je viendrai vous rejoindre plus tard.

Les Maures arrêtèrent leur fuite au bas d’un des mamelons, tandis que j’allais, à pied, retrouver Saïd. Il vint, haletant, d’autant plus que le souper l’avait appesanti, et d’assez méchante humeur. Son attitude n’était guère rassurante. Il grognait, il refusait de me regarder.

Malgré notre familiarité, j’éprouvais du malaise quand il m’accueillait ainsi : comment savoir ce qui se passait dans son âme obscure ? Il lui était si facile de me réduire en bouillie ! Je pris pour lui parler un ton grave qu’il affectionnait :

— Mon vieux Saïd, ne soyons pas morose, nous allons prendre du repos !

Il se calmait, il condescendait à tourner vers ma face ses yeux de phosphore, et j’eus relativement peu de peine à le diriger vers un mamelon où j’avais cru discerner une manière de caverne. Je ne m’étais pas trompé. Un repaire confortable se présenta. J’installai Saïd dans un renfoncement et j’attendis. Il avait une âme d’enfant, pleine d’insouciance ; son inquiétude s’était évanouie : recru de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir. C’était un bon sommeil, sain et profond ; je pus sortir et rejoindre les Maures. Eux aussi avaient trouvé des excavations et, par surcroît, une grotte suffisamment grande pour y loger les bêtes de somme. À l’aide de cordes et de blocs, on pourrait barrer les ouvertures.

Quoique fatigués, nous ne prîmes pas immédiatement du repos : nos nerfs étaient trop vibrants encore. Oumar s’assit sur une saillie rocheuse et, après une courte causerie, il devint rêveur ; ses yeux cuivreux se fixaient sur l’étendue ; une mélancolie détendait son visage. Abd-Allah explora les environs, puis il escalada le plus haut mamelon, dans le dessein de voir au loin. Moi je me tenais près de la jeune Aïcha. Elle était debout, sur la terre rougeâtre, dans une pose qui faisait deviner tout ce qui se cachait de contours rythmiques, de vie pure et fraîche sous les vêtements de neige. Un de ses bras se dégageait jusqu’à mi-chemin du coude ; la petite main sensitive, le poignet rond et flexible, la chair de liseron et d’églantine, formaient un ensemble aussi séduisant qu’un bouquet de lis ou de roses blanches.


L’inconnue mystérieuse


J’admirai cette jolie silhouette dans l’argenture du grand clair de lune. Comme nous étions loin l’un de l’autre ! Avec elle se levaient tous les poèmes de l’humanité, de la Sulamite à la fille du Cygne, d’Ophélie à Chimène. La solitude redoutable, dont j’ignorais même le nom, se peuplait, grâce à cette petite Mauresque, de rêves, d’espérances, de tendresse, de la plus fine émotion. Et elle m’était plus inconnue encore que la solitude ! De sa face, j’apercevais tout juste les fanaux noirs des yeux, et une bande étroite de traits entre les sourcils et la narine. Je cherchais à me représenter le reste ; je me disais que, si même elle avait des lèvres lourdes, un front trop bas, ses yeux auraient tout sauvé — mais j’aurais été déçu : mon imagination traçait des joues aux inflexions nobles, une petite bouche de cramoisi, un front aux fines arcades.

Après un long silence, je murmurai :

— La nuit est douce !

Elle sourit, et, d’un geste, elle fit signe qu’elle ne comprenait point.

J’en ressentis une vive contrariété, et pourtant, de la sentir si étrangère augmentait encore mon émoi.

L’heure était impressionnante. La nappe des rayons lunaires s’étendait à l’infini sur le sol rose, blanc et bleuâtre : on eût dit de quelque lac impalpable, plein de vies légères qui traversaient nos corps comme la lumière traverse le cristal. De-ci de-là passait une noctuelle, ou bien, un rapace rôdait sur ses ailes cotonneuses ; quelque chacal glapissait ; un profil paraissait et s’effaçait au flanc des mamelons ; la brise agitait les parfums subtils du désert ; et les étoiles, mi-noyées, oscillaient ainsi que de petits cœurs de feu. Ah ! nuit surprenante, dont la beauté était faite de choses si simples, dont la variété n’était qu’en nuances ! Il semblait qu’un monde inconnu me fût révélé. Cette nuit, ce désert, cette jeune fille, non seulement résumaient, mais renouvelaient la vie : je renaissais, j’oubliais le temps ; je croyais à je ne sais quelle éternité heureuse qui se confondait avec mon existence même !…


Nous rôdâmes pendant quelques jours à travers des régions qui étaient aussi inconnues aux Maures qu’à moi-même. Il s’agissait de brouiller nos traces ; nous nous y employâmes consciencieusement. Ensuite, nous reprîmes la route du nord-ouest qui devait conduire mes compagnons parmi des gens de leur race.

Saïd, qui avait d’abord été un obstacle et un danger, se familiarisait avec la caravane. Ses frasques devenaient rares. Nous avions soin d’avoir toujours quelque belle pièce de chair afin de couper court aux accès de gourmandise suscités par la présence des méharis et des chevaux. À partir du cinquième jour, nous traversâmes des terres giboyeuses : les bonnes chasses qu’il faisait après le crépuscule rendaient le félin très disciplinable. Puis, il était intelligent et, comme il l’avait bien prouvé, d’humeur plus sociable que ses congénères.

À mesure qu’il semblait moins dangereux, sa société apparaissait plus profitable. En cas de mauvaise rencontre, il valait tout le reste de l’expédition. De plus, il devait nécessairement produire, par sa seule apparition, une impression salutaire.

De mon côté, je m’accoutumais à mes compagnons. Entre Oumar et moi, les communications devenaient faciles. Au fonds de paroles qui nous étaient dès l’abord communes, nous avions joint des termes arbitraires, des gestes, des onomatopées, des intonations qui aidaient puissamment à la compréhension. Aïcha, dont l’intuition paraissait vive, se mêlait à nos palabres ; quoique, en général, elle m’entendît moins bien qu’Oumar, il y avait des nuances qu’elle saisissait mieux. Abd-Allah, insoucieux et moins fin, préférait se servir des autres comme truchements.

Ce n’étaient pas de méchantes gens. Ils avaient leur morale particulière, des préjugés, des bizarreries, des goûts et des dégoûts qui ne s’accordaient pas avec les miens, mais le fond était tolérable. Pour vivre ensemble, la bonne humeur, l’indulgence, l’affectivité, valent mieux que des préceptes. Il en est de la morale comme de la loi : elle est faite surtout pour les êtres sournois, cruels, fauves et brutaux ; les personnes naturellement aimantes et sincères se passent assez bien de préceptes. Malgré l’extrême différence de nos coutumes et de nos idées, nous nous entendions donc, mes Maures et moi : je leur donnais ma confiance ; ils me rendaient la leur avec usure.

Le vieil Oumar avait une tendance évidente à me traiter comme un individu de la famille. Aïcha était naïve et fraternelle ; Abd-Allah seul montrait quelque méfiance.


Les premiers mots échangés


De mon côté, je m’attachais. Après ma longue solitude, je dépensais naturellement mon épargne de « socialité » en faveur des premiers humains rencontrés sur ma route. Mais si j’aimais bien Oumar, si la présence d’Abd-Allah m’agréait assez, qu’était-ce, au prix de l’exaltation où me jetait le voisinage d’Aïcha ? Je ne la connaissais même pas, dira-t-on, je n’avais pas vu son visage, car ce n’est pas voir un visage que d’en voir un fragment. Eh bien, si ! je la connaissais. Dans cette vie au désert, l’être se révèle vite. Chaque acte d’Aïcha marquait une nature fidèle. L’aurais-je connue des années, bien des recoins de son caractère ne m’eussent pas été mieux révélés. Puis, l’amour ne s’est jamais plié aux règles des sages. En donnant aux grâces de la femme une signification si nette, si précise, et qu’il ne faut qu’un regard pour saisir, la nature a promulgué une loi à laquelle les plus prévoyants se soumettent…

Quant au visage d’Aïcha, il faut bien avouer qu’il était ma grande préoccupation et ma grande inquiétude. Sans doute, je chérirais de toute manière la Mauresque, et pourtant !… Avec quelle fièvre je souhaitais que la courbe des joues ne fût pas inférieure à la beauté des yeux !

Je ne sais pourquoi elle n’avait pas encore relevé le nicab, ni abaissé le litham en ma présence. Vierge, elle n’était pas étroitement soumise aux prescriptions qui régissent l’attitude des femmes. Oumar, par surcroît, était plein de tolérance. Or, plutôt que de se découvrir le visage en ma présence, Aïcha mangeait à l’écart. Était-ce ma qualité d’étranger, était-ce quelque pudeur excessive ? Je l’ignorais. Le fait était là. Je ne connaissais de mon émouvante amie qu’une bande de visage !

Un après midi, nous atteignîmes, après une marche assez pénible, le bord d’une rivière. Elle coulait, vive et frissonnante, parmi des palmiers, des myonnbos et des karités. Des flaques d’une herbe haute et fraîche apparaissaient entre les arbres. Et tout le terroir semblait promettre une chasse abondante à Saïd et à nous-mêmes. Mais il fallait s’assurer si la bête humaine ne vivait pas aux alentours. Comme j’avais beaucoup exploré le matin, et que j’étais las, ce furent Oumar et Abd-Allah qui se chargèrent de la tâche. Le premier s’éloigna sur un méhari ; le second partit à cheval ; je me trouvai seul avec Aïcha.

Nous nous installâmes près d’un havre, d’où l’on avait vue sur le courant. Et nous regardâmes couler l’eau avec ce plaisir qu’y prennent à peu près tous les hommes, depuis l’enfant et le sauvage jusqu’au vieillard. Longtemps, sans une parole, nous respirâmes l’ombre odoriférante. Nous étions seuls. Saïd avait choisi une retraite où il dormassait ; les bêtes de somme paissaient l’herbe bleue, verte et violette. Mon cœur jasait comme la rivière ; Aïcha, pensive, avait appuyé sa tête contre un jeune myonnbo.

Jamais elle ne m’était apparue plus émouvante ; jamais non plus je n’avais eu un tel désir de voir son visage.

Nous échangions des propos vagues, brefs et monotones. Mais il y avait entre nos âmes la chose essentielle, qui éclaire et commande, la chose fatale et redoutable qui accroît la signification de la lumière, des herbes et des fleurs.

Je finis par ne plus même essayer de me faire comprendre ; c’était si inutile ! Je parlais en français, je disais, pêle-mêle : « Que vous êtes charmante, Aïcha, d’être si différente des femmes de ma race ! Vos yeux sont l’inconnu, le lointain, l’infini… Puisque le hasard et les circonstances décident de nos petites destinées comme du sort des peuples, c’est un grand événement de vous avoir rencontrée ! Je vous aime, Aïcha. »

Elle écoutait en penchant la tête sur son épaule, tandis que ses bras étincelants sortaient des plis de laine blanche. Et elle savait bien que je disais des choses ardentes et tendres. À la fin, je me courbai ; je posai mes lèvres sur son petit pied.

Elle ne s’attendait aucunement à ce geste ; elle en demeura stupéfaite : cent fois plus étrange que mon discours, il annonçait des coutumes extraordinaires, une forme inconcevable de l’amour.

Mais les femmes comprennent vite les humilités du sentiment ; la Mauresque ne demeura qu’un moment surprise.

— Aïcha, je veux vivre pour toi, fis-je.

Elle sourit, elle secoua la tête, la malice de la femme s’alluma dans ses yeux graves.

— Ne veux-tu pas, demandai-je, que je paye la dot à Oumar ?

— Oumar et toi le savez !

— Mais toi ?… C’est toi qui dois me répondre.

Elle devint pensive.

— Tu ne réponds pas ? repris-je avec agitation…

Je dus répéter plusieurs fois. Alors, une rougeur fine monta jusqu’à ses yeux :

— Je ne peux pas ! murmura-t-elle.

Et je baissai la tête : l’énigme des races parut soudain inscrutable. De même que le nicab et le litham cachaient le visage d’Aïcha, de même des voiles épais séparaient sa mentalité de la mienne.

Elle voyait mon chagrin ; une pitié passa dans les longs yeux de feu et de ténèbres :

— Aïcha est ton amie ! fit-elle doucement.

Elle se leva, elle s’éloigna dans la blancheur ondoyante de son vêtement.

Cette conversation me laissa triste et perplexe. Était-ce le refus de la Mauresque rejetant l’époux de race étrangère ? Était-ce la pudeur, la crainte du lendemain ou l’hésitation de la fille asservie à des coutumes qui en font presque une marchandise ? Je flottais entre les idées disparates ; plus je réfléchissais au regard, au sourire, à l’émotion, aux paroles d’Aïcha, plus elle m’apparaissait énigmatique. J’exagérais, je pense, la part de la race. La femme européenne est-elle moins indéchiffrable, alors qu’elle n’a encore prononcé ni le oui ni le non qui lie ou qui sépare les êtres ?


Aïcha soulève son voile


Aïcha parut plus obscure encore les jours qui suivirent. Elle ne se mêlait plus à nos palabres, elle se tenait à distance aux campements ; elle s’éloignait, furtive, lorsque j’approchais d’elle. Nous traversâmes un désert, puis nous revîmes des terres fraîches. La difficulté d’éviter le contact des hommes s’accrut ; deux ou trois fois, nous aperçûmes des nègres. Ils n’osèrent toutefois pas nous attaquer, mis en fuite par la présence inconcevable de Saïd. Nous continuions à marcher vers l’ouest et vers le nord, sans savoir si le danger était moindre par là, mais soutenus par l’espoir de rallier quelque tribu amicale.

Un soir, nous dormîmes dans un village abandonné, ou plutôt détruit. Le feu avait dévoré la plupart des paillotes, les plantations étaient ravagées, et des squelettes nombreux jonchaient le sol : soigneusement raclés par les vautours, les hyènes et les chacals, on aurait pu croire qu’ils étaient là depuis très longtemps. Mais les cendres, les racines éparses, d’autres indices, firent conclure à Oumar que le drame ne remontait pas à plus d’une quinzaine de jours :

— Nous serons d’autant plus tranquilles ! remarqua-t-il… Tout le pays doit avoir été saccagé… aucune tribu n’aura l’idée d’y revenir avant quelque temps.

C’était logique ; la visite des environs ne fit que confirmer le pronostic.

Le jour était loin de sa fin, lorsque nous décidâmes la halte. Oumar et Abd-Allah firent une battue minutieuse parmi les ruines, d’où ils rapportaient continuellement quelque aubaine nouvelle : noix de kola ou de karité, tubercules, céréales, fruits, racines. Aïcha faisait les préparatifs d’un souper qui devait être plus raffiné que d’habitude. Elle avait allumé le feu dans une paillote ouverte à tous les vents. Et je la contemplai, l’âme ensemble engourdie et tumultueuse. Une lueur d’améthyste enveloppait le village pâle. Des palmiers dressaient leurs pennes élégantes. Une odeur de baumes et de bois chaud s’élevait du feu.

Cependant la Mauresque avait saisi un vase de bois et se dirigeait vers une source pour y puiser de l’eau. Elle s’avançait, blancheur rythmique et comme lisérée de lueurs, sur la terre violâtre. Je lui barrai la route, disant :

— C’est moi qui irai prendre l’eau !

Elle hésita, puis elle me tendit le vase, en me regardant dans les yeux. Ah ! que cette petite minute et cet acte bref parurent considérables ! Je pris le vase, puisai l’eau, et revins à grands pas. Aïcha n’avait pas bougé, elle avait la même pose que naguère. Pourtant, quelque chose d’inouï venait de s’accomplir : le nicab était relevé ! Un front blanc s’élevait sur les sourcils, arqués comme le croissant de la lune naissante, et se perdait dans les ténèbres magnifiques de la chevelure. Je connus que le haut du visage était plus parfait que je n’avais imaginé ; l’herbe féerique de la chevelure avivait le sens des yeux, le front parfaisait les pétales des paupières.

— Aïcha ! fis-je d’une voix ardente, laisse aussi retomber le litham.

Mais elle saisit vivement le vase et se sauva avec un rire argenté… Le soleil venait de s’évanouir. Le couchant se peupla de formes fabuleuses. Des golfes de corail se profilèrent sur des côtes de chrysolithe et de porphyre ; des rivières de soufre coulèrent dans des paysages d’hyacinthe ; il s’éleva des monts de houille et d’ocre, constellés de neiges. Une brise frissonna sur les solitudes ; les bêtes craintives s’enfuirent tandis que les carnivores s’éveillaient dans leurs repaires : dans toutes choses il y eut un reflet de la beauté d’Aïcha.


On ne retrouve que la cruche, le bracelet et la coiffure…


Il arrivait maintenant que je confiais Aïcha à Saïd. Les premières fois, il n’y mit aucune complaisance ; au bout de cinq minutes, il abandonnait la jeune fille et venait me retrouver. À la longue, il consentit à la suivre. Elle était très fière de ce résultat. Mais elle n’osait pas encore lui passer la main sur la crinière ; Saïd se prêtait mal à ce jeu avec un autre que moi. Abd-Allah ayant voulu, un jour, le caresser à la manière d’un cheval, il se retourna avec fureur, et je dus intervenir pour le calmer. Il semblait respecter le vieil Oumar : il dormassait devant lui, tandis que le Maure fumait sa pipe.

Un soir, vers l’heure du repas, Aïcha se leva pour aller puiser de l’eau fraîche à une source lointaine.

— Je prendrai avec moi Saïd, dit-elle en riant ; c’est encore le compagnon le plus sûr.

Abd-Allah qui, depuis quelque temps, se montrait soupçonneux, crut sans doute qu’elle me fournissait ainsi un prétexte à l’aller chercher, car il insista pour la suivre.

Nous restâmes seuls, Oumar et moi. Pas le moindre souffle de vent. On voyait nettement les détails de la plaine, les arbres les plus lointains, dans la clarté immobile du soleil déclinant. Près de nous, un groupe de dattiers était nimbé d’une auréole violâtre, doucement détachée sur le fond de sable jaune. Au loin, les forêts festonnaient l’horizon. La lumière et l’ombre, suivant l’inclinaison du sol, emplissaient les creux, dessinaient le relief des collines. Tout paraissait simple, tranquille, comme on se figure l’époque des patriarches.

Il se passa une heure sans que la jeune fille ni son frère revinssent. Je pensais qu’Aïcha pouvait m’avoir attendu malgré Abd-Allah, dont elle supportait impatiemment les soupçons, et je prenais mon fusil, quand les rugissements de Saïd éclatèrent. Nous ne nous effrayâmes pas d’abord, car le lion, dans ces contrées, aime encore crier sa force sans motif ; mais le rugissement reprit avec une fréquence inquiétante.

C’est à la fontaine que notre course nous porta d’abord. La cruche dans laquelle Aïcha puisait de l’eau s’y trouvait, brisée en mille pièces, la coiffure d’Abd-Allah gisait dans l’eau, et, même, je découvris un petit bracelet appartenant à la jeune fille. Nous ne pouvions plus douter qu’il s’agît d’un enlèvement.

Je sentis que nous commettions une imprudence en laissant seuls nos méharis et nos chevaux, mais les appels de Saïd, l’impatience d’Oumar, ma propre fureur, m’enlevèrent tout sang-froid.

Toujours guidés par les rugissements, nous arrivâmes à un point d’où la bête nous aperçut. Elle s’avança avec un cri plus terrible ; mais la détonation d’un fusil retentit et je la vis revenir soudain en arrière, se réfugier derrière un massif. Je me précipitai. Le sang coulait d’une blessure qu’elle avait à l’épaule. Sa crinière se hérissait de rage ; elle était visiblement partagée entre la prudence féline et le désir de la vengeance. Je la déterminai à me suivre. Elle ne semblait pas avoir reçu d’atteinte sérieuse. Il fallait d’abord obtenir son silence, j’eus recours à un artifice simple et qui réussit : je la muselai avec ma ceinture. Je crois vraiment que, malgré sa répugnance, elle accepta ce qu’elle sentit être, dans son obscur entendement, plutôt une garantie pour moi qu’une précaution contre elle.


Le camp des ravisseurs


La nuit venait, rapide ; il fallait se presser. Aidé par Saïd, j’arrivai en vue d’une clairière où se tenaient une quinzaine d’hommes avec des méharis et des chevaux, quelques prisonniers nègres attachés à la file ; puis, à l’écart, roulés sur le sol, Aïcha et Abd-Allah.

Mon premier mouvement fut de me précipiter sur les bandits. Oumar m’arrêta, en me faisant remarquer que ces gens semblaient installés pour la nuit et que nous pourrions les attaquer dans les ténèbres. Il me proposa de demeurer sur place à les guetter, tandis qu’il irait chercher deux chevaux. Ne fallait-il pas prévoir le cas où nous aurions à les poursuivre ? À pied, nous étions vaincus d’avance.

Je me rendis à ces raisons. Oumar s’éloigna, Saïd se coucha à mes pieds. J’observai le camp. Il était organisé militairement, chaque homme ayant à côté de lui une tranchée où il pût, en cas d’alerte, se coucher pour braver une attaque.

Néanmoins, je me félicitai de ces dispositions ; elles ne prévoyaient guère un assaut avec un auxiliaire comme Saïd.

Hélas, les meilleurs plans ne tiennent pas devant les circonstances ! Comme je ne perdais pas du regard l’endroit où se trouvait Aïcha, je vis s’avancer un homme de haute taille qui se mit à lui parler, puis essaya de la prendre dans ses bras. La jeune fille se débattit, s’échappa et se roula sur le sol, tandis que l’homme se baissait avec l’évidente intention de la ressaisir. Presque d’instinct, je mis l’homme en joue ; une minute plus tard, il roulait par terre, la poitrine percée d’une balle.

Immédiatement, les autres se jetèrent dans leurs tranchées ; plusieurs balles cassèrent des branches tout auprès de moi. Ensuite, un fort groupe, se dissimulant dans les broussailles, se mit à fouiller les environs. J’allais être débusqué. La retraite seule était possible. Je l’effectuai avec prudence et bientôt, à l’orée du bois, j’aperçus Oumar. Il paraissait consterné. Nos chevaux, nos méharis, nos vivres, tout ce que nous avions amassé pour notre voyage à travers le désert, avait disparu. Oumar ne rapportait que les armes et les munitions, cachées avec soin. C’était un désastre ; mais nous ne perdîmes pas de temps à nous désoler et prîmes nos dispositions d’attaque pour la nuit. Elle arriva enfin. Mais nous ne retrouvâmes pas le camp : les pirates avaient disparu.

Sans doute, ils avaient jugé leur position dangereuse et s’étaient transportés dans la plaine, où seule une agression franche serait possible. Nous nous mîmes à la recherche de la caravane, et, après avoir parcouru deux ou trois milles, nous la découvrîmes installée en plaine dans des tranchées faites à la hâte.

Il ne fallait pas songer à la surprendre. Nous résolûmes, Oumar et moi, délaisser passer quelques heures. Une détente se produirait, et, soit que nous tentions l’assaut du camp endormi, soit que nous capturions seulement des montures, l’expédition vaudrait la peine d’être entreprise.

Tandis que les heures tournaient au ciel, je laissai Oumar prendre du repos. L’aube approchait quand je le réveillai. Avec des précautions infinies, nous rampâmes jusqu’en vue du camp. Une fois de plus, l’habile adversaire avait déjoué nos plans ; il fuyait dans la nuit.

Malgré tout, nous nous mîmes à sa poursuite ; quand le jour se leva, la caravane disparaissait à l’horizon… Nous étions horriblement las, affamés, énervés : il fallait reprendre des forces.


Une monstrueuse avalanche


Saïd et moi parvînmes à tuer une antilope qui fournit une viande noire et coriace ; puis nous nous endormîmes d’un lourd sommeil. Au réveil, nous trouvâmes Saïd très inquiet. Je parvins à le calmer, et nous causions, Oumar et moi, quand notre attention fut attirée par la présence soudaine d’une multitude d’animaux. Ils venaient tous du même point et s’écartaient à la vue du lion, qui poussait par intervalles un long rugissement. Nous ne nous inquiétâmes pas autrement et continuâmes notre palabre. Cependant, un bruit lointain s’élevait. Nous comprîmes alors l’inquiétude de Saïd : sa fine oreille percevait ce bruit depuis longtemps ; notre calme le surprenait, l’indignait presque. Toutefois, il avait fini par m’accorder une sorte de pouvoir mystérieux contre tous périls ; malgré sa nervosité, il avait résisté à la panique qui saisissait les autres bêtes. Car elles se multipliaient. On vit surgir de la forêt des antilopes, des zèbres, des troupes de singes, même des oiseaux. Quatre lions passèrent en rugissant. Oumar, plus habitué que moi, pour les avoir entendu raconter, à ces cataclysmes, me dit :

— Ce sont les éléphants !

Il n’achevait pas que les arbres de la forêt se mettaient à onduler ; beaucoup s’abattirent, brisés ou déracinés. Et bientôt, parut l’avant-garde d’une immense troupe d’éléphants, d’autant plus terribles qu’ils étaient visiblement en proie à une panique. J’avoue que je fus d’abord pris d’une peur irraisonnée. Oumar se jeta par terre. Saïd s’enfuit après quelques formidables rugissements.

Dans cet instant terrible, j’eus une inspiration. Je me précipitai vers un bloc erratique qui avait attiré mon attention, je versai le contenu d’une poire à poudre dans une fente et je fis une traînée jusqu’à une légère dépression de terrain ; puis je poussai Oumar vers la dépression et nous nous enfouîmes littéralement sous terre. Le trou fait, je me relevai et regardai venir l’énorme vague animale. La terre tremblait, l’air retentissait du bruit de la galopade et de furieux barits. Mon briquet à la main, j’attendis. Si ma mine fusait, au lieu d’éclater, nous étions perdus ; mon choix avait porté sur une fissure assez étroite ; la poudre s’y était répandue en profondeur ; j’avais obturé l’ouverture du mieux que j’avais pu.

Cependant, les bêtes colossales approchaient. Je n’espérais pas interrompre leur course ; je comptais sur une surprise qui la ferait dévier. Oumar, ignorant mon stratagème, demeurait la face contre terre et attendait la mort. Je ne commençai à battre mon briquet qu’au moment où les éléphants se trouvèrent à quelque trente mètres de ma mine. Lorsque l’explosion éclata, j’étais déjà couché auprès de mon compagnon ; les pierres, lancées avec force, passèrent au-dessus de nos têtes, et le coup de vent de l’air déplacé nous aplatit contre le sol. La masse des éléphants se porta sur notre droite et sur notre gauche. Quand je relevai la tête, je les vis loin déjà, et je tapai sur l’épaule d’Oumar… Il avait cru mourir ; il se retrouvait sain et sauf. C’était un miracle. Il mit le sauvetage sur le compte d’Allah et m’accorda le génie des prophètes.

Cependant, une grande désolation nous enveloppait. La plaine semblait labourée à la charrue ; la lisière de la forêt ne montrait qu’arbres tordus, déracinés, jetés les uns sur les autres.

Nous tînmes conseil. Bien qu’il n’y eût pas à craindre le retour du troupeau, nous résolûmes de chercher un abri. Après une heure de marche, nous découvrîmes une petite colline rocheuse, au flanc de laquelle nous pûmes nous installer sans inquiétude.

Une des plus tristes conséquences du passage des éléphants fut de nous enlever le moyen de retrouver la trace d’Aïcha, d’Abd-Allah et de Saïd. La caravane des pirates n’avait-elle pas péri dans le désastre ? Notre repos fut court et fiévreux. Vers deux heures du matin, un croissant de lune éclaira notre route. Je me fiai à Oumar pour garder l’orientation. Les Arabes ont, dès l’enfance, l’habitude de se diriger dans le désert ; ils tracent presque d’instinct une ligne droite en se servant de repères qui se confondraient pour un œil inhabile.

Quand le soleil se leva, nous n’avions trouvé nulle trace. Nous fîmes tristement notre premier repas, puis nous repartîmes. Sur des lieues et des lieues, le passage des éléphants était marqué comme devait l’être le parcours des armées d’Attila. À la forêt succéda une nouvelle plaine, puis une région rocheuse. Nous désespérions de voir jamais le point de départ du troupeau, quand, vers quatre heures de l’après-midi, une forêt barra l’horizon ; nous reconnûmes vite qu’elle était intacte.


Saïd n’est pas longtemps absent


Nous en suivîmes la lisière aussi loin que nous pûmes apercevoir la trace des pieds d’éléphant.

Mais notre espérance de rattraper la caravane semblait de plus en plus chimérique. S’ils n’avaient péri, les ravisseurs, montés sur de bons chevaux et des méharis, avaient dû prendre une avance énorme. La nuit fut lugubre. Je vis les heures brillantes tourner au cadran du ciel. À peine si, dans ma fièvre, je faisais attention aux bêtes nocturnes, hyènes ou chacals, qui rôdaient autour de notre feu. Au contraire, mon attention fut sollicitée par la soudaine absence de tout bruit. Je levai la tête : j’entendis au loin la fuite d’animaux rôdeurs et je collai mon oreille contre terre. À la longue, je perçus un glissement léger, comme d’une bête qui rampe. J’éveillai Oumar, qui écouta à son tour :

— Ce pourrait être Saïd, dit-il. Il est prudent, il nous reconnaît avant de se décider.

— Les lions ont en effet mauvais nez, ajoutai-je… Nous pouvons aussi nous trouver en présence d’un homme.

Nous nous couchâmes, le fusil en joue ; puis, tout doucement, je me mis à siffler sur une modulation que Saïd connaissait bien. Un rugissement répondit, une masse formidable tomba près de nos tranchées :

— À bas, Saïd.

Un grondement de joie, et la bête rampa. C’était bien Saïd ! Notre joie fut profonde ; devant les forces obscures, c’était une grande sécurité d’avoir avec nous ce fauve compagnon… Nous nous remîmes à la tâche dès l’aube, et nous marchions depuis longtemps, penchés vers la terre, quand Saïd gagna une petite éminence sur notre gauche et, de là, couché, parut guetter une proie. Je le rejoignis avec prudence ; je faillis pousser un cri en apercevant, à la distance de deux milles environ, la caravane. Elle venait vers nous : sans doute, elle avait fui devant les éléphants, en biaisant, en gagnant la zone neutre. Nous nous trouvions, par un hasard singulier, en avance sur elle.

L’éminence était un excellent poste de combat. Nous y prîmes position. Les pirates s’avançaient sans défiance.

— Avant qu’ils aient eu le temps de se reconnaître, dis-je, nous pouvons en jeter au moins quatre à bas de leur monture.

La chose marcha comme nous l’avions calculée ; nos coups frappèrent trois hommes ; le lion en déchira deux autres ; mais ensuite, les pirates, décidément bien commandés, offrirent une résistance vive et sagace. Devant la violence de leur feu, nous fûmes débusqués et contraints de fuir. Ils nous rabattirent vers l’entrée d’un ravin. Assez large au début, il devenait plus étroit à mesure ; ce ne fut bientôt qu’une fente ; puis apparut une végétation épaisse. La position semblait bonne. Notre tir menaçait toutes les crêtes et nous pouvions nous dérober derrière des roches.

Je mis Saïd à l’abri ; puis, Oumar et moi, attendîmes l’attaque. Il fallait souhaiter qu’elle fût audacieuse, car c’était notre dernière chance de causer à l’ennemi des pertes assez sensibles pour le dominer. Mais deux ou trois fusils se montrèrent seuls en des points favorables au tir. J’eus le bonheur de blesser un bandit plus hardi que les autres, et c’était sûrement un personnage notable, car une fusillade terrible, mêlée de vociférations et de menaces, nous cribla pendant une demi-heure.

— C’est peut-être le chef, dit Oumar. Dans ce cas, des guerriers se voueront à sa vengeance.

Après une heure environ, nous vîmes trois Arabes descendre avec précaution dans le ravin, tandis que la pluie des balles nous menaçait plus impérieusement.

— Voilà ! dit Oumar. Ils ont fait le sacrifice de leur vie.

— Ce sont trois hommes perdus.

Et, me courbant sur mon fusil, je tuai net le premier. Les deux autres se cachèrent avec soin et nous envoyèrent cinq ou six balles qui ne pouvaient nous atteindre directement. Nos agresseurs durent se découvrir une ou deux fois ; nous les manquâmes ; ils gagnèrent du terrain. Leur abri était plus sûr que les précédents ; leurs balles devinrent menaçantes. S’ils demeuraient là, embusqués, tout plan d’évasion nocturne s’évanouissait. J’examinai la situation avec cette acuité que donne un grand péril : la tactique qu’ils avaient adopté pour nous rejoindre, nous pouvions la suivre pour aller vers eux, et avec plus de sécurité, car les pentes du ravin se déchiquetaient davantage en approchant du fond. Restait la mitraillade des crêtes ; cinq abris s’offraient, séparés de quelques mètres à peine. On y échappait aux fusils d’en haut comme à ceux d’en bas. Certes, on risquait vingt fois la mort, mais c’était l’unique chance d’un sauvetage définitif.

J’armai avec soin mon fusil et me précipitai dehors. Ce mouvement causa une telle surprise que nul ne songea à tirer avant que j’eusse gagné le premier abri. Ma nouvelle position me donna un avantage inattendu : par une fissure, je pouvais voir, sans être aperçu, un des bandits penché là-haut, l’arme prête ; j’introduisis le canon de mon fusil dans la fissure, et, visant longuement, je logeai une balle dans la tête de l’homme.


Dans le ravin de l’asphyxie


Ce coup imprévu occasionna un désarroi dont je profitai pour gagner le deuxième gîte. J’essuyai le feu des Arabes embusqués dans le ravin, mais aucune balle ne me toucha. Le troisième gîte se trouvait du même côté que celui des envahisseurs. Je ne resterais sous leur feu qu’une seconde. Pour dépister la fusillade d’en haut, je fis un faux départ vers le fond, puis, soudain, je traversai d’un élan.

Ce que j’avais fait n’était rien auprès de ce qui restait à accomplir. Mon nouveau poste et celui des Arabes étaient en quelque sorte adossés. J’avais le choix entre deux tactiques : gagner un quatrième gîte, d’où je dominerais les deux Arabes, ou attaquer brusquement. Le danger était presque égal dans les deux cas. Je préférai l’attaque. Saisissant un poignard de chaque main, je me précipitai dans l’abri de mes adversaires. Ils n’eurent pas le temps de tirer.

L’homme que je frappai de la main droite tomba comme une masse ; l’autre, blessé au côté, eut la force de saisir son sabre.

Il ne me reste qu’un vague souvenir du corps à corps qui suivit. Je me rappelle avoir saisi la poignée du sabre dont la pointe me balafra le front, avoir été mordu cruellement à l’épaule, avoir riposté par des coups hasardeux, enfin, avoir senti mon adversaire s’affaisser sur moi, tandis qu’une terrible fusillade détachait des fragments de roc.

Les brigands de la crête, furieux de mon succès, s’étaient précipités à l’entrée du ravin. Le vieil Oumar en blessa trois. Cela suffit pour faire reculer les autres. Je me reprenais à ce moment, et, profitant de l’épaisse fumée produite par les décharges, je courus auprès de mon ami.

Nous savourâmes d’abord la douceur de cette victoire. L’ennemi semblait se recueillir. Je pense qu’il ignorait la présence du lion. Peut-être avait-il vu Saïd en notre compagnie, mais il devait supposer une singulière coïncidence, non la vérité. Je comptais beaucoup sur ce point pour le surprendre.

Mais j’avais mal interprété le silence des adversaires. Ils ne se bornaient pas à nous guetter et j’en eus bientôt la preuve : une masse d’herbes enflammées, mêlées de branchages, croula dans la fissure. Et des voix ironiques clamèrent :

— Voici des provisions !

En même temps, le combustible tombait de toutes parts. Le feu s’étendit et s’éleva ; l’atmosphère de vint irrespirable ; une horrible chaleur commença de nous envelopper. Nous nous vîmes perdus :

— Mektoub ! fit Oumar, en baissant la tête avec l’immense résignation de sa race.

Ah ! je ne partageais pas ce fatalisme. Je poussais des hurlements de rage. Mais la chaleur redoublait. Je me dirigeai vers le fond de l’excavation, où se tenait Saïd. Le lion paraissait plus inquiet qu’Oumar. Sans doute, pour lui, rien n’était écrit. Je le trouvai grattant énergiquement le sol, comme pour se frayer un passage dans la terre ; et je fus frappé de voir qu’il creusait ainsi, non pas en bas, mais en haut de l’excavation. Je pris un poignard court, à lame très large, qui se trouvait à ma ceinture, je me mis à fouir. La terre s’amollissait, se désagrégeait rapidement ; une ouverture parut. Je redoublai d’ardeur. Oumar se joignit à moi. Nous mîmes enfin à découvert une sorte d’issue que l’instinct de Saïd avait devinée. L’espoir rentra en nous.

Cette issue n’était que le prolongement du ravin : un regard suffit à nous en convaincre. Mais ce prolongement, très étroit, passait inaperçu à la surface, à cause des végétations. Il ne se rouvrait largement qu’à une vingtaine de mètres.

En tous cas, nous pouvions tirer parti de cette ouverture. Nous nous hâtâmes donc de l’élargir afin de passer le plus vite possible de l’autre côté. Je m’y engageai le premier ; puis je laissai venir Saïd dont je parvins, Dieu sait avec quelle peine ! à maîtriser l’envie de fuir. Oumar, après avoir sacrifié un vêtement pour boucher l’ouverture, s’était mis à entasser les pierres et la terre, consolidant tant bien que mal son œuvre. Je l’aidai dès que Saïd fut plus calme. Puis nous demeurâmes immobiles dans l’attente de la nuit. Sans doute, de l’autre côté, les Arabes activaient encore le feu. Nous les entendions crier d’enthousiasme devant leur œuvre sauvage. Au moins étions-nous assurés qu’ils ne descendraient dans le ravin pour trouver nos cadavres qu’après le refroidissement du brasier.

Cependant, avec d’infinies précautions, nous cheminâmes le long du deuxième ravin, de plus en plus étroit, mais toujours accessible. Le sol montait à mesure. Saïd ne m’opposait plus de résistance. Après nous avoir indiqué un moyen de salut que nous n’aurions pu découvrir sans son aide, il nous abandonnait le soin d’en tirer parti.

Nous montâmes peu à peu jusqu’au niveau de la plaine. Là, cachés par le feuillage, nos fusils prêts, nous pûmes voir les pirates à l’œuvre. Ils ne cessaient d’entasser les herbes sèches et les brindilles. Une grande colonne de fumée s’en dégageait vers l’ouest, à angle droit avec la direction de notre gîte.

Cependant, le soleil déclinait, et nos ennemis cessèrent d’alimenter la flamme. Ils voulaient, avant la chute du jour, s’assurer de notre mort ! Petit à petit, le feu tomba. Ils ne pouvaient descendre avant que la pierre fût refroidie. Je crus le moment propice. Tandis que toute la caravane, dans une curiosité féroce, se penchait vers le ravin, je laissai partir Oumar. Protégé par des broussailles, il gagna facilement un bosquet à quelque distance. Restait Saïd et moi. Devais-je partir le premier en essayant d’obtenir du lion qu’il demeurât tapi ? Il était douteux qu’il comprît une tactique aussi compliquée. Me voyant fuir, il voudrait fuir aussi, et cette fuite pouvait lui être funeste aussi bien qu’à moi.


Première victoire : nous volons deux chevaux


Je résolus donc, quelque difficulté qu’offrît l’entreprise, de me retirer avec le lion. D’ailleurs, Saïd rampa dans la brousse sans faire plus de bruit qu’une couleuvre. Moi-même, j’avançai lentement. L’ombre couvrait notre marche, quand une grande agitation du côté du ravin m’annonça que les pirates venaient de découvrir les traces de notre évasion. Je jugeai qu’ils dégageraient l’ouverture et, suivant notre piste au petit bonheur, déboucheraient, comme nous, dans la plaine. Je résolus donc d’attendre ceux de mes adversaires qui me découvriraient. Avec l’aide de Saïd, je pouvais espérer les mettre en déroute, et, d’autre part, s’ils me dépassaient, je risquerais un coup de force vers le camp mal gardé, je reprendrais peut-être Aïcha.

Tandis que les cavaliers se perdaient au loin, les explorateurs du ravin découvraient ma trace. Ils étaient quatre. Ils allaient vite. Voyant que je ne pourrais les éviter, je les laissai approcher jusqu’à vingt mètres, puis, d’un coup de feu, j’abattis le premier, tandis que Saïd en déchirait deux autres. Le quatrième s’enfuit éperdûment. Cette victoire m’aurait ouvert le camp, si les cavaliers n’étaient revenus pour le défendre. Je n’hésitai pas à gagner le bois, trop heureux d’avoir affaibli nos adversaires. Le vieil Oumar était déjà en route pour me rejoindre. À ma vue, il poussa un cri de joie, ce qui était un excès chez un fataliste accoutumé depuis l’enfance à dérober ses sentiments.

— Pour le moment, dis-je, nos ennemis sont assez piteux. Leur campement sera toujours accessible à deux hommes courageux. Nous pouvons rôder alentour, faire déchirer leurs méharis et leurs chevaux par Saïd, leur causer d’irréparables pertes.

— Mais, répliqua Oumar, ils peuvent se remettre en route, et, montés comme ils le sont, nous devancer, échapper à notre poursuite.

— C’est pourquoi nous ne perdrons pas de temps et tâcherons de nous emparer de quelques-unes de leurs bêtes de somme.

La nuit était favorable à notre entreprise ; nous arrivâmes bientôt en vue du camp. Il fut convenu que Saïd et moi jetterions l’alarme au sud, tandis qu’Oumar s’approcherait assez pour s’emparer de deux chevaux. Après quoi nous battrions en retraite. Ce plan réussit. Saïd épouvanta les Arabes par ses rugissements, et jeta le désarroi parmi les chevaux. Oumar en saisit deux qui avaient rompu leur longe. Un coup de sifflet signala la réussite de l’entreprise. Malheureusement, les pirates l’entendirent aussi bien que moi ; deux d’entre eux sautèrent en selle pour rejoindre mon compagnon qui galopait déjà. D’un coup de feu, j’arrêtai un des coursiers ; le grondement de Saïd fit rebrousser chemin à l’autre.

Oumar me montra deux magnifiques bêtes, qu’il entrava, car la présence de Saïd les faisait ruer et s’ébrouer de terreur, ce qui nous convainquit que nous n’avions repris aucune des montures déjà habituées à la présence du lion.

La nuit était éclatante et douce. La lueur des étoiles permettait de voir confusément toute chose. Malgré notre angoisse, je goûtai le charme divin de l’heure, je me retrouvai une âme d’Européen contemplateur. Douloureuse antithèse, cette lutte féroce, cette humanité si dure et si sauvage, et ce grand ciel évoquant tous les beaux rêves de ma race.

Je ne pense pas qu’Oumar songeât à rien de semblable. L’Oriental, dans lequel nous avons vu un contemplateur, ne pense pas. Il laisse entrer la voix obscure des choses ; il limite son rêve au lieu de l’agrandir, il accroche son espérance à quelques grosses réalités, et s’efforce de demeurer imperturbable.

Au loin, les forêts barraient d’un trait onduleux la ligne de l’horizon, des dattiers découpaient sur la nuit des silhouettes d’encre. Les moindres choses tremblaient dans le mystère, dans la poésie des pénombres.


Saïd « prend » la chasse


Bien avant le jour, j’éveillai mes compagnons. Oumar fabriqua une sorte de mors avec des chiffons, mais nous comptions plus sur nos jambes, pour guider nos montures, que sur leur bouche. Heureusement, c’était des bêtes assez dociles ; la présence du lion les ayant affolées, elles se contentèrent d’essayer un départ impétueux que nous pûmes réprimer. Saïd, suivant son habitude quand j’étais à cheval, se tint assez loin en arrière. Au bout d’un quart d’heure, nos bêtes furent domptées ; nous pûmes nous approcher du campement. Les pirates s’étaient mis en route. Ils avaient de bonnes raisons pour nous fuir : deux hommes bien montés, braves et adroits, peuvent faire le plus grand mal à une troupe peu nombreuse et encombrée de butin.

Nous mîmes nos chevaux au trot, guidés par Saïd, qui avait pris la chasse. Il nous fallut traverser une forêt où, par surcroît, nous ne trouvâmes pas une goutte d’eau. Cependant, les allures du lion annoncèrent la proximité de l’ennemi. Je mis pied à terre, et, laissant Oumar avec les chevaux, je partis pour reconnaître la caravane.

Nous arrivâmes dans une éclaircie très vaste au sein de la forêt. Une flore basse y vivait péniblement parmi de minces couches d’humus formées par le travail des lichens. Des serpents, des lézards, des insectes énormes se levaient à chaque pas ; d’immenses fourmilières prospéraient.

Ce lieu désolé me causa une impression de découragement. Il était trop visible que les pirates n’y campaient pas. Je n’eus, pour m’en assurer, qu’à grimper sur la plus forte éminence et à jeter un regard vers l’horizon. On ne voyait rien qui révélât la présence de l’homme. L’instinct de Saïd le trompait donc.

— Eh bien ! mon bon ami, fis-je, nous avons fait fausse route !

Il leva son grand mufle roux… Ses yeux brillaient. Je crus comprendre qu’il n’était pas aussi déçu que moi. Il s’avançait avec une extrême prudence vers une sorte de muraille formée par un entassement de pierres : dans un coin, à l’ombre, se trouvaient trois petites auges naturelles pleines d’eau : Saïd n’avait servi qu’à découvrir une chose entre toutes précieuse mais que mon anxiété reléguait au deuxième plan. Je rendis justice à son intelligence, mais je regrettai amèrement le temps perdu. Toutefois, ayant rempli mes deux gourdes, je savourai à longs traits l’eau la plus fraîche et la plus agréable que j’eusse rencontrée depuis longtemps. Tout en buvant, je fis machinalement une remarque : j’avais puisé à celle des trois auges qui se trouvait assez loin sous la roche pour que l’approche en fût incommode, même à des oiseaux : les fientes déposées à la margelle des autres auges avaient décidé ma préférence pour la troisième. Or, je m’avisai que des bêtes ou des gens étaient venus boire à la même auge que moi : le niveau de l’eau dans le réservoir s’était abaissé de deux ou trois centimètres, laissant sur les parois une sorte de galon d’humidité qui n’avait pas eu le temps de sécher.

Cette découverte me frappa. Je me penchai pour étudier le sol, et, après de longues investigations, je pus démêler, sur une touffe de mousse, la trace d’un pied humain. Le flair des lions ne vaut certes pas celui des chiens ; mais, comme toutes les bêtes fauves, ils ont des moyens à eux pour se retrouver là où nous errons. J’appelai Saïd, je lui montrai la touffe. Sans hésiter, il me mena vers un autre endroit de la vaste éclaircie.

On eût dit une grande route empierrée par des géants, une chaussée de blocs mal réunis, pleine de fissures, mais offrant une certaine régularité favorable à la marche des chevaux. Je compris que la caravane, si elle avait traversé l’éclaircie, aurait choisi ce chemin. Bientôt, je reconnus le passage de nombreuses bêtes de somme, je suivis la piste. Elle tournait à travers les pierres, puis se mettait à descendre.

Je crus à quelque colossale caverne où les pirates remisaient leurs chevaux et leurs méharis, tandis qu’eux-mêmes campaient dans les environs. Saïd en savait plus que moi là-dessus ; il se glissait silencieusement vers l’ouverture. Je le suivis. Un long couloir de vingt mètres d’abord, puis, un coude : la pente devenait plus rapide, l’ombre s’épaississait. Si j’avais été seul, je me serais arrêté devant cette gueule de l’enfer, mais Saïd avançait toujours. Ses instincts de chasse s’étaient réveillés. Il semblait prendre la partie à cœur, marchant comme un chat qui guette une souris, et je l’imitais, je me glissais dans son ombre. Ce que nous avions le plus à craindre, c’est que les chevaux et les méharis signalassent sa présence. Ils le font de très loin en plein air, mais je pensai que, dans la caverne, ils ne percevraient pas aussi facilement les fumets du fauve. Nous avancions toujours. Au début, la lumière avait décru ; puis elle demeura stable. Une sorte de crépuscule assez doux tombait des voûtes de la caverne, sans qu’il fût possible de voir le ciel. J’en conclus que l’entassement irrégulier des pierres formait notre plafond. Nous descendions toujours. Une vague rumeur montait vers nous. Au tournant d’une galerie, cette rumeur augmenta ; je reconnus le bruit de l’eau qui coule. Quelques pas encore, j’aperçus une nappe courante, une véritable rivière souterraine. Son cours me mena à travers des galeries qu’elle avait vraisemblablement creusées. L’ombre, à présent, alternait avec la demi-clarté ; de grandes salles crépusculaires succédaient à des tunnels obscurs. Généralement, la rivière coulait à ma gauche, dans le flanc du roc, d’autres fois, elle passait au demi-jour, et on la voyait disparaître et reparaître ainsi qu’un filon de métal. J’avançais assez rapidement. Dans toute autre grotte, il aurait fallu se préoccuper du retour ; mais ici, la rivière servait de guide, on ne pouvait se tromper. Après une demi-heure de marche, je me trouvai dans une véritable salle hypostyle dont la voûte était soutenue par plus de cinquante piliers naturels. La rivière y sinuait avec lenteur. J’entendais le frôlement des eaux contre la pierre, et leur clapotement cristallin. Une impression de grandeur mystérieuse me pénétrait ; je ne m’y abandonnai pas, car, au bruit de l’eau, se mêla bientôt un autre bruit qui lui ressemblait un peu, mais plus sourd, plus irrégulier : des voix humaines ! Saïd l’avait perçu plus tôt que moi. Il se coucha à mes pieds pour m’indiquer qu’il y aurait péril à s’avancer davantage.

Cette leçon de sagesse fut inutile : un formidable hennissement roula par les profondeurs de la caverne. D’autres suivirent, puis le tapage de chevaux qui s’ébrouent, le cri bizarre des méharis, enfin une voix d’homme hurlant des ordres ; des sanglots de femmes apeurées. Je pris Saïd par la crinière et nous nous sauvâmes jusqu’à l’entrée de la grotte. Là, mon premier mouvement fut de gagner la forêt ; mais je réfléchis que je perdais ainsi une occasion unique de revoir Aïcha. Je résolus donc de jouer une partie décisive et de me cacher avec Saïd aux environs. Il me resterait au besoin, comme dernière ressource, une attaque foudroyante avec l’aide du lion. Je choisis un groupe de pierres assez hautes pour nous cacher, et, le cœur palpitant, j’attendis.


L’ombre de la caverne est vivante


Deux hommes seulement parurent à la sortie de la caverne. Bien qu’ils fussent armés jusqu’aux dents, j’aurais pu rapidement en venir à bout, avec l’aide de Saïd ; mais, quand ils n’eussent pas crié, leur absence aurait jeté l’alarme, et déterminé les survivants à nous poursuivre. Je me tins donc coi, et j’eus la satisfaction de voir les pirates rentrer dans la grotte, après une courte inspection du paysage. Les chevaux sont des bêtes sujettes aux frayeurs imaginaires. Les nomades, sans doute, s’étaient rassurés.

J’attendis environ une demi-heure, puis je me préparai à ma nouvelle expédition. Ordre fut donné à Saïd de demeurer à l’entrée de la grotte… Il rechigna d’abord, mais, après trois ou quatre tentatives, comme je le ramenais chaque fois, il finit par se résigner. Pour plus de certitude, je revins à des intervalles assez longs, et, le trouvant paisiblement couché, je le caressais et lui adressais la parole. Il a toujours été très sensible aux inflexions de ma voix. Quand je crus l’avoir ainsi bien persuadé, je m’enfonçai dans les profondeurs du souterrain.

À ce second voyage, je me rendis mieux compte de la longueur du chemin. J’évaluai à sept ou huit cents mètres la distance où se trouvait le camp. La grotte semblait ne former qu’un long boyau d’abord, ensuite elle s’ouvrait, se répandait en salles, et, peut-être, en ramifications.

Je me mis à étudier avec soin la rivière. Elle coulait avec une lenteur extrême : il m’était difficile de savoir d’où elle venait, car, de ce côté, l’ombre allait grandissant jusqu’à la plus épaisse ténèbre ; mais, suivant son cours, elle arrivait bientôt dans la zone crépusculaire : on la voyait disparaître deux fois, puis reparaître au loin, à l’endroit où j’avais entendu des voix. Je reconnus le sens du courant en faisant flotter une de mes gourdes.

Il était impossible d’arriver, sans le plus grand danger, auprès du campement ; l’espèce de chaussée qui y menait se trouvait exposée à tous les regards ; même en rampant, il eût fallu s’exposer à chaque minute ; le simple choc d’une pierre tombée pouvait éveiller de terribles échos. Mais l’eau est une route silencieuse. Par surcroît, cette route marchait dans la direction des pirates. Je n’aurais qu’à m’abandonner au courant pour m’approcher, presque indéfiniment, d’Aïcha. Cette pensée s’empara de moi avec une telle force que je ne me donnai pas la peine de bien l’examiner. Dévêtu en un clin d’œil, je ne gardai que mon caleçon. Pour être sûr de retrouver mes vêtements, au cas où je jugerais la retraite nécessaire, je les portai jusqu’à l’entrée de la caverne, où je les cachai sous une pierre, Saïd était toujours là, assez morose. Il fit de nouveau deux ou trois tentatives pour obtenir de m’accompagner, mais je m’obstinai.


Au fil de l’eau


Je revins donc jusqu’à la chute, et me mis à l’eau. La rivière contournait les piliers, entrait dans l’ombre pour revenir ensuite au demi-jour. Malgré tout ce que la situation avait de dramatique, je ne pouvais m’empêcher d’admirer ce grand ouvrage des forces naturelles. Certaines voûtes évoquaient les plus splendides cathédrales. Des colonnes qu’on eût cru empruntées aux temples kmers du Cambodge dessinaient de vagues profils d’animaux. La lumière voilée tombait en éclairages fantastiques.

Mes yeux s’habituaient aux demi-ténèbres. Je distinguais les anfractuosités de la pierre, je me rendis compte que des animaux habitaient ce prodigieux souterrain. Une grande chauve souris, probablement du genre vampire, essaya à plusieurs reprises de se poser sur ma nuque. Je dus faire la planche, et d’un geste de la main écarter la bête importune. Préoccupé de ne faire aucun bruit, ma situation était fort désagréable. Il eût fallu donner à la chauve-souris un coup décisif et je n’osais frapper. À la fin, je pris le parti, quelque répugnance que j’en éprouvais, de la laisser se fixer et de commencer son odieuse opération. Ce fut une minute indicible. Les pattes froides se posèrent sur ma nuque ; à peine si je sentis la piqûre ; mais alors, d’un mouvement rapide, je saisis l’animal par la tête et le plongeai sous l’eau. Il s’y débattit quelques secondes. Je le tenais encore à la main qu’on essayait de me l’arracher. Je levai ma proie à fleur d’eau, et je vis des poissons énormes qui la suivaient.

Cet incident me causa une véritable horreur. Je savais assez mon histoire naturelle pour ne pas imaginer ici la présence de monstres aquatiques ; il me suffisait de penser que certains poissons, dans l’absence de nourriture végétale, avaient pu développer leurs instincts carnassiers. L’idée de sentir tout à coup une rangée de dents pointues m’entrer dans le ventre n’avait rien de réjouissant.

Mes craintes étaient vaines ; aucune bête ne m’attaqua. D’ailleurs, j’approchais de l’endroit où se trouvait le campement ; toute mon attention se porta sur le foyer autour duquel s’agitaient des ombres. Une voix s’éleva, d’autres formes parurent, une grande agitation se manifesta parmi la bande de pirates, puis le silence reprit, auquel succéda une prière. À ce moment, j’entrais dans un tunnel ténébreux.

Dans l’obscurité, j’entendais un gargouillement comme d’une eau qui aurait peine à s’échapper d’une fente trop étroite. Je voulus prendre pied, mais je coulai à pic. Je remontais à la surface, essayant de revenir en arrière, quand, soudain, je me sentis entraîné et aspiré, en quelque sorte, par l’ombre. Peut-être aurais-je réussi à m’en tirer si, dans les efforts que je faisais, ma tête n’avait porté contre une saillie. Étourdi, je perdis durant quelques secondes le sens de la vie… Il me serait difficile de dire exactement ce qui m’arriva : cahoté, déchiré sur des pierres aiguës, à demi noyé, je reparus enfin au jour dans une eau qui, se répandant en un large lit au sortir du tunnel, reprenait son cours lent et tranquille vers le camp.

Cette aventure me rendit terriblement inquiet ; j’observai avec soin la rivière avant de m’abandonner à son cours. Bien qu’il parût évident qu’on devait atteindre l’entrée de la grotte, en traversant plusieurs fois l’eau, je me figurais mal la route, et comment je la retrouverais. Enfin, mon désir de revoir Aïcha l’emportant sur mon amour de la vie, je repris ma nage silencieuse.

J’approchais du but. De temps en temps, au sortir de l’ombre des piliers, la lueur du foyer arrivait jusqu’à moi. Je distinguais assez nettement les visages. Quelques femmes accroupies mangeaient à l’écart…

Un Arabe se leva, et dirigea son regard de mon côté. Je n’eus garde de bouger, mais, insensiblement, je plongeai la tête dans l’eau pour m’effacer davantage. Une balle frappa l’eau à quelques centimètres de ma tête, un tonnerre résonna sous les voûtes, se répercutant de pilier en pilier. L’Arabe m’avait évidemment visé. Il fallait trouver un refuge. La fumée du coup de feu me faisait un rideau ; je m’approchai de la rive, j’y vis une sorte de havre, et d’un seul élan je m’y blottis. Quand la fumée se trouva dissipée, les Arabes ne purent m’apercevoir. Je sus, d’ailleurs, qu’ils avaient cru tirer sur quelque gros poisson, car le tireur s’installa au bord de la rivière, avec la paresse naturelle à sa race, attendant que la proie lui fût amenée par le courant.

J’avais craint que la détonation n’attirât Saïd ; mais, soit qu’il n’osât pas enfreindre mes ordres, soit qu’il n’eut pas entendu, rien ne décela son arrivée. Faible, déprimé, languissant, j’avais faim, j’avais froid et ma vie tenait à un fil !… À la fin, las de son guet inutile, l’Arabe rejoignit ses compagnons. Je balançai une minute entre le projet de me remettre à l’eau et celui de m’avancer en rampant sur les pierres. Les deux systèmes présentaient de graves dangers.

Je choisis cependant la route de terre, et ne tardai pas à m’enfoncer dans une galerie qui, tour à tour, s’éloignait de la rivière et y revenait. Le bruit des voix me guidait. J’arrivai ainsi jusqu’à une sorte de fenêtre : elle dominait une salle ronde où, sur une civière transformée en lit, gisait un blessé. Trois femmes étaient avec lui ; deux s’occupaient constamment de lui donner à boire et se penchaient vers sa bouche pour entendre ce qu’il disait, la troisième demeurait accroupie dans une pose découragée : je reconnus Aïcha. Par une chance inespérée, tandis que les autres me tournaient le dos, Aïcha avait le visage de mon côté. Sachant combien le moindre mouvement sollicite plus notre œil que l’objet le plus remarquable, j’agitai ma main tout doucement ; Aïcha leva les yeux !…

Elle fut émue, certes, mais, en vraie Mauresque, elle ne le manifesta ni par un cri ni par un geste. Son regard même, après une palpitation, s’immobilisa ; elle fixa sur moi des yeux sans expression. Cinq minutes coulèrent ainsi, puis, se levant, elle se promena comme quelqu’un qui se délasse et passa près de moi en murmurant tout bas :

— Attends.

J’attendis une heure. J’aurais attendu une éternité. Les sentiments qui m’agitaient allaient de la joie à la crainte mortelle. Si j’avais écouté mon impatience, j’eusse résolu l’enlèvement immédiat d’Aïcha ; mais je ne voulais pas risquer son existence. D’ailleurs, durant mon attente, j’appris que le blessé était le véritable chef des pirates. Il commandait en maître. Deux ou trois fois, il fit venir des hommes auxquels il donna des ordres, et qui l’écoutèrent avec une grande déférence. Il s’était emparé d’Aïcha. Cette circonstance la gardait contre le déshonneur, car le chef était grièvement blessé.

Il remplissait des fonctions religieuses qui accroissaient son prestige. Aïcha savait qu’il ne manquerait pas d’aller faire la prière du soir auprès de ses hommes et qu’il arriverait un moment où elle se trouverait seule. En effet, les pirates bientôt enlevèrent le blessé sur son lit et le transportèrent dans la salle que j’avais aperçue de loin. Les deux femmes l’accompagnèrent. Aïcha demeura seule : elle leva sur moi des yeux étincelants, puis, dans un geste résolu, ôta les voiles qui lui cachaient le visage. Je compris la signification de cet acte, et je demeurai dans un saisissement de joie. Malgré tous les périls qui nous environnaient, cette minute fut prodigieuse.

— Pars, dit-elle.

— Je veux te sauver, murmurai-je.

— C’est impossible maintenant. Attends-moi hors des cavernes. Tous les jours, je sors, surveillée par deux ou trois hommes seulement. Mon oncle, Saïd et toi, pourriez me reprendre ; mais il faudrait des chevaux.

— Et Abd-Allah ? dis-je.

— Je couperai ses liens.

— À partir de demain, fis-je, nous attendrons tous les jours.


L’invincible coursier


(le plan, certes, aurait gagné à quelque développement ; mais l’arrivée d’une femme me força à la retraite. En somme, mon expédition était fructueuse. J’emportais l’espérance. Malheureusement, au retour, je m’égarai dans les galeries obscures, et, finalement, je débouchai sur la rivière, à l’endroit même où les prisonniers nègres se tenaient assis. Ces pauvres diables m’aperçurent et, pris d’une frayeur superstitieuse, se mirent à hurler. Je me sauvai, mais j’entendais les pas précipités des pirates lancés à ma recherche. Une lassitude étrange m’avait saisi : je n’avançais plus qu’avec peine, et au hasard, tantôt debout, tantôt rampant sur les genoux et les mains. Après de longs efforts, je vis enfin une clarté plus vive, et, avec l’ardeur d’un instinct, je m’élançai vers elle. Hélas ! elle venait d’une ouverture qui surplombait une sorte de salle naturelle dont les nomades avaient fait une écurie. Des méharis et des chevaux y reposaient ; on y avait entassé des quantités considérables de fourrages, ce qui me confirma dans ma conviction que ces grottes servaient de station de ravitaillement et aussi de magasins. On y entassait les marchandises et les nègres capturés.

Au moment où je réfléchissais à ces choses, je vis se manifester une vive inquiétude parmi les chevaux et les méharis. Cette inquiétude grandit de minute en minute et devint bientôt le plus formidable affolement. Les chevaux bondirent autour de l’écurie, les méharis poussèrent des cris en courant de toute leur vitesse. J’étais tellement las que ces choses m’apparaissaient comme un rêve. Les pirates accouraient de tous côtés pour sauver les précieuses bêtes. En même temps, le bruit des pas de ceux qui me cherchaient se rapprochait davantage. Est-ce l’atmosphère alourdie de la grotte ou l’immense fatigue, je ne pourrais le dire : une invincible torpeur me coucha sur le sol, ne me laissant pas même la force de songer au péril.

C’est alors que je sentis un souffle embrasé sur ma figure. J’avançai instinctivement les mains ; je rencontrai la gueule de Saïd. À ce contact, je fus comme électrisé. La mort s’éloigna. Je me levai et m’accrochai à la crinière de mon compagnon. Le chemin que je ne pouvais trouver, l’instinct de la bête allait me l’ouvrir par enchantement. Je n’ai souvenir que d’une galopade effrénée par de longues galeries, de la rivière traversée deux fois à la nage, et je me retrouvai à la sortie de la grotte, à l’endroit où j’avais laissé mes vêtements et mes armes.

Bientôt les Arabes parurent, en petit nombre. Poussant des cris, ils s’avancèrent : ils étaient six. Derrière eux, un septième jaillit de la grotte. Au rebours des autres, qui marchaient avec prudence, celui-là se mit à courir vers la forêt. J’épaulais déjà, j’allais tirer, quand je reconnus Abd-Allah.

Je n’étais pas seul à l’avoir reconnu, malheureusement ; car il essuya un coup de feu. Blessé, il se courba, se mit à ramper jusqu’auprès d’une pierre, derrière laquelle il s’abrita. Celui qui avait tiré vint droit à sa victime, en négligeant les précautions les plus élémentaires. Il était à portée de mon fusil ; j’eus le temps de le viser et de l’abattre. Les autres s’arrêtèrent. Ils n’avaient aucun intérêt à précipiter le dénouement, la grotte allait leur fournir du renfort. Je résolus donc de ne pas attendre et de tourner leur position. Si j’avais été seul, mon projet eût été irréalisable ; avec Saïd, je pouvais le tenter. La grosse affaire était de ne pas risquer la vie du lion. Je le conduisis donc à couvert, jusqu’à cent mètres des Arabes. Là, je fis tout ce que je pus pour l’amener à rugir. Je connaissais deux ou trois moyens d’y arriver : Saïd éleva sa grande voix. En même temps, je tirais deux coups de fusil qui fit penser à mes ennemis qu’ils étaient pris de flanc. La panique leur donna des ailes ; ils disparurent.

Je courus à Abd-Allah. Il n’avait qu’une blessure légère. Sa joie, quand il me reconnut, fut attendrissante. De ce moment, il cessa, dans son cœur, d’être hostile à l’étranger. Nous nous hâtâmes de fuir vers le bois et d’y dérober notre marche. Saïd nous précédait. Au contraire de ce qu’aurait fait un chien, jamais il ne revenait en arrière. Lorsqu’il avait une forte avance, il nous attendait, remplissant ainsi son rôle de guide avec une sobriété de gestes que seule égalait sa certitude. C’est ainsi que nous rejoignîmes Oumar.

Abd-Allah nous raconta comment sa sœur et lui avaient été capturés. À peine arrivés à la fontaine, et tandis que le lion chassait à distance, les pirates les enveloppaient. Le chef ne joignit les bandits que le lendemain et s’adjugea la jeune fille. Quand survint le troupeau des éléphants, la caravane galopa dans la direction opposée, puis elle prit un biais, si habilement, qu’elle se trouva sur le flanc des fugitifs, non loin du ravin où, plus tard, nous devions nous réfugier.

Après notre attaque, le chef nous donna la chasse et parvint à nous acculer dans le ravin. Il se montrait très épris d’Aïcha dont il en eût fait sa favorite s’il n’avait reçu un de nos coups de feu. On le transporta, en même temps qu’Aïcha, qui fut respectée de tous, comme appartenant au maître.

Aïcha ne risquerait rien tant que le chef serait malade. Il fallait donc agir assez promptement. Oumar, Abd-Allah et moi tînmes un conseil de guerre. Les deux Orientaux semblaient démoralisés. Abd-Allah ne croyait pas qu’il y eût moyen de combattre un si grand nombre d’hommes ; Oumar proposa de se dévouer, il jouerait le rôle d’un marabout : il parviendrait peut-être à enlever Aïcha sans coup férir. Je refusai ce sacrifice et je développai un plan qui fut adopté. Je transportai notre camp, le soir même, à bonne distance de la grotte. Dès le matin, prenant avec moi Saïd et Abd-Allah, j’explorai le bois, à la recherche de quelque issue nouvelle des cavernes : elles étaient trop vastes pour qu’elles n’offrissent pas plusieurs accès. Par intervalles, j’appliquais mon oreille contre terre ; je percevais une rumeur légère et sourde, qui faisais palpiter la terre. Abd-Allah la percevait aussi bien que moi.

— Abd-Allah, dis-je, la rivière souterraine passe ici ; il nous faut tâcher de l’atteindre.

— Mais nous sommes très loin de la grotte, murmura-t-il en proie à une grande surprise… Comment retrouver Aïcha par ce chemin ?

— La rivière est un guide sûr. J’en ai fait l’expérience. Je la suivrai, tantôt à pied, tantôt en nageant. Saïd m’accompagnera, me guidera au besoin, me servira à effrayer les ennemis, si c’est nécessaire. Où passe la rivière, je passerai.

— Même avec Aïcha.

— Même avec Aïcha. Si, durant mon premier voyage, j’ai rencontré un passage difficile, c’est que j’étais obligé de demeurer dans l’eau. Il m’a paru, d’ailleurs, que la rivière, au delà du camp, coule dans un vaste tunnel.

Ces arguments ne suffirent pas à persuader Abd-Allah. L’idée d’une pareille entreprise le faisait grelotter. Mais j’étais résolu. Nous continuâmes nos recherches. Une fissure se présenta, trop étroite. Nous travaillâmes jusqu’à la nuit à l’agrandir. Elle était creusée dans un calcaire assez friable que nous coupions avec de grosses branches. Nous n’aboutîmes point ce jour-là. Abd-Allah n’en pouvait plus ; une rage fiévreuse me dévorait. Nous rejoignîmes Oumar et, le lendemain, tout notre campement fut transporté à l’endroit où nous creusions. Oumar nous aida. Nous pûmes atteler les chevaux à un bloc qui nous gênait particulièrement.


Allah est grand ; la vie est belle !


… Le troisième jour, dès nos premiers efforts, un bloc que nous fîmes basculer découvrit un boyau assez large pour permettre le passage. J’y amenai Saïd qui, tel un grand chat, se mit à ramper le long de la galerie. Je le suivis. Le murmure de la rivière m’arriva, si distinct, que je m’arrêtai, dans la crainte instinctive d’y tomber : mais Saïd avançait toujours ; je le rejoignis. Un souffle humide me caressa le front. Nous nous trouvions à deux ou trois mètres à peine au-dessus de la rivière. Il n’y aurait pas eu grand danger à se laisser tomber ; mais je ne voulus pas courir inutilement ce risque. Je retournai à la surface et, avec une partie de nos vêtements, nous confectionnâmes une corde. Oumar et Abd-Allah me descendirent. La corde était un peu courte. Au retour avec Aïcha, je ne pouvais pas remonter. Oumar et Abd-Allah l’allongèrent.

Cela dura une bonne heure : je commençais à désespérer, quand Oumar et Abd-Allah me rejoignirent. Je changeai de vêtements, en ayant soin, toutefois, de m’habiller le plus légèrement possible ; puis je pris avec mes compagnons toutes les mesures utiles. Oumar demeurerait sous bois, les chevaux prêts, aux abords de l’ouverture ; Abd-Allah me suivrait de loin et m’aiderait, en cas de poursuite, à arrêter l’ennemi.

Je me glissai avec précaution à travers les galeries obscures de la caverne. Dans cette partie, aucun rai de lumière ne venait éclairer la surface de l’eau. Je souffris beaucoup des absolues ténèbres. J’avais beau me raisonner, me dire que la rivière était un fil d’Ariane infaillible, je n’en éprouvais pas moins une profonde angoisse.

Le bord de la rivière demeurait praticable ; je le suivais avec précaution, car il offrait des creux et des bosses perfides. Ceux qui se sont trouvés dans la nuit complète savent que la notion du temps y est presque abolie. Je crus avoir fait en deux heures un trajet qui en prit six. Un frisson de Saïd me fit tendre l’oreille : je discernai un murmure qui n’était pas celui de l’eau. Étais-je à proximité du camp ? La réponse arriva sous la forme d’un hennissement très faible ; puis j’aperçus la lueur des brasiers.

J’avais mon plan dans ma tête, très simple, si les circonstances s’y prêtaient, d’une exécution difficile dans le cas contraire. Mais il fallait découvrir Aïcha. Elle pouvait se trouver dans une partie de la grotte où elle serait entourée de gardiens. Et alors ?… Je comptais sur la coutume des musulmans de séparer les femmes des hommes ; j’espérais qu’on aurait laissé Aïcha dans l’endroit où je l’avais vue.

Si mon espérance se confirmait, je n’aurais qu’à remonter une rivière dont je connaissais le faible courant et à gagner un point abordable. Là, j’aviserais.

Je marchai aussi longtemps que je le pus sans craindre de fâcheuses rencontres. Je ne me mis à l’eau qu’au moment où le murmure des voix devint très distinct. Le chenal se rétrécissait et le courant augmentait un peu. Cela me donnait bon espoir pour le retour. D’autre part, la rivière devait former une nappe bien unie, sans cascade ni chute d’eau ; l’oreille m’en avertissait. La lueur d’un flambeau éclaira les profondeurs mystérieuses. C’était à un tournant. Je m’approchai de cette lueur en longeant la rive. Un flamboiement rouge sortit enfin d’une ouverture, et je faillis pousser un cri de triomphe : Aïcha dormait dans la salle d’où venait la lumière ; deux de ses compagnes, ou de ses servantes, dormaient auprès d’elle…

On n’entendait que le bruit sourd des chevaux qui piétinaient, et, de temps à autre, une voix basse lointaine.

Il me fallait faire un détour. Je me remis à nager doucement, lorsque je fus arrêté par un objet que je pris d’abord pour un pilotis, mais que je reconnus ensuite pour un radeau, à l’aide duquel, sans doute, les brigands traversaient la rivière. C’était un admirable moyen d’évasion. La précipitation avec laquelle je revins à l’ouverture aurait pu m’être funeste, car je perdis l’équilibre. Cela fit du bruit. Une voix appela en arabe ; une main s’avança sur la rivière en agitant un falot. Je me tassai sur la pierre, épouvanté. Enfin, le silence renaquit.

Je laissai encore couler dix minutes. La patience du tigre au guet m’était venue. L’amour me donnait un empire miraculeux sur mes nerfs. Je me penchai à l’ouverture, et je répétai tout bas le nom d’Aïcha, sachant combien, même dans notre sommeil, nous sommes sensibles à l’appel d’une voix familière. Mes prévisions s’accomplirent : après quelques secondes d’effarement, Aïcha ouvrit les yeux. Ce qui se passa ensuite fut étrangement net, précis et rapide : avant que j’eusse eu le temps de rien prévoir, la jeune fille se trouvait auprès de moi. Je la saisis par les épaules, la fis passer par l’ouverture, et, la pressant contre ma poitrine avec une passion redoublée par l’angoisse, je courus au petit bac. Nous dérivâmes longtemps. Il n’y eut pas d’alerte. Nous retrouvâmes Abd-Allah et Oumar, puis nous voyageâmes à toute vitesse pendant plusieurs journées.


Robert Fabre cessa de parler. Nous considérâmes longtemps l’étendue de sable et des rochers, le Sabara sinistre qui se prolongeait démesurément par delà l’oasis. Une jeune femme parut, voilée du nicab et du litham, suivie de deux enfants, l’un bistré et aquilin comme Hannibal, l’autre blond et presque rose. Un énorme lion se leva sur ses pattes rousses et rugit vers l’espace : Robert désigna ces quatre êtres :

— Aïcha… mes petits… Saïd !

Et comme un vieillard surgissait à son tour, il le désigna aussi, disant :

— Et Oumar Koutou. Allah est grand ; la vie est belle !



  1. Nom arabe du lion.
  2. Le lecteur comprend que le dialogue comporte des répétitions fréquentes et beaucoup de gestes : il serait fastidieux de l’indiquer.