Le Libertin de qualité





LE
LIBERTIN
DE QUALITE.

accolade
accolade


Jusqu’ici, mon ami, j’ai été un vaurien ; j’ai couru les beautés ; j’ai fait le difficile. A préſent la vertu entre dans mon cœur ; je ne veux plus foutre que pour de l’argent ; je vais m’afficher étalon juré des femmes ſur le retour, & je leur apprendrai à jouer du cul à tant par mois.

Il me ſemble déjà voir une dondon, qui n’a plus que ſix mois à paſſer pour finir ſa quarantaine, m’offrir la molle épaiſſeur d’une ample freſſure. Elle eſt fraîche encore dans ſa courte groſſeur ; ſes tetons, rougiſſans d’une ſubſtance trop abondante, ſont d’accord avec ſes petits yeux, pour exprimer toute autre choſe que la pudeur. Elle me patine la main ; car la financiere, comme ſon mari, patine tout, & toujours. Je rougis ; ah ! voyez comme cela me va, comme mes yeux s’animent, comme mon pucellage m’étouffe ; car vous noterez que j’ai mon pucellage, & que je cherche à me faire élever. On m’offre plus que je ne veux ; les agaceries ſont de vraies orgies… Foin, je ne bande point… Je deviens triſte, mes malheurs me tourmentent, des créanciers avides… Pendant ce tems-là ma main erre, elle s’anime ; quelle légéreté ! Comme la cadence eſt brillante ! Ma voix exprime l’adage, mon archet eſt l’organe d’un preſto vigoureux & ſoutenu. Ah, mon ami, voyez le cul de ma dondon, comme il bondit !… Sa poitrine ſiffle, ſon goſier ſe ferre, ſon con décharge, elle eſt en fureur, elle veut m’entraîner… Là, là, tout doux… La douleur me reſſaiſit… On me fait des offres, hélas ! comment ſe réſoudre à accepter d’une femme à qui on voudroit témoigner le ſentiment Le plus pur ! On redouble. Je pleure. L’or paroît… L’or… Sacredieu ! je bande & je la fous.

Pl. 2
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Voyez son Cul come il bondit

Mais ma chaſte dondon en paie plus d’un ; auſſi bientôt après ma facile Victoire, je me fais préſenter chez madame Honeſta, (famille preſqu’éteinte) tout y reſpire la pudeur & l’honnêteté ; Tout y prêche l’abſtinence, juſqu’à ſon viſage, dont la tournure, quoiqu’aſſez piquante, n’a cependant aucun de ces détails qu’inſpirent la tendreſſe. Mais elle a des yeux, de la phyſionomie, une taille qui ſeroit trop maigre, ſi toute l’habitude du corps ne s’y proportionnoit pas. Je ne louerai pas ſa gorge, quoiqu’une gaze qui s’eſt dérangée m’ait permis d’entrevoir du lointain ; ſes bras ſont un peu longs, mais ils ſont flexibles ; on pourroit ſouhaiter une jambe plus réguliere ; telle qu’elle eſt, un joli pied la termine. Nous avons les grands airs, des nerfs, des migraines, un mari que l’on ne voit qu’à table, des yeux diſcrets, de l’eſprit bizarre, capricieux, mais vif ; mais quelquefois ne reſſemblant qu’à ſoi… Pardieu ! allez-vous me dire, celle-là ne vous paiera pas… O que ſi ! parce qu’elle eſt vaniteuſe, parce qu’elle ſe pique de généroſité, parce qu’elle veut primer.

D’abord vous imaginez bien que nous faiſons du reſpect, de l’eſprit, des pointes, des calembours, que madame a raiſon, que tout chez elle eſt au mieux poſſible… Irai-je à ſa toilette ? Pourquoi non ?… Je placerai une mouche ; je donnerai à cette bouche tout le jeu dont elle eſt ſuſceptible… Un chapeau arrive… Bon dieu ! les graces l’ont inventé ; le dieu du goût lui-même en a placé les fleurs, & tous les zéphyrs jouent dans les plumes qui le couvrent. Comme cette gaze prune-de-monſieur coupe avec ce verd-anglois… Mais qui l’a envoyé ?… vous ſentez que je ſuis le coupable, & pourquoi un coupable ne rougiroit-il pas ?… Je ſuis trahi, déconcerté, boudé… Victoire, que ſon emploi de femme-de-chambre, quelques baiſers des plus vifs & un louis ont miſe dans mes intérêts, les plaide en mon abſence… Ah ! madame, ſi vous ſaviez ce que l’on me dit de vous !… Combien ce monſieur eſt aimable ! Il vaut bien mieux que votre chevalier, & je ſuis ſûre qu’il ne vous en coûteroit qu’une miſere… Il n’eſt pas joueur, je le ſais de ſon laquais ; c’eſt un cœur tout neuf. — Mais crois-tu que je ſois aſſez aimable pour… — Ah dieu ! madame, comme ce chapeau eſt tourné ! vous voilà à vingt ans. — Tais-toi, folle, ſais-tu que j’en ai trente & paſſés ?… (Pardieu oui paſſés, & il y a dix ans que cela eſt public…) Je reviens l’après midi : on eſt ſeule… pourquoi ne le ſeroit-on pas ? Je demande pardon, en offenſant davantage ; on s’attendrit ; je me paſſione ; on ſe… (foutre attendez donc… cette femme-la eſt d’une précipitation à me faire perdre les frais de mon chapeau.) Vous ſentez bien que mon laquais n’eſt pas aſſez bête pour ne pas me faire avertir que le miniſtre (ah pardieu ! tout au moins) m’attend. Je jette un coup-d’œil aſſaſſin ; j’embraſſe cette main qui tremble dans la mienne… Je me releve & je pars.

Pendant ce tems-là je fais connoiſſance avec une de ces femmes qui, blaſées ſur-tout, cherchent des plaiſirs à quel prix que ce ſoit. Elle me fait des avances, parce que ſon honneur, ſa réputation, la bienſéance… Tout cela eſt auſſi loin que ſa jeuneſſe. Nous ſommes bientôt arrangés ; elle me paie, je la lime ; car je ne veux ſacredieu pas décharger… Mon infante le ſait ; les tracaſſeries viennent. Ah ! doux argent, je ſens ton auguſte préſence… Enfin on s’y détermine. Il y a déjà quinze mortels jours qu’on languit. Je fais entendre modeſtement que la reconnoiſſance m’attache, que j’ai des obligations d’un genre… N’eſt-ce que cela ?… On me paie au double ; & dès-lors je ſuis quitte avec ma Meſſaline. Je vole dans les bras qui m’ont comblé de bienfaits nouveaux, & je goûte… non pas du plaiſir… mais, la ſatisfaction de prouver que je ne ſuis pas ingrat.

Las ! que voulez-vous ? quand on a engraiſſé la poule elle ne pond plus, les honoraires ſe rallentiſſent & je dors. — Comment tu dors ? — Oui, la nuit, & qui plus eſt le matin… Ce matin chéri qui amene l’eſpérance, qui éclaire les combats amoureux. On ſe plaint, je me fâche ; on parle de procédés, d’ingratitude & je démontre que l’on a tort ; car je m’en vais.

Dieu Plutus, inſpirez-moi !… Un dieu m’apparoît ; mais il n’eſt point chargé de ſes attributs heureux ; c’eſt le dieu du conſeil, le diligent Mercure ; il me conſole, il me flatte & m’envoie chez M. Doucet. Vous ne le connoiſſez ſûrement pas ; or, écoutez.

Une taille qu’une ſoutane & un manteau long font paroître dégagée ; un viſage qui reſſemble la maturité de l’âge, l’embonpoint & la fraîcheur ; des yeux de linx ; une perruque adoniſée, l’Eſprit en a tracé la coupe ; la phyſionomie ouverte, mais décente, répand l’éclat de la béatitude ; il ne ſe permet qu’un ſourire ; mais ce ſourire laiſſe voir de belle dents… Tel eſt le directeur à la mode ; troupeaux de dévotes abondent, les conſultations ne tarriſſent pas.

Mais il exiſte des privilégiées de ces femmes enſevelies dans un parfait quiétiſme de conſcience, & dont la charniere n’en eſt que plus mobile. Le pere en dieu cache ſous un maintien hypocrite une ame ardente & de très-belles qualités ocultes… Vous vous doutez bien que c’eſt à ces femmes qu’il faut parvenir. Je m’inſinue donc dans la confiance du bon homme ; je lui découvre que je ſuis preſqu’auſſi tartuffe que lui, il m’éprouve ; & quand toutes ſes ſûretés ſont priſes, il m’introduit chez madame ***.

C’eſt là que la ſainteté embaume, que le luxe eſt ſolide & ſans faſte, que tout eſt commode, recherché ſans affectation… Mais quoi ! un jeune homme chez une femme de la plus haute vertu !… Et juſtement, c’eſt afin de ne pas perdre la mienne ; car vous noterez que je dois en avoir, au moins autant que d’impudence. Mes viſites s’accumulent, la familiarité s’en mêle. Voici une des converſations que nous aurons, j’en ſuis ſûr.

A la ſortie d’un ſermon (car j’y irai, non pas avec elle ; mais je ſerai placé tout auprès, les yeux baiſſés, jettant vers le ciel des regards qui ne ſont pas pour lui.) A la ſortie d’un ſermon duquel elle m’a ramené, je commencerai par la critique de toutes les femmes raſſemblées autour de nous. Notez que les queſtions viennent de ma béate. — Comment avez-vous trouvé madame une telle ? — Ah, bon dieu ! elle avoit un pied de rouge. — Pourtant elle eſt jolie. — Elle auroit de vos traits ſi elle ne les défiguroit pas ; mais le rouge… Cependant je le lui pardonne ; elle n’a ni votre teint, ni vos couleurs. (Croyez-vous qu’à ces mots elles n’augmenteront pas ?) — Par exemple, la comteſſe n’étoit pas habillée décemment. — Du dernier ridicule. — Elle montre une gorge ! — Et quelle gorge ! Je ne connois qu’une femme qui eût le droit d’étaler de pareilles nudités ; au moins nous verrions des beautés. (Remarquez ce coup-d’œil ſur un mouchoir dont les plis laiſſent paſſage à ma vue… Un autre coup-d’œil me punit, & je deviens timide, déconcerté.) — Que penſez-vous du ſermon ? — Moi, je vous l’avouerai, j’ai été diſtrait, inattentif. — Cependant la morale étoit excellente. — J’en conviens ; mais préſentée d’une maniere ſi froide ! Une belle bouche eſt bien plus perſuaſive. Par exemple, quel effet ne font pas ſur moi vos exhortations ! Je me ſens plus animé, plus fort plus courageux… Hélas ! vous me faites aimer la vertu, parce que je vous aime… (Ah, mon cher ami, voyez-moi tremblant, interdit ; la pâleur couvre mon viſage… Je demande pardon… plus on me l’accorde, plus j’exagere ma faute ; afin de ne pas être coupable à demi…) Ma dévote ſe remet plus promptement ; cependant elle eſt encore émue ; elle me propoſe de lire, & c’eſt un traité de l’amour de Dieu. Comme ma voix eſt touchante ! placé vis-à-vis d’elle, mon œil de feu la parcourt & l’épie. Je paraphraſe, je compoſe, ce n’eſt plus un ſermon, c’eſt Rouſſeau que je lui débite… Je ſaiſis l’inſtant, un oratoire eſt mon boudoir, & je ſuis heureux.

Mais l’argent ! l’argent !… Foutre, un moment, laiſſez-nous décharger… Quelle jouiſſance qu’une dévote ! Que de charmans riens ! Comme cela vous retourne ! Quel moëlleux ! Quels ſoupirs !… Ah ! ma bonne ſainte Vierge !… Ah ! mon doux Jéſus !… Ami ſens-tu cela comme moi ?…

LA DEVOTE                                        Pl 3.

Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
ah ! mon doux Jésus

Mais l’argent ! — Et me croyez-vous aſſez bête pour aller faire un marché ?… Nenni… quelque ſot !

Je revois mon caffard ; je lui raconte le tout. Il eſt diſcret ; il perdroit trop à ne pas l’être ; & c’eſt lui qui va me ſervir, bien entendu qu’il aura ſon droit de commiſſion.

Depuis trois jours ma dévote en abſtinence, n’a eu pour reſſource que ſon godemiché. Le pere en Dieu arrive.

— Hélas ! ce pauvre jeune homme ! il eſt retombé dans le vice ! des femmes perdues l’entraînent. (Quel coup de poignard !) Ah ! mon pere ! quel dommage ! il a un bon fond ! — Madame ce n’eſt pas ſa faute, il y a même en lui une eſpece de vertu : car il eſt franc. “ Monſieur, m’a-t-il dit, j’ai des dettes d’honneur, ma conſcience me tourmente, je vais me perdre peut-être, je ſerai la victime de mon devoir… Hélas, ce qui me perce l’ame, c’eſt de quitter madame ***. (ici elle baiſſe les yeux.) Cette femme adorable, elle poſſede mon cœur… N’importe, il faut la fuir… Etoile malheureuſe, déplorable deſtin ! ” Voilà, madame, ce qu’il m’a dit les larmes aux yeux. — On me plaint, on parle d’autre choſe, on revient… — Mais à quoi montent donc ces dettes ? Trois cents louis… Et vous croyez qu’une femme qui connoît mes careſſes & mes reins, qui eſt ſûre du ſecret, qui ne me trouve pas un butor, qui ſur-tout aime les variantes, ne me renverra pas le lendemain ?…

Je vous vois d’ici faire le moraliſte ; mais cela eſt odieux, l’amour pur eſt généreux ; vous êtes un frippon… Foutre, vous badinez ; vous gâteriez le métier : elle a trente-ſix ans ; j’en ai vingt-quatre ; elle eſt encore bien, mais je ſuis mieux ; elle met de ſon côté du tempérament & de l’argent, moi de la vigueur & du ſecret… ne voilà-t-il pas compenſation ?

D’ailleurs, voulez-vous que je m’acquitte ? Je lui fais l’honneur de l’afficher. Elle quitte ſa dévotion ; je la rends à la ſociété, à elle-même ; elle change d’état enfin… Non, je me trompe, elle ne change que de robe & de coëffure.

Voilà ma dévote dans le monde & par mes ſoins. — Mais il valoit bien mieux la laiſſer dans ſon obſcurité ; vous allez la perdre ; on vous l’enlèvera. J’ai d’autres projets peut-être ; ſon argent eſt conſommé, ſes diamans ſont vendus, mon caprice eſt paſſé… ! Vous verrez cependant que pour me faire enrager elle s’aviſera d’être fidele, il faut que je prenne la peine d’avoir des torts avec elle. — Vous en aurez bientôt. — Non, car voici ma concluſion. — “ Madame, je ne rappellerai point vos bontés, elles me ſont cheres, & mon cœur aime à vous avoir des obligations que toute autre ne m’eût pas fait contracter ; mais plaignez-moi ; c’eſt ma reconnoiſſance qui me coûtera la vie ; c’eſt le ſoin de votre gloire qui va détruire mon bonheur. Je vous dois : de ceſſer des viſites qui vous compromettroient, hélas ! je ſais trop qu’en prononçant cette ſéparation funeſte, je dicte mon arrêt… ” Puiſſance du ciel ! combien vous êtes affectée… A force de ſingeries, je parviens à m’attendrir ; ma Dulcinée verſe tour-à-tour les larmes de la douleur & celles du plaiſir ; ma fuite eſt combinée par des points d’arrêt ſur tous les ſophas des appartemens, & c’eſt à la derniere extaſe que je me fauve.

Parbleu, voilà bien des façons… — Pauvre ſot ! tu ne vois donc pas que cette pauvre femme fait ma réputation pour l’éternité ; je n’ai qu’à lui en laiſſer le ſoin, & je ſuis le phénix des oiſeaux de ces bois ; d’ailleurs, je n’ai pas perdu la tête. Elle eſt amie intime de la préſidente de ***, & depuis long-tems je lorgne cette riche veuve ; elle ne manquera pas d’être la confidente de ma délaiſſée. Et me croyez-vous aſſez novice pour n’avoir pas perſuadé à celle-ci que ce ſeroit un moyen de nous voir encore ; à l’autre que je ne quitte madame une telle que pour ſes beaux yeux ?

Tout réuſſit à mon gré… Mais il faut que je les brouille… Allons, diſcorde, vole à ma voix… On ſe pique, on ſe refroidit ; les deux inſéparables ne ſe voient plus. La préſidente exige que j’embraſſe ſon reſſentiment. Je me fais valoir ; je deviens exigeant à mon tour. Que ne peut le deſir de la vengeance ! On ſe livre à moi pour faire piece à ſa bonne amie,

La préſidente a trente-cinq ans & n’en paroît pas plus de vingt-huit ; elle eſt bien conſervée, mais ſans affectation. Ce ſeroit une petite maîtreſſe, ſi le jargon ne l’amuſoit pas. Elle a de l’eſprit avec les femmes, de la gentilleſſe avec les hommes, beaucoup de retenue dans le public, un ton de qualité & des dehors impoſans.

Dans le particulier, je n’ai guere connu de tempéramment plus vif, plus ſoutenu, & en même tems plus varié. Ses careſſes ſont ſéduiſantes, parce qu’elles ſont franches, & vingt fois j’ai tenté de l’aimer. Au reſte, elle n’eſt pas ſans défaut ; elle a une profonde vénération pour elle-même ; ſes déciſions ſont des oracles ; ſes préceptes des loix ; je n’ai rien vu de ſi impérieux : il eſt vrai qu’elle y joint l’adreſſe, & que ſouvent vous croyez faire votre volonté en ne ſuivant que la ſienne.

Sa ſociété, qui nous devine, ne tarde pas à me fêter ; je ſuis le ſaint du jour ; elle a de la confiance en moi ; rien n’eſt bien ſi je ne l’ai conſeillé. Nous paſſons ainſi ſix mortelles ſemaines. J’oubliois qu’elle veut être la confidente de mes affaires. Un jour j’arrive chez elle… mon œil eſt agité. — Mais qu’as-tu donc, mon ami ? tu es bien ſombre. — Quoi ! dis-je en m’efforçant de ſourire, pourrois-je apporter chez vous de l’humeur ? — On me perſécute ; je m’obſtine à me taire ; j’ai des diſtractions que le monde qui abonde pour le ſouper ne ſauroit détruire. On me propoſe une partie. Je la refuſe, & je ſors à minuit en m’échappant.

Voilà qui eſt bien ſimple, direz-vous, qui n’en feroit autant ?… Je vous le donne en dix, écoutez ſeulement.

Eſt-ce que mon laquais qui eſt un criſpin des mieux dégourdis, n’a pas eu l’eſprit de foutre la femme-de-chambre pour éviter l’ennui ? Or, ce jour-là, il eſt preſqu’auſſi triſte que moi ; ſa charmante le preſſe autant que la mienne, & comme il eſt d’un naturel confiant il avoue que la nuit derniere, j’ai ſoupé chez la ducheſſe une telle, que l’on m’a fait malgré moi tailler au pharaon ; que le jeu étoit diabolique, que j’ai perdu énormément, & qu’étant peu riche, j’en ſuis étrangement incommodé ; mais ce qui me tourmente, c’eſt d’avoir été obligé de mettre en gage le diamant que m’a donné la préſidente, hélas ! cette bague précieuſe n’a pas même été ſuffiſante avec tous mes bijoux pour dégager ma parole, & je ſuis ſans un ſol.

Il retombe enſuite ſur lui-même, car le drôle eſt preſqu’auſſi coquin que moi. On l’a forcé auſſi de jouer, & ſa montre eſt avec mes effets chez madame la reſſource. La pauvre Adélaïde, qui aime le pendart, tire de ſon armoire quarante écus qui compoſent ſa petite fortune, & ſont même le fruit de mes dons : le ſcélérat les empoche. Mais il y a bien un autre manege.

J’ai apperçu des chuchotages de la préſidente à ſa femme-de-chambre, des allées & des venues ; c’eſt que l’on a conté tout cela à madame, que madame a fait répéter le tout à mon bandit, & que ſur-le-champ elle lui a remis cinq cents louis. — Douze mille francs ? — En or, vous dis-je, pour aller tout dégager & fournir mon ſupplément. Quand je ſors, je retrouve mon fourbe dans mon carroſſe & nous portons le magot en triomphe chez moi. — Comment, tout cela n’eſt pas vrai ? — Mais d’où diable viens-tu donc ? C’eſt incroyable, tu ne te formes point ; mais aiguiſe donc ton intelligence.

Le lendemain à ſept heures, en déshabillé leſte, je cours chez la préſidente ; une joie douce brille dans ſes yeux ; j’ai ſon diamant au doigt… Je veux la faire parler (car vous noterez que ſous peine de la vie, mon laquais ne doit m’avoir rien avoué) elle me fait un menſonge avec toute l’adreſſe, toute la nobleſſe de la généroſité ; mais elle voit bien à la vivacité de mes careſſes, que la reconnoiſſance les enflamme & que je ne ſuis pas ſa dupe. Un peu remis de mes tranſports, je parle de bienfaits ; on m’impoſe ſilence en me diſant que ſi l’on avoit été aſſez heureuſe pour me rendre un ſervice, j’en ôterois tout l’agrément.

Comment, monſtre ! tant d’amour & de généroſité ne te touchent pas ? — Si fait pardieu, & pour lui montrer ma gratitude (un peu auſſi pour m’en débarraſſer) je la marie avec un homme de ma connoiſſance, qui la rend la femme la plus heureuſe de Paris. D’amans que nous étions nous devenons amis, & je vole, non pas à de nouveaux lauriers, mais à de nouvelles bourſes.

Dégoûté de l’amour parfait, de la jouiſſance méthodique de la dévote & de la préſidente, je languiſſois triſtement, quand mon bon ange me conduiſit chez madame Saint-Juſt, (fameuſe maquerelle pour les parties fines, rue Ticquetonne). Je lui annonce que je ſuis vacant, & ſur-tout que le diable eſt dans ma bourſe ; elle me préſente ſa liſte : parcourons-là.

I. Madame la baronne de Conbaille… Foutre, voilà un beau nom. Qu’eſt-ce que cette femme-là ? — C’eſt une petite provinciale qui eſt venue à Paris dépenſer cinquante ou ſoixante mille francs qu’elle amaſſoit depuis dix ans ; en reſte-t-il encore beaucoup ? — Non — paſſons. Pourquoi cette bougreſſe-là s’aviſe-t-elle de prendre un nom de cour ?

II. Madame de Culſouple. — Combien donne-t-elle ? — Vingt louis par ſéances, — paye-t-elle d’avance ? — Jamais, & puis ce n’eſt pas votre affaire : elle eſt trop large.

III. Madame de Fortendiable. — tenez, voilà ce qu’il vous faut. C’eſt une Américaine riche comme un Créſus, & ſi vous la contentez, il n’y a rien qu’elle ne faſſe pour vous. — eh ! bien tu me préſenteras — demain ſi vous voulez — ici ! — dans ſon hôtel même. — Ce nom-là a quelque choſe d’infernal qui me divertit — je rends la liſte ; quand d’un air de myſtere, la bonne Saint-Juſt m’adreſſe cette exhortation : “ mon cher ami, vous avez beaucoup vu de jeuneſſe, qu’y avez-vous gagné ? La vérole. Pourquoi ne pas écouter les conſeils de la ſageſſe ? J’ai dans ma main une vraie fortune ; une vieille — le diable te foute — eh ! que votre ſouhait s’accompliſſe ! Encore mieux vaut lui que rien ; mais il ne s’agit pas de cela ; je vous parle d’un tréſor : fiez-vous à moi, & nous la plumerons — allons, je le veux bien ; je m’en rapporte à ta prudence. ”

En attendant, je me rends le lendemain à ſept heures du ſoir chez mon Américaine, je trouve de la magnificence ; un gros luxe ; beaucoup d’or placé ſans goût, des ballots de caffé, des eſſais de ſucre ; des factures ; enfin, un goût de marine que je n’ai ſacredieu que trop reconnu dans mainte occaſion.

Ce qui me tourmentoit, étoit d’entendre dans un cabinet voiſin, une voix d’homme dont les gros éclats me mettoient en ſouci. Enfin, la porte s’ouvre : qui ſeroit-ce ? Ma déeſſe… mais foutre quelle femme !

Imaginez-vous, un coloſſe de cinq pieds ſix pouces ; des cheveux noirs & crêpus ombragent un front court ; deux larges ſourcils donnent plus de dureté à des yeux ardens, ſa bouche eſt vaſte ; une eſpece de mouſtache s’éleve contre un nez barbouillé de tabac d’Eſpagne : ſes bras ; ſes pieds ; tout cela eſt d’une forme hommaſſe, & c’eſt ſa voix que je prenois pour celle du mari.

Foutre, dit-elle à la Saint-Juſt, où as-tu pêché ce joli enfant ? Il eſt tout jeune ; mais qu’il eſt petit ! n’importe ; petit homme, belle queue… Pour faire connoiſſance elle m’embraſſe à m’étouffer… Sacredieu il eſt timide — Oh ! c’eſt un garçon tout neuf — nous le ferons… Mais eſt-ce que tu es muet ? — Madame, lui dis-je, le reſpect ! (j’étois abaſourdi) — & tu te fous de moi avec ton reſpect !… Adieu Saint-Juſt ; ça ça je garde mon fouteur, nous ſoupons & couchons enſemble.

Nous reſtons ſeuls, ma belle ſe plonge ſur un ſopha. Sans m’amuſer à la bagatelle, je ſaute deſſus ; dans un tour de main, la voilà au pillage ; je trouve une gorge d’un rouge brun, mais dure comme le marbre ; un corps ſuperbe, une motte en dôme, & la plus belle perruque. Pendant la viſite, ma belle ſoupiroit comme on beugle ; ſemblable à la cavale en furie, ſon cul battoit l’appel, & ſon con la chamade… Sacredieu une ſainte fureur me tranſporte, je la ſaiſis d’un bras vigoureux ; je la fixe un moment ; je me précipite… O prodige… La bougreſſe eſt étroite… En deux coups de reins j’enfonce juſqu’aux couillons… Je la mords… elle me déchire… le ſang coule… tantôt deſſus, tantôt deſſous ; le ſopha crie, ſe briſe, tombe… la bête eſt à bas, mais je reſte en ſelle ; je la preſſe à coups redoublés… va mon ami… va… foutre… ah !… va fort… ah ! bougre… ah ! que tu fais bien ça… ah ! ah ! ah !… Sacredieu ne m’abandonne pas ; ne m’abandonne pas… ho ! ho ! ho !… encore… encore… voilà que ça vient… à moi, à moi… enfonce ; enfonce — ſacrée bougreſſe ! Son jean-foutre de cul qui va comme la grêle m’a fait déconner… je cours après… mon vit brûle… je la ratrappe par le chignon (ce n’eſt pas celui du con) je rentre en vainqueur… ah ! dit-elle,… je me meurs… foutu gueuſe !… (je grince les dents)… Si tu ne me laiſſe pas décharger, je t’étrangle… enfin haletante, ſes yeux s’amoliſſent ; elle demande grace… non foutre… point de quartier… je pique des deux,… ventre à terre… mes couilles en fureur font feu ; elle ſe pâme… je m’en fous, & je ne la quitte que quand nous déchargeons tous deux le foutre & le ſang enſemble…

Il eſt tems, je crois, de remettre ſa culotte ; un peu rendus à nous mêmes, ma houſarde me félicite en ſe congratulant ; elle va faire bidet, & moi je releve le ſopha du mieux que je puis. Que fais-tu là, me dit-elle, en rentrant ? Mon ami, mes gens ſont accoutumés à cela, & j’ai un valet-de-chambre tapiſſier qui fait ſa revue tous les matins. — Vous penſez bien que nous ne parlons pas ſentiment ; eſt-ce qu’elle s’embarraſſe de ces foutaiſes-là ? Nous voyons ſa maiſon, ſon magaſin qui eſt de l’or en barre ; les tréſors des trois parties du monde s’y raſſemblent… Enfin nous arrivons dans Un cabinet : elle ouvre un coffre… tiens, me dit-elle, prends ce porte-feuille… (je fais des façons)… allons foutre, quand on bande comme toi, on a le moyen d’acquitter ces bagatelles… je le mets dans ma poche, non ſans avoir remarqué qu’il contient pour cinq cents louis de bonnes lettres de change… Voilà ce qui s’appelle des douceurs.

Nous ſoupons : ma foi, j’en avois beſoin. C’eſt elle qui me ſert ; des morilles, des truffes au coulis de jambon, des champignons à la marſeilloiſe ; au deſſert les paſtilles les plus échauffantes, ſans oublier les liqueurs de madame An-fou… de la table nous nous élançons au lit, & de la vie, je crois, on n’a vu pareille ſcene.

Rendez-vous pris au ſurlendemain ; j’arrive… madame eſt malade hélas ! & c’eſt tout ſimple ; elle avoit exceſſivement chaud ; quelque choſe que j’aie dit, elle a voulu que j’ouvriſſe la fenêtre au mois de Janvier — une fluxion de poitrine l’enterre en trois jours… ô douleur !… je vais lui dire un de Profundis chez la Saint-Juſt.

Après avoir eſſuyé ſes larmes & ſes doléances, (car elle me proteſte que ma princeſſe étoit une de ſes meilleures pratiques) je l’aſſure que très-touché de cet accident funeſte, j’ai fait des réflexions, & qu’ayant toujours honoré la vieilleſſe, je viens lui demander ſes bons offices, pour me conſacrer au ſervice de la douairiere dont elle m’a parlé. Nous prenons jour, & j’obtiens ſous huitaine l’avantage d’être introduit chez madame In Œternum. On m’avoit prévenu qu’elle étoit fort riche, enſorte que la grandeur de l’hôtel, la beauté des livrées & des ameublemens ne me fit pas d’effet ; au contraire, j’en dévorois d’avance la ſubſtance… Eh ! Sacredieu ! la fée ne devoit-elle pas s’alimenter de la mienne ?

Le tête-a-tête étoit ménagé ; l’on m’attendoit ; j’avois relevé mes appas ; à force de vouloir réparer les ſiens, ma vieille étoit encore à ſa toilette, aſyle impénétrable ; je ſuis introduit, en attendant, dans un boudoir lillas & blanc : des panneaux placés avec art réfléchiſſoient en mille manieres tous les objets, & des amours dont les torches enflammées éclairoient ce lieu charmant. Un ſopha large & bas exprimoit l’eſpérance par les couſſins verd-Anglois dont il étoit couvert ; la vue ſe perdoit dans des lointains formés par les glaces, & n’étoit arrêtée que par des peintures laſcives que mille attitudes variées rendoient plus intéreſſantes ; des parfums doux faiſoient reſpirer à longs traits la volupté ; déjà mon imagination s’échauffe ; mon cœur palpite ; il deſire ; le feu qui coule dans mes veines rend mes ſens plus actifs ;… La porte s’ouvre ; une jeune perſonne s’offre à mes yeux ; un négligé modeſte ; une ſimplicité naïve ; des charmes qui n’attendent pour éclore que les hommages de l’amour ; des détails délicieux… Telle ſe montre la jolie niece de ma douairiere, la belle Julie. Elle m’offre les excuſes de ſa tante, qu’une affaire arrête, & me prie d’agréer qu’elle me tienne compagnie. Je réponds à ce compliment par les politeſſes d’uſage : & nous nous aſſeyons ſur des fauteuils dans un coin de la chambre ; Julie s’éloignoit du ſopha : (hélas ! qu’il étoit bien plus à craindre pour moi !…) mes yeux erroient ſur elle ; je ſentois toute la timidité d’un amour naiſſant ; tous les combats de ma raiſon contre mon cœur ; le feu de mes regards en impoſoit à Julie, notre converſation languiſſoit en apparence, mais déjà nos âmes s’entendoient.

Mademoiſelle fait ſûrement le bonheur de ſa tante, puiſqu’elle eſt ſa compagne ? — Monſieur, ma tante a de l’amitié pour moi — la foule qui abonde chez elle, a ſans doute de quoi vous plaire, & vos plaiſirs (Julie ſoupire)… mille adorateurs… (le feu me monte au viſage) — ah monſieur ! Combien de ces adorateurs méritent d’être évalués ce qu’ils ſont en effet ! — quoi ! vous n’en auriez pas trouvé dont l’hommage eût ſu vous intéreſſer… (elle ſe trouble) pardon… bon Dieu !… J’allois commettre une indiſcrétion… mais, mademoiſelle, me condamnerez-vous de le deſirer ?… Nous entendons du bruit : un regard expreſſif eſt toute la réponſe de Julie.

La tante avoit fini ſa toilette : elle s’avance… peignez-vous, mon ami, un vilain enfant de quelques ſoixante ans. Sa figure eſt un ovale renverſé, une perruque, artiſtement mêlée avec un reſte de cheveux reteints en noir en ombrage la pointe ; des yeux rouges qui louchent pour ſe donner un regard en couliſſe ; une bouche énorme, mais que Bourdet a fort bien meublée ; du blanc, du rouge, du vermillon, du bleu, du noir, arrangés avec un art, une ſymétrie que des yeux connoiſſeurs & un odorat exercé peuvent ſeuls découvrir.

Une robe à l’Angloiſe puce & blanc ſe ratache par des nœuds de gaze, d’où s’échappent des coulans de perles, qui retombant en ronds, ſe terminent par des glands d’un goût exquis ; un conty couvre la place où pouvoit être une gorge il y a quarante ans. Voila ce que je démêlai au premier coup-d’œil… Heureux, ſi je n’en euſſe vu ni ſenti davantage.

Mon Dieu, mon cher cœur, me dit-elle en minaudant, & ſe laiſſant aller ſur le ſopha où elle m’entraîne ; je ſuis déſolée de vous avoir laiſſé vous ennuyer avec cette petite fille (Julie s’étoit éclipſée) c’eſt ma niece, & cela connoît ſi peu le monde. — Comment, madame, votre niece ? Mais on ne le croirois pas à l’âge dont elle paroît — cela eſt vrai ; mais ſa mere eſt infiniment mon ainée… Puis ſaiſiſſant une de mes mains… La Saint-Juſt, mon cher, m’a parlé de vous, mais d’une maniere extraordinaire : elle raconte des choſes… oh pour cela incroyables ! — Ces ſortes de femmes vous vantent quelquefois ; mais ſi je lui eus jamais une obligation, c’eſt de m’avoir mis à portée de vous offrir mes hommages. — Tiens, mon cœur, banniſſons la cérémonie ; ton air me prévient ; tu es joli ; ſois ſage, & ſûrement tu ne t’en répentiras pas. Il eſt tems de paſſer dans mon ſallon ; j’ai du monde ; tu ſouperas,… une révérence eſt ma réponſe, un baiſer me ferme la bouche… (ah ! ſacredieu, c’eſt du vernis tout pur) ne joue pas, continue-t-elle ; cauſe avec ma niece ; tu ſembleras être ſon amant (ah ! charmante vieille ! l’aurore de l’amour vient me luire ! Que je t’embraſſerois de bon cœur !… mais foutre ! la peinture !) & nous nous rejoindrons quand ces importuns ſeront bannis…

Mon ſupplice eſt donc retardé !… Nous entrons au ſallon ; nombreuſe compagnie s’y raſſemble, & pendant que Julie & ſa tante arrangent les parties, moi je réfléchis.

Amour, amour ! Tu viens donc encore me décevoir, m’égarer, me percer ! Dieu cruel ! n’ai-je donc pas été aſſez longtems ta victime ? Veux-tu te venger ? Quel rôle vas-tu m’impoſer ?… Objet du caprice d’une hideuſe vieille ; la beauté, les graces feront mon tourment ! Hélas !… Enfant trop aimable ! Si j’ai jamais ſu conquérir des cœurs, en ſoumettre à ton empire ; ſi j’ai fait fumer ſur tes autels un encens qui te fus agréable ! Ah ! protege-moi !… Je ſuis exaucé : une ardeur nouvelle m’embraſe : Julie, la belle Julie, recevra mon cœur, mes tranſports, & ſa tante abuſée n’aura de moi qu’un tribut chérement acheté.

Le jeu fait regner le ſilence ; tout te monde eſt occupé. Julie au bout du ſallon tient un ouvrage par contenance, & je ſuis auprès d’elle ; elle eſt inquiete ; je ſuis timide. — Quoi ; me dit-elle, on vous a déjà aſſigné votre perſonnage. — Ah ! mademoiſelle, ſi vous daignez lire dans mon cœur, vous verriez combien il m’eſt cher. — Je l’avoue, monſieur, quelque accoutumée que je ſois à ces propos, & au motif qui les fait tenir ; j’aurois plus de peine à les ſupporter de vous que de tout autre. — Vous me les défendez donc, mademoiſelle ?… Ah ! je ne le vois que trop ; vous me confondez dans la foule des lâches que votre tante entretient à ſes gages ; vous me croyez revêtu d’un maſque trompeur, je l’ai bien mérité !… N’importe, il faut vous délivrer d’un objet qui vous déplaît, peut-être vous ferai-je m’eſtimer… Ah ! belle Julie ! Vous ſaurez un jour que je ne me ſuis expoſé à votre haine… mais vous ne voudrez pas m’entendre ; vous m’abhorrez ; vous me mépriſez… & je ne pourrois pas ſoutenir long-tems vos dédains… (je me leve) — Mon Dieu ! monſieur, me dit-elle toute effrayée, qu’allez-vous faire ? Je ſerois perdue ; ma tante m’accuſeroit… Que ſais-je ?… Peut-être de l’avoir trahie. — Non, non, elle auroit tort, vous la ſervez trop bien… Vous la ſervir !… Julie ! Dieu ! qu’elle idée… & pour votre amant ! (Julie ſe trouble & fait un effort pour ſourire)… — Mon amant ! y penſez-vous ? Vous êtes cependant arrivé ſous des auſpices. — Je vous entends, mademoiſelle,… & ſi ce moyen eût été le ſeul pour parvenir auprès de vous ! me trouveriez-vous ſi condamnable ? Depuis ſix mois je vous adore (vous vous doutez mon cher ami, que je n’en ſavois pas un mot) ; je ſuis par-tout vos pas ; je brûle en ſecret ; je m’informe ; on m’inſtruit de l’humeur de votre argus, & je ſuis obligé de couvrir du voile le plus déshonnête le ſentiment le plus pur qui fut jamais, (la pauvre petite ! comme elle eſt oppreſſée ! comme ſon ſein s’éleve ! quel ſein, grand Dieu !… chienne de vieille, il faudra donc que je te donne ce profit-là)… Vous ne répondez pas… De grace, Julie, nous n’avons qu’un moment, décidez de mon fort ; pourquoi me rendre la double victime de vos rigueurs & des faveurs de votre tante ? (ce mot faveur fut prononcé d’un ton ſi ruſé qu’il étoit perſuaſif, la petite en ſourit) — Eh bien je vous crois, me dit-elle, pourquoi me tromperiez-vous ?… Je ſuis déjà ſi malheureuſe ! Hélas ! il ne tient qu’à vous de me la rendre bien davantage… Je ne vous détaillerai pas le reſte d’une converſation gênée par les obſervateurs, mais pour tout dire en un mot, nous convinmes que je ſerois l’amant de la tante, & que nous ſaiſirions tous les momens favorables pour nous voir, en affectant la petite & moi beaucoup d’indifférence l’un pour l’autre.

On ſoupe, après ſouper je fais un berlan avec ma chere tante ; tout le monde défile ; Julie dès minuit s’étoit retirée ; je reſte ſeul ; c’eſt alors que la vieille par ſes tendres careſſes me montre toute la rigueur de mon ſort ; cependant j’y réponds en grimaçant. Elle ſort pour ſe rendre à ſa chambre à coucher, & moi, pour faire ma toilette de nuit. Enfin l’heure du berger, l’heure fatale ſonne, une femme-de-chambre m’appelle ; j’arrive, cherchant par-tout ce que tu ſais, & ne trouvant rien — rien ? — Rien, ou le diable m’emporte : devine où il étoit allé ſe nicher : à côté d’une groſſe bourſe bien remplie, placée entre deux bougies ſur la table de nuit de madame ; je le repris en paſſant.

Ma déeſſe étoit en cornette… Sacredieu, qu’elle avoit d’appas ! Son lit à la turque, de damas jonquille, ſembloit aſſorti à ſon teint (car celui de jour étoit répandu ſur dix mouchoirs qui invoquoient la blanchiſſeuſe) un ſourire qu’elle grimace me fait appercevoir qu’elle ne mord point. Enfin je grimpe ſur l’autel. — Bandois-tu ? — Hélas ! il falloit bien bander de miſere, ou renoncer à Julie, & à cette bourſe devenue néceſſaire ; car le maudit berlan m’avoit arraché les derniers louis qui fuſſent en ma poſſeſſion…

Que parlois-je de poſſeſſion ?… J’en ai ſacredieu bien une autre. Regarde, mon cher ami, C’eſt pour toi que je n’abaiſſe pas la toile.

Je parcours des mains & des pieds les vieux charmes de ma Dulcinée… De la gorge… je lui en prêterois au beſoin… Des bras longs & décharnés ; des cuiſſes grêles & deſſéchées ; une motte abattue ; un con flétri & dont l’ambre qui le parfume affoiblit à peine l’odeur naturelle… Enfin, n’importe : je bande ; je ferme les yeux ; j’arpente ma haridelle & j’enfourne. Ses deux jambes ſont paſſées par deſſus mes épaules ; d’un bras vigoureux, je la chauffe ſur mon vît ; une boſſe de grandeur honnête que je viens de découvrir me ſert de point d’appui pour l’autre main. Son cou tendu m’allonge un déplaiſant viſage, qui, gueule béante, m’offre une langue appeſantie, que j’évite par une ſorte contraction de tous les muſcles de ma tête. Enfin je prends le galop… ma vieille ſue dans ſon harnois ; ſa charniere enrouillée s’électriſe & me rend preſque coups pour coups ; ſes bras perdent de leur roideur ; ſes yeux ſe tournent ; elle les ferme à demi, & réellement ils deviennent ſupportables… Sacredieu j’enrage ; cela ne vient pas ; je la ſecoue… & tout-à-coup la bougreſſe m’échappe… Foutre, la fureur me prend ; je m’échauffe ; le talon tendu contre une colonne, je la preſſe ; je l’enleve ; la voila qui marche… Ah ! mon ami ! mon petit ! Ah ! mon cher cœur… je me meurs… Ah ! je n’y comptois plus… il y a ſi longtems… Ah ! ah ! ah !… je… dé… dé… charge… mon cher ami je décharge… Le diable m’emporte, ſes convulſions me tiennent cinq minutes dans l’illuſion ; la vieille coquine avoit une jouiſſance comme à trente ans ; elle fut long-tems à ſe remettre ; elle étoit épuiſée dans toute la force du terme. Moi j’étois en eau… Mais voici bien une autre hiſtoire. En m’eſſuyant je trouve une double perruque ; c’étoit celle de ma ribaude, qui, n’étant que collée, ſe joignoit à la mienne par eſprit de ſympathie. Le déſordre de la bonne dame étoit riſible ; ſon bonnet & la toiſon qui lui tenoit lieu de chevelure tout étoit au diable… Elle avoit l’air honteuſe. — Tiens ma bonne lui dis-je, entre nous point de façons ; je t’aime mieux tout naturellement ; & pour preuve de cela, je vais te recommencer ; à ces mots, je la reſſaute, & j’amene l’aventure à bien. Pour cette fois elle n’avoit point de dents, Dieu merci, car j’euſſe été dévoré.

Après cette ſeconde repriſe elle ſonne… Mademoiſelle Macao, qui nous ſervoit d’Eunuque noir, lui arrange ſes affaires, tandis que je me r’habille. La bonne vieille ne tariſſoit pas ſur mes éloges… deux fois ma chere… deux fois ; oh ! ce petit ange-là eſt un prodige ; les autres me faiſoient bien venir l’eau à la bouche ; mais lui… mets la main là, j’en ſuis pleine.

Il étoit quatre heures du matin ; je m’approche pour prendre congé ; la vieille en m’embraſſant, (foutre ce n’étoit pas là le plaiſant de l’hiſtoire) m’offre deux bourſes au lieu d’une, & m’aſſure qu’elles contiennent deux cents louis, tandis qu’elle n’en donne ordinairement que cent. — Non madame, lui dis-je avec généroſité ; ſi j’ai été plus heureux qu’un autre, je n’aſpire point à une récompenſe double ; j’accepte le témoignage ordinaire de vos bontés, mais je ne veux m’ôter ni la poſſibilité de revenir plus ſouvent, ni à vous, celle de contenter un goût qui paroît vous ſatisfaire. — Ma foi, je l’aurois priſe au mot. — Nigaud ! qui ne ſait pas que voila comme on ruine ces bougreſſes-là… à la preuve… Tranſportée, elle tire de ſon doigt un beau brillant (je l’ai pardieu vendu deux mille écus) & le met au mien ; alors je me retire avec une permiſſion indéfinie pour toutes les heures du jour & de la nuit, & la conſigne de paroître amoureux de Julie, afin de cacher notre intrigue… Je fais le difficile, mais la ſublime tante me démontre ſi bien cette néceſſité que je me rends pour l’amour d’elle.

Revenu chez moi, dois-je y trouver du repos ? Non, Julie… Julie ! Ton image me trouble ; je te vois ; hélas ! dans cet inſtant, en proie à des deſirs inconnus juſqu’alors ; tu m’accuſes & tu gémis ; moi-même je ſoupire… Vile ſoif de l’or ! À quelle horrible divinité me forces-tu de ſacrifier du ſang ?… Bien plus encore ! C’eſt la ſubſtance la plus pure qui s’épanchera ſans fruits ſur cet autel odieux… Mais ne ſuis-je pas dédommagé ? Ou trouverai-je une enfant plus jolie ? Julie, que l’amour me peigne dans tes rêves, & que l’attrait d’un ſonge te prépare au charme de la réalité !… Allons ma valeur, à mon ſecours, qu’êtes-vous devenue ?… De l’or, morbleu, de l’or ; c’eſt le nerf de la guerre ; front par-tout : que les feux de l’amour embraſant mon courage me rendent cette vigueur premiere qui fit tomber ſous le couteau ſanglant tant de vierges dans Iſraël… Et toi, Priape, patron des fouteurs ! je t’invoque ; qu’une yvreſſe lubrique me ſaiſiſſe auprès de ma vieille ! je t’offre le ſacrifice de toutes ſes perfections… Qu’elle crêve en foutant !… C’eſt un holocauſte digne de toi.

On s’imagine bien que la matinée ne ſe paſſe pas ſans que je me rende chez ma bonne ; on m’introduit au petit jour : la fidele Macao me donne des conſeils pour plaire à madame, & je lui ſacrifie une parcelle de mon or ; pour en gagner un monceau, ma vieille me reçoit avec toutes les graces poſſibles… Mais, ô ſurpriſe !… avez-vous jamais vu une pomme que l’on place ſous le récipient d’une machine pneumatique ? Chaque coup de piſton ſemble lui rendre ſa fraîcheur ; ſa peau ridée devient liſſe ; & les rayons du jour qui s’y réfléchiſſent y donnent un vermeil qu’elle avoit perdu… voilà l’état de ma vieille ; ſes yeux ſont dérougis ; elle ſemble ſoufflée, & ſi elle avoit des cheveux, de la gorge & des dents, elle ſeroit foutable… Ma main batifole, un ſourire enfantin la ranime… Quand elle me chaſſe très-ſérieuſement pour mettre ordre à ſes affaires.

Mademoiſelle Macao eſt gouvernante en chef de ma Julie ; ſon nom ; d’heureux préſage n’eſt point démenti par ſon caractere ; cette fille qui, dans ſa jeuneſſe, a fréquenté les ſeigneurs dans des lieux où tout eſt égal, eſt compatiſſante pour l’innocence ; elle a même fourni à Julie les élémens d’un jeu de mains, badinage renouvellé des Grecques, & très-utile même aux Françoiſes.

Somme tout, je lui fais comprendre que Julie eſt appellée à changer d’état, & je lui prouve par un argument irréſiſtible, que je ſuis tombé de là haut tout exprès pour opérer ce grand œuvre : elle devient donc ma confidente, & j’entre chez Julie que je trouve à ſa toilette.

Ma foi, je ne ſais ; mais la timidité me reprend. — Qu’elle eſt belle mon ami !… De grands cheveux blonds cendrés ; des yeux noirs & bien fendus ; des traits que j’aimerois moins s’ils étoient plus réguliers… Nous reſtons ſeuls, & pour débuter, je me proſterne & j’embraſſe l’idole. — Foutre, quelle timidité ! — Sûrement, en voila la preuve… Quand j’ai bien peur, je me jette à corps perdu tout au milieu du danger. — Mais Julie doit ſe fâcher ? — Oui, ſi elle en avoit le tems… & puis, Julie eſt franche, ſa pudeur repugne ſans doute à mes careſſes ; mais elle eſt bien aiſe de les recevoir. Enfin, après quelques petites façons, je reſte en poſſeſſion de ma place à ſes genoux, & de tous les petits larcins que me fournit le déſordre d’une toilette, & les dérangemens d’un peignoir qui voile ſeul deux hémiſpheres enchanteurs ſur leſquels je n’oſe encore voyager que des yeux.

Nos jours coulent ainſi pendant quelque tems dans la paix ; j’avance en grade auprès de Julie : la tante me comble de bienfaits ; cela veut dire que je les mérite. Enfin, je me rends un ſamedi ſaint pour dîner. Ma chere tante m’annonce qu’elle eſt forcée de ſortir, & qu’elle ne reviendra qu’à huit heures & demies ; qu’une aſſemblée de charité ; un ſermon ; une quête ; & toute la ſimagrée ſont pour elle d’une obligation indiſpenſable (car par contenance la bonne dame place l’arche dans le temple de Dagon) je peſte ; je me fâche… on ſe flatte d’un jour de bonheur… on eſt cruellement abuſé. — La bonne me conſole avec attendriſſement… Eh ! bien ! mon petit, ne te fâche pas ; je m’arrangerai pour ſouper avec toi, & puis… hem ?… Dis donc petit frippon !… Mais je ne veux pas que tu ſortes ; Julie reſtera avec toi & vous ferez de la muſique… Mademoiſelle, j’eſpere que vous ne laiſſerez pas ennuyer monſieur : — non ma tante. (& l’embarras, & la rougeur) Moi je fronce le ſourcil, j’ai des affaires… bref. Mademoiſelle Macao eſt chargée très-expreſſément de m’enfermer ; la vieille part, & nous reſtons ſeuls, Julie & moi dans le joli boudoir.

Puiſſances du ciel ! Vous dont émane ce feu céleſte qui nous éleve au-deſſus des mortels, vous vîtes mon bonheur !… Curieux, indiſcret ami ! Tu veux donc auſſi pénétrer les myſteres de Paphos ?… Eh bien ! lis, dévore & branle-toi.

Tout favoriſoit mes feux ; la beauté du jour, dont les rayons amollis par une gaze diaphane attendriſſoient pour nous les objets. Le printems ; ſon influence ; l’innocence de Julie ; mon expérience qui l’échauffe pour la détruire ; des tableaux laſcifs que je lui explique d’une maniere plus laſcive encore ; des vœux prononcés à ſes pieds, reçus par ſa tendreſſe… Les deſirs nous animent l’un l’autre ; un tact aſſuré, & qui ne me trompa jamais redouble ma hardieſſe ; déjà la bouche de Julie eſt en proie à ma bouche qui la preſſe ; ſon ſein trop ſoulevé s’irrite contre les rubans qui le retiennent… Nœuds odieux ! diſparoiſſez… Des larmes coulent de ſes yeux & je les ſeche par mes baiſers ; ſon haleine s’embraſe ; le feu de nos cœurs s’exhale & ſe répand dans nos poitrines brûlantes ; nos âmes ſe confondent… j’entreprends davantage ; les bras de Julie ne ſemblent me repouſſer que pour m’attirer mieux ; déjà elle ne ſe défend plus ; ſon œil ſe ferme à demi ; ſa paupiere vacillante ſe fixe à peine… Que de tréſors je découvre & parcours !… Arrête !… téméraire ! s’écrie la tendre Julie… Cher amant !… Dieu… je… je meurs… & la parole expire ſur ſes levres de roſe… L’heure ſonne à Cythere ; l’amour a ſecoué ſon flambeau dans les airs ; je vole ſur ſes aîles ; je combats ; les cieux s’ouvrent… J’ai vaincu… Ô Vénus ! couvre-nous de la ceinture des graces !…

Peindrai-je ces extaſes voluptueuſes où l’ame ſemble jouir du repos, alors même qu’elle ſe répand davantage au dehors ?… Non, non, de tels délices ne s’expriment pas.

Loin de nous les reproches, Julie ne m’en fera point ; elle me voulois pour maître ; elle deſiroit le bonheur ; elle renaît pour le goûter encore… mais quel prodige ! notre ſopha s’anime ! une multitude de mouvement combinés avec art, fait éclore pour la ſenſible Julie mille émotions plus vives, s’il eſt poſſible ; enfin, épuiſée de plaiſirs ; de careſſes, nous nous arrêtons… (& j’arrête auſſi le diable de reſſort qui m’avoit prêté ſon ſecours d’une maniere ſi peu attendue) je ne connoiſſois pas le ſopha, & Julie met tous ſes plaiſirs ſur mon compte… Je me garde bien de la déſabuſer.

Je ne reſte pas plus longtems ; ma toilette eſt diablement dérangée ; d’ailleurs, ma vieille auroit une ſotte offrande. — Sans répéter des détails monotones, notre commerce dura trois mois : Julie m’aima conſtamment ; la tête tourna à la tante au point de déranger ſes affaires pour moi. Une aſſemblée de famille la fit interdire, & mettre dans un couvent : on arracha Julie à ma tendreſſe, & comme on ſoupçonna qu’elle avoit pu prendre certaines leçons chez ſa tante, il y eut des explications dont le parlement ſe ſeroit mêlé ſans une protectrice que je trouvai dans la parenté même. Madame la marquiſe de Vit-au-Conas placée à la cour, accommoda toute l’affaire. C’eſt de mes arrangemens avec elle qu’il me faut vous parler.

Un tendre engagement va plus loin qu’on ne penſe. J’eus le bonheur d’intéreſſer Madame de Vit-au-Conas ; elle me demanda les détails de mon affaire ; je lui peignis mon aventure avec bonne foi ; elle étoit femme ; pouvoit-elle être bien ſévere pour un crime qui, dans le fond, n’étoit qu’un hommage à la beauté ? Elle aimoit le plaiſir ; mon double emploi lui parut être une preuve de ſolidité précieuſe ; mon Dieu, me dit-elle il y avoit de quoi vous tuer ; la modeſtie eût été hors de ſaiſon ; je répondis tout bonnement que ma ſanté, loin d’être affoiblie, exigeoit un ſervice au moins auſſi fort ; ſes yeux s’ouvrirent, les miens s’égarerent ; nous nous rencontrâmes ; elle n’étoit pas novice ; je lui avois des obligations qu’il m’étoit doux d’acquitter. C’eſt dire aſſez que nous nous entendîmes.

Son ſervice la retenoit ſouvent à Verſailles ; le mien qui commençoit à cette époque, me rendoit aſſidu : à la cour, on eſt ſi déſœuvré ! Le mari de la marquiſe étoit à ſon régiment, il lui laiſſoit du vuide, je m’offris à le remplir.

Les premiers jours de notre connoiſſance, j’allai paſſer chez elle quelques moments pour attendre le coucher du roi. Parmi les hommes qui compoſoient le cercle de la marquiſe, je remarquai un grand chevalier de Malthe, fort maigre ; fort pâle, mais qui ſe donnoit des airs de privauté ; le ton mauſſade de la marquiſe me convainquit que c’étoit mon devancier, & qu’il alloit être congédié. Pour aider à le pouſſer dehors, je l’attaquai : je le perſifflai ; il ſe défendit mal. Je ſortis, il me ſuivit… Après le coucher, il me pria de gagner avec lui la piece des Suiſſes, m’aſſurant qu’il avoit quelque choſe à me confier. La nuit étoit belle, nous nous promenâmes ; arrivés dans un lieu aſſez ſolitaire, il mit bruſquement l’épée à la main : je la ſaiſis, je l’enleve & la jette à vingt pas, du plus grand ſang froid du monde ; mon homme tout étonné ſe fâche, & je n’en ris que davantage ; enfin je lui dis : “ mon cher chevalier, je crois entrevoir vos motifs, vous êtes avec la marquiſe, elle vous rejette ; vous penſez que je ſuis votre ſucceſſeur, & vous n’avez pas tort ; vous voulez vous couper la gorge avec moi, & je ſuis bien ſenſible à cette marque de votre amitié ; mais je vous dirai franchement que je ne me battrai qu’après avoir vu ſi elle en vaut la peine ; ma réputation eſt faite ; on ne me ſoupçonnera pas ; vous prendrez le tems de la réflexion ; moi celui de coucher avec elle ; enſuite, ſi le cœur vous en dit, nous nous amuſerons ”… Je cours ramaſſer ſon épée ; je la lui préſente ; je lui ſouhaite le bon ſoir, & je vais me coucher.

Le chevalier vint chez moi le lendemain, il convînt de ſes torts ; nous nous embraſſâmes, & je me rendis chez la marquiſe qui, déjà inſtruite du fond de l’aventure, ne m’en fit pas plus mauvaiſe mine, parce qu’elle ignoroit les détails.

Enfin les jours s’accumuloient ; la marquiſe jouoit la coquette ; ſembloit vouloir irriter mes deſirs, & me donner un véritable amour. Nous étions dans la ſaiſon des petits voyages, nous ne nous voyons que des momens, & ces momens étoient perdus pour mes projets. Tout cela m’ennuya, j’étois oiſif ; je la preſſai, j’obtins un rendez-vous pour le lendemain ; & quelques geſtes très-ſignificatifs de part & d’autre, m’annoncerent qu’il ſeroit tout ce que je voulois qu’il fût.

Je me rends à l’heure marquée, le roi étoit à la chaſſe, tout le monde dehors ; le château ſembloit un déſert. Mais l’appartement de la marquiſe n’etoit-il pas aſſez peuplé ? Nous étions deux : les deſirs accourroient en foule ; ils appelloient les plaiſirs,… Ma foi, je ne ſais pas où l’on auroit pu trouver meilleure compagnie.

Les feux du midi embraſoient l’athmoſphere ; un jour à demi étouffé régnoit dans le boudoir : on y reſpiroit la fraîcheur, les parfums & la volupté ; repréſentez-vous ſur une pile de carreaux une grande femme bien taillée, encore mieux découplée ; quelques rubans galamment noués ſont le ſeul lien qui retienne la gaze légere qui la voile ; ſa gorge eſt belle ; ſa figure aſſez commune, mais ſes yeux diſent ce qu’ils veulent ; d’aſſez belles dents ; des cheveux d’un noir admirable ; tout m’invitoit. Les préliminaires commencent, les ménagemens auroient ennuyés ; je détourne ſur elle & ſur moi des voiles importuns : en deux tours de mains j’arrange la marquiſe ; je me précipite… Dieu !… Le flot qui m’apportat recule épouvanté ! Eh qu’as-tu donc ? — Ce que j’ai… Le diable peut-être… Je me ſigne, & je crois que monſieur ſatan s’eſt venu planter là en propre perſonne. — Mais encore eſt-ce une illuſion ! Foutre, tu n’as qu’à juger… Un braquemart de huit pouces levoit ſa crête altiere, & défendoit les approches. Le coquin avoit penſé m’éventrer. La marquiſe, nullement déconcertée, rioit aux larmes. Enfin, je me raſſure ; j’examine ; puis adreſſant la parole au Papelard… Hélas ! lui dis-je, j’étois venu dans l’intention de le mettre à monſieur votre frere ; mais beau ſire ! à tout ſeigneur tout honneur… Alors je me retourne, & je lui préſente bien humblement ce que Berlin révere, & que l’Italien encenſe. — Sacredieu, de ma vie je ne l’ai échappé ſi belle. La marquiſe m’attire à elle… Un moment plus tard j’étois… — Hem ? — Oui pardieu, je l’étois, & tout vivant.

Cependant mon étonnement ceſſe, &, après avoir rendu ce tribut d’admiration, je plaçai Vit-au-Conas de la maniere qui nous convenoit à tous deux. La marquiſe étoit vive ſans être tendre ; un tempérament ardent lui commandoit ; l’entraînoit ; elle croyoit aimer l’objet qu’elle tenoit dans ſes bras ; & les ſenſations effacées ; les deſirs ſatisfaits ; ſon cœur s’épuiſoit. Dix années de cour forment bien une femme ; elle étoit intrigante ; adroite ; diſſimulée ; elle avoit enfin le caractere de ſon état : auſſi jouiſſoit-elle d’une conſidération que la crainte de ſon eſprit malin & médiſant lui avoit attirée ; au reſte, levant effrontément le maſque ſur le chapitre des mœurs, elle m’afficha avec une impudence qui m’eût fait rougir : ſi l’on rougiſſoit encore. J’affectois de la diſcrétion ; de la retenue. “ Allons, me diſoit-elle,… mais tu es un enfant : tout cela eſt reçu mon ami ; dans les commencemens que j’ai habité ce pays-ci, tout me révoltoit : je ſortois du couvent ; j’étois jeune, aſſez jolie, j’avois de la pudeur ; j’étois d’un gauche inconcevable ; les femmes m’ont formées ; les hommes m’en ont trouvé mieux ; j’ai gagné de tous côtés ”.

Je vivois chez elle comme chez moi ; nous couchions enſemble ; & comme elle me trouvoit aſſez vigoureux, elle s’en tenoit là. Mais l’argent ne venoit point ; car comment tirer de l’argent d’une femme de cour encore jeune & jolie ?… Le diable y pourvut. Un jour que dans le délire des ſens, nous avions fait, ma foi, toutes les folies que le bon Aretin a dépeintes dans ſon livre ſi religieux ; la marquiſe ne prend-t-elle pas ſubitement de l’amour pour mon poſtérieur ? Ma plaiſanterie & le compliment que j’avois fait à ſon monſieur, fortifie cette idée ; à toute force elle veut en venir à l’exécution… As-tu jamais vu mon ami un perroquet défendre ſa queue contre un chat futé & malin ?… Me voilà : je fais le ſaut de carpe ; des courbettes ; des pétarrades… La diableſſe ne perd point la carte… je le ſens … Ahi, ahi. — Mais, madame, c’eſt un pucelage, foi de chrétien. — Eh bien ! je le payerai cent louis. — Oh ! non, pas de tous les diables, deux cents. — Eh ! foutre, me voilà… (j’en meurs de honte) … Me voila enfilé !

Après ce bel exploit, la marquiſe m’apoſtrophe… Rodrigue, qui l’eut cru ?… Et moi en portant la main au pauvre bleſſé, & faiſant piteuſe grimace… Chimene, qui l’eût dit ?… Ses baiſers ; ſes careſſes ; ſes folies ; le triomphe qu’elle ſe flattoit d’avoir remporté, lui donnoient une gaieté à laquelle je ne pus réſiſter… Tiens, lui dis-je, mauvaiſe, tu m’as diablement fait de mal, mais je te le pardonne ; nous ſcellames la réconciliation de maniere à ne pas laiſſer le plus petit coin en rancune.

Le bon roi Dagobert avoit bien raiſon : il n’y a pas ſi bonne compagnie qu’il ne faille quitter ; mon intrigue avec la Vit-au-Conas duroit depuis ſix mortelles ſemaines ; d’ailleurs j’avois profité de ſon goût hétéroclite ; je lui coutois des monceaux d’or. “ Mon cher, me dit-elle un jour ; je crois que nous ne nous aimons plus. Tu me parois toujours aimable ; je veux te conſerver comme connoiſſance intime ; mais prévenons le dégoût : tu ne ſaurois manquer de femmes ; tu es jeune, je ne veux pas te faire perdre un tems précieux, & je prétends te guider. Tiens, je te le dis avec franchiſe ; les femmes de cour, à commencer par moi, ſont dangereuſes au-delà de l’expreſſion, rien ne leur manque pour plaire ; & les hommes trouvent en nous la ſociété de la bonne compagnie, & tous les vices de la mauvaiſe ; vices qui, communiqués & rendus, ſont entre les deux ſexes une circulation dont les effets variés à l’infini, ont preſque toujours pour baſe, pour motif & pour but, la perfidie ”.

“ Nous ſommes coquettes par ton ; vicieuſes par caractere ; le plaiſir a pour nous de l’attrait ; mais nous jouiſſons par habitude : un amant nouveau eſt ſûr de nous plaire ; cela eſt au point qu’il m’arrive tous les hivers de recevoir mon mari avec une joie incroyable ; de lui prodiguer pendant vingt-quatre heures les careſſes de la paſſion. L’illuſion ceſſe ; le bandeau tombe ; je le reconnois ; je me reconnois moi-même, & nous nous quittons.

” Le ſentiment eſt regardé parmi nous comme une chimere ; nous en parlons avec emphaſe, avec eſprit, rafinement même ; preciſément parce qu’il ne nous a jamais touchées. Tu dois réuſſir ici par ta complaiſance, ta vigueur & ſur-tout ta ſcience dans l’art de la volupté. Je connois vingt femmes qui ſe ruineront pour toi ; tu leur créeras un tempérament, où tu ranimeras ce qui leur en reſte.

” Mais mon ami, prends garde à certains déſagrémens ; moins honnêtes que les filles, nous donnons ſans délicateſſe ce que l’on nous a communiqué ſans ſcrupule, & ſouvent nous ne valons pas le repentir que nous cauſons. Pour éviter ces précipices, que les fleurs qui les couvrent rendent plus dangereux, abandonne la timidité, la délicateſſe ; elles te perdroient, & l’on n’y donneroit ici que des noms ridicules.

” La pudeur eſt grimace, la décence hypocriſie. Les qualités ſe dénaturent, les vertus ſont chargées des couleurs du vice : mais la mode, les graces, embelliſſent tout ; on ne priſe l’eſprit que par le jargon qui l’accompagne ; en un mot, c’eſt de nous que dépend la fortune, & nous ſommes auſſi aveugles qu’elle, parce que ſouvent, la nuit, un ſot ouvre un avis important.

” Prends donc un extérieur hardi, impertinent même dans le tête à tête ; bruſque tes aventures ; tu ne ſerois téméraire que dans le cas de foibleſſe, & le ſeul manque de reſpect que nous ne pardonnions pas, c’eſt une faute d’ortographe. Mais en public change de ton ; fais ta cour aſſiduement ; prodigues les ſoins & les éloges ; ce n’eſt pas de la diſcrétion que l’on te demande. Nous ne craignons, mon ami, la révélation des myſteres que lorſqu’ils ne ſont pas à notre avantage ”… La marquiſe s’arrêta ; ſon ſopha n’étoit pas loin ; nous nous fîmes des adieux très-circonſtanciés, & j’obtins en la quittant la permiſſion de renouveller de tems en tems connoiſſance… ſauf à être encore empâlé. Me voilà donc libre ; je m’introduis dans les différentes ſociétés de la cour. Je jette ſur les femmes qui les compoſent un œil curieux & perçant, du plus au moins. Je fis mainte applications des peintures de la marquiſe. La ſaiſon des bals arriva ; j’aime la danſe à la fureur ; mais n’étant point talon rouge, elle m’étoit interdite chez les hautes-puiſſances. L’obſervation m’offrit des dédommagemens ; j’avois obtenu la permiſſion de me rendre chez une princeſſe qui joint à tout plein d’eſprit le meilleur ton, & le cœur le plus ſenſible. Je la jugeai faite pour inſpirer un attachement durable ; mais trop ſage pour s’afficher ainſi à ſon âge avec tous les moyens de plaire. Se fixer !… Eh ! que diroit l’amour ? Lui a-t-il confié ſes fleches pour les laiſſer oiſives, ou pour les ficher ſur un ſeul cœur, comme des épingles ſur la pelotte de ſa toilette ? Je conſultai mon grimoire, & je ſus qu’on ne pouvoit allier plus de généroſité, de talens & d’adreſſe. Je ſus encore qu’en prédicateur excellent, ſes préceptes ne nuiſoient pas à ſes plaiſirs ; & je crus ſentir qu’un peu de contrainte pouvoit y ajouter du prix. — Mais, qui eſt-ce donc ? — Oh ! vous en demandez trop ; allez ſur le grand théâtre, quand on jouera la gouvernante ; vous lui verrez remplir un rôle que ſon cœur lui rend cher, & qui lui mérite tous les applaudiſſemens.

Confondus dans un grouppe d’hommes, nous exercions notre critique ſur les danſeurs. — Eh ! bon Dieu ! quelle eſt cette petite perſonne ſi folle, ſi extravagante ? Elle eſt toute ébourifflée ; ſon panier penche d’un côté ; tout ſon ajuſtement eſt en déſordre… Je ne l’en trouve ma foi, que plus jolie ; tous ſes traits ſont animés ; ſes geſtes ſont violens ; tout pétille en elle. — C’eſt la ducheſſe de ***, me répond le comte de Rhédon ; vous ne la connoiſſez pas ; je vous préſenterai ; elle aime la muſique, vous l’amuſerez. Le lendemain je ſomme le comte de ſa parole, & nous partons.

A ſix heures du ſoir la ducheſſe étoit en peignoir ; de grands cheveux s’échappoient d’une baigneuſe placée de travers ſur ſa tête. Embraſſer le comte ; me faire la révérence ; me propoſer vingt queſtions & me prendre pour répéter le pas de deux de Roland, ne fut l’affaire que d’un inſtant. Je fus froid les premiers pas ; une paſſe très-laſcive qu’elle rendit comme Guimard m’enhardit, m’échauffa ; me fit… (Ah ! mon ami, la jolie choſe qu’un pas de deux quand on bande !) Le comte applaudit à tout rompre ; elle s’écrie que je danſe comme Veſtris ; que j’ai un jarret à la Dauberval ; me fait promettre de venir répéter avec elle, & me donne carte blanche pour les heures ; puis mon lutin ſonne ſes femmes ; le comte ſe fauve ; je demeure ; elle ſe coëffe à faire mourir de rire ; me demande mon avis ; je touche à l’ajuſtement, & je lui donne un petit air grenadier qu’elle trouve unique… Elle s’habille ; ſort : je lui donne la main & je me retire.

Parbleu, dis-je en moi-même ; celle-là n’a pas le tems d’être méchante. Je me couche ; ſa fripponne de mine me tourmente toute la nuit ; je me leve en raffolant, & je cours chez la ducheſſe à dix heures du matin ; elle ſortoit du bain fraîche comme la roſe ; une lévite la couvre des pieds à la tête. On apporte du chocolat ; je ſuis barbouillé du haut en bas ; elle ſaute à ſon clavecin ; ſa jolie menotte a toute la vélocité poſſible ; elle a du goût ; un filet de voix ; des ſons charmans ; mais, pour de l’ame… ſerviteur. Je vois cependant qu’elle eſt ſuſceptible : nous prenons un duo : je la preſſe ; je l’attendris malgré elle ; elle perd la tête ; ſon cœur ſe ferre : j’en arrache un ſoupir ; la voix meurt ; la main s’arrête ; le ſein palpite ; mon œil enflammé ſaiſit tous ſes mouvemens… Zeſte, tout eſt au diable : elle plante là le clavecin ; me bat ; me demande pardon ; paſſe un entre-chat ; ſe jette en boudant ſur ſon ſopha, & ſe releve par un grand éclat de rire.

Heureuſement pour moi Gardel arrive : nous danſons ; je remarque cependant avec plaiſir qu’elle prend de l’intérêt ; elle me loue avec affectation. Gardel n’a garde de la contredire ; avant que je ſorte, elle me demande excuſe ; implore ſon pardon ; me prie de lui impoſer ſa pénitence. Vois donc d’ici, bourreau, cette petite mine hypocrite ; je ſaiſis une main que je couvre de baiſers ; l’autre me donne un ſoufflet qu’un baiſer plus hardi répare à l’inſtant.

Le lendemain j’y vole ſur l’aîle des deſirs ; elle m’avoit demandé quelques arriettes nouvelles ; je les lui portois ; elle étoit au lit ; une femme-de-chambre ouvre ſon rideau ; je parois ; un fauteuil placé à coté d’elle me tendoit les bras… J’aime bien mieux m’appuyer contre une conſole qui me tient de niveau.

Où es-tu, divin Carache ? Prête moi tes crayons pour eſquiſſer cet enfant !… Un bonnet à la payſanne couvre ſa tête à moitié ; ſes traits n’ont aucune proportion ; ce ſont des yeux noirs ſuperbes ; la plus jolie bouche ; un nez retrouſſé ; un front trop petit, mais ombragé délicieuſement ; deux ou trois petits ſignes noirs comme geay aſſaſſinent leur monde ſans rémiſſion ; ſon teint eſt moins très-blanc qu’animé ; mais le carmin le plus pur n’égale pas le vermeil de ſes joues & de ſes levres.

Après quelques folies débitées de part & d’autre, je lui montre ma muſique ; elle me prie de chanter… Je déployois toute la légéreté de ma voix, quand tout-à-coup un drap ſoulevé me découvre un ſein de lys & de roſe… & la cadence chevrotte… Je continue ; tantôt c’eſt un bras arrondi par l’amour ; une cuiſſe fraîche, rebondie ; une jambe fine ; un pied charmant, qui, tour à tour ſe promènent ſur le lit, & frappent tous mes ſens… Je tremble ; je ne ſais plus ce que je chante… Allons donc, me dit la ducheſſe avec un ſang froid dont je ne la croyois pas capable : je recommence, & le manege d’aller ſon train ; mon ſang bouillonne ; tous mes nerfs s’agacent & s’irritent ; je palpite ; mon viſage s’innonde de ſueur ; la méchante qui m’obſerve ſourit, & cependant ſoupire… Un dernier bond la découvre toute entiere… Sacredieu mes yeux font feu ; je jette la muſique ; je fais fauter des boutons qui me gênent ; je m’élance dans ſes bras ; je crie ; je mords, elle me le rend bien ; & je ne quitte priſe qu’après quatre aſſauts redoublés.

4.
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Je me jette dans ses bras

La ducheſſe étoit évanouie, cela commença à m’inquiéter ; j’employai un ſpécifique qui ne m’a jamais manqué ; j’ai la langue d’une volubilité incroyable ; j’applique ma bouche ſur le bouton de roſe, qui termine un joli globe ; un trémouſſement preſque ſubit me raſſure ſur ſon état… Dieu ! O dieu ! me dit-elle, en me ſautant au cou ; cher ami, tu l’as trouvé. — Eh ! quoi ? lui dis-je tout étonné. — Hélas, un tempérament que l’on m’avoit perſuadé que je n’avois pas… & baiſers d’entrer en jeu, & les pieces de mon habillement de couvrir le plancher ; enfin nous nous trouvames, comme dit la précieuſe ridicule : l’un vis-à-vis de l’autre ; & je vous jure que ma petite ducheſſe n’étoit point de ces prudes qui craignent un homme abſolument nud. Elle avoit des doutes, il fallut bien les éclaircir ; chaque ſituation nouvelle me découvroit de nouveaux charmes : c’eſt bien le corps le mieux fait ! charnue ſans être graſſe ; ſvelte ſans maigreur ; une ſoupleſſe de reins qui ne demandoit que de l’uſage… Eh ! Parbleu, je lui en donnai de toutes les façons.

J’aime bien à foutre ; mais comme le bon Dieu n’a pas voulu que nous trouvaſſions le mouvement perpétuel, il faut s’arrêter enfin, car ce jeu laſſe plus qu’il n’ennuye. Or ma ducheſſe n’avoit qu’un jargon toujours le même ; & comme j’avois rallenti ſon feu, ce n’étoit plus qu’un petit être fort plat ; fort monotone. Que j’aime à voir ſortir d’une belle bouche ces riens que rendent ſi précieux une femme énivrée de volupté ! qu’un mot placé à propos ſait bien relever le prix d’une careſſe, & la rendre plus touchante. Otez les préludes de la jouiſſance, & les paroles magiques qui, faiſant ſortir de l’extaſe, aident ſi ſouvent à s’y replonger…


L’ennui baille avec nous ſur le ſein de nos belles :

L’amour fuit ; l’eſſaim des plaiſirs s’envole, & l’on s’endort pour ne jamais ſe réveiller.

Voilà les dégradations que j’éprouvai chez la ducheſſe pendant quinze jours ; nos commencemens furent trop vifs, & la ſatiété amena le dégoût. J’en étois là, quand un ſoir en rentrant chez moi, on me rendit un écrain & ce billet. “ Un inſtant me rendit votre amante ; un inſtant a tout changé ; mais j’ai, monſieur, de la reconnoiſſance de vos ſoins, je vous prie de conſerver cet écrain ; il vous repréſentera l’image d’une femme qui parut vous être chere, & qui ſe reproche de n’avoir pu faire plus longtems votre bonheur ”.

Je vis ſur le champ de quelle main partoit ce billet ; la ducheſſe étoit incapable de l’avoir dicté. J’y répondis : — “ vos bienfaits, madame, ont droit de me toucher, ſi votre cœur a daigné apprécier le peu que je vaux. J’ai mis dans notre liaiſon des procédés dont l’énergie paroiſſoit vous plaire ; je n’ai ni dépit, ni colere : c’eſt bien aſſez pour moi d’avoir eu les honneurs du triomphe ſans aſpirer à ceux de la retraite. Depuis huit jours j’attendois vos ordres ; & la preuve de mon reſpect eſt de ne les avoir pas prévenu. Votre portrait ſera pour moi le gage de l’eſtime que vous accordez à mes talens. Puiſſe, madame, le fortuné mortel qui me remplace, vous en porter de plus heureux ! Vous m’aurez tous deux une obligation bien douce ; celle de vous avoir mis dans le cas d’en ſentir tout le prix. ”

Mon ſucceſſeur, homme d’eſprit, n’a pu y tenir, comme moi, que peu de jours ; elle l’a remplacé par un prince. Et réellement, quant au moral, ils ſe convenoient. Pour le phyſique, elle eut ſes laquais ; c’eſt le pain quotidien d’une ducheſſe.

Mon billet écrit, j’ouvris l’écrain ; j’y trouvai de fort beaux diamans, & le portrait de la ducheſſe en baigneuſe. Il étoit frappant ; je l’approchai machinalement de mes levres. Avouerai-je ma foibleſſe ? Je ſacrifiai encore une fois à ce joli automate, & mon caprice s’écoula avec la libation que je venois de répandre en ſon honneur.

Je me rendis chez la Vit-au-Conas : elle étoit en poſſeſſion de mes jours de congé ; d’ailleurs nous avions contracté une amitié commode. O que cette femme-là gagne à être approfondie ! Réellement, à la maniere dont elle me reçut (la reception dura deux grandes heures), je crus qu’elle ne me reconnoiſſoit pas. Quand elle fut en état d’écouter, je lui racontai mon aventure. Le comte de Rhedon lui en avoit dit quelque choſe ; la cataſtrophe lui plut, l’égaya, & nous en étions ſur la chronique ſcandaleuſe, quand on annonça madame de Sombreval, & une autre femme chez qui j’avois négligé de me faire préſenter, quoiqu’elle fût d’un rang à ne pas être oubliée. Elle m’en fit la guerre avec chaleur ; j’y répondis avec intérêt, & je demandai, pour la forme, une permiſſion de faire ma cour, qui étoit toute accordée.

La viſite finie, ma chere Vit-au-Conas me dit : mon ami, je vais te perdre encore ; voilà un dévolu jeté ſur toi. Pour celui-là c’eſt une trouvaille ; conduis-toi bien… Pouſſe-la, pouſſe… — Ah ! madame, vous ſavez comme je le pouſſe : témoin… (Vous ſentez le geſte que je fis.) Elle me prit au mot, & le témoin fut mis en confrontation. Nous nous quittâmes ; ma chere marquiſe me ſouhaita bonne chance, & je cours me préparer à la ménager.

Doré comme un calice, pimpé, cardé, muſqué, je me rends chez madame ***. Le cercle étoit nombreux. Après les premiers complimens, une minute d’examen me mit au fait de l’aſſemblée. Huit ou dix freluquets pirouettoient ſur des talons rouges : vils adulateurs de la maîtreſſe de la maiſon dont ils briguoient un regard, ils honoroient de leurs airs penchés, de quelques fades poliſſonneries & de ricanemens pitoyables, une douzaine de femmes, hardies dans leur maintien, impudentes dans leurs propos, & à ce que j’appris, dans leur conduite. Mon inſtituteur étoit un monſeigneur, à qui un bon évêché & deux abbayes affermées cent mille francs, donnoient le privilege de prêcher la vertu chez les filles de la capitale, ou chez les titrées de la cour ; ce qui revient au même.

Voyez-vous, me diſoit-il, cette groſſe baronne ; ſon viſage eſt enluminé ; ſes gros yeux ronds ſont ſurmontés d’un ſourcil noir, épais, dur… Tudieu, c’eſt une maîtreſſe-femme. Cochers, laquais, elle met tout ſur les dents. Sans être mauvaiſe maîtreſſe, elle en change ſouvent ; mais elle leur fait un ſort. La ſemaine derniere, elle en a placé deux aux invalides ; elle prenoit auſſi ſon mari quand elle ne trouvoit perſonne ; elle a rendu le pauvre diable ; il eſt fourbu ; & au moment où je vous parle, il eſt aux incurables. — Quelle eſt cette grande blonde fade ? — Quoi ! vous ne connoiſſez pas la comteſſe de Minaudan ? Non ; mais elle tourmente cruellement ſon éventail. — Bon, c’eſt qu’elle joue la mijaurée ; mais foutre (notez bien que c’eſt monſeigneur qui ſacre), bien fou qui s’y fiera ; elle m’a donné, il y a ſix mois, une chaudepiſſe… le vit m’en cuit encore. — Voilà ce que c’eſt, monſeigneur, que de ſortir de ſon dioceſe. (Condom)… Quelle eſt celle qui lui parle à l’oreille ? — La Saute-au-Corps ; c’eſt l’auberge des gardes du roi, — Elle deviendra gargotte ; & gare la vérole. — J’allois en ſavoir davantage, quand quelqu’un, adreſſant la parole à monſeigneur, & la converſation devenant générale, notre à parte finit.

Un de ces jolis individus qui, avec un minois de poupée, une voix grêle & un ton glapiſſant, jugent, décident & tranchent, tenoit le dez. On en étoit aux ſpectacles : les auteurs furent ſifflés, bernés ou loués d’une maniere qui, je vous aſſure, devoit peu leur importer,

Enfin, l’on en vint à la muſique. Madame de *** m’apoſtrophe… Monſieur, ceci eſt de votre reſſort ; je ſais combien vous êtes amateur. — Moi, madame, je ne ſuis point muſicien ; mon ſeul mérite eſt de bien écouter. — Parbleu, mon cher, reprend le marquis de Fier-en-Fat, en ce cas-là, écoutez-moi, & vous vous rendrez à mon avis… Moi, je ſuis fait pour la muſique ; j’ai un tact à moi qui ne me trompe jamais, & il y auroit de la fatuité de tirer vanité d’un bienfait de la bonne nature. Qui diable s’eſt jamais vanté, de ſes oreilles ? (J’obſerverai qu’en cela le marquis étoit modeſte.)… Or je n’aime point ce Gluck ; il n’y a pas le mot pour rire dans ſa muſique, pas un pauvre petit air qui aide à ſabler gaiement ſon vin de Champagne. Il faut décompoſer cet homme-là pour y trouver deux ou trois phraſes qui faſſent un rondeau. Votre Piccini n’entend point l’harmonie ; & ſans l’air de ballet que danſe Guimard, j’aurois ſifflé ſon Roland de fond en comble. — Monſieur n’aime point l’ouverture d’Iphigénie ? — Eh ! non, mon cher, non, cela fait venir la chair de poule. Parlez-moi de celle du Déſerteur, voilà ce que l’on appelle une ouverture : cela ſe chante tout couramment comme un pont-neuf ; le Floquet vous fait joliment un opéra : je le ſoutiens contre vent & marée ; & pardieu, je ne conçois pas comment ce parterre s’eſt aviſé de le ſiffler, tandis que j’applaudiſſois du geſte & de la voix. Ses baſſes ſont toujours un ſecond deſſus : il eſt vrai que le violon dit la même choſe ; mais cela renforce l’harmonie… Ces animaux de danſeurs prétendent que l’on ne ſauroit danſer ſes airs de ballets ; moi je les décide ſautillans au dernier point. — Ils voudroient peut-être du lourré, du voluptueux. — Oui, de l’ennuyeux… Ma paſſion à moi c’eſt l’allegro. — Moniteur le marquis, on s’y laſſe bien vîte. — Un ſourire de madame de *** & un peu d’embarras chez le marquis, me démontrerent qu’il pouvoit bien en être à ſe repoſer. L’arrangement des parties finit la converſation ; je me retirai avant ſouper ; mais madame de *** trouva un moment pour me donner rendez-vous le lendemain à ſa toilette.

J’ai oublié de vous tracer ſa figure. Madame de *** a trente-huit ans ; elle ne s’en cache pas. Aſſez blanche, elle a la peau d’une fineſſe & d’une égalité ſinguliere ; l’ovale que forme ſon viſage ſeroit arrondi, ſi elle avoit plus d’embonpoint ; des yeux aſſez beaux diſent ſans minauderie ce qu’elle veut exprimer. Sa bouche eſt bien ; elle eſt grande ; mais ſa taille trop longue n’eſt pas aſſez marquée. Sa poitrine eſt trop ſerrée, ſa gorge eſt petite, placée en femme de condition, c’eſt-à-dire, un peu bas, mais ferme, & ſur-tout d’un ſuſceptible qui la fait treſſaillir. Le bras & la main ſont trop maigres ; la jambe bien, le pied charmant ; ſon diſcours en public eſt concis, ſerré & à prétentions… Le roi lui a dit cela… Cette nouvelle vient de meſdames… Les miniſtres ſont ſes amis… Elle leur donne quelquefois des leçons, & toujours des conſeils. Racontez-vous une affaire ? elle en développe les reſſorts ſecrets. Un mariage ſe fait-il ? c’eſt elle qui a préſenté l’épouſée, qui protege le jeune marié ! Elle ſait tout, pénétre tout, a tout vu, tout deviné ; elle met en avant ſa faveur, offre ſa protection, a des audiences, un ſecretaire. des bureaux, un taxateur, un tréſorier & des gens d’affaires.

Parbleu, tu feras ta fortune avec cette femelle-là… Tu attends des graces ; bientôt tu les diſtribueras. — Je gage que tu vas me demander l’honneur de ma protection… à genoux, ſacredieu, & dépêchons-nous. Je vais prendre poſſeſſion de mon emploi… & je t’offre ma ſurvivance.

J’arrive chez madame de *** : on me reçoit comme un homme attendu ; la toilette ſe paſſe en galanteries de ma part, en défenſes de la ſienne ; je fais tourner la tête aux femmes-de-chambre à force de contrôler ; elles finiſſent par rire, & leur maîtreſſe déride ſa gravité.

Enfin nous reſtons ſeuls… Foutre du cœur ; je crois que la timidité me gagne… Un ſopha reçoit madame de *** ; je m’y place à ſes pieds. (J’ai un grand fond de tendre pour les ſophas). En vérité, me dit-elle, je fais une démarche bien extraordinaire. — Moi je ne vois rien de ſi naturel. — Je me croyois à l’abri de certaines foibleſſes : & le rang que je tiens… — En vérité, madame, il eſt très-favorable à certains arrangemens. — Mais qu’imagineroit-on ? — Que je vous adore, & que je ſuis aſſez heureux pour ne pas vous déplaire. — J’ai des vues ſur vous, mon cher ami : — mon bonheur ſera de les remplir. — Vous avez de l’eſprit, du feu. — Ah ! madame, peut-on en manquer auprès de vous ? Vous électriſeriez la nature… (Elle s’électriſe, pardieu ; ſon front ſe colore, ſes yeux brillent, ſa main tremble… Amour ! Amour !… viens donc petit bougre.) — Vous avez là un joli habit. — Cette couleur m’a paru vous plaire ; je la porterai long-tems… Bon dieu ! voilà des rubans d’une nouveauté. (Et l’échelle ſe dénoue.) — Que faites-vous, que faites-vous donc ? Que diront mes femmes ? — Ah ! madame, nous perdons un tems… un tems qui pourroit être mieux employé. — Bon dieu, ſi l’on entroit ! — Tant pis pour les curieux. (Et mains de troter, & bouche de s’appuyer ſur un ſein qui bondit ſous les coups de langue.) — Ahi !… ah !… dit-elle en changeant de note, petit démon, tu m’as vaincue… Les grands mots ſont lâchés, mon pégaze débridé, la ville rendue, & ma charmante foutue. Mais c’eſt au ſecond coup que je l’attends. Je preſſe, je pouſſe, je lime ; elle eſt ſacredieu tortillée autour de moi comme un ſerpent : il n’y a pas une ligne de perdue… Ah !… ah !… mon ami, le… ah !…, le duc ne le fait pas mieux que toi… le prince m’auroit ratée là… l’ambaſſadeur ne m’a jamais tant fait décharger… (Je crus, où le diable m’emporte, qu’elle alloit me paſſer toute la cour en revue.) — Quand nous nous fûmes bien convaincus que nous n’avions plus rien à nous faire, nous renouâmes converſation. Madame de *** abandonna cet air de dignité que je lui avois toujours vu… J’étois amant heureux ; elle m’en accorda toutes les prérogatives.

Comme je ne pouvois mieux faire ma cour qu’en l’entretenant de ſon crédit, je ſus l’en faire parler. J’avois d’ailleurs mon intérêt à pénétrer ſes ſecrets, ſes ruſes, ſon manege ; je ne perdois point de vue mon objet principal, mon cher argent !… Mes connoiſſances devoient guider les manœuvres qui pouvoient m’en faire tirer parti. Le premier moment d’une jouiſſance que je ſais, à mon gré, rendre impétueuſe & brillante, avoit étourdi mon adorable. Mais les femmes dévorées d’ambition, ſont inſenſibles aux plaiſirs ; la vanité, l’intrigue abſorbent toutes leurs facultés. Sans ceſſe livrées à l’envie, à la haine, les poiſon de l’une, les poignards de l’autre écartent les amours. Je ne devois donc m’attendre qu’à une jouiſſance froide, inanimée. Je ne pouvois me flatter de la captiver par les ſens ; mais par ſes propos, je lui reconnus de la ſuffiſance, beaucoup d’eſtime d’elle-même, une vanité ſans bornes ; par conſéquent une imagination reſſerrée, point de vues, ou elles étoient courtes, aucun plan fixe… Dès lors le mien fut formé ; de l’aſſujettir, de la maîtriſer, de m’en ſervir pour ma fortune, ou de la planter là, ſi elle n’étoit bonne à rien.

Quinze jours d’habitude me ſuffirent pour réuſſir. Je ſus faire goûter à madame de *** mes projets ; elle adopta mes idées, en ne croyant ſuivre que les ſiennes. Son ſecret fut dans mes mains, ſans que je la laiſſaſſe diſpoſer du mien. Ce n’étoit pas tout ; elle faiſoit des affaires ; il falloir m’en rendre maître… Je n’avois qu’à vouloir… Tout me fut remis. Dès lors je devins l’arbitre des traités, je corrigeai le tarif. (Non pas, comme vous penſez bien, pour le diminuer.) Mes honoraires ne furent point oubliés, & ma patrone partageoit en outre avec moi ce que ma conſcience aſſez commode m’engageoit à lui reſtituer.

Trop ſage pour me mettre au grand jour, j’avois prévu que tout cela finiroit mal ; que madame de *** porteroit la peine de ſes exactions. Je ne voulus donc aucune place : faire & ne point paroître, c’eſt la deviſe des gens habiles. Avant de vous conter la cataſtrophe, je vous dois deux ou trois aventures dignes d’être diſtinguées de la foule qui s’eſt paſſée ſous mes yeux.

L’abbé Ricaneau, connu de toute la terre, poſtuloit depuis long-tems un bénéfice. Le ſien étoit cependant bon ; mais le cher abbé, doué de vertu prolifique, faiſoit réguliérement quatre enfans tous les ans ; & par principe de conſcience, il payoit les mois de nourrice, avant d’en enrichir la collection des enfans trouvés. — On lui indiqua notre bureau ; il vint me voir ; ſa demande me parut ſimple, ſes motifs excellens ; je lui demandai un mémoire bien circonſtancié. Le lendemain il me l’apporta, & me tortilla un compliment pour m’offrir une bourſe dont la maigre apparence fronça mon ſourcil. — Ceci, moniteur, lui dis-je en la peſant, eſt pour les menus frais… Etrennes de portier, de valet-de-chambre, de maquerau, de ſecrétaire. — L’abbé tremblant n’oſa me contredire… J’examinois le mémoire, j’y trouvai des difficultés… Il me pria d’appuyer, de porter des paroles. — En ce cas-là, l’abbé, vous prenez le bon parti : vous voulez une abbaye de douze mille livres de rente… Vous êtes de mes amis… Mille louis, elle eſt à vous. — Il ſe récrie… — Comment, monſieur ? mais c’eſt à rien… J’en ſuis fâché, je ne puis rien faire pour vous ; vous me rompez bras & jambes… (Je ſonne)… Le miniſtre ne m’a-t-il pas demandé ? La réponſe eſt connue… Je prends mon chapeau ; l’abbé me talonne, je le malmene ; il ſe fâche ; je parle plus haut que lui, & je le menace d’informer le teneur de feuille de ſa conduite… Je marmotte Lettres de Cachet… Il ſe fauve ; il court encore & je garde la bourſe, où je trouvai cent miſérables louis que le faquin imaginoit devoir payer une femme comme madame de ***.

Quelques jours après on m’annonce une très-jolie femme. Mes yeux ſe dérident ; elle demandoit pour ſon mari une lieutenance de roi, achetée par vingt ans de ſervice, & des bleſſures. Vous croyez que la généroſité va me parler ?… Parbleu, vous ne vous trompez pas ; je débute par tous les ſignes qui pouvoient mieux lui marquer ma bienveillance. Elle fut d’abord timide ; elle s’apprivoiſa, nous nous apprivoiſâmes & devînmes ſi familiers en moins d’une heure, que nous ne fîmes plus qu’une même chair. — Comment, tu l’as foutue ? — Non… Je l’ai envoyée à quelqu’autre… Sacredieu ne ſeras-tu jamais qu’un ſot ?… C’eſt une des jolies remueuſes que j’aie trouvées dans ma vie… Pour une provinciale, cette femme-là avoit un vrai talent. — Au moins tu as fait ſon affaire ſans lui demander d’argent ? — Oh ! cela, c’étoit juſte ; & nous convînmes ſeulement qu’elle écriroit à ſon mari de dépoſer dix mille livres chez un notaire, qui les remettroit à vue du brevet. Pour elle, je lui offris une boîte d’or, dont un faquin qui vouloit des lettres de nobleſſe, m’avoit fait préſent le matin ; elle valoit vingt-cinq louis. Vous voyez que je ſuis généreux… C’étoit pardieu plus que l’intérêt de ſon argent.

Nos affaires alloient bien. Sous mon heureuſe main, le cuivre devenoit or. Madame de *** m’adoroit ; elle couchoit avec l’univers ; mais j’étois le favori ; car j’avois la bourſe. Cependant je ſentois quelquefois des ſoulevemens de conſcience ; elle m’en guériſſoit bien vîte ; cela auroit pu tirer à conſéquence pour ſa cuiſine. Je m’appliquai ſeulement à la mettre toujours en-avant, à ne jamais paroître, afin de me laver les mains ſur tous les événemens.

Bien m’en prit… Voici le fait. Une femme, jeune, riche, avoit un amant. — Beau début ! Eh, quelle eſt la ſotte qui n’en a qu’un ? — Un mari jaloux. — Allons donc, quel conte ! — Foi d’homme d’honneur, ces originaux-là ſont rares ; mais il y en a encore quelques-uns pour la conſervation de l’eſpece. Le ſuſdit animal trouvoit mauvais que ſa femme couchât avec un repréſentant. Comme elle ne pouvoit le ſuppoſer que fou, elle prit le ſage parti de le faire enfermer ; elle vint me le propoſer, & ſurtout d’éviter quelques petites formalités embarraſſantes, qui auroient pu retarder, même déranger un projet auſſi bien vu. Madame de *** la loua infiniment, d’autant plus qu’elle faiſoit bien les choſes ; elle aſſuroit à ſon mari ſix cents francs de penſion, & l’habilloit fort proprement. Je lui demandai quelques petites atteſtations faites par ces mains habiles qui ne rougiſſent pas plus que le papier qu’elles emploient, & nous fixâmes tous les frais à dix mille écus : aſſurément c’étoit à grand marché. Enfin, huit jours après, mon vilain fut enlevé ſans bruit, coffré & écroué par ordre du gouvernement. Sa femme pleura, réclama, fit le diable à quatre, (mais de loin) je lui rendis le ſervice de lui faire impoſer ſilence, & elle n’eut pas de peine à le garder.

Qui diable n’auroit pas cru cette affaire finie ? Ce vieux coquin devoit crever, au moins devenir fou ; il avoit le diable au corps, il n’en fit rien. Certain magiſtrat (M. L. N. lieutenant-général de police) fut viſiter la priſon ; je ne l’avois pas mis du complot. Cet homme-là eſt du vieux tems ; il s’aviſe d’être vertueux, d’avoir dans le cœur cette humanité que les autres n’ont qu’à la bouche. Il compatit aux ſouffrances du coupable ; mais il donneroit ſa vie pour ſauver celle d’un innocent. Il inſtruiſit le miniſtere : celui-ci dans un moment d’indignation, peut-être de crainte, nomma madame de ***, cria à la tromperie. (Pourquoi ne l’auroit-il pas fait ? Je criois bien moi !) Elle fut ſacrifiée, perdit ſa place, & courut enſevelir dans ſes terres ſa honte & nos amours.

Vous croyez peut-être, mon cher, que je vais me pendre !… Nenni, je vais compter mon argent. … Vingt mille écus en eſpece ſonnantes, des diamans, des bijoux… Ma foi, je ſuis fâché du ſort de cette pauvre femme ; elle m’auroit valu beaucoup… Payerai-je mes dettes ?… Fi donc, cela porte malheur ; d’ailleurs, ces coquins d’uſuriers s’imaginent-ils que je leur donnerai mon ſang, ma plus pure ſubſtance à dévorer ?… Qu’ils attendent mon mariage ou mon teſtament… Pardieu, ces idées triſtes ont abattu mon courage… Allons, allons, volons au Potoli : cherchons quelque mine nouvelle, & que l’or couronne mes ardeurs.

Une fête d’apparat avoit réuni la cour & la ville : mes yeux errans ſur l’aſſemblée cherchoient un objet qui les fixât ; ils furent diſtraits quelques inſtans par des figures fripones & agaçantes… O Satan ! Vade retro… Déjà je ſentois mon cœur s’épanouir & ma bourſe ſe vuider… Enfin, arrive avec bruit madame de Cul-gratulon : ſon état l’oblige d’aſſiſter au ſpectacle, ſans cela elle eſt trop réguliere pour chercher le plaiſir en public. Placé dans la loge où elle entroit, je fus aſſez heureux pour que mes prévenances ne reſtaſſent pas ſans effet. Ce n’eſt pas que ſa figure me tentât… Repréſentez-vous, mon ami, une tête, un cou, un corps & un cul tout d’une piece ; faites de tout cela un paquet mal fagotté, ajoutez-y des bras groſſiers & de couleur bleu-pourprin ; attachez-y de groſſes cuiſſes, de vilaines jambes ; percez à ſon viſage des trous bizarrement placés pour faire des yeux, mais dont l’un immenſe annonce pour ailleurs la grande meſure ; barbouillez cela de rouge & de tabac ; coëffez-le d’une perruque ébouriffée, & puis par-là deſſus des plumes, de la gaze, du ruban, des diamans… Voilà la comteſſe phyſique. — Et la comteſſe morale ? — Foutre, ne parlons pas ſi haut… Savez-vous bien que c’eſt une grande dame ; elle eſt haute comme le tems (quoiqu’elle ne ſoit pas ſi ancienne) ; ſes valets ſont auſſi ventre à terre devant elle, qu’elle-même devant les puiſſances ; elle monſeigneuriſe ſon carroſſe, ſes chevaux, ſon mari, ſon pere, ſon grand-pere même ; mais elle ne remonte pas plus haut ; car elle craint les chûtes : au reſte, méchante, hargneuſe, impudente avec effronterie, opiniâtre avec emportement, & toujours avec bêtiſe ; dévote avec oſtentation… Chacun de ſes valets met à la quête un écu qu’elle leur diſtribue ; pour elle, l’or brille toujours dans ſon offrande hypocrite… — Mais que veux-tu faire d’un pareil monſtre ? — Ce que j’en veux faire ? Parbleu, belle demande ! La piller, la gruger & me foutre d’elle tout en la foutant.

Le ſpectacle finit tard ; elle m’invita à ſouper du ton dont on donne un ordre. J’étois au fait, je m’humiliai, je me confondis. Sans lui offrir ma main, je lui fis faire place à la ſortie ; je la vis entrer dans ſa chaiſe qu’eſcortoient quatre valets, chapeau bas, & je me rendis chez elle.

L’aſſemblée étoit cérémonieuſe, par conſéquent fort triſte ; le ſoupé fut d’un compaſſé aſſommant. On y mangea peu, on y parla moins ; le lever, la chaſſe, le coucher, quelques nouvelles rebattues, débitées d’une voix traînante… Des hommages à madame terminerent la ſéance ; mais non pas pour moi. Comme tout chez la comteſſe ſe fait dans l’ordre, un valet-de-chambre m’avoit prévenu que mademoiſelle Branlinos avoit à me parler avant que je ſortiſſe. (Ne vous étonnez pas de ce nom, c’eſt la premiere femme de la comteſſe.)

Après avoir fait mon compliment à celle-ci, je me rendis chez la ſuſdite, qui ſans détour m’annonça que j’étois deſtiné pour cette nuit aux plaiſirs de madame, & qu’elle avoir reçu ordre de me préparer. — Pardieu, lui dis-je, ma charmante, je ne m’attendois pas à tant d’honneur ; mais ſoit fait comme vous le voulez. — Nous entrons dans un cabinet de bain, où j’en trouve un tout prêt. Branlinos ferme la porte ſur nous, & m’aide à me déshabiller… J’héſitois à me mettre abſolument nu devant cette fille très-jolie, & qui n’avoit pas plus de vingt ans, quand elle me dit… Eh ! monſieur, dépêchons-nous, il faut que je vous prépare. — Ah ! foutre, mademoiſelle, & moi que je vous eſſaye… Je la campe ſur le lit de bain & je la fous… Le jeu ne lui déplut pas ; il m’amuſoit aſſez… Il fallut cependant ſonger à la préparation.

… Branlinos entra dans le même bain que moi, en me diſant que je l’avois ſouillée, & m’avertiſſant qu’elle couchoit en tiers avec nous… Ce procédé me parut nouveau ; mais la diableſſe garde le tacet en étouffant de rire. — Enfin, bien lavés, bien eſſuyés, bien parfumés tous deux, elle ſe ſauva de crainte de nouvelle pollution, & cinq minutes après vint me prendre.

J’arrive dans la chambre à coucher : la comteſſe étoit déjà au lit ; elle me tends une main que je baiſe avec autant d’ardeur que ſi elle eût été jolie. Je me place d’un côté, Branlinos de l’autre ; la comteſſe étoit plus humaniſée, mais le décorum ſubſiſtoit toujours… A la preuve. — Mon cœur, dit-elle à Branlinos, voyez s’il bande. — (La petite me touche… & ſacredieu je dreſſe au même inſtant)… Ah ! madame, comme un ange, s’écrie Branlinos… Alors Cul-gratulos fait demi-tour à droite, & me préſente… Devinez. — Quoi donc ? — Sacredieu que tu es bête ! — Ma foi je ne ſais pas. — Son cul. — Son cul ? — Oui, foutre, ſon cul… amas énorme de chairs molaſſes & tombantes… Je débande net… Branlinos qui s’en douta, d’une main me prête ſon ſecours, & de l’autre entr’ouvre le gouffre. Je m’y jette en grinçant les dents… & j’étois au milieu que je ne m’en doutois pas encore… O altitudo ! … Branlinos s’étoit remiſe à ſon poſte ; ſa main agile branloit madame à toute éreinte, pendant que je la limois à ſuer dans mon harnois… Le moment de la décharge approche… Avez-vous jamais été réveillé par le grondement d’une porte mal graiſſée ſur ſes gonds rouillés ?… Voilà la paſſion de ma belle, & les douceurs qu’elle me débitoit… Cependant quand cela fut fini, & qu’elle fut retournée, elle me fit la grace de m’embraſſer… Pouah !… Ma foi j’aimois mieux l’autre, encore étoit-il parfumé ; mais la bouche avoit uſurpé ſon goût.

Après un moment de converſation, il fallut recommencer. Même cérémonie. Sa façon à elle eſt uniforme ; & le diable m’emporte, depuis le baiſer je ne la trouvai plus ſi ridicule. Mais voici bien une autre hiſtoire : elle me place entr’elle & Branlinos, me tourne tout comme à Berlin, admire ma chute de reins ; je crus être au ſecond tome de la Vit-au-Conas. … Non, j’en fus quitte pour la peur. Tout-à-coup par inſpiration… Mon chat, me dit-elle, veux-tu foutre Branlinos ?… Pardieu, je tope à la propoſition… Mais je ſens que l’on me farfouille… Sacredieu la bougreſſe me donnoit le poſtillon : ſon gros vilain doigt me ſondoit d’importance ; c’étoit pour me faire avaler la pilule qu’elle me laiſſoit foutre la petite, & dans le fait cela ne m’amuſoit pas. — Cul-gratulos ne ſe laſſa que quand je fus rendu de fatigue. Le jour paroiſſoit, je lui laiſſai prendre du repos en me retirant. Le ſecret me fut recommandé de la maniere la plus forte, & je l’ai bien gardé.

Les jours ſuivans furent marqués par les mêmes aventures : l’or me dédommageoit, car elle en répandoit à foiſon. Branlinos ſoutenoit mon courage & me faiſoit bander. Au reſte, la comteſſe n’en étoit pas moins dévote, ni moins impertinente, même vis-à-vis de moi.

Mon quartier fini, elle partit pour les eaux de Bareges, en me comblant de préſens ; mais avec cet air qui en ôte tout le mérite, & je revins à Paris.

Rendu dans cette Babylone qui ne renferme plus de corruption qu’ailleurs, que parce qu’il y a plus de monde. (Car les vices plus raſſemblés en produiſent de nouveaux.) Pendant huit jours je fatiguai chevaux & valets à faire inſcrire mon nom chez toutes les coquettes & les coquines de Paris. Quinze jours ſe paſſerent ſans aventures curieuſes : l’ennui me gagnoit ; je jouai, je perdis, & dès lors j’abandonnai ce moyen de conſervation qui m’auroit dévoré mon or. Pour le conſerver, il n’y avoit qu’un moyen, la fuite ; c’étoit un parti violent, & je balançois.

Déjà le ſoleil doroit les moiſſons, les graces ſe retiroient aux bocages : toutes les femmes voloient à la campagne, les unes par déſœuvrement, d’autres par habitude ; celles-ci pour opérer une révolution. De ſi grands exemples me déterminerent ; quelques légeres excurſions préparoient ma retraite. Je voltigeai ; mais ſouvent bien différent de l’abeille induſtrieuſe. Je ne pompai que des ſucs ſoporifiques, encore l’ennui me fit-il bâiller ſans m’endormir.

Vous connoiſſez comme moi ces palais enchantés que la Seine voit ſur ſes bords dans ſa courſe tranquille… Hélas ! un art cruel nous y pourſuit encore ; il étouffe la nature en croyant l’embellir. L’ennuyeuſe ſymmétrie a deſſiné ces parterres émaillés de fables ſtériles, & ces triſtes gazons dépouillés de leur verdure… Des murailles de charmille ne permettent point aux zéphyrs de careſſer le ſein de Flore : la roſe ſe flétrit ſans honneur dans ces vaſes qui la gênent, pour la raſſembler en bouquets. De longues allées ne ſemblent m’offrir un point de vue délicieux que pour l’iſoler & le rendre monotone… J’entre dans un boſquet : des arbuſtes fatigués y prêtent à regret leur ombrage ; des entraves de fer aſſerviſſent leurs branches courbées ; le chevre-feuille n’y rampe point parmi le feuillage ; la tulipe y eſt ſans couleurs ; la violette ſans parfums… Je me fauve dans un bois… Eh quoi, toujours de l’induſtrie, jamais de ſurpriſes !… La main de l’architecte a décoré ces ſalles triſtement ſuperbes ; la regle impérieuſe a tracé leurs contours ; la ſerpe, la faulx ont mutilé les driades gémiſſantes pour arrondir ces colonnes ou former des emphithéatres. — J’entends le bruiſſement des eaux… Hélas ! la Nayade en pleurs n’y roule point ſes flots argentés ; mille canaux empriſonnent ſon onde ; des formes biſarres, des bouches d’airain l’élancent dans les airs ; elle retombe briſée dans ces baſſins où elle ſe perd ſans pouvoir arroſer le bocage qui la deſire… O hommes, votre deſpotiſme réduira donc tout à l’eſclavage !… J’erre dans les détours d’un labyrinthe compaſſé ; la fauvette légere, le pinçon joyeux n’y trouvent point d’aſyle pour leurs amours. Philimele ſeule y fait quelquefois entendre les ſons de ſa douleur ; & la nuit, quand phœbé fait régner le calme & le ſilence, le triſte coucou préſage au maître de ces lieux ſes hautes deſtinées.

Que je ſuis loin, grand Dieu, de cette douce mélancolie, où l’ame attendrie perd le ſentiment douloureux de ſes peines ! où des larmes involontaires, mais précieuſes, dégonflent la poitrine oppreſſée, & rafraîchiſſent la paupiere ! … Je ſuis ſombre, mes penſées tumultueuſes s’agitent, ſe choquent, ſe confondent ; je reviens à pas lents, l’air rêveur, la tête penchée… Je rentre dans un ſallon brillant d’or & de glaces : elles me retracent vingt perſonnes que fixe un tapis verd… O ſource nouvelle d’ennui, de conſomption !… Je reviens à la ville : toute la vîteſſe de mes chevaux ne me ſert pas à mon gré ; je ſuis à peine arrivé que je voudrois être ailleurs ; je cherche avec ardeur des objets nouveaux… Ah ! il n’en eſt point qui puiſſent guérir mon cœur blaſé ſur tout.

Eſſayons du moins de le diſtraire. … Fuyons, fuyons la perfidie des cours, le tumulte des villes, cherchons une retraite… Je l’ai trouvée ! j’y vole ſur les ailes de l’eſpérance & du deſir.

Au milieu de ces riches contrées, que la marne indocile fertiliſe dans ſon cours, s’élevent des murs bâtis par nos aïeux. Leur ſuperbe apparence ſemble annoncer la demeure des rois… Non, c’eſt le ſéjour tranquille des épouſes chéries du Dieu de paix… C’eſt l’abbaye de *** ; la tante d’un de mes amis en eſt abbeſſe. Je ſuis annoncé par lui comme un homme aimable : je ſuis deſiré ; j’arrive… Le bruit d’une voiture qui vient au galop, plus encore celui des valets qui croient honorer leurs maîtres par leur tapage, avoient fait événement ; tout dans le couvent ſe met ſous les armes ; la diſcrete ſe prépare à exercer ſa langue… Un homme de cour ! qu’il va m’en conter de belles !… La nonnette jolie ratache ſa guimpe légere avec art, avec coquetterie… Toutes veulent plaire, toutes volent au parloir. Madame la dépoſitaire eſt députée pour me faire les honneurs : un compliment agréable & bénin me montre que l’on eſt prévenu en ma faveur.

Enfin, madame l’abbeſſe arrive à la grille & l’eſſaim diſparoît par diſcrétion & par reſpect. — Sacredieu la charmante figure !… Lis ſon portrait, lis & meurs d’envie.

Elle acheve à peine ſon cinquieme luſtre ; la fleur de la ſanté s’unit ſur ſon viſage à celle de la jeuneſſe : un teint brillant, des yeux les plus beaux du monde & noirs comme geay, la bouche mignone & bordée de roſes ; des dents d’ivoire qu’un ſourire enchanteur laiſſe admirer… Au reſte, un genre de coquetterie inconnu dans le monde, réſervé pour le cloître ; ſa robe tiſſue d’une gaze diaphane ſe drape en longs replis : une ceinture dorée ſemble moins faite pour morguer ſa dignité, que pour faire valoir une taille divine ; la batiſte la plus blanche forme ſon bandeau ; ſa guimpe ſe replie pour deſſiner des tems & arrondir davantage un ovale délicieuſement tracé ; elle s’échappe enſuite & voltige au gré des zéphirs. Mille amours nichés ça & là, rentrent, ſortent, ébouriffent tout, & tout n’en va que mieux.

Eſt-ce que tu t’aviſerois de faire le ſecond tome d’Abélard ? — Ma foi je n’en ſais rien… Mais duſſé-je chanter clair, je foutrai ma charmante abbeſſe, ou nous verrons pourquoi. — Les complimens furent ce qu’ils devoient être : joliment tournés de la part de la nonne, & galamment de la mienne, la connoiſſance fut bientôt faite. J’apportois des nouvelles, & l’abbeſſe étoit trop inſtruite pour ne pas s’appercevoir que mon ame étoit dans mes yeux… Mais elle n’étoit ſacredieu pas morte autre part, & je bandois à crier… Sublime effet de la vertu ! vierges immaculées ! les corpuſcules ſaints qui s’exhalent de vos blancs tetons ont agité, pénétré tous mes ſens. Puiſſé-je raſſembler toutes les vigueurs d’un carme dans ſes premieres années, & retracer à vos cons pourfendus la valeur & les aſſauts du pere Tapedru !

Je ne parlerai pas des fêtes qui me furent données, des concerts où je tins ma partie. Ma voix mâle & ſonore, mes accens prononcés ſe mêlerent à ceux de ces filles timides… Tel un ſatyre effronté, ſe gliſſant au milieu des nymphes ; commence par les étonner ; en vain elles veulent fuir ; un attrait puiſſant retient leurs pas ; s’ils deviennent plus chancelans, c’eſt l’ouvrage du deſir… Et les cris que les belles pouſſent enſuite, ne ſont pas d’effroi.

O mon ami, la jolie choſe que d’être au milieu d’un ſerrail, où vingt nonnettes ſe diſputent le prix de la beauté ! Leurs yeux moins agaçans que ceux de nos femmes, reſpirent une tendre langueur ; pluſieurs même innocentes encore, éprouvent des mouvemens juſqu’alors inconnus… Dieu, quelle expreſſion touchante !… Foutons, foutons… O mon vit, déploie tes reſſorts de fer ! Que tout cede à ton impulſion puiſſante !… Evohé, Amour !… Evohé, Priape !

Je me couchai roulant à par moi ces vaſtes projets : la moire tapiſſoit ma chambre, le goût l’avoit aſſortie ; la ſimplicité, la propreté ſcrupuleuſe y régnoient, & la molleſſe y reparoiſſoit ſur le duvet le plus fin. Je ne dormis point ; j’étois enchanté, enivré… Une légere indiſpoſition, peut-être de commande, retint le lendemain madame l’abbeſſe au lit ; j’eus permiſſion d’aller lui faire ma cour dans ſon appartement… Que devins-je !…… O ciel que devins-je !… Elle étoit belle comme un ange, & de la beauté la plus touchante !… J’oubliai juſqu’au motif qui m’amenoit ; elle me tendit la main, en s’informant de ma ſanté ; je baiſai cette main avec un feu, une ardeur !… L’abbeſſe ſoupira… Un ſoupir fut ma réponſe… Nous étions ſeuls : ſes yeux à demi-clos, ſes longues paupieres abattues, le gonflement, la palpitation d’un ſein d’albâtre que couvroit encore un voile importun, tout ſembloit m’enhardir… Hélas ! j’étois timide… Julie ! Julie ! ainſi jaillirent les premiers tranſports de nos feux… Je me jetai à ſes genoux ; mes levres brûlantes couvrirent cette main que je n’avois pas quittée, que l’on ne s’étoit pas efforcé de m’arracher… Dieu ! elle pâme. … Elle ſe meurt… Le premier mouvement m’emporte… Je m’écrie… Ses femmes arrivent… Des ſels, des eaux, des ſenteurs… Tout eſt ſous mes mains. — Ce ſont les vapeurs de madame, s’écrie une aſſiſtante. — Ah foutu bête, me dis-je à moi-même… Mais foutre, ce n’eſt pas ſon dernier accès. — Au bout d’un demi quart-d’heure elle revient à elle ; elle eſt pâle… mais c’eſt de la pâleur des amans ; quelques larmes ont mouillé ſes beaux yeux… Qu’ils ſont touchans ! Ils ſemblent implorer… Nous redevenons libres… Hélas ! dit-elle, je ſuis bien malheureuſe : ces ſpaſmes violens m’anéantiſſent. … & l’on ne peut en deviner la cauſe… Vois la rougeur qui colore ſes joues ; ſon pouls eſt plus animé ; mon cœur bat ; je m’approche davantage… Quelques couſſins dérangés m’offrent un prétexte ; j’oſe avancer ma main pour la replacer, pour la ſoutenir… Un mouvement me livre ſa gorge… C’eſt celle de Polignac !… L’ivreſſe me ſaiſit ; je preſſe ſa bouche de ma bouche amoureuſe ; ma langue lui fait éprouver des treſſaillemens voluptueux ; j’avance vers le ſanctuaire ; un doigt y pénetre… Il tremble, & ce tremblement l’émeut davantage… C’en eſt fait… je l’ai remplacé… Dieux, dieux, quelle jouiſſance ! O mon ſauveur ! dit-elle, ah !… ah !… O bonheur !… Je puis mourir !… Mon doux Jéſus ! … Ah, cher ami !… je meurs… Les ſenſations étoient trop vives, trop multipliées, trop nouvelles. Mon ame ne pouvoit y ſuffire ; je m’évanouis très-ſérieuſement. … Mon abbeſſe effrayée ſonna ſans doute ſa confidente ; je me retrouvai dans leurs bras. Les baiſers de ma charmante abbeſſe me rappellerent à la vie ; mais en même tems ils me remirent dans un état ſi ferme que la diſcrete jugea prudemment que je n’avois plus beſoin de ſa préſence. Nous nous réitérâmes plus d’une fois l’abbeſſe & moi des ſermens de nous aimer toujours, & toujours la conviction ſuivoit de près.

Les coulis, les reſtaurans les plus actifs me furent prodigués ; je paſſai la journée comme la matinée, & la nuit fut auſſi heureuſe. Les jours ſuivans des amuſemens ſans nombre me furent préparés : la chaſſe, la pêche, mille & mille jeux… Tant de plaiſirs m’attachoient encore à mon abbeſſe ; elle étoit voluptueuſe, mais ſans arts, ſans raffinemens ; mes conſeils lui plaiſoient, mes leçons l’enflammoient ; elle y gagnoit beaucoup, & je n’y perdois pas. Son beau corps ſvelte & flexible, ſes membres délicats s’enlaçoient, ſe plioient ſur les miens. & ce n’étoit que dans mes bras qu’elle goûtoit le repos… De bonne foi je lui aurois gardé fidélité, mais l’humanité s’y oppoſoit. De jeunes cœurs ſoupiroient en ſecret pour moi ; falloit-il les laiſſer ſe conſumer, ſe flétrir ? … Non, je ſuis trop compatiſſant. Mon commerce avec l’abbeſſe s’étoit réglé ; je lui donnois les nuits & j’employois mes jours ailleurs. Dortoirs, cellules, tout m’étoit ouvert, & j’en profitai. S’il m’en ſouvient, la premiere que j’ai foutue fut une diſcrete. — Une diſcrete ? Tu badine. — Non, pardieu, c’étoit notre confidente, fille mûre de quinze à cinquante-cinq ans… Voici le fait ; elle s’étoit chargée de mes déjeûners. Un jour qu’emporté par la chaſſe, j’avois manqué mon heure ordinaire, je revins au moment où la bonne mere Saint-François ne m’attendois plus… J’entre ſans bruit : elle étoit étendue dans un grand fauteuil, le dos tourné vers la porte, retrouſſée juſqu’au nombril, les cuiſſes écartées, & remuoit de toute ſa force. … Devine. — Quelle demande ! Un godemiché. — Tout juſte… Je ferme la porte avec précipitation ; elle n’a que le tems de baiſſer ſes cottes, & laiſſe le fer dans la plaie… Rouge comme un chérubin, elle ſe leve, fait deux pas, ſerre les cuiſſes, & moi que le diable inſpire, je la prends par deſſous les bras ſi leſtement que le Priape quitte priſe & tombe au beau milieu de la chambre… Ah ! ma mere en dieu, n’êtes-vous pas bleſſée ?… Peſte, dis-je en ramaſſant le poupon, voilà une rude fauſſe couche… Et foutre ma bonne ! ne vous étonnez pas ; j’ai tout vu ; je vous ai fait rater, il faut que je vous acheve. — Je la campe ſur ſon lit, & je lui fais deux fois la douce affaire ; c’étoit autant qu’il lui reſtoit de dents… Le bon dieu vous le rende, me dit-elle avec attendriſſement ; je ris & j’apperçois au fond de ſa bouche un petit chicot ; je me rappelle la vieille hiſtoire : une noble émulation m’enflamme, d’ailleurs, j’avois beſoin d’elle ; elle étoit maîtreſſe des novices… J’arrachai le chicot, mais il tenoit diablement fort. Je crois n’avoir eu de ma vie autant de peine.

Paſſons ſous ſilence quelques aventures communes. Je baiſai la ſœur Saint-Jean-Porte-la-Pine, ſœur Madelon, mere Saint-Bonaventure & cœtera. Le dortoir, le jardin, la dépenſe & l’apothicairerie furent tour-à-tour mes théatres ; mais parlons des novices,

Elles étoient cinq, & parmi elles, ſœur Agathe, ſœur Roſe & ſœur Agnès ſe faiſoient diſtinguer. C’étoient les plus jolis enfans du monde. Les deux premieres, éveillées, petites commeres, s’aimoient à la fureur, & ſe careſſoient de même, faute de mieux. Sœur Agnès étoit amoureuſe de moi, ne diſoit rien & pleuroit d’autant. Un jour de grande récréation, je trouve le moyen de la chambrer. — Qu’avez-vous, belle Agnès ? — Hélas ! je n’en ſais rien. — Depuis huit jours vous êtes toute changée, vous que l’on voyoit ſans ceſſe rire, folâtrer ; vous rêvez. — Hélas ! — Vous ſoupirez… Agnès ! Agnès ! vous n’avez point de confiance en moi… moi qui vous aime tant. — (Ses joues ſe colorent.) Vous m’aimez ! … Oh, mon dieu, ſi cela étoit ! — Agnès, ſeroit-ce vous offenſer ? Hélas ! ce n’eſt pas ma faute, vous êtes ſi aimable ! (Je prends ſa main.) — Oh ! laiſſez-moi… Sainte vierge, (Elle ſe leve.) — Ma ſœur, je le vois, vous avez peur de moi ; je vous ſuis odieux… Eh bien, je me retire. — Comment, tu t’en vas ? — Foutu bête !… La pauvre enfant, elle eſt à moi ; je n’avois pas le tems de la pouſſer à bout ; à la premiere ſéance, elle eſt dans mon ſac.

La maîtreſſe des novices me fournit quelques jours après une bonne occaſion : (vous ſavez qu’elle eſt de mes amies.) On devoit chanter un motet au cœur ; le maître de muſique n’étoit pas venu ; elle me confie Agnès pour la faire répéter, & ſort en tirant la porte ſur nous. — Eh bien, ma belle Agnès, êtes-vous toujours auſſi cruelle ? (Elle baiſſe les yeux.)… Que je ſuis malheureux ! vous me déteſtez ! — Oh ! le bon dieu le ſait, (& ſes mains s’élevent vers le ciel.) — Agnès, vous m’avez fait répandre bien des larmes. — Et moi !… Ah ! comme j’ai pleuré (& ſes pleurs coulent encore.) — Si vous vouliez, hélas ! nous nous conſolerions… ou ſans cela il faut que je meure. — O mon Jéſus ! vous mourir !… Non, non, ce ſera moi. — Vous Agnès ! vous que j’aime plus que ma vie ! (Je la ſaiſis ; je l’attire ſur mes genoux… Vois, ah, vois donc ſon col collé contre moi, ſa tête penchée ſur mon viſage, ſes beaux yeux bleus pleins de larmes !) … Agnès, mon ſeul amour ! Ah ! dis-moi que tu m’aimes. — Méchant, vous en doutez ?… Sa bouche me careſſe, l’innocente ne connoît aucun mal aux élans de ſon cœur… Son heure eſt arrivée, je la couvre de baiſers ; je fais paſſer dans ſon ſein l’ardeur qui me dévore ; je l’enivre de careſſes & d’amour ; j’écarte tous ſes voiles : que de tréſors me ſont livrés !… La pudeur ne gémit point… elle ne ſe connoît plus… Rapide comme l’éclair, je déchire la nue… Et le cri qu’Agnès laiſſe échapper, eſt le ſigne de ma victoire.

Tu vas bêtement croire qu’elle fera des grimaces, des ſimagrées ; qu’elle me traitera de monſtre, de ſéducteur… Eh ! laiſſe cela à nos pucelages rajeunis du ſiecle… La pauvre enfant, elle me remercie de mes bontés… Il eſt vrai que j’ai eu diablement de mérite ; car la place étoit rudement forte à emporter.

AGNES                                        Pl 5.

Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Je déchire la Nüe.

Agnès, après cette ouverture d’eſprit, acquit une intelligence infinie pour ſon motet, & au retour de la maîtreſſe, elle le chanta à ravir. Heureuſement pour moi, mon abbeſſe, à cauſe de certaines viſites, faiſoit lit à part ; car pardieu j’étois écorché vif & en ſang : douze heures de repos me cicatriſerent.

… Bon… beaux paſſe-tems ! — Eh ! pourquoi diable grondes-tu, je te prie ? — Je gronde parce que tu perds ton tems, & que l’argent ne vient point. — C’eſt ma faute, j’en conviens… Ton eſprit financier me charme ; mais je devois te dire que l’abbeſſe, auſſi généreuſe que belle, me combloit de préſens… Ainſi calme-toi pour écouter de nouveaux exploits.

Sœur Agathe & ſœur Roſe appellent mes hommages. La plus âgée n’a pas ſes dix huit ans ; la premiere, vive, pétulante, eſt un petit démon ; elle a de l’eſprit comme un lutin, de jolies reparties, une adreſſe incroyable. Roſe eſt plus douce, plus tendre, mais gaie. Ces deux enfans ſont liés par une étroite ſympathie, & plus encore par le tempérament. L’abbeſſe, dont elles ſont les bijoux, m’a confié qu’elles s’en donnoient avec excès, & qu’elle-même les avoit reçues plus d’une fois dans ſon lit, pour du moins tromper ſes deſirs. J’étois libre avec elles ; je leur montrois à danſer, & nous faiſions mille folies… Parbleu, mes ſœurs, leur dis-je un jour, vous devriez bien m’apprendre ce jeu que vous jouiez hier enſemble. — Quel jeu ? répond Agathe pendant que Roſe rougit. — Ma foi, ſi je le ſavois bien je ne vous le demanderois pas. — Bon, Roſe, il veut dire cachecache… (Et la frippone d’éclater de rire.) — Cachecache ?… Ah ! vous mentez, eſpiegles ; il n’y avoit rien de caché ; je l’ai bien vu. — Quoi ! vous l’avez vu ? dit Roſe… Agathe, nous ſommes perdues. (La petite pleure, & ſa compagne eſt déconcertée.) — Eh, mon cœur ! ne pleurez pas. … Roſe, Roſe, vous êtes un enfant ; je n’en dirai, ma foi, mot à perſonne… (Cela les tranquilliſe un peu.)


Au cloître comme ailleurs, pêché caché n’eſt rien.


— Mais comment l’avez-vous vu ? reprend Agathe plus timidement. — Je vous trompois ; je ne l’ai pas vu ; mais mon génie me l’a dit. — Un génie ! — Un génie ! répete Roſe. — Oui, un génie qui me viſite tous les jours… (Et mes folles de rire à gorge déployée.)… Pardieu, petites incrédules, je vous le ferai voir… mais à condition que vous m’apprendrez votre jeu, & que vous écouterez ce qu’il vous dira. — Comment, il parle ! — Sans doute ; mais c’eſt par ſigne, & je vous les expliquerai. — Ah ! voyons, voyons, dit Roſe. — Doucement… Diable, comme vous y allez !… Attendez donc que je l’appelle… Si vous vouliez toujours me montrer votre jeu ?… J’avois ſacredieu mes raiſons ; jamais mon génie ne fut ſi bête ; j’avois beau le talonner, ce bougre-là n’arrivoit point… (Pardon, pardon, le voilà qui vient.)… Ecoutez : que la plus incrédule paſſe dans ce coin-là, & quand elle l’aura vu, qu’elle le tienne bien, de peur qu’il ne s’en aille, car il eſt un peu farouche… (Ainſi fut fait ; je tire monſeigneur, ma folle d’Agathe ſaute deſſus.) — Ah, Roſe, vient donc vîte, je le tiens !… (Nous nous approchons au jour.) Oh, le drôle de génie ! comme il eſt fait ! mais il n’a point de nez ! — (Roſe le prend.) Ah, comme il a chaud ! — C’eſt qu’il eſt venu fort vîte. — Eh ! mais, dit Agathe, il tient… (Et la petite bougreſſe le tire à le démancher.) — Sacredieu, meſdemoiſelles, un moment donc ; vous ne voyez pas que c’eſt un eſcargot ? Il eſt dans ſa coquille. — C’eſt vrai, c’eſt vrai, dit Roſe, voilà le bourlet… (Elle ſaiſit les voiſines qui, ramaſſées en deſſous, étoient dures comme la pierre… Agathe y porte la main & revient au perſonnage.) — Un eſcargot ! je n’en ai jamais vu comme çà. — C’eſt qu’il eſt de la Chine. — Montre-t-il ſes cornes ? — Eh, non ! ils n’en ont point dans ce pays-là, mais ce ſont eux qui les apportent aux maris… Ah çà, il eſt preſſé. (Je mourrois de peur que le génie ne s’émancipat dans leurs mains.) Votre jeu, meſdemoiſelles ?… — Oh ! il faut qu’il parle. — Allons, je le veux bien… Il faut convenir que je ſuis trop complaiſant. … Mais je vous avertis que c’eſt à chacune en particulier, qu’il faut vous laiſſer faire des ſignes, ſans dire un mot, ou bien, ſerviteur, plus d’eſprit ; & s’il ſe fâche, il ne reviendra plus… Allons, Agathe, à vous ; mais ſur-tout motus. … (Je la prends & je la jette ſur le lit.) — Ah ! dit-elle, je ne vois plus l’eſprit. — Soyez tranquille ; il ne s’en ira que ſi vous n’êtes pas ſage… Je la trouſſe. — Tu te doutes du reſte & du langage de l’eſprit ? La petite fut courageuſe & ne dit pas un mot… Mais, ami, peins-toi Roſe, tournant de tous côtés, examinant, pâliſſant, rougiſſant, trépignant… Agathe, parle-t-il ? — Ah ! oui… Ah ! mon dieu !… Ah, comme il parle ! Le joli eſprit !… Mon dieu… Roſe. … Je n’en puis plus. — Agathe ! Agathe ! qu’eſt-ce qu’il te dit donc ? — Elle avoit pardieu autre choſe à faire que de répondre… Ma foi, la petite diableſſe ſe remuoit ſi vivement, & me ſerroit ſi ferme, que j’allois recommencer, quand tout-à-coup Roſe ennuyée me tire par mon habit, & l’eſprit ſort tout en ſueur, tout échauffé du carnage… Je n’ai que le tems d’étendre Agathe ſur un fauteuil, & je travaille ſa compagne. Celle-ci étoit moins vive, mais pétrie par la volupté ; elle avoit ſur-tout cette qualité ſi précieuſe que j’avois déjà trouvé à quelques femmes, & toujours avec un nouveau raviſſement. Le ſanctuaire ſe renfermoit après le ſacrifice, & preſſoit ſans laiſſer le tems de débander… Mais voyez combien l’eſprit avoit donné de réflexions à Agathe ; elle ne me faiſoit plus de queſtions. Les deux amies, penchées l’une ſur l’autre, étoient dans une extaſe dont rien ne pouvoit les tirer. Pour moi, je jouiſſoit de leur trouble ingénu, & je le partageois… Nous ne parlâmes plus du jeu ; elles reconnurent ma tromperie ſans m’en ſavoir mauvais gré ; & l’eſprit, de tems en tems leur donna de nouvelles leçons.

J’étois au comble du bonheur, à un peu de fatigue près ; mais le diable qui veille toujours, s’étoit fourré dans la tête de me débuſquer d’un ſi bon gîte. L’habitude amene la ſécurité, la ſécurité endort ; on ne ſe précautionne plus & l’on devient ſoi-même l’artiſan de ſon malheur. D’ailleurs une pomme pour trois déeſſes les fit battre ; un homme pour vingt religieuſes… Il y a de quoi, j’imagine, les faire étrangler.

Vous ne connoiſſez pas, mon ami, les républiques femelles dont l’abbeſſe eſt comme le doge. La plupart des filles qui les compoſent ont été enrôlées malgré elles dans la milice céleſte ; on les a faites épouſes d’un Être très-immatériel, & les charmes de la contemplation ne détruiſent pas en elles la corporalité. Il en réſulte dans la jeuneſſe une révolte des eſprits charnels, un conflit de juriſdiction entre les ſens & la raiſon, entre le Créateur & la créature, où ſouvent la foibleſſe humaine eſt obligée, comme Pilate, de s’en laver les mains. Tout cela ne fait que tromper les paſſions, irriter les deſirs, les allumer davantage… De là les nerfs, les ſpaſmes, &c. Dans la vieilleſſe on eſt pie-grieſche, colere, âpre, grondeuſe. De là encore les inſpirations, les apparitions & toutes les folies que les uns ont brûlées, les autres canoniſées… Cela n’eſt point de mon grave ſujet.

On ne peut pas toujours prier ; il faut médire, prendre ſon prochain par les pieds & par la tête, le tout pour ſon bien & la plus grande gloire de Dieu. Les confeſſeurs ſont ſur-tout un grand objet ; s’ils ſont deux, le bercail eſt partagé, & chaque parti hait cordialement ſon adverſaire. S’il n’y en a qu’un, jalouſies, rivalités, fureurs. — Quoi ! pour un vieux moine ? — Oui, pour un vieux moine ; car avec ſa figure de singe, toujours eſt-il du bois dont on les fait ; on ſe mange, on ſe dévore, on s’empoiſonneroit pour lui… Enfin, mon cher, dans ces ſéjours de paix & d’innocence, on goûte en paradis les douceurs de l’enfer.

Que ſeroit-ce donc ſi je peignois les amours des jardiniers, les ruſes pour faire entrer des amans, les horreurs du deſpotiſme que les vieilles diſcretes exercent ſur les pauvres enfans qu’on leur a livrés ? Que ſeroit-ce, ſi, te racontant mille ſcenes dignes de l’Arétin, je t’effrayois de la corruption que nos demoiſelles vont puiſer, juſqu’au moment où on les marie, dans ces lieux conſacrés à la vertu & proſtitués aux vices ?

Eh ! que ſeroit-ce encore ſi je te traçois les ſcenes du déſeſpoir qui ſe paſſent dans le ſecret & le ſilence, les brigues, les trahiſons, les complots, tout ce qui doit néceſſairement enfanter la contrainte, la ſervitude & la barbarie ?… Non, tu m’accuſerois d’humeur… A la vérité, j’eus quelque ſujet d’en prendre.

Déjà l’on murmuroit ; le conſeil des diſcretes s’étoit aſſemblé ; on gloſoit ſur l’abbeſſe, qui, trop abſolue peut-être, vouloit que l’on reſpectât ſes goûts & ſes plaiſirs. Les révérendes meres, ſans ceſſe aux écoutes, gênoient les miens. Toute la jeuneſſe, rigoureuſement obſervée, n’oſoit plus ſe livrer à mes empreſſemens. Je m’apperçus que ces vieilles bougreſſes me regardoient comme le bouc émiſſaire. Le pere en Dieu conduiſoit tout, mais ſourdement. Depuis que j’avois menacé ſa révérence de la faire rouer de coups par mes valets, ſauf à le guérir par ſix mois de ſéminaire, des lettres anonymes, péché mignon des prêtres, ſe répandirent. L’abbeſſe faiſoit tête à l’orage ; je lui devenois plus cher, par la crainte de me perdre… Hélas ! le coup étoit porté. On avoit fait paſſer des plaintes à monſeigneur. Il étoit bête, portoit un large chapeau, des cheveux plats comme ſa figure, & cachoit ſous un maintien double & caffard une ame eccléſiaſtique & traîtreſſe. Sa réponſe fut tonnante, il annonçoit ſa venue pour remettre l’ordre dans une maiſon où l’eſprit de bélial s’étoit introduit… Je voulois l’attendre ; ma chere abbeſſe me fit concevoir que je la perdrois, & je partis chargé d’or & de ſucre.

Depuis ſix ſemaines je n’avois pas vu mes gens ; ils s’étoient arrangés avec les tourrieres, & je leur trouvai un embonpoint édifiant. Je tournai mes regards vers les cloches où je laiſſois bien des yeux en pleurs… Ils ſe perdirent dans les airs, ainſi que mes regrets.

Je ne fis que paſſer à Paris pour dépoſer tous les préſens dont j’étois comblé, & je repartis pour la Picardie, afin d’achever en province la belle ſaiſon. N’attendez pas, mon ami, que j’aille dans quelques villes ; non, je les ai fréquentées autrefois, & ma curioſité eſt raſſaſiée. J’y ai trouvé les mêmes vices que dans la capitale, avec cette différence qu’ils ſont plus ridicules & moins aimables. Là, c’eſt un conſeiller d’élection : ſi vous voulez qui joue la gravité d’un chancelier, les honneurs du pavé lui ſont dû. Dans le cercle, on ambitionne de faire ſa partie ; il ſourit aux femmes, dédaigne les hommes ; ricane, tranche, décide. … Il veut être fat ; il n’eſt qu’un ſot.

M. le receveur du grenier à ſel, ou quelque ſeigneur de l’intendance, fait le petit fermier-général, appelle tout le monde mon ami, vante ſon cuiſinier, fait groſſe chere, rit aux éclats, patine ſes voiſines, coudoie ſes voiſins, débite des nouvelles qu’il tient de la cour, & promet ſa protection auprès des valets d’un miniſtre qu’il appelle ſecretaires.

On y voit, tout comme à Paris, la femme d’un marchand mettre en diamans ſur ſa tête des fonds preſque auſſi forts que ceux qu’il a dans le commerce ; étaler un pied de rouge, porter des plumes, des chapeaux, dire piſons & graſſeyer.

On y voit des précieuſes, des dévotes, des femmes à prétention, & tout cela putains comme chez nous ; on y voit enfin tout ce que je me ſuis laſſé d’y voir, & qui ne me payeroit pas de mon ennui… Je vais donc dans des lieux champêtres, prendre la nature ſur le fait, dévaliſer quelque château & démanteler quelque dame de paroiſſe à croupe large & rebondie.

Un de mes amis chez lequel j’arrive, tient un aſſez grand état ; il a une chaſſe ſuperbe, de beaux droits ; ſa maiſon eſt ancienne ; il en a ſoutenu l’éclat au ſervice avec honneur ; ſa femme a été belle ; il y paroît encore… Mais pour ce couple-là, c’eſt Philemon & Baucis. Ne croyez pas qu’elle ſoit dévote ; non, la plaiſanterie l’amuſe ; elle recevra des vers galans, parce qu’elle ſait y répondre. Une gaieté douce qui fait ſon caractere, la rend l’ame des ſociétés ; elle y inſpire le ſentiment & le reſpect… Voilà, ſur mon honneur, un portrait vrai ; & vous ſavez que je ſuis peu panégyriſte. Elle eſt trop modeſte pour me lire ; mais du moins ſon mari lui rendra témoignage que j’ai trouvé à Villers ce que j’ai cherché vainement dans beaucoup d’endroits : la réunion des talens & des vertus.

La ſociété qui ſe raſſemble au château me fournit bientôt des occaſions de m’en écarter. Je voltigeai ; & tout en courant, je penſai jouer, fort malgré moi, un rôle, dans une ſcene très-ſinguliere, qui, me faiſant croire aux jaloux & les craindre, ne me ramena qu’un peu plus tôt au ſéjour des maris commodes. Pour la rareté du fait, je veux te conter cette aventure.

Monſieur & madame d’Orbicourt vivoient très-bien enſemble ; aucun ſoupçon ne troubloit l’eſprit du mari. Cependant madame avoit une intrigue, jouoit monſieur, & qui plus eſt, ſe moquoit de lui avec ſon galant. Une imprudence détruiſit la ſécurité de l’époux. Tout le monde avoit été à la chaſſe, & j’étois reſté ſeul dans la maiſon avec madame. Elle paſſe dans ſon boudoir pour écrire ; je prends un livre & l’attends au ſallon. Tout-à-coup elle ſort, une lettre à la main ; ſon mari revenu ſur ſes pas, je ne ſais pourquoi, entre en même tems. — Ah ! monſieur, lui dit-elle, qu’avez-vous ? Vous êtes pâle à faire peur… Il détourne ſa vue ſur la glace. Pour le malheur de la dame, cette glace me réfléchiſſoit en entier ; & le mari voit très-diſtinctement qu’elle me gliſſe une lettre que je cache de mon mieux… La jalouſie lui monte au cerveau. Il avoit ſon fuſil à la main, il me couche en joue, & me dit d’un air furieux : la lettre, ou tu es mort. — Vous êtes fou, lui dis-je, & quand même j’en aurois une, une imprudence coupable pourroit ſeule vous la donner ; car cet écrit ne vous ſeroit pas deſtiné, & vous devriez vous épargner de le voir. — Point de conſeil ; la lettre, ou trois balles dans le corps… Je n’avois rien mis dans celui de la dame, & je ne crus pas devoir attendre les repréſailles du mari… Je me leve, je lui préſente la lettre, & je pouſſe la femme dans ſon cabinet ; car elle avoit l’imprudence de ne pas bouger.

La lecture en apprit au mari plus qu’il n’auroit voulu, & il ſe reconnut, de la maniere la plus claire, chevalier du croiſſant. C’étoit un homme très-violent avec les dehors les plus flegmatiques. Il prit ſur-le-champ ſon parti, & me demanda le ſecret. Les chaſſeurs arriverent ; on ne s’apperçut de rien ; il donna à ſa femme tous les noms d’amitié qu’il lui prodiguoit dans la converſation… Je ne revenois pas de mon étonnement.

Cependant je n’ai jamais aimé les coleres froides, & vous allez voir que j’avois raiſon de craindre. Par-tout où monſieur rencontroit madame ſeule, les chaiſes, les fauteuils lui ſervoient d’armes pour l’aſſommer. Rentroit-on dans le ſallon ?… mon cœur, m’amour, mon ange… Comme ſa digne moitié ne s’accommodoit nullement de ce jeu-là, qu’elle n’étoit point bonne, & qu’elle ne manquoit pas d’eſprit, elle nous fit cacher un beau matin dans ſa chambre à coucher, trois femmes de ſes amis, & moi troiſieme d’hommes. Monſieur arriva, la battit comme plâtre… A ſes cris nous ſortîmes ; & comme les femmes ſe ſoutiennent, je vous laiſſe à penſer ſi la ſcene fût complete. — Sur-le-champ l’on monte en carroſſe, & l’on conduit madame chez la mere de ſon mari. Cette mere, vieille janſéniſte, avoit un foible infini pour ſa belle-fille, & fort peu d’amitié pour monſieur ſon fils, qui n’avoit pas l’honneur de penſer comme elle.

C’étoit ſur cette connoiſſance que la petite diableſſe avoit formé ſon plan. — Maman, lui dit-elle, je viens me jeter entre vos bras. Depuis un an je ſouffre le martyre avec mon mari ; il faut vous l’avouer, je ſuis ce qu’il appelle janſéniſte ; il me maltraitoit continuellement ; enfin, il a ſaiſi une lettre que j’écrivois à un ſaint eccléſiaſtique qui m’entretient dans mes bons ſentimens. Comme je parle à cœur ouvert à mon directeur, les plaintes que je faiſois ont irrité mon mari ; il a porté l’audace juſqu’à m’accuſer d’un commerce criminel. Depuis ce malheureux jour il m’aſſomme de coups en particulier, & pouſſe l’hypocriſie juſqu’à m’embraſſer en public : ces trois dames en ſont témoins ; trois hommes d’honneur le ſont de même ; ſi vous ne me ſauvez pas, je fuis perdue ; je n’ai plus qu’à me livrer à mon déſeſpoir… (Les larmes coulent & arroſent le récit que les dames confirment.) — Ah ! le coquin, l’infame, répond la belle-mere… Ma fille, reſtez chez moi ; je me charge de votre affaire. … & ſi le malheureux eſt aſſez hardi… Il ſuffit. — Ce n’étoit pas tout, il falloit retirer la lettre des mains du mari ; elle faiſoit preuve très-convaincante. La jeune femme le perſuade à ſa belle-mere qui mande à ſon fils de la lui envoyer par le même exprès qui lui porte ſon ordre, ou qu’il ſera déshérité dans les vingt-quatre heures… Il connoiſſoit ſa mere, il en attendoit quarante mille livres de rente ; il fallut obéir ; mais il accompagna le texte d’une gloſe fulminante… Vaine précaution ! La vieille crut faire la plus belle action du monde de remettre le tout à ſa belle-fille. (Comment ſe méfier d’une janſéniſte ?) Celle-ci voulut lire, on lui impoſa ſilence. — Eh bien ! ma bonne maman, jetons tout cela au feu. — Quoi ! ma fille, anéantir ſes ſottiſes !… Vous avez trop d’égard pour ce drôle-là. Maman, il eſt votre fils, il eſt mon mari, & je l’aime toujours. — Dorbicourt furieux, invoqua mon témoignage ; moi, je dis que je ne ſavois rien ; que j’avois bien eu une lettre, mais ignorant ce qu’elle contenoit… Ce ne fut pas tout ; il y eut ſéparation ; & la mere qui vient de mourir, aſſure vingt mille livres de rente à ſa belle-fille, indépendantes de monſieur ſon époux.

Laſſé de feſſer des lievres & de tirer des lapins, plus fatigué encore du ton des campagnardes, je m’en fus ſur les bords de la Somme. Là, un antique château, bien noir, bien triſte, bien vilain, atteſte que depuis l’an treize cent, il eſt le logis des hiboux & des chouettes du canton. Le vieux baron qui l’habite ne déroge point à ſi bonne compagnie : ſon humeur eſt revêche, ſa figure hideuſe, ſon corps uſé… Pour l’eſprit, ſon arbre généalogique l’a diſpenſé d’en avoir. Grand liſeur de gazettes, grand politiqueur, ſe faiſant monſeigneuriſer par ſes valets, par un curé, qui, ainſi que lui, ſait pour toute érudition marquer un cent de piquet ; mangeant peu, dormant moins, & jaloux comme un tigre d’une jolie perſonne que trois mots de latin avoient baroniſée.

La baronne, comme dit la chanſon, voudroit bien qu’on la ramone. Le baron qui ne le peut, dit qu’il ne le veut ; & c’eſt pour cette bonne œuvre que j’arrive céans. Je veux bien t’avouer encore,
A toi de mes Secrets le grand dépoſitaire,
que l’on m’a dit que le vieux coquin avoit de l’or ; mais beaucoup ; & que l’eſpérance d’en palper quelque portion, me fait braver ennuis, dégoûts, tempêtes.

Le baron me reçoit mal, & j’agis comme ſi je le trouvois bien. Sa femme joue la dignité, fait la précieuſe & tant ſoit peu l’ours. Mais le mari qui m’obſervoit, me traita bientôt mieux. Je lui apportois vingt recueils de nouvelles ; pendant qu’il les feuillete, je puis te peindre la belle.

Une brune piquante, un teint coloré, de jolis yeux bien noirs où le foutre pétille ; la bouche très-fraîche, des dents que le pain de ſeigle rend fort blanches ; ni grande, ni petite ; la taille ramaſſée en jument pouliniere, de l’avant-main ; un peu tetonniere, mais cela eſt dur, blanc & bien tourné ; la croupe normande ; point trop de boyau ; le montoir facile, la jambe fine comme une biche, & le ſabot charmant. Tous ces appâts-là n’ont pas vingt ans ; en conſéquence cela eſt très-foutable. Au reſte, ridicule dans ſa parure, gauche dans ſon maintien, guindée dans ſes propos ; mais ſes regards promettent du dédommagement ; & elle prouve dans le tête-à-tête qu’elle n’eſt ſotte que par contrainte.

A dîner, je fais tomber la converſation ſur les femmes. Le baron en médit ; je renchéris ; j’abonde dans ſon ſens, & il en eſt ſi tranſporté, qu’il veut m’enivrer par reconnoiſſance. Un coup-d’œil avoit mis la femme au fait. (Quand il s’agit d’attraper un mari, aucune n’eſt novice.) Elle fait mine d’être fort piquée, & ſort au deſſert. Alors le baron me conte ſes chagrins, m’apprend qu’il s’eſt méſallié, déplore ſa foibleſſe, & j’applaudis. Je lui promets de faire entendre raiſon à ſa femme. (C’étoit foutre bien mon projet.) Dès lors, il me laiſſe pleine & entiere liberté ; j’avois annoncé mon départ pour le lendemain, il me demanda en grace une quinzaine, & me promit compagnie. — Allons donc, mon cher baron, la vôtre me ſuffit… Qui diable nous amenerez-vous ? Des gentillâtres ou des bégueules ? Vous êtes pardieu le ſeul galant homme que j’aie trouvé dans ces cantons. — En vérité, dit-il, en s’adreſſant au curé, il me raccommoderoit avec la jeuneſſe ; jamais à cet âge on n’eut tant de raiſon.

Le même jour je tins compagnie à la baronne dans une promenade ; ſon mari ne put pas être en tiers à cauſe d’un catarrhe, & il fut preſque obligé de ſe fâcher pour me forcer à lui aller préparer des cornes. Je ne perdis pas de tems ; après quelques propos vagues, j’en vins à ma déclaration.

Ce ne ſera pas vous offenſer, ma belle dame, que de vous plaindre. Ma conduite depuis que je ſuis chez vous, a dû vous faire comprendre que je ne ſuis pas venu ſans deſſein. Ce deſſein eſt de vous plaire ; je vous aime ; je deſire que vous m’aimiez. Si je vous conviens, arrangeons-nous. Vengez-vous du maroufle qui vous tyranniſe. Je vous offre des conſolations, des ſecours, des plaiſirs ; un cœur dont les ſentimens ſeront prouvés avec force… Votre réponſe, belle baronne, décidera de mon ſort ; l’état ou vous gémiſſez doit vous ôter une indéciſion qui nous nuiroit à tous deux. Si je ſuis aſſez malheureux pour vous déplaire, je pars.

Mais que diable ! on ne bruſque pas ainſi une femme de qualité. — Sans doute ; je filerai le parfait amour !… Seras-tu donc éternellement incorrigible ?… Elle eſt bien moins bête que toi ; car après quelques petites façons préliminaires, elle accepta la propoſition ; & nous ſcellons le tout d’un baiſer : enſuite elle prend ſes arrangemens pour venir coucher avec moi, ce qui lui étoit beaucoup plus facile que de me recevoir.

As-tu jamais eu quelques jouiſſances de campagne ?… C’eſt d’un bête à dormir deſſus. Cela n’a ni charniere ni mouvement ; cela ne ſait pas placer un petit foutre à propos… Pour ces mots conſacrés à l’amour :


Ce ſont pour ces beautés grands termes de chymie.

Mais en revanche, cela décharge… Ah ! ſacredieu, j’étois confis ; & par-la deſſus, par un ſacré bidet. Je me donnois au diable… Excuſez, c’eſt que le curé l’avoit défendu. — Mais, madame, ſi ce bougre-là en avoit autant dans la bouche, croyez-vous qu’il ne la laveroit pas ? — Ah ! dit-elle, cela expoſe à la tentation. (Le ſcrupule étoit bon là.) — Eh ! morbleu, lave toujours, & ſi je trouve l’ennemi, je lui fais ſauter la cervelle.

Je la reprends dans mes ſerres. En une heure de tems, je la mis en eau ; levrette, brouette, américaine, hollandoiſe… Pardieu, je t’aſſure qu’elle vit du pays. L’heureux naturel ! A deux heures de là elle me grimpoit déjà ſur le corps toute ſeule. Enfin, nous nous ſéparâmes avec promeſſe de nous rejoindre le ſoir, ſans préjudice de la journée, & en convenant de nos rôles.

LA BARONNE                                        Pl 6.

Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Elle vit du Pays

Le baron reſta dans une ſécurité parfaite, que mon ton avec ſa femme ſut entretenir ; elle jouit des momens les plus doux, & me donna de l’or bien plus que je n’en devois attendre d’une femme de province. — Mais comment pouvoit-elle l’avoir ? — Comment ? La choſe eſt ſimple. Les maris de campagne ne mettent pas leurs femmes à penſion. Celui-ci d’ailleurs étoit jaloux & brutal, mais amoureux ; & madame avoit, ainſi que lui, la clef du coffre-fort. La petite ruſée ouvrit trois ou quatre ſacs d’or, afin qu’il ne put s’appercevoir d’aucune diminution, & me remit deux cents louis que je voulus bien accepter pour les frais du voyage. Mon bail expiré, je me retirai très-bien avec le baron que je laiſſai cocu & content ; & mieux avec ſa femme, qui répandit de groſſes larmes : mais l’ordre du deſtin m’arrachoit de ſes bras, & je partis.

Ma derniere excurſion champêtre fut à Salency, où je me trouvai le jour même de la fête de la Roſiere. La ſimplicité touchante de ce ſpectacle, fait pour la candeur & l’innocence, porte juſque dans l’ame de nous autres libertins, un attendriſſement auquel on ne réſiſte pas… Sublime effet des ſages réflexions, des réſolutions ſalutaires qu’il m’inſpira !… Je n’eus pas plutôt vu celle qui venoit de remporter la roſe, qu’il me prit envie de l’effeuiller. — Cette payſanne avoit ſeize ans, étoit naïve, ſenſible & jolie. Je connus avec elle le prix de l’amour ; c’étoit pour moi-même qu’elle m’aimoit, (car je n’aurois pas voulu acheter ſes faveurs,) & je goûtois, pour la premiere fois peut-être, un plaiſir ſi doux… Il y avoit ſi longtems que je n’avois rien fait pour mon cœur !

Ah ! te voilà ſur les bords du Lignon ? — Tu crains des bergeries & que je ne te faſſe bâiller en m’affadiſſant le cœur… Bourreau ! ne puis-je donc pas me délaſſer un moment dans les bras de l’innocence ?… Qu’elle eſt jolie, cette enfant ! Son teint halé, mais tout en feu quand je l’approche ; ſes yeux que je la force à lever ſur moi, ſont ſi touchans !… Sa bouche, ſans artifice, reçoit & rend le baiſer avec cette ardeur ingénue que je ſais réchauffer encore. Elle n’a que l’éloquence de la nature ; mais combien elle eſt vive lorſqu’elle n’eſt pas corrompue !… Nous parlons peu, nous agiſſons davantage. Met la main dans ce corſet. Eh bien ! as-tu trouvé beaucoup de gorges pareilles ? Comme cela eſt ſéparé, blanc, ferme, élaſtique ! Veux-tu que je te découvre ſon corps d’albâtre ? Celui-là n’eſt pas eſtropié par des baleines ou des tailles à l’angloiſe… Voilà les vraies proportions de la Vénus de Médicis. Comme ces contours ſont gracieux, amollis à l’œil ! Quelle fraîcheur de carnation ! quel coloris pur !… Bandes-tu ?… Quelle jouiſſance !… Son premier cri fut, ah ! que ça fait mal… Le ſecond, ah ! que ça fait plaiſir… & le joli petit cul de remuer, avantage inappréciable de l’éducation villageoiſe. Elle n’eſt ni épuiſée, ni énervée. Son rein vigoureux craque ſous moi ; bientôt elle me rend ſecouſſe pour ſecouſſe ; elle ne ſe bat point les flancs pour s’évanouir ; mais quand elle décharge, chaque fibre eſt animé, ſon ſpaſme même eſt animé. — Déjà ſes careſſes prennent plus d’énergie ; elle oſe appuyer ſur ma langue une langue plus agile… Tous les lieux ſont pour nous le ſanctuaire de l’amour ; la plaine au coucher du ſoleil, le bocage au midi, au matin la prairie. Sans ſe maſquer d’une feinte pudeur, elle laiſſe parler ſes deſirs ; elle ſait qu’ils ſont innocens, & que je partage ſon plaiſir à les ſatisfaire.

Ma Nanette, lui diſois-je un jour, l’ambition de la roſe étoit donc bien forte en toi, pour te faire craindre l’amour & ſes careſſes. — Bon, me répond-elle, ſi j’ai été ſage, c’eſt que je n’y penſois pas ; j’étois tranquille ; tous nos garçons ne me donnoient aucune émotion. — Mais, Nanette, ton cœur ? — Ah ! c’eſt vous qui lui avez appris à parler. — (Je l’embraſſe.) Tu m’aurois donc ſacrifié ta gloire ? — Mais, dame, eſt-ce que vous ne valez donc pas mieux qu’une roſe ?… Et puis je ne l’aurois pas perdue pour ça. — Comment, comment petite ruſée ! — Ba, ba, quand on eſt un peu jolie, & qu’on eſt des notables, ils n’y regardent pas de ſi près. (Eh bien ! qu’en dis-tu ? L’aréopage payſan vaut-il mieux que celui d’Athenes ?)… Tenez, ma couſine Nicole… Oh, comme elle aimoit Michaut !… Ils étoient tous deux comme de la braiſe ; ils alloient comme nous dans le bois, & ma couſine me diſoit qu’il lui faiſoit tant de plaiſir !… (Elle rougit la fripponne.) — Eh bien ! — Eh bien ! elle a eu la roſe l’année derniere. A tout cela il n’y a qu’à ſe bien cacher. Quand on ne fait rien, on ne peut pas vous accuſer. — Mais toi, tu le ſavois ? — Oh ! moi, j’aime trop ma couſine ; & puis, elle m’avoit promis de me tout dire quand j’aurois eu la roſe.

Accourez, tous, enthouſiaſtes, voilà donc ces établiſſemens de vertus ! ces conſervateurs de pucelages ! Bon ſaint Médard ! mon pauvre bougre ; quand votre révérence propoſa cette roſe, elle radota, ou le diable m’enleve — Quoi, de ſimples payſannes, à quinze ans, ſavent déjà tromper ! … Sexe enchanteur, vous êtes par-tout le même ; & ſi le ſerpent n’eut tenté Eve, elle lui eût d’elle-même propoſé la douce affaire.

Quelles haines dans ces ſéjours champêtres, où devroit habiter la paix ! Quoi ! les meres inſtruiſent leurs fillettes à la délation, à la médiſance, à la calomnie ! Bel apprentiſſage de vertus ! Pour qu’une fille en accuſe une autre, il faut qu’elle ſache qu’il y a du mal à ſe laiſſer baiſer par les garçons… Et l’innocence !… Croit-on qu’une femme oublie en grandiſſant qu’une telle lui a fait manquer la roſe, peut-être injuſtement ? Les parens n’embraſſeront-ils pas la querelle de leurs enfans ? Les juges ?… Vous avez vu comme ils ſont impartiaux ! Et puis, qui vous dira que le lendemain de ſon triomphe, la Roſiere, pour éviter l’orgueil, ne s’humilie pas ſous un robuſte villageois ?… Nanette & moi ſerons-nous un phénomène ? La belle inſtitution qui contient les filles juſqu’à ſeize ou dix-huit ans !… Comme ſi l’on ne foutoit qu’à cet âge !… Pour moi, n’en déplaiſe aux amateurs & aux ſots imitateurs qui pullulent chaque jour ; je ſéduirai à Salency autant de payſannes qu’ailleurs.

Il fallut quitter ce joli ſéjour ; je revins à Villers, & bientôt après à Paris… Pardieu l’air qu’on y reſpire a une ſalubre influence. Je repris à la porte toute ma ſcélérateſſe.

Que diable ! on ſe rouille à la campagne : on y parle mœurs, vertu, honnêteté, honneur. On y trouve juſqu’à des femmes eſtimables ; ces gens-là m’auroient gâté ! … Ah ! vive le grand théâtre ! Je ne me ſens pas de joie. Que de dupes je vais faire encore ! que d’or je vais amaſſer ! que de foutre va couler !… Mais quelles ſeront mes victimes ?… Pardieu je veux faire un acte de juſtice ; il faut que je dépouille nos ſœurs de l’opéra… Bien dit ; j’aurai du plaiſir & de l’argent… & puis c’eſt repréſailles ; c’eſt bonne guerre. Pillons qui nous vole, & foutons qui nous fout.

Plein de cette ardeur généreuſe, je vole à l’opéra. Trois mois font bien du changement, & j’avois beſoin de me remettre au fait. Je grimpe au marché aux chevaux… Toutes les nymphes m’environnent, me baiſent, me déchirent, m’étouffent ; je ripoſte à droite, à gauche ; je prends des culs, des tetons. — D’où diable viens-tu ? — De la lune. — Non, c’eſt de Mercure. — On t’a dit mort, mangé des loups, châtré ou converti, ce qui revient au même. — Pour converti j’en conviens… (Je me dégage un peu pour accoſter une charmante danſeuſe.)… Bonjour … Mimi. — Non, je ſuis fâchée. — Tiens, faiſons la paix ; je veux te donner mon pucelage. — Non, j’aime mon entreteneur. — Eh foutre, tu te moques de moi ; affaire de ſtyle, cela s’entend ; me prends-tu pour un’ recrue ? — Je ſuis fidelle. — Qui diable te parle d’infidélité ? … Ah çà, nous couchons demain enſemble. — (Elle rit.) Mais s’il le ſait ? — Tu es donc devenu bien bête ? — Il eſt vieux & jaloux. — Deux raiſons pour l’attraper. — C’eſt un grand ſeigneur. — Pardieu, il n’en ſera que plus ſot. … Ecoute, le tour du cadran, ſi tu veux, ou je le donne à Roſette. — La raiſon étoit déterminante ; elle accepta ; moi, je fus ſouper chez un financier qui raſſembloit vingt hommes de grand nom & de mauvaiſe compagnie, & quinze filles qui l’augmentoient.

Peſte de l’animal ! quoi, te voilà encore retombé !… C’eſt une horreur : tu m’avois tant promis de renoncer à ces créatures ? — Eh bien, je te tiens parole ; je n’y vais qu’à mauvaiſe intention. N’eſt-ce pas y renoncer ? Je veux gagner de l’argent & preſſurer la ſang-ſue. — Mais le métier eſt mal-honnête. — Apprenez, monſieur le bougre, qu’il n’y a point de ſot métier, quand il nourrit ſon maître, & que de grands noms dans la France ne tirent leur illuſtration ou leur fortune que du cul d’une putain… Eh ! ces drôleſſes-là ne nous doivent-elles pas tout ? Qui les forme dans le grand art de la coquinerie, de la perfidie, des noirceurs, ſi ce n’eſt nous autres gens de cour ? — Nous débauchons une fille ; l’attrait du plaiſir, la coquetterie, la vanité, nous intéreſſons tout ; nous l’enlevons de chez ſes parens ; le pere veut le trouver mauvais ; c’eſt un coquin qu’il faudroit enfermer à Bicêtre : mais non, une ſage inſtitution ſait arracher ces tendres plantes à la tyrannie paternelle ; on la fait recevoir à l’académie de muſique, alors elle peut librement lever une tête effrontée, faire marcher le vice & la baſſeſſe ſous les couleurs du luxe & les livrées de l’opulence. Son cœur eſt neuf encore. Quelle jouiſſance il nous offre ! Le corrompre eſt un de nos jeux les plus doux, pourvu de tous les talens de l’homme aimable ; il faut bien en faire uſage. Quel diable de parti voudrois-tu tirer dans un ſouper d’une mijaurée qui s’aviſe d’avoir de la pudeur ? Que tous les raffinemens de la débauche viennent inveſtir ſa jeune ame ; qu’elle ſoit ivreſſe crapuleuſe ; que les plus ſales propos aſſaiſonnent les actions les plus débordées. … Voilà un ſujet cela ! on applaudit l’écoliere ; tout le monde la court, ſe l’enleve, ſe l’arrache, & l’on éleve le maître aux nues.

Mais ce n’eſt encore là que l’écorce ; l’efferveſcence des ſens, des liqueurs traitreſſes, peuvent en faire autant des autres ; & ſi elle n’avoit que cet avantage, elle ne ſeroit pas diſtinguée. Mon éducation manquée ne mériteroit pas d’éloges. Je veux donc corroder tous les germes de vertu qui pourroient s’élever encore, détruire les principes de la ſenſibilité, ajouter, s’il eſt poſſible, à la vileté du ſang dont elle eſt ſortie ; qu’elle devienne arabe, corſaire, ſans pitié ; que ſon cœur ſoit encore plus avide que ſes mains ; qu’inſenſible à l’amour, mais pétrie de caprices, elle ne connoiſſe de la jouiſſance que des deſirs effrénés, des plaiſirs brutaux ; que tous ſes goûts portent l’empreinte de ſon caractere ; que le mortel le plus indigne ſoit toujours le préféré. Jamais elle ne ſaura ce qu’eſt la reconnoiſſance. Sirenne dangereuſe, elle n’enchantera que pour dévorer ; mais je veux auſſi que la diſſimulation profonde, naturelle à ſon ſexe, exaltée par mes ſoins, ſoit le voile de tant de perfection ; qu’aux charmes d’une figure décevante, elle joigne l’extérieur le plus attrayant ; que ſes talens agrandiſſent les bleſſures que ſes yeux auront faites. Je veux enfoncer dans ſon ame toute la ſcélérateſſe de la mienne ; je veux qu’elle ſache abuſer juſques dans ces momens, où l’on eſt : ſans défenſe ; je veux enfin la rendre une femme de cour pour le fond, en lui conſeillant ſeulement plus de décence en public : alors elle pourra voler de ſes propres ailes, arracher des fils de famille à la tendreſſe de leurs peres, aux embraſſemens de leurs meres éplorées ; leur inſpirer des forfaits, mais avec aſſez d’aſtuce pour n’y jamais tremper ; elle ſera en état de réduire à l’indigence ce négociant que ſon commerce, ſa probité, ſes richeſſes avoient rendus recommandable ; cet époux qui lui ſacrifie la ſubſtance la plus pure de ſa femme, de ſes enfans ; elle cauſera des deuils, des ſupplices peut-être, & nous en rirons enſemble ; nous partagerons les dépouilles en inſultant aux dupes priſes dans nos filets… Mais voilà trop de comptes que j’ai la bonté de te rendre.

Je croyois coucher avec Mimi ; une partie a dérangé la nôtre, elle étoit de femme ; (car la bougreſſe eſt à deux mains.) Pour me dédommager un peu, elle me rendit témoin de la célébration des myſteres de la grande déeſſe.

Imaginez-vous un ſallon bien décoré, bien éclairé, les portes fermées ; trente femmes, (parmi leſquelles je pourrois vous citer du plus grand) jeunes ou vieilles, ſe mettent nues comme la main ; le premier coup-d’œil fut charmant. Que de tréſors ſe développerent à mes yeux ! L’une graſſe, potelée, offre à mes regards avides une gorge éblouiſſante ; l’autre, dans une attitude molle, couverte de ſes blonds cheveux, reſſemble à la Vénus du Titien : une troiſieme, ſvelte & légere, paroît une nymphe dans ſon gentil corſage… Mais que devins-je au ſignal donné ?… Chacune empoigne ſa chacune. Le premier tems de l’exercice eſt un branlement général. (Foutre je me branlois auſſi, & ce ne devoit ſacredieu pas être la derniere fois.) Tout-à-coup la ſcene s’échauffe ; la volupté ſe reproduit ſous mille formes différentes ; le bruit des baiſers, le murmure des ſoupirs, les ſons entre-coupés ſe font entendre… Déjà les ſophas gémiſſent, de tendres pleurs coulent, le tremblement les ſaiſit ; elles s’évanouiſſent ; elles nagent dans des torrens de ſenſations.

Quel tableau ! Comment te peindre trente femmes qui déchargent ? … Je manquai enfoncer la fenêtre qui me couvroit, & ſauter dans la ſalle… Tout-à-coup elles renaiſſent… Que vois-je ?… Sont-ce des ſatyres ?… Non, non ; j’y ſuis ; je reconnois ma chere Vit-au-Conas à ſon braquemart. Trois autres, montées comme elle, ſe précipitent ſur nos jeunes tendrons ; elles paſſent tout le ſerrail à la ronde. — Viande creuſe, foutre meſdames, viande creuſe, leur criois-je ; ces engins-là ſont mous, ou le diable m’emporte… Perſonne ne m’entendit que cette pauvre veuve Poignet qui vient encore à mon ſecours.

La ronde achevée, l’orgie commence ; des flots de vin de Champagne coulent bientôt ; l’ivreſſe s’en mêle ; mes tribades deviennent de vraies bacchantes. Vois ces deux couchées l’une ſur l’autre en ſens inverſe, & ſe gamahuchant toutes deux ; vois ce grouppe plié en mille poſtures différentes ; plus loin Vit-au-Conas occupe ſeule ſix de ſes compagnes ; elle eſt étendue ſur un ſopha à jour ; elle tient la langue dans le con de la premiere, qui, ſuſpendue au-deſſus de ſa tête, inonde ſon viſage de foutre, & ſe baiſſe pour lui branler la gorge ; ſes mains branlent à droite & à gauche ; une quatrieme à cheval ſur elle, eſt enfilée par ſon braquemart ; une cinquieme à genoux, la tête entre ſes jambes, la gamahuche de toute ſa force ; la ſixieme enfin lui enfonce dans le cul un petit godemiché qu’un reſſort fait décharger… Tout-à-coup les cris, les imprécations, la fureur s’élevent du ſein de leurs plaiſirs ; leurs traits s’alterent ; elles ne ſe connoiſſent plus ; elles ſe frappent l’une & l’autre ; leurs feins ſont meurtris, livides, pantelans ; leur chevelure jonche la terre… Eh bien ! leurs forces ne répondent pas à leur rage ; elles tombent épuiſées ſur les tapis qu’elles ſouillent de ſang, de vin & d’aliment… Eperdu, rempli d’horreur, je me ſauve de ce bordel infernal, en jurant bien de n’y remettre les pieds de ma vie.

Obligé de me coucher ſeul ſur cette dégoûtante ſcene, les ſonges me la retracerent… Ma foi, ce n’étoit qu’une horreur de plus. Au bout du compte, les actrices étoient femmes de cour : de quoi diable pouvois-je m’étonner ? Je pris donc le parti d’en rire en me réveillant, & d’en faire quelques gorges chaudes par charité chrétienne. Je fus le ſoir chez Mimi ; j’arrive à onze heures, comme un homme qui devoit être attendu ; je la trouve couchée ; je me déshabille ; je lui vois un peu d’embarras ; mes careſſes le diſſipent, & cette Laïs, franche du moins, & faiſant ſon métier de bonne grace, me procure une jouiſſance très-vive, très-agréable & très-variée. Sais-tu bien que c’eſt du fruit nouveau ? Comment diable, il y a un an que je ſuis au régime. Je n’eus guere que le tems de courrir mes douze poſtes ; & foi de fouteur, elle n’eut pas même beſoin d’employer main forte ; le couvent m’avoit remonté. De tems en tems j’étois interrompus par des frémiſſemens contre les parois de l’alcove. — Mais, foutre, ton chat eſt enfermé. — Eh non. — Pardieu, je te dis que ſi ; je l’entends qui gratte. — Eh bien, qu’il y reſte. — Soit. — Nous n’eûmes, en vérité, pas le tems de nous ennuyer. Sur les huit heures je me levai pour laiſſer dormir mon adorable ; j’étois dans ſon cabinet de toilette, bientôt j’entends rire à gorge déployée ; j’y cours, & je trouve le chevalier de ***. Le beau, beau de la cour, comme ſaint Roch, en ſimple chemiſe, l’air piteux ; gelé & morfondu. — Ah ! me dit-il en m’embraſſant, mon ami, je ſuis mort. — Quoi donc ?… J’ai eu diablement froid ; mais tiens, j’en tremble encore. J’ai meſuré cent fois cette infernale nuit la hauteur des fenêtres… Mimi me donne rendez-vous hier ; j’étois couché avec elle depuis une demi-heure ; nous entendons du bruit… Ah ! dit-elle, c’eſt mon entreteneur ; je ſuis perdue : au nom de Dieu, chevalier, ſauve-toi… Je me jette à bas du lit, je ramaſſe mes habits & je me fourre dans une petite armoire au bas de l’alcove. — (Foutre voilà mon chat, écoutons.) — Les complimens commençoient à devenir longs ; comment ſortir ? J’étois nu, ſans armes ; elle me l’avoit dit vieux, mais ſes valets ! … Miſéricorde, je l’entends qui ſe couche… Au moins pendant qu’il dormira… Point ! Le ſapajou avoit, je crois, mangé dix livres de diabolino ; il l’a foutue douze fois. — Allons donc, cela n’eſt pas poſſible… Eh ! mordieu, c’eſt tout ce que je pourrois faire. — Douze fois te dis-je, foutre, je les ai bien comptées peut-être. Encore le vieux coquin crioit-il au chat, & vouloit-il venir me viſiter : juge de ma ſituation. Tantôt ſur un pied, tantôt ſur un autre, grelotant, une maudite cloiſon qui rendoit tous mes mouvemens… Enfin il part ; je ſors, & mademoiſelle ſe fout de moi, rit aux éclats. — Ma foi, lui dis-je en éclatant de rire, elle n’a pas tort ; mais, tiens, chevalier : quand on a peur, on n’y voit pas bien ; tu nous fait là des contes, & je parie que tu as rêvé tout ce fatras. — Il ſe dépite, il jure, il écume, me fait mille détails… Je crois même, ajoute-t-il, qu’il l’a foutue en cul. — Oh ! pour le coup, alte-là, chevalier, je ne ſuis pas bougre. — Et qui parle de toi ? — Toi. — Moi ? — Sans doute, & tu raconte mon hiſtoire. — Par le ſang, par la mort, par… Mais il n’acheva pas ; car il avoit l’ame trop bonne. Mimi avoit oublié mon rendez-vous, & la peur, ou le diable de la malice, lui avoit fait pouſſer juſqu’au bout l’aventure.

Notre liaiſon alloit ſon train ; mais il me falloit autre choſe que des coups de culs. La petite étoit fort bien en diamans, en équipages, en argenterie ; mille écus par mois, ſans les cadeaux. Elle étoit à la grande penſion, & puis le caſuel & le travail des mains ; car cette fille-là fuit l’oiſiveté de peur des tentations. Bon an, mal an, ſi cela dure, cela fait cinquante mille francs… Et moi, je n’aurois rien !… La ſociété ſeroit léonine. — Primo, à quoi bon ces diamans-là ; ce n’eſt plus la mode. — Les emprunter pour les vendre ? Non, cela n’eſt pas neuf. Il y a un comte en l’air qui a ce vilain tour ſur la conſcience… Les empocher, & nier la dette ?… Tel marquis que je nommerois bien, m’accuſeroit de le copier… On a bougrement de peine aujourd’hui à être un coquin original. Meſſieurs les gens de qualité ont épuiſé les modeles. Soyons donc honnête homme : faiſons-lui tenir maiſon ; qu’elle paroiſſe donner tous les ſoupers : pendant que j’inviterai, que je ferai tous les honneurs, elle payera ; les diamans, l’argenterie, tout y paſſera ; & quand elle n’aura plus rien… Oh ! pardieu, je ſuis trop ſcrupuleux pour vivre ſur les crochets.

Le plan pris, nous marchons : la cour & la ville abondent à la petite maiſon qui devient nôtre : il n’eſt bruit que de nos ſoupers. Les plus jolies filles s’y raſſemblent : que de couples biſarrement appareillés ! Là c’eſt un commandeur de Malthe, qui n’a rapporté de ſes caravanes que les vices & la molleſſe de l’Aſie ; qui joint la débauche outrée, le ſcandale d’un religieux à la licence d’un militaire, au débordement de la cour. Il a ſoixante ans paſſés, & n’aime que les enfans ; le duvet même d’une motte rebondie, qui commence à fleurir, le choque. Que prétend-il ? Forcer des obſtacles imaginaires… Débile athlete ; en vain les fouets travaillent ſes feſſes décharnées ; il n’aboutit qu’à pleurer triſtement à la porte du ſanctuaire que ſa main tremblante a fatigué.

Près de lui, voyez cet abbé… Quoi ! vous rougiſſez pour lui ? Il a l’intérieur d’un infame, l’extérieur d’un ſacrépant ; mais il eſt rampant comme un valet ; il porte le vit d’un mulet ; il ſera mitré ; pour croſſé ; vingt fois il le fut dans ſa vie. Voyez les bubons qui couvrent ſon front, ſon nez tacheté de rubis… Fruits de la guerre ! s’écrie-t-il en embraſſant Martin qui ſait ſi bien que ſouris qui n’a qu’un trou eſt bientôt priſe.

Eh bien ! eh bien ! Turcaret qui devient tendre !… Eh ! foutre, un inſtant, attendez donc qu’on éteigne les bougies… Le jean-foutre alloit monter ſur Quincy ; il vient de lui mettre dans la main. — Fi donc. — Que diable ! tu as toujours peur : écoute… C’eſt tout le produit d’une confiſcation de tabac d’Eſpagne.

Je ſuppoſe, me dit milord B*** qui eſt à côté de moi, madame Roſette prêter ſon tripe à moi pour cent guinées. — Milord, vous parlez d’or ; mais ſacredieu prenez-y garde, je crains qu’il ne ſoit farci.

Ah ! million de devil, laiſſe-moi donc rire… Un provincial qui aſſure Colombe de ſon très-profond reſpect ; elle tient ſon ſérieux à ravir… Mais la bougreſſe fait les yeux mourans… Foutre, je le crois bien, d’Orbigny la branle pendant ce tems-là.

Ecoute, Hortenſe, dit le comte qui va à Rome, (il eſt un peu ſaoul pour ſon voyage), tu m’as donné la chaude-piſſe, c’eſt en regle… Non, je ne m’en plains pas ; c’eſt le bonbon du métier ; mais foutre, tu l’as données à mes laquais ; ces bougres-là me font des repréſentations & cela me ruine. — Elle joue la déſolée, lui donne un démenti, il étoit près d’elle ; ma foi, il lui arrache un chauffoir qui portoit les livrées du printems… Pouah ! nous nous ſauvons & ils ſe racommodent.

Mimi donna des bals ; on joua ; les chevaliers d’induſtrie abonderent ; on ruina de jeunes gens & de vieux enfans. Mimi ne fut pas heureuſe : enfin, en deux mois nous mangeames bijoux, vaiſſelle, diamans, argent, meubles, juſqu’aux chevaux, quoiqu’ils fuſſent bien maigres. Sur ces entrefaites, un maître boucher demanda à l’entretenir ; ce gaillard-là étoit fait aux bêtes à cornes ; je ne voulus pas nuire à ma charmante ; je me retirai pour m’attacher à Violette.

Tu connois cette jolie petite ; elle eſt faite comme un ange, pétrie de la main des graces ; le plus beau teint, la peau la plus fine, la gorge raviſſante. A toutes ces perfections, elle joint le talent de tromper un entreteneur mieux que perſonne qui vive ; un gentil jargon, un air enfantin… Fiez-vous-y.

Cette bougreſſe-là s’étoit laiſſée encazer l’été dernier. Je lui fis comprendre que ſon Léandre n’ayant pour toute fortune que du gazon, (encore étoit-il monté en herbe,) le produit ne valoit pas le diable. Ils ſe quitterent mal, comme c’eſt l’uſage ; un financier la prit, la rhabilla, la meubla. Pour le panſement, il n’y entendoit rien. Que diable ! il falloit bien que quelqu’un s’en chargeât, & ce quelqu’un là fut moi. Le monſieur étoit aſthmatique & gouteux ; il avoit les doigts à nodus & crochus ; c’eſt l’étiquette ; au reſte, magnifique ſeigneur, laid comme un diable, mais parlant d’or : chaque viſite annonçoit un préſent. Ma foi, dans peu nous devînmes opulens. Ma ducheſſe vouloit un carroſſe : je ne fus point de cet avis ; (il auroit fallu mettre à bas le mien ;) mais nous ne nous refuſions aucune des petites commodités du luxe, le tout aux dépends du vilain. J’étois très-féal, commenſal du ménage. De crainte d’accident, je convins avec Violette qu’elle me préſenteroit comme ſon frere, ſelon l’uſage. Un jour donc que notre créſus avoit dîné chez elle, j’entre en frac, veſte & culotte blanche, bien retapé & avec un air décontenancé, comme un laquais qui cherche condition. — Ah ! bon jour, mon ami. — J’ai l’honneur d’être monſieur le vôtre. — Que fais-tu ? — (Je crus que le bougre alloit me demander où j’avois porté la livrée.) Monſieur, je ſuis tapiſſier, pour vous ſervir. — Sais-tu lire & écrire ? — Oh ! monſieur, j’ai été trois ans à l’école, & ſans me flatter. — J’ai des bontés pour ta ſœur ; ſois ſage, & j’en aurai pour toi… (Il me met deux louis dans la main.)… Il eſt réellement joli, ma reine ; il a tes yeux… ça n’eſt pas dégourdi. — Oh ! pour cela non, dit-elle ; il eſt d’un neuf à m’impatienter. — As-tu une maîtreſſe ?… (Vois comme je branle la jambe en tournant mon chapeau & rougiſſant.)… Monſieur, vous avez bien de la bonté : j’aimerois bien la fille à notre maître, mais c’eſt qu’il y a un vieux singe qui lui donne dans les yeux parce qu’il a des écus. — Il eſt donc bien vieux ? — Ah ! monſieur, preſqu’autant que vous. — Hon, dit-il en grondant, ton frere n’eſt qu’un ſot… C’eſt bon ; c’eſt bon adieu… Je me retire ; & foutre, au bout de trois jours, mon nom étoit inſcrit ſur le livre de vie des fermes.

Violette ſe donnoit cependant au diable ; ſon monſieur l’ennuyoit horriblement ; je cherchois à la dédommager les nuits ; car monſieur ne découchoit jamais à cauſe de ſa chaſte épouſe, bonne diableſſe d’ailleurs, mais qui le roſſoit tant ſoit peu. Deux manieres de fouterie divertiſſoient ſurtout ma princeſſe, & comme j’en ſuis l’inventeur, je veux te les détailler.

Après les deux premiers coups ; (car il faut que l’on ſoit bien entrain,) ſaiſiſſez votre belle à travers le corps ; couchez-la ſur vous en diagonale très-peu inclinée ; vous paſſerez votre bras gauche dans le vuide que ſa poſition produira néceſſairement, & la main repliée viendra branler le teton gauche ; elle ſera foutue en levrette, cela eſt clair ; mais ſa tête penchée ſur la vôtre, vous donnera moyen de lui tenir langue en bouche, & la main droite s’appuyera ſur le clitoris… Imagine-toi, tout cela qui part à la fois, le mouvement parallele des deux charnieres, celui des deux poignets, la langue qui trotte, les dents qui mordent… Les femmes les plus froides partent ; c’eſt un fait ; juge d’une jeune ſalamandre… Je puis dire ſans vanité que peu de putains ſont manégées comme Violette ; elle a fait honneur à mon invention… Et je ne paſſerois pas à la poſtérité ! … Ingrats mortels ! vous accordez à des bavards qui vous ennuyent, des prix, des lauriers immortels… Et moi, rien ? Un plat faiſeur de panégyriques, un faſtidieux diſſertateur ſe place dans un fauteuil… Ah ! pardieu, ſi ce n’eſt que cela, je le laiſſe entre ſes bras pour me jeter dans ceux de Violette… Mais à la honte de la France, il n’y a point de prix pour ceux qui foutent le mieux. Partiſans de la population, bandes-à-l’aiſe économiſtes, eſt-ce un foutu calcul de morts ou de naiſſances qui donnera des enfans à l’état ? Tous vos abbés, ennuyeux raiſonneurs, & qui manquent de couilles, ont des penſions, tandis que j’uſe mon vit ſans fruit & ſans honneur. J’ai vu la guerre au pain dans ma triſte patrie ; j’ai vu (choſe incroyable !) ſix mille ſoldats réduire cinquante payſans armés de ſac à farine. Qui avoir ameuté tous ces gens-là ? Qui avoit fait deſcendre des montagnes du nord ces nouveaux ſicambres ? … Vos livres, vos foutus livres. Eh, mordieu ! ſi au lieu d’un maître d’école on eût mis dans chaque village un juré en fouterie, les payſans grimpés ſur leurs bêtes n’auroient point penſé à venir manger les petits pains de la capitale… Autrefois Apollon touchoit ſa lyre avec un vit… Hélas ! il ne bande plus, ſa main l’a remplacé !… Eh ! que me foutent à moi cent volumes de fadaiſes académiques, magnifiquement reliés en veau, comme leurs auteurs, enterrés dans une pouſſiere froide & ſoporifique ? Mon livre eſt un con ; je le feuillette de mille manieres, & le réſultat de mes problêmes eſt auſſi gai que glorieux. … Je propoſe donc une académie, moi qui ne reſpire que la gloire de ma patrie. — Chaque récipiendaires doit être inventeur d’une poſture au moins. Je fonde dix places eccléſiaſtiques en faveur d’un beau cardinal & des prélats amateurs ; le bas clergé & les moines ſeront reçus comme aſſociés libertins ; chaque année il y aura un prix accordé à la plus belle maniere de foutre, & une médaille d’or pour celui qui l’aura le mieux employée ; les juges ſeront une ducheſſe, une intendante, une fille d’opéra, toutes trois putains, comme il eſt ordinaire & convenable. Les modeles ne manqueront pas. … Alors on verra fleurir le priapiſme, qui vaut bien le déiſme. Le ſecretaire ne s’aviſera pas d’être impuiſſant, & l’on fera des contes phyſiques au lieu de contes moraux. Mais foutre, revenons à nos moutons, il y a de l’analogie, c’eſt toujours un animal à toiſon.

Violette a les plus beaux cheveux de la terre, & la manie de ſe les faire foutre. — Foutre en cheveux ? — Oui, mon doux bougre ; cela vous étonne ?… Même en aiſſelle, en yeux, en oreilles. … Pour en tetons, elle a beau faire, ſa gorge eſt trop dure & trop ſéparée ; c’eſt bon pour Aimêe. Mais la perle, la voici. La petite Meſſaline s’étendoit tout de ſon long, les jambes bien ouvertes ; & moi mettant les pieds où je devois avoir la tête, je la foutais en bouche, puis la tête entre ſes cuiſſes, je la gamahuchois d’importance. Pardieu tu rirois ſi tu pouvois être témoin de cette ſcene ; ce mouvement double de tête & de cul eſt impayable.

Cependant M. Duret fourniſſoit aux appointemens & je mangeois d’autant ; nos ſociétés de débauche dont il n’étoit pas, m’amuſoient aſſez. Un beau matin je vais demander à déjeûner à une jolie coquine de notre intimité ; les valets ſont toujours au diable, & je pénetre juſqu’à la chambre à coucher ſans obſtacle… Un bruit très-ſignificatif m’apprend qu’on eſt en affaire. Je me retirois, quand j’entendis… Aſſez… aſſez… Ah ! révérend… aſſez… Ah ! foutre… Bougre de moine… Ah ! tu me feras mourir. — Par le cordon de ſaint François, répond le caffard, je veux achever ma douzaine…

7.
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Ah ! assez… assez… Foutre… Bougre de moine !

Foutre, il eſt des nôtres. Je ſaiſis une écuelle pleine de rôtie ſucrée, je me campe en ſentinelle, en attendant qu’il ait chanté ſa litanie ; alors ouvrant le rideau : — Pere en dieu, lui dis-je bien humblement, ne voudriez-vous pas ce julep ? Vous me paroiſſez échauffé du ſermon. — Quel vit ! mon ami, quel vit ! Ah ! pardieu, celui du Turc n’y faiſoit rien… Qui fut ſot, ſinon pere Ambroiſe, provincial de ſon ordre ; il s’étoit chargé d’une miſſion, & jamais pareil goupillon n’a exorciſé monſieur Satan… Ecoute, mon révérend, lui dis-je, je ſuis bon diable ; ſoyons amis, raſſure-toi & buvons un coup… Pere Ambroiſe tope à la propoſition, ſe remit de ſon trouble ; Alexandrine ſonne, & le déjeûner nous apparoît…

Foutre, dit le moine encore en rut, voilà, mon cher, voilà cependant l’effet de nos garces de robes. Sous ce froc que j’abhorre, nous cachons des vits de fer & des cœurs de poule, par la crainte des ſupplices affreux qui nous attendent. — Comment ! des ſupplices pour avoir foutu une jolie femme ? — Et foutre non ; c’eſt pour la bêtiſe de ſe laiſſer prendre ſur le fait. Nous ſommes à peu près les plus honnêtes d’entre les capuchonnaires ; toujours peres à grandes manches furent honorés par les femmes, peut-être moins par les maris, quoique, ſacredieu, nous rendions de grands ſervices dans un ménage. Tant que la pécadille eſt ſecrete, nous n’avons rien à redouter ; le cas mis au jour, on nous enſéqueſtre. — Comment, vous expédiez votre monde ? — Ma foi, autant vaut ; nous les campons in pace. Moi-même, ſacredieu, qui ſuis bon diable, j’ai enſeveli dans un cachot un jeune pere qui s’eſt fait pincer chez la Dumaz. Nous ne vivons que d’aumônes ; l’hypocriſie nous eſt donc ſalutaire & néceſſaire. Mille plats bougres, autour de vieilles putains qui veulent aimer Dieu, parce que le monde ne les ſouffre plus, entretiennent notre fainéantiſe. Mille fraudes, mille tours de paſſe-paſſe nous aident à leur eſcroquer de l’or, qui, décorant les autels de la ſuperſtition, alimente les ſuppôts des vices ; car, foutre, je ſuis de bon compte, à commencer par moi, nous ne valons rien. — Cependant, pere, vous êtes avancé pour votre âge ? — Cela eſt vrai ; mais écoutez pourquoi : j’entrai à dix-neuf ans dans le cloître ; des fanatiques m’avoient monté la tête ; je voyois le diable en propre perſonne, qui me talonnoit ; j’avois peur de ſes cornes… (J’en ai tant planté depuis, que je me ſuis familiariſé avec les ornemens de ce pays-là.) … Au nom de la ſainte obéiſſance, on m’encula ; j’étois grand & bien fait, je devins le bardache à la mode de la communauté ; mon vit ne tardât point à ſe porter à ce degré d’éminence où vous le voyez. Les contrôleurs ambulans de la ſacrée hiérarchie, faiſoient la recrue pour le college de Rome : notre pere-général ſe mourroit de conſomption ; on l’avoit mis au con pour le refaire… Foutue viande (n’en déplaiſe à madame) pour un Italien ; mais il avoit épuiſé l’Italie. J’étois beau à parte-ante, & à parte-poſt. (Cela veut dire, de cul & de tête.) Notre gardien me préſenta ; (le pauvre bougre eſt mort de chagrin de ce ſacrifice ;) le viſiteur me prit la meſure, & je fus agréé. Amené à ſa révérence éminente, elle me tourna le cul ; c’eſt la marque d’honneur, & j’entrai en exercice. Sacredieu, c’étoit un fier pouent ; il étoit large comme un muit ; mais j’étois de taille. Je devins ſon mignon. Il fut fait grand inquiſiteur de Tolede ; je le ſuivis. Ah foutre la bonne vie ! c’eſt là qu’il me fut permis de connoître les cons. Le bon pays que l’Eſpagne ! Il y a bien des fleurs à cueillir ; ſouvent elles ſont blanches, mais un moine ne doit pas être ſi délicat. Je ne vous détaillerai pas tout ce dont je fus témoin. Combien de jolies filles nous avons enfermées comme juives, & foutues comme chrétiennes ! Nos culottes leur ſervoient de ſan-benito, & l’abſolution ſe donnoit à coups de vit… Ce qui me fâche, c’eſt qu’on en a fait brûler une douzaine qui s’aviſerent de faire les étroites, ou qui vouloient jaſer. … Oh, la diſcrétion eſt une belle choſe !… Pere Nicole mourut de la mort des ſaints, de la vérole. Je rendis quelques ſervices au cardinal Porto-Carrero ; on me fit vicaire, & de là provincial. La vie de bougre m’ennuyoit. Paris fourmille en cryſtallines ; d’ailleurs monté en grade, je n’avois plus rien à craindre. J’ai donc ſuivi mon goût ; j’ai foutu, je fous, je foutrai ; voilà mon hiſtoire & ma concluſion.

Nous l’arroſâmes… Mais, pere, les dévotes vous paient. — Foutre, ſans doute ; j’en ai, moi qui vous parle, pour cent piſtoles par mois, ſans compter le caſuel ; je dirige cons & conſciences. — Comment, la confeſſion ? — Foutaiſe ! C’eſt là qu’on inſtruit une fille, que l’on tranquilliſe une ſcrupuleuſe madame, & qu’en ſortant de l’égliſe, on lui donne pour pénitence l’avant-goût du bordel. — (Le ſacré bougre de caffard me faiſoit frémir malgré ma ſcélérateſſe.) Mais, pere, on ne croit donc à rien chez vous ? (Je le ſavois bien, & je ne crois pas plus qu’eux apparemment ; mais je voulois approfondir la monſtruoſité de ces gueux-là.) — Eh ! mon ami, vous êtes bougrement bête pour un homme du monde ! Qui diable peut croire aux ſingeries qu’il invente ? Je me fous de Scot comme de ſaint Auguſtin. Bien intriguer, bien boire, bien foutre… Et vogue la galere. La dévotion nous rapporte, nous en dégoiſons ; nous amuſons les vieilles, nous branlons les jeunes. — Pardieu, pere, c’eſt bien penſé : voilà des maximes très-évangéliques. Mais vous oubliez un grand point, l’inſtruction & l’intendance des familles. — Foutre, c’eſt là où nous brillons ; la nation bigotte, gente, imbécille quoique traîtreſſe, nous eſt dévouée. Je vous l’ai déjà dit : nos armes dans le commencement ſont la perſuaſion, la douceur, les inſpirations du Très-haut ; nous nous inſinuons en ſerpens ; nous élevons ſur la baſe de l’humilité le triomphe de l’orgueil. D’abord complaiſans, bientôt deſpotes, nos avis deviennent des déciſions, nos déciſions des oracles auxquels il n’eſt pas permis de réſiſter ; & n’avons-nous pas fabriqué les foudres du Pere éternel pour punir les réfractaires ? Voilà comment, en captivant les conſciences, en faiſant peur de Béelzébuth, (moins méchant que nous cependant,) nous ſommes les maîtres des ſecrets, des biens d’une famille. Il y a dans une maiſon une jolie fille ; je veux la foutre ; elle ne le veut pas ? ſon arrêt eſt prononcé ; un couvent la fera gémir de ſon trop de vertu… On veut marier ſa ſœur ; ſon amant lui plait ; mais il me déplait à moi, parce qu’il me mépriſe, ou ſeulement quelquefois parce que je veux faire le mal pour le mal ; cela divertit le cœur d’un moine. Je répands des bruits ſourds ; il ne croit ni à l’échine de ſaint Pantaleone, ni à la culotte de ſaint Bonaventure ; c’eſt un impie ; il eſt exclus ; il ſe met à la raiſon ; il paie ; il devient orthodoxe autant que ſaint Dominique. Le fils unique eſt un jeune homme de la plus grande eſpérance ; il a de l’eſprit, de l’élévation, des talens ; ſon pere, dur comme tous les dévots, (quoiqu’ils ne ſoient pas les ſeuls) le laiſſe manquer d’argent, le met hors d’état de ſe ſoutenir ; il cherche des moyens ; que ſais-je ? La fougue de l’âge le pouſſe à quelques ſottiſes. Je conſeille le ſceptre de fer ; il le ſait ; il me déteſte ; bon, cela vient à mes vues ; tout en feignant de l’excuſer, je le rends plus coupable ; je le fais déshériter, enfermer, périr, tout cela pour la plus grande gloire de Dieu ; & le barbare idiot, que je bride par le nez, croit avoir gagné le ciel, qu’il fait frémir ainſi que la nature… Une femme aimable & jolie eſt l’épouſe d’un vieux coquin ; l’eſpoir d’aſſouvir une vengeance déjà criminelle ; une haine odieuſe par ſon motif & ſes effets ; ſa lubricité impuiſſante, ou tel autre objet auſſi louable, l’ont pouſſé à l’aſſocier à ſon infirme & débile décrépitude ; les jours de cette beauté s’écoulent dans les pleurs, ſes nuits dans les privations & les ſanglots, trop heureuſe encore, ſi elle n’eſt pas obligée de recevoir des careſſes dégoûtantes, qui, en outrageant ſes appâts, révoltent ſon cœur ; de ſouffrir un ſupplice réel en corps comme en eſprit, puiſque jamais elle n’embraſſe qu’une ombre… Ah ! la jolie poſition pour moi, caffard effronté, libertin, audacieux… Mon projet eſt formé ; elle ſe rendra à mes deſirs ; je l’immolerai à ma paſſion, ou elle eſt perdue, infame, déshonorée. Goûts innocens, plaiſirs permis, bienſéances néceſſaires, penſées, paroles, actions même indifférentes ; geſtes, regards, joie ou triſteſſe, tout ſera empoiſonné ; ſi elle n’eſt pas ma complice, elle ſera ma victime ; elle vivra ſouillée à ſes propres yeux, ou périra dans les chagrins & couverte d’opprobres publics. … Mais foutre, buvons un coup, ami ; in vino veritas… Sacredieu, n’allez pas révéler le ſecret de l’égliſe : vous vous en répentiriez. — Qui, moi, mon pere ? Et comment, s’il vous plaît ? Je ne dépends pas de vous autres. — Vous n’en dépendez pas ? Foutre, nous allons voir… Je ſuppoſe un inſtant, que vous ayez été aſſez ſot ou aſſez mal-aviſé pour nous inſulter : vous êtes foutu, mon ami. — Alte-là, ſcélérat de moine ! s’écrie Alexandrine ; tu fous comme un ange, mais ton cœur eſt atroce ; tu me fais horreur ; je me ſauve ; je ne veux pas t’entendre davantage. — Morveuſe, dit pere Ambroiſe, cela ne ſait pas ſon pain manger ; va-t’en, va-t’en, je ne bande plus… (Nous continuons.)

Crois-tu que nous t’attaquerons à force ouverte ? Pauvre ſot ! tu te ſauverois, tu nous démaſquerois. Non ; nous commençons par nous informer de tous les gens eſtimables que tu connois ; nous choiſiſſons les plus foibles, dont la molle vertu, ſoumiſe aux préjugés, ſe fait des monſtres exprès pour les combattre. On fait ton éloge ; c’eſt bien dommage que tant de qualités ſoient gâtées par tel & tel défaut. (Il ſera toujours dirigé ſuivant la manie de l’auditeur bénévole.) On ſeme ainſi peu-à-peu la froideur ; on le ſuit pied à pied ; on ne laiſſe échapper aucune occaſion. — Mais je ne donnerai aucune priſe ſur moi. — Tu ne ſais que çà ! On te calomniera… Tu veux obtenir une place, former un établiſſement ? lettres anonymes, inventées par le diable qui en fit préſent au premier cénobite, voleront de tous côtés ; nos partiſans les répandront, les proclameront en ſecret en les commentant ; tes envieux les adopteront avidemment & les mettront en crédit ; tes ennemis (tout homme en a, & ceux de mérite plus que les autres) enchériront. — Mais je me défendrois peut-être. — Sans doute ; je crois même que tu perſuadera cent perſonnes qui te connoîtront particuliérement ; mais la voix publique ſera toujours contre toi, & à peine trente ans de vie te ſuffiront-ils pour effacer l’impreſſion qui t’aura perdu… Va, va, nous ſuivons à la lettre la maxime que l’ami Machiavel nous a léguée… Calomniez toujours, il reſte au moins la cicatrice, & la méthode eſt infaillible.

Ma foi, pere, je ſuis ravi, extaſié ; je ne vous croyois pas ſi habile. — Bon, bon, reprend le papelard ; ce ne ſont là que nos élémens… Et ſi je te dévoilois les reſſorts de cette politique qui nous a fait pendant ſi long-tems commander à la terre en rois des rois, & faire diſparoître à notre gré les ſouverains du trône ou du ſéjour des vivans… Ah ! pere, de grace, apprenez-moi de ſi belles choſes. Pardieu, qui ſait ? Peut-être me ferois-je cordelier. — Tu pourrois foutre plus mal t’adreſſer. Mais, écoute… Tu n’ignore pas qu’il fut un tems où la craſſe ignorance enveloppa le monde ; le fanatiſme & la ſuperſtition regnerent en deſpotes ſur ces ſiecles heureux… Âge à jamais mémorable & fortuné où le froc commandoit au diadême, où les Bernards, les François, les Dominiques, puiſſans en voix, en poulmons & en ſcélérateſſe, ſavoient émouvoir, exalter la bile de l’imbécille chrétienneté ! Prophetes audacieux & menteurs, ils entaſſerent des millions de croiſés dans les fables de l’Egypte & de la Paleſtine, & l’Europe, à leur premier ſigne, ébranlée contre l’Aſie, courut y chercher de vaſtes tombeaux, tandis que ſes crédules habitans, devenus nos vaſſaux, laiſſoient dans nos mains aſſez de dépouilles pour élever la vraie Jéruſalem, la Jéruſalem immortelle & puiſſante, où devoient pulluler tous les vices de l’oiſiveté, tous les crimes de l’ambition & de la cupidité.

Alors, tout moine étoit ſaint ; tout homme un peu élevé au-deſſus de ſon ſiecle, excommunié. La liberté n’étoit plus ; nous pourſuivions ſon ombre juſqu’au fond de l’ame, juſqu’au ſein de la penſée… Heureux tems ! ils changerent, hélas !… La philoſophie parut, non pas cette tracaſſiere verbeuſe qui ſe traîne encore en rampant dans la pouſſiere de l’école ; mais cette lumiere vive & fatale qui a diſſipé les vapeurs du fanatiſme, & briſé les hochets de la ſuperſtition. Tels que les oiſeaux de nuit, nous fûmes bleſſés de l’éclat du jour. Il nous terraſſa ; nous courûmes nous cacher dans ces aſyles que le vulgaire reſpectoit encore ; le rayon vengeur nous y ſuivit : on démêla nos trames, on dévoila nos reſſorts, on approfondit notre politique ; on démaſqua nos mœurs & nos vices. L’univers conjuré ſe réunit pour nous abattre ; nous étions perdus… Son mépris nous ſauva ; notre métropole nous ſoutint.

Pl 8.
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Mirabeau - Le Libertin de qualité, 1784, illustrations
Le Rideau cache les Mœurs.

Il eſt une puiſſance dont l’orgueil exceſſif & les prétentions ſans bornes en impoſent, quoique ſon autorité ſoit précaire & factice. Artificieuſe autant qu’opiniâtre & politique, ſa force eſt dans ſa foibleſſe. L’ignorance lui a donné l’être ; l’aſtuce & la fourberie l’ont accrue ; les diſſentions des princes & les intérêts anarchiques dont elle a ſu profiter, l’ont rendue formidable ; la perſévérence & la hauteur l’ont maintenue ; ſes excès l’ont affoiblie ; l’art & la ſoupleſſe la ſoutiennent ; ſon chef, longtems modérateur impérieux d’une ariſtocratie puiſſante, ne doit ſon crédit qu’à nous. Milice enthouſiaſte, ardente, immortelle & toujours renaiſſante, perdue pour la choſe publique, iſolée d’eſprit & de cœur du reſte des humains ; notre unique intérêt eſt notre agrandiſſement qui fait la gloire de ce vicaire fantaſtique : c’eſt ſur nous qu’il fonde ſon empire ; auſſi ſommes-nous ſes enfans autant chéris que dévoués. Fraudes pieuſes, ſpectacles indécens, farces coupables étoient autrefois révérées ; mais leur regne a paſſé. Eh bien ! notre marche en eſt devenue plus ſecrete, plus ſûre. Nous avions à nous venger ; du fond de nos aſyles nous ſoufflâmes la diſcorde ; nous fomentâmes ces guerres civiles qui ont innondé de ſang l’Europe déchirée. Nos libelles, nos ſermons ſéditieux, les ſéductions du confeſſional nous ſuffirent pour aiguiſer les poignards ; & graces à nos efforts, il fut univerſellement reconnu, qu’il eſt permis, qu’il eſt ſaint de tuer un hérétique : c’eſt-à-dire, notre ennemi ; ainſi le pere maſſacra ſon fils, ainſi le fils arracha à ſon pere la vie qu’il en avoit reçue ; les forfaits ont produit des martyres. Nous dévaſtâmes de fertiles contrées, nous verſâmes ſans danger des flots de ſang. Nul mortel dévoué à notre vengeance ne put ſe dérober à nos coups. Ici les fils de ſaint Dominique font périr le dernier des Valois ; là ceux d’Ignace immolent Henri que des philoſophes oſent encore pleurer ; les bûchers, le fer, les poiſons nous fervent tour-à-tour ; les victimes s’amoncellent, les bourraux & les aſſaſſins ſont fatigués, les priſons regorgent d’innocens, & nous de ſang, d’or & de volupté… Mais nous ne ſommes pas raſſaſié. L’eſprit de commerce qui s’eſt venu joindre à celui de domination, nous prodigue en vain les tréſors du nouveau monde, dévaſté par notre art auſſi bien que celui-ci. Notre avidité s’en irrite, & nos mœurs n’en ſont pas adoucies ; le calme regne en apparence, mais il n’eſt que ſimulé ; nous ſentons que nos richeſſes ſurvivent à notre crédit ; les ambitieux promoteurs du deſpotiſme, qui cependant haïſſoient les rois, ſont anéantis ; il nous faut bien reſter dans le ſilence, mais non pas dans l’inaction ; nos complots ſe lient, nos trames s’ourdiſſent ; nos ennemis nous attaquent avec les armes du ridicule ; ils s’abuſent ſur leur prétendue ſupériorité ; nous nous réſervons bien d’autres reſſources ; nous minons ſans bruit ; tu es jeune, tu verras le fruit de nos travaux. Une révolution éloignée peut-être, mais certaine, menace de nouveau le monde ; nous foulerons aux pieds ces hommes ſuperbes qui oſent nous dédaigner ; nous commanderons encore… Puiſſions-nous replonger les humains dans la barbarie, anéantir les ſciences, arracher juſqu’au germe funeſte de cette philoſophie perfide qui nous abreuve d’humiliations, élever enfin ſur tant de ruines le nouvel édifice de notre grandeur ! Alors un ſceptre de fer régira l’univers. Soumis à nos caprices, dévoué à nos plaiſirs, nous diſpoſerons en ſultan des meres, des femmes, des filles de nos eſclaves, & nous amènerons ces âmes avilies au point de regarder comme un bien leur déshonneur… Va ; ces jours de gloire & de félicité s’avancent plus rapidement que ne le croient nos imprudens ennemis. Ils n’oſent pas tenter le ſeul moyen de le reculer ; celui de caſſer notre ſainte milice, & la hiérarchie puiſſante ſous les drapeaux de laquelle nous ſervons, de nous arracher ſur-tout ces richeſſes immenſes qui nous rendent tout poſſible. Non, nous ne craignons rien de ce ſiecle vénal ; nous payons des protecteurs qui deviendront nos eſclaves ; ils nous rendront au centuple ce qu’ils nous auront coûté. — Par-là ſambleu, pere, voilà qui eſt ſublime ! Quelle immenſité de vues ! quelle étendue de ſcélérateſſe ! quels myſteres d’iniquité !… (Je m’arrêtai ; car pere Ambroiſe s’appercevoit qu’il avoit trop parlé, & fronçoit le ſourcil : pour le dérider, j’attrape Alexandrine qui danſoit au milieu de la chambre.)… Pere, voulez-vous connoître le vrai tipe de la deſtinée des empires ; l’inſtrument des révolutions, la bouſſole de l’univers ?… Le voilà, dis-je en mettant en évidence le con rebondi de la belle ; c’eſt-là que viennent aboutir les intrigues du ſacerdoce, la morgue du ſultan, le faſte du mogol, les caprices du deſpote, les fureurs du tyran, les délices ambitieux du conquérant, les richeſſes des deux hémiſpheres. … Foutre, je me ſauve au milieu de la période, car pere Ambroiſe m’enleve Alexandrine, & la jette ſur ſon lit pour aboutir auſſi.

Je rentre chez Violette ; le chagrin m’y attendoit ; une régie avoit chaſſé M. Duret des fermes générales : nous n’avions rien ménagé ; nous devions, (nous, c’eſt-à-dire elle ;) je lui conſeillai de vendre ſes meubles pour payer, & je me retirai pour ne pas gêner le déménagement.

J’ai toujours aimé la muſique ; je fis le même ſoir connoiſſance avec la Guyarre. Cette bougreſſe-là eſt laide, & joue comme une cuiſiniere ; mais ſa voix eſt belle ; & quand elle ne chante pas faux, elle fait plaiſir ; d’ailleurs elle fout comme une enragée. Ma réputation abrégea le cérémoniel ; je convins de ſix coups par jour ; elle caſſa aux gages ſon porteur d’eau qu’elle avoit éreinté, laiſſa repoſer ſes laquais & ſon coëffeur, & nous nous accordâmes à faire bourſe commune, (bien entendu que je n’y mettrois rien.) Elle donnoit des concerts, recevoit des compagnes qui la grugeoient en la déteſtant ; des muſiciens d’aſſez mauvaiſe compagnie, & des gens de qualité amateurs, qui n’ont pas même le mérite d’être bon.

J’étois à cauſer un après ſouper avec un virtuoſe célebre & charmant compoſiteur. (Cambini) Nous parlions de la révolution de la muſique en France ; je l’écoutois avec avidité, & je m’inſtruiſois. Tout-à-coup un de ces meſſieurs nous aborde. — Quoi ! vous parlez compoſition ? Pardieu, ſans me flatter, je ſuis d’une bonne force. — Je n’en doute point, lui dis-je en jetant un coup-d’œil ſur l’artiſte, & je ſerois fort aiſe que vous nous donniez, à monſieur & à moi, quelques leçons. — Volontiers, volontiers ; moi, je ne refuſe jamais mes ſoins. — Par exemple, monſieur veut compoſer un opéra, & il me demande le poëme. — Sa muſique eſt faite apparemment ? — Non pas ; comment ! — Tant pis, jamais la muſique ne va bien quand on la compoſe pour des paroles ; cela gêne un muſicien & l’empêche de peindre ; ſon imagination eſt refroidie. — Mais, monſieur, il me ſemble. — Il vous ſemble mal. Un orcheſtre, morbleu un orcheſtre, voilà tout ce qu’il faut. Suivez le Moline, cela s’appelle faire un opéra ; les paroles ne ſont jamais d’accord avec la muſique ; mais auſſi cela n’arrête point les effets… Moi je tiens pour les effets ; ais-je raiſon Cambino ? — Monſieur le marquis, cependant quand on veut exprimer un ſentiment, l’amour, par exemple… — Oui, il faut du chromatique, beaucoup de fauſſes quintes ; on releve cela par l’accord parfait, delà on paſſe dans le ton relatif pour la tierce mineure. Appuyez-moi une ſeptieme diminuée ; ſi le mode eſt mineur, grimpez au majeur ; ſemez-moi des bémols, accords de tierce, dominante, ſexte, & les double octave… Pardieu l’on module dans un tour de main… As-tu de la fureur dans ton opéra ? — Beaucoup, monſieur le marquis. — Ah ! pardieu tu vas voir. Meſure à quatre tems battue bien ferme ; pour le récitatif ad libitum avec accompagnement obligé ; enſuite un chœur en fugue à deux ſujets bien ſortans l’un de l’autre, parce que cela marque la diſpute, le conflit de juriſdiction ; ſur-tout que cela crie comme le diable ; (il faut que l’on entende un cœur peut-être,) enſuite un grand ſilence ; c’eſt impoſant çà, hein ?… Un trois-tems bien tendre pour faire le contraſte, tu m’entends bien ? Il n’y auroit pas de mal d’y mettre des timballes ; enſuite le héros ſe fâche en allegro avec quatre bémoles à la clef ; il faut qu’il faſſe une tenue de dix meſures pour lui raſſurer la poitrine ; pendant ce tems-là l’orcheſtre va le diable, puis ton héros fait des roulades pour ſe repoſer ; il veut qu’on l’entende ?… Eh non, morbleu, que l’orcheſtre l’écraſe ; & ſi ce diable de Legros perce encore, on y mettra du tonnerre… Ah ! ce que je te recommande, c’eſt une baffe bien ronflante ; que tout ça marche… — Et mes airs de danſe, monſieur le marquis ? — Oh ! pour cela il nous faut du noble ; un beau grand morceau de flûte avec des variations pour la commodité de Salentin, & puis un point d’orgue avec des roulades ; il ſera long pour faire un peu gigoter Gardel. … Tu ne ſais pas comment ſortir de là ? — Ma foi, non. — Un tambourin, mordieu, un tambourin ; il n’y a que çà, pour qu’on s’en aille gaiement… Ah çà, bon ſoir…

Ah ! cervelle du diable, maudit empoiſonneur, Coglione, Coglione. … — Là, là, tout doux, Cambini lui dis-je… Eh bien, mon ami, voilà qui vous juge, & ſans appel encore… Nous rejoignîmes la compagnie à qui le marquis avoit déjà fait confidence de ſes bontés pour nous, en briguant des voix pour la premiere repréſentation, en cas que l’on ſuivit ſes avis.

Je paſſois ma vie ainſi au milieu des talens & des ridicules ; mais ma bougreſſe m’ennuyoit ; elle jure comme un charetier ; pas la moindre reſſource avec elle ; elle ne ſait que foutre, encore brutalement. Un dernier trait me la fit planter là. Un ſoir, en ſortant du ſpectacle, j’entre chez elle ; elle alloit ſouper en ville & moi auſſi. Peut-on partir ſans faire graiſſer ſes bottes ? Je m’aſſeois ſur une chaiſe ; elle ſe met ſur moi & je la fous. Dans le plus fort du plaiſir, & feignant de perdre la tête, la gueuſe ne la perdit pas. Ma montre étoit ſuperbe, elle en avoit envie ; l’eſcamoter lui parut joli ; elle la tire tout doucement, & la met dans ſa poche. Auſſi chatouilleux qu’elle, je m’en apperçois, & je parviens à lui dérober la ſienne qui étoit d’un grand prix : nous nous quittons. Le lendemain grandes inquiétudes de ſa part, plaiſanterie de la mienne… Pour dénouement, vous êtes une effrontée coquine, lui dis-je ; je vous rends votre montre ; gardez la mienne, vous l’avez profanée ; ma ſeule vengeance ſera, de répandre ce trait odieux ; il eſt neuf & vous fera honneur. … Elle jura, je lui fis la révérence & je ſortis.

Il faut donc encore jeter le mouchoir… Allons, Dorville, tu ſeras ma ſultane. Ma foi, elle en vaut la peine. Une taille de nymphe, remplie de graces ; le plus bel incarnat anime ſon teint de blonde ; ſes grands yeux bleus ne demandent qu’à mourir pour reſſuſciter.

… On ſe retrouve du moins avec celle-là ; ma cuiſiniere m’avoit dégoûté. Nous commençâmes par coucher enſemble, & ma nuit fut éloquente & déciſive. Je m’établis maître de la maiſon ; j’avois ſous moi un intendant avec qui il falloit des ménagemens, parce qu’il payoit la dépenſe. Je ſuis bon diable, je lui laiſſois le champ libre.

Cette nouvelle jouiſſance me plaiſoit beaucoup ; tous les raffinemens de la volupté enivroient tour-à-tour. Je la trouve un matin dans ſon cabinet de bain ; elle en ſortoit comme Vénus adoniſée, parée de ſa ſeule beauté ; une jambe étoit encore dans la baignoire, elle appuyoit l’autre ſur un fauteuil ; ſes beaux cheveux flottoient ſur ſes épaules, ſa main careſſoit une gorge d’albâtre ; elle contemploit tous ſes charmes avec un doux ſourire. Placé dans l’embraſure de la porte que j’avois entr’ouverte, obſervateur bandant, je jouiſſois de ce ſpectacle délicieux, & le feu couloit dans mes veines. Un bruit léger que je fais m’offre un nouveau tableau. Elle ſe baiſſe toute honteuſe ; la rougeur la colore ; elle cherche à ſe faire un voile de ſa longue chevelure… Un petit caniche aſſis ſur le fauteuil, s’élance juſtement où il falloit, entre ſes cuiſſes, leve ſa tête, voile le ſanctuaire, jappe de toute ſa force, & remplace par ſa petite gueule une autre fente… J’entre en riant à gorge déployée ; ma belle fut bientôt conſolée, & devinez comment ?

Vous vous imaginez que je devois être heureux… Eh bien, je ne l’étois pas ; dans ce beau corps, le temple des graces, Dorville renferme l’ame d’une furie. Biſarre, capricieuſe, elle n’a de confiance que dans le mal & la noirceur ; intéreſſée, avare même, elle n’attiſe des amans que pour les dévorer. Je ſuis fâchée, me diſoit-elle un jour en parlant d’un malheureux dépouillé par elle, perdu, abymé ſans reſſources, je ſuis fâchée de lui avoir laiſſé les yeux pour pleurer… Dorville empoiſonne tout ; ſa langue perfide dénature les choſes les plus ſimples ; ſon eſprit artificieux, fécond en intrigues, cache la diſſimulation la plus profonde, ſous le voile de la naïveté la plus ingénue ; méchante comme tous les foibles, les crimes ne lui coûtoient rien ſans la crainte des ſupplices. — Eh ! pourquoi vivre avec un pareil monſtre ? — Je ne la connoiſſois pas ; elle eſt ſéduiſante, je croyois qu’elle m’aimoit… J’en fus cruellement puni !

Le comte de *** étoit mon ami ; il venoit ſouvent chez Dorville ; ſa préſence ne me gênoit pas, je ne l’en croyois pas amoureux ; j’étois tranquille : mais bientôt je crus démêler en lui de la contrainte ; il venoit plus fréquemment, ſa gaieté diſparoiſſoit ; peu à peu il ſe montra ſombre & taciturne, accabla notre ſociété d’ennui & moi de chagrin. Je m’efforçois de le diſtraire ; il recevoit mes avances avec cette politeſſe gênée qui préſage aux amis le refroidiſſement & la rupture. Dorville eſt adroite, inſinuante. Je lui confiai ma peine, je la priai de tirer de mon ami le ſecret de ſes malheurs ; elle parut entrer dans mes vues… La perfide… Quelques jours après elle m’inquiéta par ſa profonde triſteſſe ; je la ſurpris plus d’une fois verſant des larmes qu’elle vouloit dérober. Inquiet, allarmé, je preſſai, je conjurai enfin dans ces momens, où tout entier l’un à l’autre, on ne ſe refuſe rien ; je renouvelai mes efforts, alors avec cette émotion, cet accent que la vérité ſeule devroit connoître… O mon ami ! me dit-elle ; cher amant ! je vais navrer ton cœur, mais j’exige ta parole ; cette parole ſacrée que tu contiendras une trop juſte fureur. (Je promets ce qu’elle me demande.)… Tu croyois le comte ton ami ? il n’eſt qu’un traître ! — Un traître, lui ? Bien. — — Oui, un traître bien lâche, & il a voulu me rendre ſa complice. Il m’a fait l’aveu de ſon indigne amour ; j’ai eſſayé de le ramener à l’honneur, à l’amitié ; j’ai employé la douceur, les prieres, les larmes… Mais au nom de l’amitié, ſon emportement a été extrême. Je l’abjure, s’eſt-il écrié, je l’abjure. Mon rival eſt mon ennemi… Ajouterai-je les inſultes qu’il t’a faites ? Non, non, mon cœur en ſaigne encore ; tu voudrois te venger, tes jours feroient en péril. … Mais Dieu ! que je crains de noirceur ! — … La barbare ! & des pleurs innondent ſon viſage ; elle en baigne le mien ; ſes careſſes portent dans mes veines tous les feux de la volupté, tous les poiſons de la jalouſie ; l’orgueil développe un amour que je n’avois pas cru ſentir… Moi, je perdois tant de charmes !… Indigne ami, tu périras, ton ſang lavera ton offenſe… Dorville ne feint d’appaiſer ma fureur que pour l’attirer davantage, mais elle m’avoit lié par des ſermens ; la rage ſe concentre & fermente dans mon ſein.

Le comte revint ; nous nous agaçâmes ; je le perſifflai. Dorville, toujours en tiers, empêchoit toute explication ; cette ſituation étoit trop violente pour durer. Le comte m’inſulta, nous ſortîmes ; la fureur nous guidoit l’un & l’autre ; je l’atteignis d’un coup mortel qui l’étendit à mes pieds… Hélas ! le voile affreux qui nous couvroit, tombe auſſi-tôt ; le comte laiſſe tomber ſon épée, je me précipite ſur mon malheureux ami pour arrêter ſon ſang… C’en eſt fait, me dit-il, je meurs… Je l’ai mérité… Ami ! je voulois t’arracher la vie… Dorville me l’avoit demandée. — Dorville, ô ciel ! — Ma paſſion étoit au comble… Elle avoit mis mon bonheur à ce prix… Adieu, pardonne-moi… Je ſuis bien puni. … Que je meure du moins ton ami… — Il s’efforce de m’embraſſer, il expire… O terre, engloutis-moi !… Je m’arrache à ce lieu d’horreur. Déſeſpéré, furieux ; j’erre en proie aux furies qui me déchirent. Je ne ſais où je vais ; mes pas s’arrêtent machinalement devant la maiſon de l’infame ; j’y monte & je tiens encore le fer fumant du ſang de mon ami… C’eſt moi, c’eſt moi qui l’ai tué, m’écriai-je en hurlant de douleur ; tiens monſtre, aſſouvis ta rage, il n’eſt plus ; tu voulois qu’il verſât mon ſang ; tu m’as demandé ſa vie, tu lui demande la mienne ; viens, prends-là, raſſaſie-toi de carnage. — Le ſang-froid, la ſérénité regnent ſur ſon viſage ; la joie y perce ; elle oſe encore me tendre les bras, me féliciter ſur ma victoire… Horrible megere, tremble ! cette main que tu as rendue criminelle, pourroit t’en punir… Un geſte furieux accompagne ces mots ; elle ſe précipite à mes genoux, ſon ſein palpite & la pâleur la couvre… Je jette mon épée loin de moi, toute ſon audace renaît… Eh bien, dit-elle, j’ai tout conduit, il eſt vrai ; je le déteſtois, j’ai alimenté ſon amour pour le perdre, je l’ai animé contre toi ; je ſavois que je ne t’expoſois que foiblement ; il m’avoit offenſée autrefois en me préférant une rivale… Je ſuis vengée… Je l’entendois à peine. Devenu plus calme, je m’évanouis, & je me retrouvai dans mon lit au milieu de mes gens.

Long-tems je fus inconſolable ; abſorbé dans ma douleur, je fuyois les humains. L’image de mon ami ſuccombant ſous mes coups, me ſuivoit ſans ceſſe ; je me refuſois à toute diſtraction ; je mourois lentement ; j’invoquois le tombeau.

Dans la même maiſon, mais dans un corps de logis ſéparé du mien, la femme d’un colonel vivoit très-retirée : juſques-là je lui avois rendu quatre fois par an les ſimples devoirs de l’honnêteté. Ma vie trop diſſipée, le genre auquel je m’étois livré ne m’avoit pas permis de faire beaucoup d’attention à elle. Mon valet-de-chambre, inſtruit de mon affaire & déſeſpéré de mon état, imagina que cette jeune dame pouvoit ſeule m’en tirer. Mon changement de conduite & d’humeur avoit fait événement dans la maiſon ; il ſut ſe faire preſſer d’en découvrir la cauſe. Quelques mots lâchés à la femme-de-chambre exciterent la curioſité de la marquiſe ; mon homme lui détailla ma funeſte aventure ; elle en fut touchée : chaque matin ſes gens s’informerent par ſon ordre de ma ſanté. L’apathie où j’étois plongé ne me permit pas de ſentir que je devois l’en remercier. Nous nous rencontrâmes un jour en ſortant ; elle me fit des reproches de mon humeur ſauvage, avec un air d’intérêt ; je lui marquai de l’empreſſement de réparer ma faute, & nous rentrâmes. Ma viſite fut courte, mais ce premier pas étoit beaucoup. Je continuai ; je la vis plus fréquemment ; bientôt je n’en bougeai point. La marquiſe étoit douce & complaiſante ; elle ne ſe rebutoit pas de détails cent fois répétés ; elle s’attendriſſoit & pleuroit avec moi ; ma douleur devint moins amere ; le ſentiment de ce que je devois à cette aimable amie me fit une douce habitude de la reconnoiſſance. — Ahi… Gare l’amour ! — Hélas ! mon enfant, tu as raiſon. Une liaiſon intime, une confiance ſans bornes entre une femme de vingt-deux ans, charmante, & un jeune homme, y conduiſent infailliblement. D’ailleurs, combien la douleur diſpoſe à la tendreſſe ! — Enfin, te voilà à l’amour parfait : belle chûte, mon ami, belle chûte ! — Non, je ne ferai point le langoureux Philinte. La marquiſe n’eſt pas de ces femmes qui ſe plaiſent au merveilleux ; jolie ſans vouloir le paroître, vraiment bonne & ſenſible, auſſi ſéduiſante qu’on peut l’être, & toujours égale, cette femme adorable n’eſt cependant pas heureuſe. Son mari, comme trop de nos militaires, néglige un tréſor qu’il poſſede pour courir après des guenons. Il ne croit pas à la vertu qu’il n’eſt pas digne de connoître, & cependant il eſt jaloux, juſqu’à la brutalité. Qui ne ſait que c’eſt le moyen le plus ſûr d’accomplir ſa deſtinée ? Il étoit digne de la ſienne ; mais combien Euphroſie méritoit peu ſon infortune !

Quelle différence, ô mon ami ! entre les careſſes ingénues d’une femme aimable & naïve, & les agaceries de nos coquines. Celles-ci peuvent enivrer nos ſens ; mais leur fougue diſſipée, on retombe ſur ſoi-même ; le dégoût, l’ennui empoiſonnent juſqu’aux plaiſirs paſſés ; il faut s’aiguillonner pour les goûter encore.

La marquiſe a tout l’éclat de la jeuneſſe, joint une taille impoſante ; elle paroîtroit coloſſale ſi elle étoit moins bien proportionnée. Cinq pieds quatre pouces, pieds nus. Le plus beau corps du monde ; une gorge raviſſante, le bras, la main potelés ; une phyſionomie qui, ſans être la beauté, renferme mille graces que n’a point une belle ; une irrégularité piquante, des cheveux gros comme le bras, & qui lui deſcendent juſqu’aux pieds : voilà ſon portrait.

Perſonne ne ſait mieux qu’Euphroſie manier le ridicule. Sans la bonté de ſon cœur, elle ſeroit cauſtique ; mais elle craint de faire de la peine, même à ceux qui l’auroient offenſée, ſi le reſpect qu’elle inſpire le permettoit à l’audace. Chaque jour ſon eſprit m’étonnoit davantage ; ſa modeſtie lui faiſoit trouver étrange les marques de mon admiration… Mais, mon ami, m’a-t-elle dit vingt fois, tu te rendras ridicule ; ſans ceſſe tu me vantes ; tu t’extaſies ſur des choſes ſi ſimples ! — Tout le monde en diroit autant.

Mais ſon ame… Comment te peindre cette ame toute aimante qui n’a d’exiſtence que pour les ſentimens nobles & tendres ? C’eſt par eux qu’elle ſort de ce calme inaltérable & doux qui la caractériſe dans la ſociété. C’eſt là qu’elle puiſe cette chaleur qui la rend ſi touchante, ſi dévouée, ſi ſublime en amour. Euphroſie eſt auſſi voluptueuſe que tendre ; mais elle eſt toujours décente ; elle eſt pure, elle eſt chaſte, & voilà pourquoi, ſans doute, je ne connus jamais de jouiſſance égale.

Ne vous attendez pas à m’en voir eſquiſſer le tableau ! Que le voile du myſtere couvre à jamais nos plaiſirs !… Mais que de combats j’eus à ſoutenir contre ſa vertu ! Combien de fois il me fallut lui répéter que le crime ſeul faiſoit la honte, & que l’amour, un amour tel que le ſien, ne pouvoit pas être criminel !… L’avouerai-je ? Son devoir fut long-tems plus fort que moi. Elle ſentit le danger ; elle eut le noble courage d’écrire à ſon mari, de lui demander ſes ſoins & ſa préſence. Il mépriſa cette femme reſpectable ; il rejeta ſes prieres. Une indifférence repouſſante, un mépris inſultant furent le prix des efforts qu’elle faiſoit ſur elle-même pour s’arracher à la tendreſſe… Je perſuadai, je triomphai. Euphroſie ne rougit plus devant moi ; la paix régna dans ſon cœur. Eh ! quel homme de fer oſera la condamner ? Six mois ſe paſſerent au milieu des délices. Iſolés du reſte de la nature, nous nous ſuffiſions à nous-mêmes : nos feux ſans ceſſe renaiſſans, avoient toujours le charme de la nouveauté. Une confiance mutuelle & ſans bornes, achevoit notre bonheur.

Hélas ! peut-il durer long-tems ? Vils jouets du deſtin, que poſſédons-nous de ſtable ? Et pour quelques gouttes de bien mêlées dans un océan de maux, faut-il chérir la vie ?… La marquiſe portoit dans ſon ſein un gage de notre amour. Bientôt ſon état ne fut plus incertain. J’étois au comble de la joie, ſans oſer le lui témoigner ; joie inſenſée, peut-être, mais ſi douce que je ne penſois pas même à la combattre. Euphroſie, plus éclairée par ſes preſſentimens, ſe ſentoit dévorée d’inquiétudes que ſa douceur & ſon amour déguiſoient à peine. Son mari de retour à Paris, avoit aiſément démêlé nos liaiſons, & le lâche les avoit divulguées ; il nous prodiguoit à tous deux les injures ; vingt fois Euphroſie arrêta mon bras. Prêt à la venger, elle ſut m’enchaîner par ſes ſermens ; mais ſon bonheur fut altéré à jamais. Sans ceſſe je la ſurprenois baignée de larmes, & j’y mêlois les miennes… Euphroſie, lui dis-je un jour, hélas ! je cauſe tes douleurs, & je ne puis les adoucir ; nos cœurs ceſſent-ils donc de s’entendre ? Ah ! pourrois-tu jamais me haïr ? — Te haïr ? Ah ! jamais tu ne me fus ſi cher. Cet enfant infortuné que je nourris dans mon ſein ! naîtra ſous de cruels auſpices ſans doute ; mais il a reſſerré, s’il eſt poſſible, les nœuds qui m’uniſſoient à toi. Va, mon ami, je ne ſuis point injuſte ; & ſi je t’ai fait des ſacrifices, ne crois pas que je m’en repente ; je t’en ferois de bien plus pénibles. … Cher amant, il m’en reſte peut-être bien peu à t’offrir… Au moins que cet enfant te rappelle ſa mere. — Cruelle, que veux-tu me faire entendre ?… Eh, voilà donc ton amour !… Ah ! ſi je t’étois cher, payerois-tu d’un tel prix ma tendreſſe ?… Meurs, meurs puſillanime amante ; mais tu jouiras avant d’expirer du barbare plaiſir d’avoir immolé ton amant. Tu vas priver ton enfant de tes embraſſemens & des miens ; il reſtera en butte à tous les coups du ſort ; inconnu ſur la terre, entouré d’ennemis peut-être, il vivra pour la douleur ; & c’eſt toi, ſi tendre, ſi compatiſſante, qui, en lui donnant le jour, le voue à de longues infortunes que n’adoucira jamais notre tendreſſe… — Euphroſie m’interrompt par ſes ſanglots ; mais le torrent de larmes qu’elle répand dans mes bras, paroît ſoulager ſon cœur… O mon Euphroſie ! lui dis-je alors, quitte, quitte ces funeſtes penſées : rappelle ton courage, conſerve-toi pour l’amour ; ne m’as-tu pas dit mille fois que tu ne vivrois que pour moi ?… Elle me promit d’être plus tranquille. Je crois qu’elle le devint en effet.

Peu de jours après, des ordres de la cour me forcerent à me rendre en Bretagne. Mon voyage devoit être court ; mais Euphroſie avançoit dans ſa groſſeſſe. Que d’inquiétudes j’allois lui donner, & combien j’en reſſentois !… Des preſſentimens affreux nous agitoient. Nos adieux furent cruels ; long-tems preſſés dans les bras l’un de l’autre, il nous ſembloit que c’étoit pour la derniere fois. Euphroſie s’évanouit ; on m’arracha d’auprès d’elle. Il fallut partir.

Déjà je me flattois d’un prompt retour ; mes affaires alloient finir ; je reçois ce billet d’un ami… “ Que fais-tu, malheureux ! Tu remplis de ſtérils devoirs, & tu néglige les plus ſacrés. Accours, ne perds pas un inſtant, viens ſervir l’amour. ”… Je vole, l’ame ſaiſie d’effroi ; j’arrive… Horrible ſpectacle !… Tout eſt en deuil chez Euphroſie… Ciel ! ô ciel ! elle n’eſt plus !… Je veux la voir ; je veux l’embraſſer encore ; je veux mourir avec mon amante… J’avance malgré les efforts de ceux qui me retiennent ; ils me parlent, je ne les entends pas. Ivre de déſeſpoir, j’allois entrer… Arrête, jeune téméraire, me dit un vieillard vénérable qui ſort de la chambre d’Euphroſie ; reſpecte ces lieux habités par la douleur. — Son accent ſévere, mais touchant, pénetre mon cœur. Je me précipite à ſes genoux ſans le connoître ; je les embraſſe… O qui que vous ſoyez, ayez pitié de moi ! laiſſez-moi revoir mon amante ; j’invoque cette ſeule grace… Hélas ! ne puis-je obtenir une mort plus douce auprès d’elle ?… — Releve-toi, me dit-il en pleurant… Jeune inſenſé, tu précipites au tombeau ma douloureuſe vieilleſſe ; que t’avois-je fait ? Juſqu’ici rien n’a ſouillé mes cheveux blancs ; tu livre mes derniers jours à la honte, au déſeſpoir. Déjà ton funeſte amour me coûte mon fils & ma fille ; l’un étoit mon ſoutien, & l’autre mon bonheur. — Vous, ſon pere !… O dieu !… Vieillard infortuné, prenez ma vie ; je ne déſavouerai pas mon amour, & puiſſiez-vous en vous vengeant me réunir à mon amante. — J’ai tout perdu, je pourrois t’imputer tous mes maux ; mais je n’ai pas le cœur d’un barbare, & je ne puis ni ne veux te haïr… (Mes cris, mes gémiſſemens ſont ma ſeule réponſe.)… Eh quoi ! c’eſt donc à moi de te conſoler. Calmez-vous, jeune homme trop malheureux ; Euphroſie… — Eh bien, mon pere ?… J’attends à vos genoux mon arrêt… — Euphroſie reſpire encore. — Elle reſpire ! … O dieu ! laiſſez-moi… courrons… (Je m’arrête avec le ſang-froid & l’égarement du déſeſpoir.) Mais non, elle n’eſt plus. Vous me flattez encore pour ſavourer plus long-tems votre vengeance… A ces mots, mes forces m’abandonnent ; je tombe ſur un fauteuil ; une vapeur mortelle s’empare de moi ; j’ai les yeux ouverts & je ne vois rien.

Le pere d’Euphroſie daigne me prendre la main… Je ne vous trompe point ; mais votre ſort & le mien n’en ſont guere moins cruels. Croyez ce que je vous dis, & apprenez les malheurs que vous cauſez. Huit jours après votre départ, le marquis de *** vint voir ma fille. Son frere étoit chez elle ; Euphroſie venoit de lui confier ſon état & ſon amour. Le marquis furieux, s’emporta contre ſa femme dans les termes les plus outrageans. En vain mon fils voulut l’appaiſer. Le marquis menaça Euphroſie ; il voulut même la frapper. Mon malheureux fils ſe jette au-devant de ſa ſœur ; ſon beau-frere, hors de lui, tire ſon épée & le force à ſe mettre en défenſe. La rage l’aveugloit ; il ſe précipite ſur le fer de ſon adverſaire ; mon fils déſeſpéré, vole à ſon ſecours ; le marquis cachoit un piſtolet dont il tue mon enfant… A la vue de ce combat funeſte, Euphroſie étoit tombée ſans connoiſſance ; les douleurs d’un accouchement prématuré la rappellerent à la vie & à toute l’horreur de ſa deſtinée ; elle a mis au monde un enfant qui n’eſt plus ; on a juſqu’ici déſeſpéré de la mere, aujourd’hui elle paroît moins mal ; mais comment échapperoit-elle à ſa douleur ? — J’avois dévoré ce terrible récit ; j’étois immobile ; mais dieu ! que de ſerpens déchiroient mon cœur !… Eh bien ! m’écriai-je avec amertume ; elle vit. … Elle vit ; mais c’eſt pour me déteſter… Mais non, Euphroſie ne peut pas me haïr… O mon pere ! Ah ! ſouffrez que je vous donne ce nom ; je vous offrois ma vie, elle vous ſera conſacrée. Que je répare autant qu’il eſt en moi vos pertes affreuſes ; que je devienne votre fils ! O combien les devoirs m’en ſeront doux !… Mais, mon pere, laiſſez-moi ſauver votre fille ; Euphroſie vivra pour vous aimer… — Le bon vieillard s’attendrit ; un rayon d’eſpoir pénetre ſon ame ; il pleure ſur moi ; il daigne me preſſer contre ſon ſein, … Hélas ! nous nous abuſions tous deux ; Euphroſie revint à la vie ; mais une mélancolie profonde l’avoit empoiſonnée pour jamais ; elle refuſa de me voir, & courut s’enſévelir dans un couvent. Je tentai tout pour vaincre ſes réſolutions ; ſon pere féconda mes efforts ; tout fut inutile ; elle prit le voile & prononça ſes vœux.

Mon imagination étoit allumée, ma tête exaltée, mon cœur inondé de triſteſſe. Je pris un parti violent, & ſans communiquer à qui que ce fût mon deſſein, je montai à cheval & courus chercher la Trappe pour y enſévelir le reſte de mes jours.

Le ciel ſembloit conjuré contre moi. Un orage affreux m’oblige de m’arrêter à Verneuil ; j’étois percé, je n’avois rien pour changer ; je me jette dans une auberge pour me ſécher, & rendu de fatigue, je me réſous bientôt à y paſſer la nuit. Seul dans ma chambre, j’y broyois du plus beau noir poſſible ; l’hiſtoire de l’abbé de Rancé me montoit au quatrieme ciel. Je ne voyois rien de ſi beau que ces longs cimetieres dont quelques lampes ſépulchrales perçoient à peine les ſombres horreurs ; j’entendois cette cloche funebre qui ſemble appeller la mort ; je la voyois s’avancer à pas lents ; Comminge & Euphémie étoient devant mes yeux. Je prenois le travail pénible de mon imagination délirante, pour l’héroïſme de la vertu ; j’allois enfin m’enfoncer dans ces demeures funebres où gémiſſent tant de malheureuſes victimes des préjugés ou des paſſions… Je le voulois, la Providence ne le voulut pas.

Abſorbé dans mes ſombres réflexions, je n’appercevois pas une très-jolie fille de l’auberge, arrêtée depuis un quart-d’heure devant moi… J’y prends garde enfin ; je ſors de ma rêverie, mais pour tomber dans une autre ; je lui approche un fauteuil, la croyant, ma foi, je ne ſais qui. Je l’oblige à s’aſſeoir ; elle ne doute plus de ma folie ; enfin, à force de me demander ce que je voulois pour mon ſouper, elle me rappelle à moi ; je ris, elle éclate.

Je donne mes ordres ; Madelon deſcend & revient faire mon lit ; la bonté divine veilloit ſur moi ; ces ſortes de filles portent leurs cotillons fort court. Madelon, en s’alongeant, me laiſſoit voir une jambe faite au tour, & le bout d’une cuiſſe très-blanche… Hélas ! me dis-je à moi-même, je vais m’enterrer ; que cette pauvre fille profite du moins de mon reſte ; enfilons-là ; c’eſt le dernier coup que je foutrai de ma vie… Alors avec une gravité ſans égale, je la prends par les deux pattes ; je la jette ſur le lit, je la trouſſe & je l’enfourne avant qu’elle eut le tems de voir comment. Elle fit un peu la revêche ; mais où eſt la fille qui ne marche pas au troiſieme coup de cul ? Seulement pour me marquer ſon dépit, elle remuoit comme un diable. Par habitude je voulois recommencer ; elle me fit convenir que cela ne ſe pouvoit pas, qu’on attendroit après elle ; mais nous arrêtâmes qu’elle viendroit coucher avec moi, & je me débarraſſai en ſa faveur de quelques louis, qui, ſuivant mon projet, alloient me devenir inutiles ; car je n’en démordois pas.

Nous paſſâmes la nuit enſemble ; je m’en donnai comme pour la derniere fois ; mais admirez l’ouvrage du bon dieu : plus j’allois à ce diable de trou, plus ma tête ſe calmoit ; mes réſolutions s’affoibliſſoient d’autant ; & je réſolus, ſous prétexte de fatigue, d’attendre encore une nuit pour me déterminer. Je ne fus pas dans cette peine. Une berline de poſte arriva vers l’heure du dîner : deux hommes qui étoient dedans me firent demander la permiſſion de partager le mien ; je l’accordai ; mais quel fut mon étonnement ! c’étoit deux de mes amis intimes qui me galoppoient. — Ah ! ah ! monſieur l’enragé, me dit Saint-Flour, vous fauſſez donc ainſi compagnie. Que diable ! tu as l’air du chevalier de la triſte figure ! — Je voulus ſoutenir contenance ; ils m’envoyerent promener, me perſifflerent, me démontrerent que je n’avois pas le ſens commun ; je le crus ; je montai en voiture avec eux, nous arrivâmes à Paris.

Pendant quelques tems, je fus un peu honteux ; d’ailleurs, le diable m’emporte, ſi je ſavois où aller, ni quelles liaiſons former. Cependant j’étois endetté ; mes créanciers, honnêtes Iſraélites, venoient m’offrir leur figure patibulaire. Je pris une réſolution magnanime ; je me décidai à me mettre la corde au cou, à me marier. — Ah ! tu vas faire une fin. — Oui, une fin ; c’eſt pardieu bien périr avant le tems.

Je connoiſſois une vieille intrigante, doyenne des marquiſes apparieuſes de ſacrement ; je fus lui conter mon affaire, en lui obſervant que j’étois preſſé. — Oui, me dit-elle ; la voulez-vous jolie ? — Ma foi, cela m’eſt égal ; c’eſt pour en faire ma femme ; je ne m’en ſoucierai guere, & je ne la prends pas pour les curieux. — Il la faut riche ? — Oh, cela, le plus poſſible. — De l’eſprit ? — Mais oui ; là, là. — Je tiens votre affaire. Connoiſſez-vous madame de l’Hermitage ? — Non. — Je vous préſenterai ; c’eſt une de mes amies ; ſa fille a dix-huit ans. Elle eſt très-riche, & ſur-tout ſon caractere eſt excellent. — (Ah, foutre, que cette bougreſſe-là doit être laide !)… Mon aimable Duegne part ſur-le-champ pour porter les premieres paroles, manigancer mon affaire & me vanter ; le ſoir elle m’écrit deux mots, & deux jours après nous nous rendons chez ma future belle-mere.

Madame de l’Hermitage tient bureau de bel-eſprit ; là, tous nos demi-dieux, tous nos Apollons modernes viennent chercher des dîners qu’ils payent en ſornettes. Dès l’anti-chambre je reſpirois une odeur d’antiquité qui me ſaiſit l’odorat ; la vieille m’avoit prévenu qu’il falloit beaucoup admirer. J’entre dans un ſallon immenſe & quarré ; j’y trouve la maîtreſſe de la maiſon avec l’air d’une fée, le corps d’un ſquélette & le maintien d’une impératrice ; elle m’aſſomme de longs complimens ; j’y réponds par des révérences ſans nombre ; je cherche des yeux la future… Ah ! foutre, on vous en donnera. Diable, il faut que ſa chere mere me juge auparavant, & la bienſéance permet-elle qu’on expoſe une fille aux regards du premier occupant ? — La Duegne & la mere entamerent les grands mots & les vieilles hiſtoires ; pendant ce tems-là, je toiſai le ſallon : des tapiſſeries d’antique verdure en couvroient les murailles. Caſſandre & Polixene y figuroient auſſi bien que le roi Priam ; nombre de Troyens & de perfides Grecs, avec chacun un rouleau qui leur ſortoit de la bouche pour la commodité de la converſation. Du plancher pendoit une lampe immenſe à ſept branches de bronze doré, qui avoit ſervi aux feſtins de Nabuchodonoſor ; aux quatre coins des trépieds de vieux laques ſurmontés d’urnes à l’antique, & des pyramides tronquées, trouvées dans les foſſés de Ninive la ſuperbe. Des tables de marbre de Paros, portées ſur des piliers de granit, chargées de buſtes grecs & latins, & d’un grand médailler. La cheminée élevée à huit bons pieds de hauteur & ſurmontée d’un miroir de métal, environné d’une bordure immenſe en filigrane ; c’étoit, je crois, celui de la belle Hélene. Les fauteuils paroiſſoient modelés ſur ceux de la reine de Séba ; couverts de tapiſſerie durement rembourrées pour éviter la molleſſe, mais magnifiquement dorés… Voilà, mon cher, le mobilier qui frappa mes regards. Au reſte, tout déceloit à mes yeux exercés un fonds de richeſſes qui chatouilloit mon ame, & je projettois déjà de changer toutes ces fadaiſes contre les belles inventions de notre luxe moderne. Je m’extaſiai ſur chaque objet ; je tranchai du connoiſſeur pour applaudir ; on accueillit mes éloges, & nous nous retirâmes la Duegne & moi.

En ſortant, elle me dit que ma figure, mon air ſage & poſé (car il ne m’étoit pardieu pas échappé un ſourire), ſur-tout mon exceſſive politeſſe, avoient prévenu en ma faveur ; que probablement je ſerois invité à dîner pour le jeudi, qui étoit le grand jour, & qu’alors je verrois mademoiſelle Euterpe… Foutre, voilà un beau nom ; j’ai diablement peur que ma charmante ne ſoit auſſi quelque anti-caille.

Je fus invité ; le dîner répondit à l’ameublement, & je vis mon Euterpe… Ah, ſacredieu, la jolie future ! Elle eſt faite à coups de ſerpe ; elle a été modelée, ou le diable m’emporte, ſur quelque singe : auſſi madame ſa chere mere dit-elle que c’eſt le vivant portrait de monſieur de l’Hermitage. Ramaſſée dans ſa courte épaiſſeur, un teint d’un jaune verd, de petits yeux enfoncés, battus juſqu’au milieu de deux joues bouffies ; des cheveux à moitié du front, une bouche énorme & meublée de cloux de gérofle, un cou noir, & puis… Serviteur. Une gaze envieuſe voiloit un je ne ſais quoi qui montoit au diable. Eh ! pardieu, que ne couvroit-elle auſſi les deux plus laides pattes que jamais ſervante ait lavées. Au reſte, mademoiſelle Euterpe fait la petite bouche, grimace avec complaiſance, & n’en eſt que plus laide… Ce fut bien pire quand elle eut parlé ! Ah ! Cathos n’eſt rien en comparaiſon… Jour de dieu ! épouſer cela, me dis-je à moi même : c’eſt bien dur ! — Et ſi donc, tu ne l’épouſera pas peut-être ? — Eh ! mon ami, quarante mille livres de rente d’entrée, autant de retour, cela n’eſt pas à négliger ; elle a les beaux yeux de la caſſette, & moi je n’ai qu’un beau vit dont elle ne tâtera guere. Mes créanciers me talonnent, il faut s’immoler.

Après le dîner, mademoiſelle Euterpe fut ſe camper auprès de ſa chere mere ; moi, j’allai roucouler d’amoureux hoquets qui furent reçus avec humanité & condeſcendance ; ſomme-tout, au bout de quinze jours on nous maria, en m’avantageant de vingt mille livres de rente par contrat. Me voilà donc Euterpié. La mere donna à ſa bien-aimée ſa bénédiction & le baiſer de paix ; ma chaſte épouſe fut ſe mettre entre deux draps, les talons dans le cul, comme cela ſe pratique par modeſtie. Une partie de la noce étoit dans les chambres voiſines ; les jeunes gens ſur-tout, pour qui c’eſt une aubaine, me firent compliment ſur mon bonheur futur, me ſouhaiterent bonne chance & ſe mirent en embuſcade. Je me campai à côté de ma charmante qui verſoit de groſſes larmes. “ Madame, lui dis-je, le mariage où nous nous ſommes engagés eſt un état pénible, une voie étroite, mais qui mene au bonheur ; il n’eſt point de roſes ſans épines, & c’eſt moi votre époux qui doit les arracher. Le Créateur nous a réunis pour que nos deux moitiés ne fiſſent qu’un tout. Afin de mieux conſolider ſon ouvrage, il a fait préſent à l’homme, chef de ſon épouſe, d’une cheville.

… Tâtez plutôt, (je lui porte la main là, & la maſque retire la patte comme ſi elle avoit bien peur ;) or cet infiniment doit trouver ſon trou ; ce trou eſt en vous, permettez que je le cherche & que je le bouche. ” … Alors d’un bras vigoureux, je prends ma chrétienne ; elle ferre les cuiſſes, j’y mets un genouil comme un coin ; elle me fout des coups de poing par maniere de réſiſtance ; enfin elle fait ſemblant de ſe trouver mal ; elle alonge les jambes, leve le cul ; je frappe à la porte. … Ah, foutre ! ah, ſacredieu ! mort de ma vie ! — Quoi donc ? — Comment, bourreau ! deux pieds de cornes… Je ſuis étranglé… Elle eſt ouverte à deux battans encore. Ah, chienne ! ah, carogne ! & tu défendois la brèche !… Foutu garce !… Je la cogne ; elle m’égratigne, elle hurle ; je jure en frappant toujours ; la mere arrive ; écumant de rage, je ſaute à bas du lit & je me fauve. Mes amis rangés en haie me demandent avec une maligne inquiétude, ſi je me trouve mal, ſi je veux un verre d’eau… Je veux le diable qui m’emporte loin d’ici. — Un inſtant après, ma belle-mere rentre, & d’un ton de ſénateur… Mon gendre, je ſais ce que c’eſt. — Comment, ventredieu ? Je le ſais bien auſſi moi, & que trop. — Non, ce n’eſt rien ; le premier jour de mes noces, il m’en arriva tout autant. — Ah, la foutue famille ! — Raſſurez-vous, c’eſt un enfant qui ne ſait pas ce que c’eſt, elle s’y fera, allez vous remettre auprès d’elle & prenez-la par la douceur. — (La rage qui m’étouffoit m’avoit empêché de l’interrompre, mais à cette douce invitation je m’écrie.)… Moi, y retourner ! Que le jeanfoutre qui l’a commencée l’acheve… Ah, foutre ! c’eſt une antique ou un cheval, tant elle eſt large. — (Madame de l’Hermitage fronce le ſourcil,) Mon gendre, je comprens ; c’eſt que vous ne pouvez pas. — Comment, foutre, madame, je ne peux pas ? Eh, ſacredieu, la beſogne n’eſt pas dure, on y paſſerois en carroſſe… La vieille fée ſe fâcha ; je manquai la foutre par la fenêtre, & je ſortis pour jamais de ce maudit lieu.

O rage ! ô déſeſpoir ! Moi, la terreur des maris ; moi, la perle des fouteurs, me voilà coëffé d’un panache à la mode !… Cocu, cocu, en herbe… Cocu, ventre & dos, & par une guenon, une Marie-Torne !… Où fuir ? où me cacher ?… Les épigrammes vont m’aſſaſſiner.

Ce n’eſt pas tout. Le lendemain, un homme en noir demande à me parler. Au milieu de beaucoup de révérences, il me ſignifie un petit papier… Monſieur, vous vous trompez. — Non, monſieur, me dit le Normand. — Mais de qui cela vient-il ? — De haute & puiſſante demoiſelle Euterpe de l’Hermitage, votre légitime épouſe. — Comment, coquin ! foutre, ſi tu ne ſors… Il étoit déjà parti, & court encore… Eh bien ! la bougreſſe me faiſoit ſommation de la traiter maritalement, ſans quoi l’on m’annonçoit bénignement que l’on demanderoit ſéparation. Je cours chez mon procureur ; je conſulte ; nous plaidons pendant trois mois ; on me tympaniſe ; enfin je ſuis contraint d’abandonner dix mille livres de rente de mes vingt conſtituées, & l’on me déclare pere d’un individu (quelque ſapajou ſans doute) dont ma bougreſſe étoit groſſe, encore n’étoit-ce pas le premier.

Furieux, déſeſpéré, je pars pour le pays étranger, & j’abandonne à jamais cette terre maudite, où je pourrois rencontrer tant d’objets odieux.

Sort foutu ! ſort plein de rigueur ! Qui, moi, j’éprouverois tes caprices, tes biſarreries ! Voilà donc le fruit de mes belles réſolutions ! Tous mes projets aboutiroient à la parure de Moyſe ! Fuyez, foutez-le-camp, rêves atrabilaires, ſonges creux de mon imagination bilieuſe !… Non, non, meſdames, vous ne tiendrez point mon chef dans vos cuiſſes maudites : jamais un con marital ne m’enverra de vapeurs corniferes. Au foutre la Converſion ; mais dans mon humeur de vengeance, je foutrai la nature entiere ; j’immolerai à mon Priape juſqu’à des pucelages ; (ſi tant eſt qu’il en exiſte encore ;) par moi, légions de cocus, peupleront les palais, les champs & les cités ; j’uſurperai juſqu’aux droits de notre bonne mere ſainte égliſe ; point de fouteuſe de prélat, point de monture de curé que je n’enfile ſur tous les ſens, (pour leur conſerver l’habitude,) juſqu’à ce que, rendant dans les bras paternels de monſieur Satan mon ame célibataire, j’aille foutre chez les morts.


FIN