Le Libre-échange et autres écrits/Tome 7/Texte 1

MÉLANGES




1. — D’UNE PÉTITION EN FAVEUR DES RÉFUGIÉS POLONAIS[1].


On signe en ce moment à Bayonne une pétition à la Chambre des députés pour demander que la loi du 21 avril 1832, relative aux réfugiés, ne soit pas renouvelée à l’époque de son expiration.

Nous apprenons avec plaisir que des hommes de toutes les opinions se proposent d’apposer leur signature à cette pétition. En effet, il ne s’agit point ici de demander à la Chambre un acte qui satisfasse telle ou telle coterie ; qui favorise la liberté aux dépens de l’ordre, ou l’ordre aux dépens de la liberté (si tant est que ces deux choses ne soient pas inséparables). Il s’agit de justice, d’humanité envers nos frères malheureux ; il s’agit de ne pas jeter de l’absinthe et du fiel dans la coupe de la proscription, déjà si amère.

Pendant la guerre de la Pologne, on pouvait remarquer en France divergence d’opinions, de projets, relativement à cette guerre : les uns auraient voulu que la France vînt au secours des Polonais par les armes, les autres par l’argent, les autres par la diplomatie ; d’autres enfin croyaient tous secours inutiles. Mais, s’il y avait des avis divers, il n’y avait qu’un vœu, qu’une sympathie, et elle était toute pour la Pologne.

Quand les restes de cette nation infortunée vinrent en France pour se soustraire à la haine des rois absolus, cette sympathie fut fidèle au courage malheureux.

Cependant, depuis deux ans, quel est le sort des Polonais en France ? On en jugera par la lecture de la loi qui les a placés sous le pouvoir discrétionnaire du Ministère et dont voici le texte :

Art. 1er. — Le Gouvernement est autorisé à réunir dans une ou plusieurs villes qu’il désignera les étrangers réfugiés qui résident en France.

Art. 2. — Le Gouvernement pourra les astreindre à se rendre dans celle de ces villes qu’il aura indiquée ; il pourra leur enjoindre de sortir du royaume, s’ils ne se rendent pas à cette destination ou s’il juge leur présence susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique.

Art. 3. — La présente loi ne pourra être appliquée aux étrangers réfugiés qu’en vertu d’un ordre signé par un ministre.

Art. 4. — La présente loi ne sera en vigueur que pendant une année à compter du jour de sa promulgation.

Maintenant, nous demandons s’il ne serait pas indigne de la France de rendre une telle loi définitive ou, ce qui revient au même, de la proroger indéfiniment par des renouvellements successifs.

Le vœu le plus ardent que puisse former un proscrit, après celui de voir cesser son exil, est sans doute de se livrer à quelque travail, de se créer quelques ressources par l’industrie. Mais pour cela il faut pouvoir choisir le lieu de sa résidence ; il faut que ceux qui pourraient se rendre utiles dans des maisons de commerce résident dans des villes commerciales, que ceux qui ont une aptitude pour quelque industrie manufacturière puissent s’approcher des pays de fabrique, que ceux qui ont quelques talents habitent les villes où les beaux-arts sont encouragés. Il faut encore qu’ils ne puissent pas en être expulsés du soir au lendemain, et que le glaive de l’arbitraire ne soit pas constamment suspendu sur leur tête.

La loi du 21 avril est calculée de manière à ce que les Polonais qui ne peuvent recevoir de chez eux ni secours ni nouvelles, dont les familles sont opprimées, traînées en Sibérie, dont les compatriotes sont errants et dispersés sur le globe, ne puissent cependant rien faire pour adoucir leur sort. Ce ne sont plus des réfugiés, ce sont de véritables prisonniers de guerre, agglomérés par centaines dans des bourgades qui ne leur offrent aucune ressource, empêchés même par l’incertitude où on les laisse d’adopter plusieurs mesures qui pourraient diminuer leurs dépenses. Nous les avons vus recevoir à 9 heures l’ordre de quitter une ville à midi, etc.

Ce système de persécution se fonde sur la nécessité de conserver l’ordre et la tranquillité publique en France. Mais tous ceux qui ont eu occasion de connaître les Polonais savent qu’ils ne sont pas des fauteurs de troubles et de désordres ; qu’ils savent fort bien que les intérêts de la France doivent être débattus par des Français ; enfin s’il s’en trouvait quelqu’un qui n’eût pas l’intelligence de sa position et de ses devoirs, les tribunaux sont là, et il n’est nullement nécessaire qu’un ministre placé à deux cents lieues juge et condamne sans entendre et sans voir, sans même s’assurer, ou du moins sans être obligé de s’assurer qu’il ne commet pas une erreur de nom ou de personnes.

Il résulte de là qu’il suffit qu’un Polonais ait un ennemi personnel bien en cour pour qu’il soit jeté hors du territoire sans jugement, sans enquête et sans les garanties qu’obtiendrait en France le dernier des malfaiteurs.

Et d’ailleurs, est-ce de bonne foi qu’on craint que la présence des Polonais trouble la tranquillité publique ? Nous nions qu’ils veuillent troubler l’ordre ; et s’ils avaient une telle prétention, nous serions disposés à croire que ce sont les mesures acerbes employées contre eux qui ont irrité et égaré leurs esprits. Mais notre Gouvernement est-il si peu solide qu’il ait à redouter la présence de quelques centaines de proscrits ? Ne ferait-il pas sa propre satire en avançant qu’il ne peut répondre de l’ordre public si l’on ne l’arme pas envers eux de pouvoirs arbitraires ?

Il est donc bien évident que la pétition, qui se signe en ce moment, n’est pas et ne doit pas être l’œuvre d’un parti ; mais qu’elle doit être accueillie par tous les Bayonnais, sans distinction d’opinion politique, pourvu qu’ils aient dans l’âme quelque étincelle d’humanité et de justice.

  1. Il est probable, mais je n’en suis pas sûr, que cet article, extrait d’un cahier de Bastiat et écrit de sa main, a été inséré dans un journal de Bayonne, en 1834. (Note de l’éditeur.)