Le Libre-échange et autres écrits/Tome 7/Texte 4
Dans la séance du 29 février dernier, M. Guizot a dit : « On parle sans cesse de la faiblesse du Gouvernement du Roi vis-à-vis de l’Angleterre. Je ne peux pas laisser passer cette calomnie.
« En Espagne, personne ne peut dire que nous ayons concouru à maintenir ce que l’Angleterre maintenait, à renverser ce qu’elle renversait.
« On a parlé d’un traité de commerce qui serait imposé par l’Angleterre ; a-t-il été conclu ?
« N’avons-nous pas rendu ces ordonnances qui ont changé les rapports commerciaux de l’Angleterre et de la France sur les questions des fils et tissus de lin ? « M. le Président du Conseil n’a-t-il pas fait rendre sur les tarifs d’Algérie une ordonnance qui a blessé, sur plus d’un point, des intérêts anglais respectables ? »
De tout quoi il résulte que si le pouvoir n’est pas sous le joug de l’Angleterre, à coup sûr il est sous le joug du Monopole.
Quoi ! le public n’ouvrira-t-il pas enfin les yeux sur cette honteuse mystification dont il est dupe ?
Il y a quelques années, on aurait pu croire que le Régime Prohibitif n’avait que quelques années d’existence.
Le système de la Protection, ruiné en théorie, ne se glissa dans la législation que comme mesure transitoire. Le ministre qui lui donna le plus d’extension, M. de Saint-Cricq, ne cessait d’avertir que ces taxes mutuelles, que les travailleurs se payent les uns aux autres, sont injustes au fond ; qu’elles ne sont justifiables que comme moyen momentané d’encourager certaines industries naissantes ; et il est certain que le Privilége lui-même ne réclamait pas alors la Protection comme un droit, mais comme une faveur de nature essentiellement temporaire.
Les faits qui s’accomplissaient en Europe étaient de nature à accroître les espérances des amis de la liberté.
La Suisse avait ouvert ses frontières aux produits de toutes provenances, et elle s’en trouvait bien.
La Sardaigne était entrée dans cette voie et n’avait pas à s’en repentir.
L’Allemagne avait substitué à une multitude de barrières intérieures une seule ceinture de douanes fondée sur un tarif modéré.
En Angleterre, le plus vigoureux effort qu’aient jamais tenté les classes moyennes était sur le point de renverser un système de restrictions qui, dans ce pays, n’est qu’une ransformation de la puissance féodale.
L’Espagne même semblait comprendre que ses quinze provinces agricoles étaient injustement sacrifiées à une province manufacturière.
Enfin la France se préparait à entrer dans le régime de la liberté par la transition des traités de commerce et de l’union douanière avec la Belgique.
Ainsi le travail humain allait être affranchi. Sur quelque point du globe que le sort les eût fait naître, les hommes allaient reconquérir le droit naturel d’échanger entre eux le fruit de leurs sueurs, et nous touchions au moment de voir se réaliser la sainte alliance des peuples.
Comment la France s’est-elle laissé détourner de cette voie ? comment est-il arrivé que ses enfants, qui s’enorgueillissaient d’être les premiers de la civilisation, saisis tout à coup d’idées Napoléoniennes, aient embrassé la cause de l’isolement, de l’antagonisme des nations, de la spoliation des citoyens les uns par les autres, de la restriction au droit de propriété, en un mot de tout ce qu’il y a de barbarie au fond du Régime prohibitif ?
Pour chercher l’explication de ce triste phénomène, il faut que nous nous écartions un moment en apparence de notre sujet.
Si, au sein d’un conseil général, un membre parvenait à créer une majorité contre l’administration, il ne s’ensuivrait pas nécessairement que le Préfet fût destitué, et moins encore que le chef de l’opposition fût nommé Préfet à sa place. Aussi, bien que les conseillers généraux soient pétris du même limon que les députés, leur ambition ne trouve pas à se satisfaire par les manœuvres d’une opposition systématique, ce qui explique pourquoi on ne les voit pas se produire dans ces assemblées.
Il n’en est pas ainsi à la Chambre. C’est une maxime de notre droit public que si un Député est assez habile pour opposer une majorité au Ministère, il devient lui-même Ministre ipso facto, et livre l’administration en proie à ceux de ses collègues qui se sont associés à son entreprise.
Les conséquences de cette organisation sautent aux yeux. La Chambre n’est plus une assemblée de Gouvernés, qui viennent prendre connaissance des mesures projetées par les Gouvernants, pour admettre, modifier, ou rejeter ces mesures, selon l’intérêt public qu’ils représentent ; c’est une arène où l’on se dispute le Pouvoir qui est mis au concours et dépend d’un scrutin.
Donc, pour renverser le Ministère, il suffit de lui enlever la majorité ; pour lui enlever la majorité, il faut le déconsidérer, le dépopulariser, l’avilir. La Loi elle-même, combinée avec l’irrémédiable faiblesse du cœur humain, a arrangé les choses ainsi. M. Guizot aura beau s’écrier : « N’apprendrons-nous jamais à nous attaquer, à nous combattre, à nous renverser, sans nous imputer des motifs honteux ! » j’avoue que ces plaintes me semblent puériles. — Vous admettez que vos adversaires aspirent à vous remplacer, et vous avez la bonhomie de leur conseiller de négliger les moyens de réussir ! — À cet égard, M. Guizot, chef d’opposition, fera contre M. Thiers, Ministre, ce que M. Guizot, Ministre, reproche à M. Thiers, chef d’opposition.
Nous devons donc admettre que notre mécanisme représentatif est organisé de telle sorte que, l’opposition et toutes les oppositions réunies n’ont et ne peuvent avoir qu’un seul but : Avilir le ministère, quel qu’il soit, pour le renverser le remplacer.
Or le plus sûr moyen, en France, d’avilir le Pouvoir, c’est de le représenter comme traître, comme lâche, comme dévoué à l’étranger, comme oublieux de l’honneur national. Ce fut, contre M. Molé, la tactique de M. Guizot coalisé avec les légitimistes et les Républicains ; c’est, contre M. Guizot, la tactique de M. Thiers, coalisé avec les Républicains et les légitimistes. L’un se servait d’Ancône comme l’autre se sert de Taïti.
Mais les oppositions ne se bornent pas à agir au sein des Chambres. Elles ont encore besoin d’entraîner à leurs vues l’opinion publique et le corps électoral. Les journaux de toutes les oppositions sont donc forcément amenés à travailler de concert, à exalter, à irriter, à égarer le sentiment national, à représenter la Patrie comme descendue, par l’œuvre du Ministère, au dernier degré d’avilissement et d’opprobre, et il faut avouer que notre susceptibilité nationale, les souvenirs de l’Empire, et l’Éducation toute Romaine qui a prévalu parmi nous, donnent à cette tactique parlementaire de grandes chances de succès.
Cet état de choses étant donné, il est aisé de prévoir tout le parti qu’ont dû en tirer les Industries Privilégiées.
Au moment où le Monopole allait être renversé et la libre communication des peuples graduellement fondée, que pouvait faire le Privilége ? Perdre son temps à ériger le système de la Protection en corps de doctrine et opposer la théorie de la Restriction à la théorie du libre échange ? C’eût été une vaine entreprise ; sur le terrain d’une libre et loyale discussion l’Erreur a peu de chances contre la Vérité.
Non, le Privilége a mieux vu ce qui pouvait prolonger son existence ; il a compris qu’il continuerait à puiser paisiblement dans les poches du public tant qu’une irritation factice préviendrait le rapprochement et la fusion des peuples. Dès lors, il a porté ses forces, son influence, ses richesses, son activité du côté des haines nationales ; il a, lui aussi, pris le masque du patriotisme ; il a soudoyé les journaux qui n’étaient pas encore enrôlés sous la bannière d’un faux honneur national ; et l’on peut dire que cette monstrueuse alliance a arrêté la marche de la civilisation.
Au milieu de ces étranges circonstances, la Presse Départementale, la Presse Méridionale surtout, eût pu rendre de grands services. Mais, soit qu’elle n’ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues, soit qu’elle ait cédé à la crainte de paraître faiblir devant l’étranger, toujours est-il qu’elle a niaisement uni sa voix à celle des journaux stipendiés par le Privilége, et aujourd’hui il peut se croiser les bras, en nous voyant, nous, hommes du Midi, nous hommes spoliés et exploités, faire son œuvre, comme il eût pu la faire lui-même et consacrer toutes les ressources de notre intelligence, toute l’énergie de nos sentiments à consolider les entraves, à perpétuer les extorsions qu’il nous inflige.
Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations dont on l’accable, le Gouvernement n’avait qu’une chose à faire, et il l’a faite : il nous a sacrifiés.
Les paroles de M. Guizot, que j’ai citées en commençant, n’équivalent-elles pas en effet à ceci :
« Vous dites que je soumets ma politique à la politique anglaise, mais voyez mes actes.
« Il était juste de rendre aux Français le droit d’échanger, confisqué par quelques privilégiés. Je voulais rentrer dans cette voie par des traités de commerce ; mais on a crié : à la trahison ! et j’ai rompu les négociations.
« Je pensais que s’il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de lin, mieux vaut en obtenir plus que moins, pour un prix donné ; mais on a crié : à la trahison ! et j’ai créé les droits différentiels.
« Il était de l’intérêt de notre jeune colonie africaine d’être pourvue de toutes choses à bas prix, pour croître et prospérer. Mais on a crié : à la trahison ! et j’ai livré l’Algérie au Monopole.
« L’Espagne aspirait à secouer le joug d’une province. C’était son intérêt ; c’était le nôtre ; mais c’était aussi celui des Anglais ; on a crié : à la trahison ! et pour étouffer ce cri importun, j’ai maintenu ce que l’Angleterre voulait renverser : l’exploitation de l’Espagne par la Catalogne. »
Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les partis, c’est la haine de l’étranger. À gauche et à droite on s’en sert pour battre en brèche le Ministère ; au centre, on fait plus, on la traduit en actes pour faire preuve d’indépendance, et le Monopole s’empare de cette disposition des esprits pour se perpétuer en soufflant la discorde.
Où tout cela nous conduira-t-il ? Je l’ignore, mais je crois que ce jeu des partis recèle des dangers ; et je m’explique pourquoi, en pleine paix, la France entretient quatre cent mille hommes sous les armes, augmente sa marine militaire, fortifie sa capitale, et paye un milliard et demi d’impôts.
- ↑ Article inédit paraissant avoir été destiné à un journal du midi de la France. Il est de 1844. (Note de l’édit.)