Le Linceul de Turin

Revue scientifique (Revue rose)série 4, année 39, tome 17 (p. 686-690).


VARIÉTÉS

Le linceul de Turin.


Lettre à M. Charles Richet


Mon cher directeur,

Lorsque je suis allé vous voir, il y a de cela plusieurs mois, dans votre laboratoire, pour vous présenter M. Vignon et les curieux documents relatifs au linceul de Turin dont nous faisions l’étude, aviez-vous le pressentiment des querelles passionnées que soulèverait dans la presse cette question que nous discutions si froidement, comme nous eussions fait d’un problème quelconque de physiologie ? Non, n’est-ce pas ! Et plus tard, lorsque M. Vignon, avec l’aide de M. Colson, eut trouvé l’explication scientifique de la formation de l’image sur le linceul, vous souvient-il de la joie profonde que nous avons éprouvée à posséder enfin le mot de l’énigme ? Pendant des semaines et des mois l’esprit était resté obsédé par cette contradiction déconcertante entre un fait matériel qui s’impose et l’apparente impossibilité de lui trouver une explication naturelle, donnant beau jeu à ceux qui acceptent les miracles, dont mes opinions philosophiques ne veulent à aucun prix. Et, tout d’un coup, voilà l’explication naturelle qui surgit, lumineuse dans sa simplicité, chassant le miracle. Naïvement, nous avions pensé que c’étaient les croyants, ceux du moins dont une religion trop étroite avait asservi l’esprit, qui nous en auraient su mauvais gré. Cela d’ailleurs n’était pas pour nous faire reculer. Je n’y avais, moi, aucun mérite, n’ayant aucune croyance religieuse ; mais il n’en était pas de même pour M. Vignon, qui est un croyant. Et cela est tout à l’honneur de son caractère et de son intelligence qu’il n’ait pas reculé plus que moi ; et laissez-moi ajouter que cela est aussi tout à l’honneur de mon laboratoire, que des hommes d’opinions les plus diverses, les plus opposées, aient pu s’y occuper d’un même sujet touchant de près à leurs opinions philosophiques les plus chères, le discuter avec ardeur, sans que la cordialité de leurs relations en ait été un instant altérée ; et qu’ils soient arrivés à une même conclusion, qu’ils ont proclamée parce qu’ils la croyaient vraie, sans se laisser influencer par les conséquences qu’elle pourrait avoir. Oui, c’est un spectacle dont on a le droit d’être fier, surtout quand on le compare à celui que nous présente une certaine presse, où des gens qui n’ont pas accordé douze heures de réflexion au problème, qui n’ont que peu ou point vu ou compris les documents, qui montrent par leurs objections qu’ils n’ont rien compris à la plupart de nos arguments, se lancent à la tête (et nous lancent) des bordées d’injures.

Vous pensez bien que ces injures me laissent parfaitement froid ; le temps m’est chose trop précieuse pour que je le gaspille à répondre à tout cela. Mais il est une autre catégorie de personnes, dont l’opinion m’est moins indifférente et qui, de bonne foi, ont pu croire, tant on a défiguré les faits, tout ou partie de ce qu’ont raconté quelques journaux, savoir : que, par inconscience ou défaut de scrupule, j’avais trahi la science et menti à mes opinions de libre-penseur. Pour elles, je tiens à rétablir les faits et je vous demande pour cela l’hospitalité de votre journal.

Je n’aurais pas eu besoin de le faire si le Bureau de l’Académie avait accepté de publier les explications que j’ai données en présentant le travail de M. Vignon. Mais ma note ayant été refusée par le secrétaire perpétuel en fonction ce jour-là, il se trouve que j’ai parlé, pris part officiellement au débat sur le linceul, sans qu’il y ait nulle part une pièce écrite à laquelle je puisse me référer pour dire de quoi j’accepte ou renie la responsabilité. On a beau jeu dans ces conditions à embrouiller les choses. Je veux donc résumer rapidement ce que j’ai dit à l’Académie et y ajouter quelques remarques qui préciseront ma situation et mon attitude dans le débat, remarques que je ne pouvais faire à l’Académie parce qu’elles n’y eussent point été à leur place.

Je passe sur un court exorde fait pour avertir que les considérations historiques, artistiques et archéologiques par lesquelles je devais commencer mon exposé, pour déplacées qu’elles pussent paraître dans l’enceinte de l’Académie des sciences, n’en étaient pas moins nécessaires et conduiraient finalement à des faits scientifiques concernant la physique, la chimie et la physiologie ; je passe sur la description du linceul tel qu’on le comprenait en 1898, et je continue en reproduisant la note même que je destinais aux Comptes rendus.

« Jusqu’ici, il ne s’agit là que d’une relique qui, au point de vue scientifique, ne saurait nous intéresser. Mais, en 1898, à l’occasion de l’exposition centennale de l’art sacré à Turin, le linceul fut photographié, avec de sérieuses garanties, et l’on constata deux faits curieux qui ont posé le problème scientifique dont il est ici question : 1o l’image du linceul est un négatif, c’est-à-dire que les parties en relief sont foncées et inversement ; 2o le négatif de cette image, en devenant positif par rapport à l’objet représenté, prend une netteté inattendue et fait apparaître une perfection anatomique et un caractère esthétique que rien auparavant ne laissait soupçonner. Le corps prend un modelé très juste, et la tête, plutôt choquante sur la reproduction réelle du linceul, devient, après ce renversement des ombres et des lumières, si admirable au point de vue expressif que, de l’avis de peintres faisant autorité, aucune des têtes de Christ des artistes de la Renaissance ne lui est supérieure. Les représentations que je mets sous vos yeux vous permettent d’en juger.

« La question se pose donc de savoir comment cette image a pu être faite.

« La première idée qui se présente à l’esprit, c’est que l’image du linceul n’est pas, comme on l’admettait, une empreinte, qui n’eût pu donner qu’une grossière représentation de la forme générale, mais qu’elle est une peinture faite pour un but de pieuse fraude. Mais quand on l’examine avec soin, on voit que cette hypothèse doit être repoussée pour les raisons suivantes.

« 1o Le linceul étant authentique depuis le XIVe siècle, il faudrait, si l’image était une peinture due à un faussaire, qu’il eût existé à cette époque un artiste capable de faire une œuvre à peine à la portée des plus grands peintres de la Renaissance, et que cet artiste fût resté inconnu.

« Cela est déjà bien difficile à admettre pour l’image peinte en positif. Cela devient tout à fait incroyable si l’on songe qu’elle est peinte en négatif, qu’elle n’a aucun caractère esthétique sous cette forme, qu’elle ne prend sa valeur que lorsqu’on renverse les ombres en lumières et les lumières en ombres, et en respectant rigoureusement leurs plans et leurs valeurs, chose presque impossible autrement que par la photographie, inconnue au XIVe siècle ; il eût donc fallu que le faussaire, en peignant en négatif, eût su placer les clairs et les ombres de manière à ce qu’après renversement ils eussent donné la figure qu’il attribuait au Christ ; et cela avec une précision parfaite, car on sait combien peu il suffit de modifier une belle tête pour en faire une caricature, surtout quand sa beauté est due à l’expression. »

Et j’ajoute ici cet argument dont on sentira tout le poids si on veut bien se donner la peine d’y réfléchir : Pourquoi ce faussaire se fût-il préoccupé de réaliser une beauté qu’on ne voyait pas sur son œuvre et qu’on ne pourrait voir qu’après un renversement qui n’est devenu possible que plus tard ? Il travaillait pour ses contemporains et non pour le XXe siècle et l’Académie des sciences.

« L’idée que l’image aurait pu être peinte en positif et aurait viré au négatif, comme il en a été pour certaines peintures sur toile ou certaines fresques, est contredite, entre autres, par le fait que l’image est monochrome et n’a pu, par conséquent, subir deux modifications inverses des clairs en ombres et des ombres en clairs.

« 2o L’image résulte d’une juxtaposition de teintes dégradées, sans une ligne arrêtée, sans un trait d’esquisse, à la manière d’une photographie mal au point, procédé absolument étranger aux conceptions artistiques du XIVe siècle.

« 3o L’image est d’un réalisme extrême, impeccable, sans une défaillance, sans un oubli : elle ne tient qu’imparfaitement compte de la tradition, ne cède rien à la schématisation, rien à la convention, caractères qui ne se retrouvent dans aucune des productions iconographiques de cette époque, ni à un degré aussi absolu, dans celles d’aucune époque. »

Je rappelle ici pour abréger sans m’astreindre à reproduire exactement ma note :

a) Les gouttes de sang, qui ne sont point en larmes bataviques s’écoulant immédiatement de la blessure, en particulier celle du front, d’un réalisme si frappant, celles de l’avant-bras, séparées par un intervalle de la plaie du poignet.

b) Les marques de la flagellation, en haltère, telles que pouvait les faire un flagrum à lanières armées de petites masses lourdes et dures de même forme, analogues à celles qu’on possède dans certains musées archéologiques. Il serait curieux de savoir si les gens du XIVe siècle connaissaient cette structure du flagrum ; et s’ils ne la connaissaient pas, il y a là une preuve de plus. Et la convergence de ces marques, descendantes sur le dos, transversales sur les cuisses, ascendantes sur les mollets, vers un point où pouvait être la main du bourreau ! Un faussaire ne songe pas à tout cela. Il n’y a pour s’en convaincre qu’à examiner les tableaux de l’époque, dont les auteurs cependant avaient un égal souci de représenter la vérité.

c) Les fesses, et peut-être la région génitale, nues, ce qui eût été considéré comme une haute inconvenance. L’évêque ou le prieur qui eût commandé le linceul à l’artiste, moine ou laïque, n’eût pas manqué d’exiger qu’il ajoutât le perisoma entourant le bassin ; car il faut se placer à l’époque où eût été faite la fraude : le linceul destiné à échauffer le zèle des fidèles ne devait pas en même temps choquer leur sentiments, les scandaliser. La chose est si vraie que, sur certaines copies, le perisoma a été rajouté.

d) Les mains percées au carpe et non au métacarpe, conformément aux nécessités anatomiques et contrairement à la tradition.

e) La plaie au flanc gauche et non à droite, par suite du retournement de l’image.

f) Le caractère du dégradé, exactement conforme à ce qui résulterait du mode de formation que j’invoquerai plus loin et fort différent de ce à quoi un artiste eût songé, etc., etc.

« De ces raisons et de bien d’autres, que ce n’est pas ici le lieu de détailler, résulte la conviction que l’image du linceul n’est pas une peinture faite par la main d’un homme, mais qu’elle a été obtenue par un phénomène physico-chimique. Et la question scientifique qui se pose est celle-ci : Comment un cadavre peut-il donner sur le linceul qui le recouvre une image reproduisant ses formes avec le détail des traits du visage ?

« L’idée d’une empreinte par contact du corps souillé, par exemple, de sueur ou de sang, ou artificiellement d’une substance colorante doit être rejetée, car un pareil procédé ne donne qu’une image grossière, sans valeur esthétique et très déformée par suite de l’étalement dans un plan de l’étoffe, qui a dû épouser les sinuosités pour recevoir l’empreinte des parties creuses. Voici des images obtenues par M. Vignon au moyen de ce procédé. On y voit les effets de la déformation : le visage est élargi, les yeux sont abaissés, etc.

« Un examen attentif de l’image du linceul permet de reconnaître la loi de sa formation. La voici : l’image est une projection à peu près orthogonale, un peu diffuse, et l’intensité de la teinte en chaque point varie en sens inverse de la distance de ce point au point du cadavre correspondant ; cette intensité décroît très rapidement à mesure que la distance augmente et devient nulle quand celle-ci atteint quelques centimètres.

« Le problème devient dès lors celui-ci : Quelles radiations ou quelles substances impressionnantes peuvent émaner d’un cadavre, suivant les conditions de cette loi ? Comment le linceul ou les substances dont il pouvait être imprégné ont-ils pu recevoir et fixer l’impression ?

« M. Vignon a été mis sur la voie de la solution du problème par une expérience de M. Colson et que celui-ci lui a communiquée. Une lame de zinc décapée, placée à l’obscurité, en face d’une plaque photographique, impressionne celle-ci et la voile : le zinc émet à froid des vapeurs qui se fixent sur la plaque ; sous l’influence du révélateur, il s’oxyde et met en liberté de l’hydrogène qui réduit l’argent. Une lame non décapée, rayée de stries, donne l’image de ces stries. M. Vignon a poussé plus loin l’expérience et constaté qu’une médaille saupoudrée de fine limaille de zinc donne une image négative ayant les principaux caractères de celle du linceul.

« Mais sur le cadavre, il n’y a pas de zinc ; et le linceul n’est pas une plaque photographique. Qu’est-ce qui, dans les conditions possibles du cadavre enseveli, a pu remplacer le zinc et la plaque ?

« La comparaison des données physiologiques, chimiques et archéologiques a fait naître l’hypothèse suivante : une étoffe imprégnée d’une émulsion d’aloès dans l’huile d’olive contient une mince couche d’aloétine qui brunit sous l’action des vapeurs alcalines ; et ces vapeurs alcalines pouvaient provenir de la fermentation en carbonate d’ammoniaque de l’urée abondante dans la sueur fébrile émise par le corps pendant le supplice. L’hypothèse a été aussitôt corroborée par l’expérience suivante : nous avons ganté une main de statue d’un gant de peau de Suède, imbibé ce gant d’une solution faible de carbonate d’ammoniaque ou simplement d’urine, tendu au-dessus un linge imbibé d’une émulsion huileuse d’aloès, et, le lendemain, est apparue sur le linge une image de la main présentant tous les principaux caractères de celle du linceul. La voici.

« Je considère comme hautement suggestif et comme témoignant du caractère scientifique de cette recherche, que le problème du linceul ait conduit à la découverte de deux procédés nouveaux de formation d’images, l’une à peine entrevue, l’autre entièrement inconnue jusqu’ici.

« Ainsi l’idée de M. Vignon, à laquelle je souscris entièrement, est que le cadavre du supplicié a été déposé sur le linceul, dont une moitié a été rabattue sur lui ; que ce cadavre était recouvert d’une sueur fébrile riche en urée ; que l’urée a fermenté en carbonate d’ammoniaque, lequel a émis, en atmosphère calme, des vapeurs de plus en plus diluées à mesure qu’elles étaient plus éloignées de la surface émissive ; que le linceul était enduit d’une émulsion d’aloès qui a bruni sous l’influence des vapeurs alcalines, et donné une teinte d’autant plus intense que cette surface était plus voisine de lui ; d’où l’image négative, avec les caractères que j’ai décrits plus hauts.

« Dois-je parler de l’identification du personnage qui a donné son image sur le linceul ? »

Ici, j’ai déclaré reconnaître que je sortais tout à fait des questions dont l’Académie a pour mission de s’occuper. Je ne l’ai fait qu’en raison de l’intérêt qu’elle semblait prendre à mon exposé, et dont je lisais la preuve dans l’attention soutenue qu’elle voulait bien m’accorder ; et je l’ai fait en disant expressément que c’était à titre de complément, indépendant de la communication proprement dite, à la manière de ces causeries qui, dans d’autres Sociétés, se font en fin de séance, alors que le secrétaire a déposé la plume avec laquelle il prend des notes pour le procès-verbal.

« Nous avons d’une part le linceul, probablement imprégné d’aloès, ce qui nous place en Orient, à l’exclusion, paraît-il, de l’Égypte, et un crucifié qui a été flagellé, percé au flanc droit et couronné d’épines ; d’autre part, une relation participant de l’histoire, de la légende et de la tradition, qui nous montre le Christ ayant subi en Judée les divers traitements que nous lisons sur le cadavre dont le linceul porte l’image.

« N’est-il pas naturel de rapprocher ces deux séries parallèles et de les rapporter au même objet ?

« Ajoutons à cela que, pour que l’image se soit produite et n’ait point été ultérieurement détruite, il faut que le cadavre soit resté en présence du linceul au moins vingt-quatre heures, temps nécessaire pour la formation de l’image, et au plus quelques jours, après lesquels survient une putréfaction qui détruit l’image et finalement le linceul. Or c’est précisément ce que la tradition (plus ou moins apocryphe, je le veux bien) nous dit s’être passé pour le Christ, mort le vendredi et disparu le dimanche.

« Et si ce n’est pas le Christ, c’est donc quelque criminel de droit commun. Comment concilier cela avec l’expression admirable de noblesse que vous lisez sur cette figure ? »

J’ajoute ici qu’il y a là un concours de cinq circonstances (l’Orient fors l’Égypte, la plaie du flanc droit, la couronne d’épines, la durée de l’ensevelissement, le caractère de la physionomie), pour ne citer que les principales, qui sont passablement exceptionnelles. Supposons que pour chacune il y ait une chance sur cent pour qu’elle se soit rencontrée chez un autre personnage il y a donc seulement une chance sur 1005, soit sur dix milliards, pour qu’elles se soient rencontrées ensemble. Je ne donne pas cela, bien entendu, comme des nombres ayant une prétention quelconque à la précision, mais comme une figure destinée à montrer l’invraisemblance du concours de toutes ces conditions chez un autre personnage.

En tout cas, ceux qui veulent attribuer le linceul à un autre personnage sont dans les mêmes conditions que nous relativement aux autres difficultés, avec cette différence que leur personnage est de pure invention, n’ayant rien qui le désigne ni dans l’histoire, ni dans la tradition, ni dans la légende : leur hypothèse est plus gratuite que la nôtre puisqu’elle ne s’appuie sur rien du côté des commémoratifs.

Je reconnais volontiers qu’aucun des arguments donnés, soit pour prouver que l’image n’est pas une peinture faite par un faussaire, soit pour montrer comment elle a pu se produire, soit surtout pour identifier le personnage, n’offre les caractères d’une démonstration irréfutable ; mais on doit reconnaître que par leur ensemble ils constituent un faisceau imposant de probabilités, dont quelques-unes sont bien près d’être des preuves, corroborées en un point par des expériences positives, partout par une critique serrée ; et qu’il n’est pas scientifique de hausser les épaules en disant, pour se dispenser de discuter, qu’il n’y a là que des hypothèses gratuites : ce sont des hypothèses corroborées, dans la mesure où elles pouvaient l’être. Nous avons donné des raisons qui sont au moins des commencements de preuves. C’est aux adversaires de les réfuter. Si elles n’ont pas été accueillies par certaines personnes comme elles méritaient de l’être, c’est uniquement parce qu’on a indûment greffé sur cette question scientifique une question religieuse qui a échauffé les esprits et faussé la droite raison. Si, au lieu du Christ, il s’était agi d’un Sargon, d’un Achille ou d’un Pharaon quelconque, personne n’eût trouvé rien à redire.

En refusant d’admettre ma note aux Comptes rendus, on a oublié qu’il se trouve dans ce recueil des choses bien autrement hypothétiques, des théories (je peux les citer) qu’aucune expérience ne corrobore, et nombre d’autres qui sont appuyées sur des arguments bien autrement fragiles que ceux que nous apportons ici. Mais il ne s’agissait pas de choses touchant à la religion. Là est toute la différence.

On nous reproche de n’avoir pas vu le linceul, mais seulement des photographies, faites d’ailleurs dans des conditions qui en rendent la loyauté extrêmement probable. Mais nous ne l’avons jamais caché et nous avons fait tous nos efforts pour examiner le linceul lui-même. Une première tentative faite par l’intermédiaire du baron Manno a échoué. En terminant ma communication à l’Académie, j’ai hautement déclaré que nous n’avions pas vu le linceul, que c’était là une grave lacune comportant certaines réserves quant aux conclusions à tirer de l’argumentation ; et j’ai demandé à l’Académie de nommer une commission à l’effet d’obtenir l’autorisation de voir le linceul et d’en faire l’examen scientifique. Ce n’est point ma faute si cela m’a été refusé, non, d’ailleurs, par l’Académie, qui n’a point été consultée et qui peut-être en eût décidé autrement.

Dira-t-on qu’il eût fallu s’abstenir de toute recherche d’après les seules photographies ? Combien de travaux ont été faits sur les reproductions de documents ; et quel mal y a-t-il à se servir de ces reproductions quand on a de bonnes raisons de les tenir pour exactes, quand on n’a pu se procurer le document original et quand on dit honnêtement ce qu’on a fait et sur quels matériaux on a travaillé ? S’il s’était agi d’un fossile unique, détenu par l’empereur de Chine et dont on aurait péniblement obtenu un moulage, personne n’aurait trouvé mauvais qu’un paléontologiste décrivît ce fossile, surtout s’il a trouvé sur ce moulage des traces de structure histologique que les Chinois eussent été incapables de produire parce qu’elles auraient supposé des connaissances qu’ils n’ont pas. La comparaison est frappante avec ce qui arrive pour le linceul.

Je n’ai pas voulu faire ici une discussion complète de la question du linceul. Je sais les objections qui ont été soulevées : l’aveu du faussaire, la photographie par transparence, les trente-neuf linceuls qui se trouvent de par le monde, le fac-similé de la Bibliothèque nationale, les positifs donnant les négatifs directs parce qu’ils sont tirés en rouge (!  !), l’écart de 2 centimètres entre les deux images et la nécessité d’un écart d’un mètre etc., etc. ; je connaissais la plupart d’entre elles avant de faire ma communication à l’Académie, et je sais ce qu’elles valent. C’est à M. Vignon que revient le droit et le plaisir de renverser ce frêle échafaudage.

J’ai voulu seulement établir sur une pièce imprimée et signée de moi ce dont je veux être responsable, pour n’être pas jugé sur des racontars où l’on confond les personnes et les choses.

Il n’y a rien dans toute cette affaire du linceul qui soit démontré à la manière d’une vérité mathématique ou d’un fait d’observation ; mais il y a un ensemble de considérations pour et contre dont on a le droit de faire la balance. Or, tout bien pesé, je reste convaincu que l’image du linceul n’est pas une peinture, œuvre d’un faussaire, qu’elle n’est pas une empreinte, qu’elle est une reproduction naturelle du cadavre enseveli, par un phénomène physico-chimique semblable dans ses allures générales, sinon identique en tous points, à celui invoqué par M. Vignon. Y a-t-il eu intervention d’un faussaire, non pour faire l’image, mais peut-être pour retoucher, à une époque plus ou moins récente, soit le linceul, soit les documents photographiques ? En moi, l’homme dit non ; mais le savant, qui doit écarter les considérations d’ordre moral, fait les réserves de droit et réclame l’examen du linceul avant d’affirmer. Quant à l’identification du personnage avec le Christ, je crois aussi, tout bien pesé, qu’il y a de plus fortes raisons pour l’admettre que pour la repousser, et jusqu’à preuve du contraire, je l’admets comme fondée. Mais je reconnais volontiers qu’il y a là une question d’appréciation, que le coefficient qui donne leur valeur aux différents arguments a quelque chose d’un peu arbitraire, et que d’autres peuvent juger autrement. Malheureusement, je ne vois guère ce qui pourra jamais trancher la question dans un sens ou dans l’autre.

En tout cas, je prétends, dans cette affaire, avoir fait œuvre vraiment scientifique et nullement… cléricale. Je demande pardon de ce mot, auquel je ne trouve pas un synonyme bref et convenable, aux personnes dont il pourrait blesser les convictions que je respecte, bien que je ne les partage pas.

J’ai été fidèle au vrai esprit scientifique en traitant cette question préoccupé du seul souci de la vérité, sans m’inquiéter si cela ferait ou non les affaires de tel ou tel parti religieux. Et ce sont ceux qui se sont laissés influencer par ce souci qui ont trahi la méthode scientifique.

Je n’ai point fait œuvre cléricale parce que cléricalisme et anticléricalisme n’ont rien à voir dans cette affaire. Je considère le Christ comme un personnage historique et je ne vois pas pourquoi on se scandaliserait qu’il existe une trace matérielle de son existence.

Quant à la question de savoir s’il était Dieu et fils de Dieu, s’il a ressuscité le jour de Pâques pour monter au ciel, etc., etc., je n’en ai rien dit parce que je n’avais rien à en dire. Ceux qui veulent savoir ce que je pense dans cet ordre d’idées n’ont qu’à se reporter à mon ouvrage sur l’Hérédité (p. 184 et 813). Il y a là certaine phrase très caractéristique sous ce rapport. La dite phrase m’a fait assez de tort auprès de certaines personnes au moment où j’étais candidat à l’Académie pour que j’aie le droit de la rappeler le jour où j’ai besoin de montrer ce que sont mes opinions philosophiques.

Yves. Delage,
de l’Institut.
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