Le Liban et Davoud-Pacha
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 5-49).
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LE LIBAN
ET
DAVOUD-PACHA

LA PACIFICATION ET L'ORGANISATION DU LIBAN.
YOUSSEF CARAM ET LA REACTION TURQUE

Nous avons raconté dans une première étude[1] comment Davoud-Pacha avait réussi à tourner ou à briser les impossibilités diverses que lui créait, dès son arrivée au Liban, le règlement de 1861. Il nous restait à dire l’intelligent parti qu’il avait su tirer de ce premier succès pour la transformation complète des districts mixtes de la montagne[2], quand un doute est venu nous forcer de suspendre, sinon l’appréciation de ce passé, qui ne laisse de prise qu’à l’éloge, du moins les conclusions qui s’en dégagent. L’épreuve si heureusement commencée allait-elle justifier ou condamner la récente doctrine appliquée au Liban, cette doctrine du non-indigénat qui nie le droit traditionnel du pays à n’être gouverné que par un Libanais ou des Libanais[3] ? Dès la seconde moitié de 1865, la question se posait assez nettement déjà pour ne pouvoir être éludée : aujourd’hui elle est résolue. Après avoir un moment réalisé dans le Liban l’idéal du système anti-turc, Davoud-Pacha lui-même n’a pu tenir bon jusqu’à la fin contre la redoutable pression à laquelle se trouve fatalement soumis un simple gouverneur nommé par la Porte, dépendant pécuniairement et militairement de la Porte, n’attendant récompense pour ses services que de la Porte. Les plus exceptionnelles garanties de caractère et de situation ne sauraient décidément suppléer sur ces points essentiels à la force de résistance que les pires chefs indigènes puisaient au contact du sol natal. On peut dire de ces chefs, quant au principe national, ce qu’on a dit des mauvais papes quant à la vérité catholique : aucun d’eux n’a altéré le dogme. On dira au contraire, nous le craignons bien, et si l’on n’y avise à temps, on dira du plus intelligent, du plus désintéressé, du moins turc des fonctionnaires chrétiens dont la Porte pût se servir pour faire passer l’escamotage de l’indigénat, que les gages très sérieux donnés par ce fonctionnaire aux aspirations libanaises ont servi de passeport à l’escamotage de l’autonomie.

Précisons. Ce qu’il faut bien appeler l’intrigue turque a fait depuis les derniers mois de 1865 dans la montagne des progrès où il est impossible de méconnaître le concours au moins passif, parfois même l’initiative de Davoud-Pacha. Un simple rapprochement dira tout le chemin parcouru. En 1862, Davoud-Pacha débarrassait le Liban mixte des troupes ottomanes qu’il y avait trouvées, et qu’il avait mille prétextes spécieux, mille raisons légales d’y maintenir. En 1866, il appelait ces troupes dans la partie du Liban maronite où, même aux plus sinistres époques, elles n’avaient jamais pénétré, et il déployait dans sa mise en scène d’invasion un tel étalage de grands moyens, un tel parti-pris de profiter de l’occasion, qu’il obtenait de Constantinople, avec l’envoi d’une véritable armée, ce singulier brevet de zèle turc : l’envoi d’instructions conciliantes ! — Sur le théâtre même de cette tragique comédie, le contraste est plus significatif encore. En 1862, Davoud-Pacha achevait de se populariser en reculant systématiquement devant l’émeute de Gazir plutôt que d’employer contre elle la seule force dont il disposait alors, les bataillons turcs que l’autorité de Beyrout mettait avec un empressement bien naturel à sa disposition. Pour expliquer sa répugnance, il avait même, longtemps après, un mot à effet qu’il plaçait à la moindre occasion, et qui perd à ne pouvoir être rendu ici dans son énergie familière : « avec… vos Turcs, vous nous guéririez de la maladie ; mais qui nous guérirait ensuite de la maladie du remède ? » — En 1866, on peut tout au moins l’accuser d’avoir exagéré la maladie pour se ménager une large application du remède au profit de certain plan qui se résume en deux mots dont tous les initiés ne faisaient pas mystère : occupation et désarmement. Ce plan ressortira avec la dernière évidence des préliminaires de l’affaire de Gazir et surtout des gratuites provocations qui, la lutte véritablement terminée, sont venues la raviver avec un degré d’intensité qui a failli dépasser le but ; mais commençons par régler nos comptes avec le passé. Ce ne sera pas d’ailleurs s’éloigner de la question présente, car la responsabilité de Davoud-Pacha dans les derniers événemens découle ou s’aggrave des services mêmes qu’il a rendus. Le bien accompli dans ce sanglant chaos des districts mixtes par la simple répudiation de l’influence turque enlevait d’avance toute excuse aux craintes visiblement affectées d’abord, si habilement motivées ensuite, qui ont livré naguère corps et biens à cette influence la partie la plus homogène et la moins troublée de la montagne. C’est assez dire que nous éprouvons plus de regret que d’embarras à porter coup sur coup du gouverneur-général deux jugemens diamétralement opposés. Quelque pénibles déceptions qui en résultent, les contradictions de l’homme ne sont qu’une affirmation redoublée du principe. Pour tout compromettre et compliquer dans le Liban septentrional et malgré la différence radicale. des situations, Davoud-Pacha n’aura eu en effet qu’à prendre le contre-pied du système qui avait tout réparé dans le Liban, méridional.

On sait par quelle courageuse violation des clauses turques du règlement de 1861 et par quelle adroite affectation d’éloigner de sa personne les soldats turcs Davoud-Pacha était parvenu, dès son début dans le pays mixte, à transformer en neutralité réciproque, en bienveillante et curieuse attente, le menaçant qui-vive des populations. Voyons comment il utilisa ce revirement pour la pacification et l’organisation définitives.


I

Vers le milieu de 1863, un voyageur passant près de la bourgade libanaise de Chouêfet, dont la population mi-partie druse et chrétienne était renommée pour la méticuleuse ponctualité avec laquelle elle tenait ses comptes-courans de vendetta, demandait à un habitant pourquoi, depuis six grands mois, ses compatriotes ne faisaient plus parler d’eux. — C’est qu’à présent, répondit l’homme de Chouêfet, Davoud-Pacha se charge de régler à lui tout seul nos affaires de famille. Si à la mode d’autrefois je tuais, par exemple, celui qui aurait tué mon frère, non-seulement je ferais une besogne que le gouvernement veut aujourd’hui m’épargner, mais encore, et en surplus de mon frère l’assassiné, il y aurait moi de pendu. En recouvrant une piastre, ma famille se trouverait donc en avoir perdu deux. — Ce procédé éminemment local de raisonnement, cette tendance innée de l’Arabe en général et du Syrien en particulier à chiffrer à propos de tout sa responsabilité, donnent la clé des succès si peu prévus qu’obtenait dès la première année Davoud-Pacha. Les préventions qui faisaient d’abord le vide autour de lui une fois dissipées, il lui avait suffi, pour déraciner la vendetta, pour réhabiliter la justice civile, pour populariser même l’impôt, de donner à comprendre à ses administrés que la légalité était dorénavant la meilleure garantie pour tous, et qu’agir en dehors ou à l’encontre de la loi, c’était jouer « deux piastres contre une. »

Quatre ou cinq exécutions en finirent avec la vendetta en venant successivement prouver, les unes qu’elle n’était plus tolérée, les autres qu’elle était inutile. Par une des fatalités de la situation, c’est un chrétien meurtrier d’un Druse qui ouvrit la marche. Quand on songe qu’à son premier signe de vie depuis les massacres la loi venait ainsi frapper le côté des victimes, il faut prendre son courage à deux mains pour dire que c’était là un exemple nécessaire, et pourtant il est trop certain que l’indulgence n’aurait fait qu’appeler de nouveaux assassinats sur l’élément qu’elle aurait voulu dédommager et protéger. L’instinct de conservation n’aurait-il pas en effet journellement désigné aux balles druses les vengeurs présumés de chaque mort de 1860 ? Deux exécutions, qui tombaient cette fois sur des Druses, vinrent d’ailleurs couper court presque aussitôt à toute fausse interprétation. Le hasard aidant, s’il n’était pas même un peu aidé, l’égalité absolue des communautés devant la loi était, dès l’année suivante, si bien établie que, dans une conversation sur la pendaison prochaine d’un condamné du rite grec, j’entendais un des interlocuteurs objecter qu’il y aurait sans doute ajournement, « attendu que c’était déjà le tour des Métoualis. »

Devant cet évident parti-pris du gouverneur d’arrêter net la balance des meurtres sans s’enquérir de quel côté elle penchait, les chrétiens se sentirent tout les premiers soulagés d’un grand poids. Un immense besoin de sécurité et de repos au lendemain de tant de sang versé, de dévastations, de terreurs, l’énormité même du compte ouvert par les Druses aux représailles, la certitude bien acquise que ces représailles ne feraient que les affaires de la Porte, tout prédisposait les familles atteintes par le massacre à ne pas repousser une liquidation fort inégale sans doute, mais qui laissait au point d’honneur local la double excuse de la force majeure et de l’intérêt bien entendu. Les chefs druses, plus satisfaits encore d’une solution qui transformait l’effrayant passif de leur caste en simple dette morale, ne négligeaient rien de leur côté pour encourager cette tendance raisonnée à l’oubli. Dans le mouvement si remarquable des mutations immobilières de l’arrondissement du Chouf pour l’exercice 1862-63, mouvement en grande partie occasionné, nous l’avons dit[4], par le règlement d’anciennes créances qui, sous le régime précédent, renonçaient même à se produire, on a pu voir que les trois quarts des cessionnaires étaient des Druses, et que les deux tiers des acheteurs étaient des chrétiens. Ces deux chiffres donnent tout à la fois la mesure du subit empressement de l’autorité druse à rendre justice aux chrétiens, et de la sécurité qu’en si peu de temps elle était parvenue à inspirer à ceux-ci. Elle poussait l’habileté ou l’équité jusqu’à prononcer invariablement en leur faveur dès que le litige était douteux.

Le moudir de l’arrondissement, l’émir druse Mélehem Raslan, à qui revient en bonne partie l’initiative de cet intelligent système de dédommagemens et d’avances, mettait une sollicitude non moins calculée à comprimer chez les siens toute réminiscence suspecte. La Porte, qui, en trouvant momentanément son compte à l’assoupissement des haines de 1860, n’entendait pas cependant le laisser dégénérer en léthargie, en fit elle-même l’expérience. Après avoir passé l’éponge sur le dossier de quatre mille six cents assassins druses, elle avait mis prudemment en réserve deux cent quarante de ces brigands, qui furent transportés, avec recommandation expresse de les bien accueillir, à Tripoli de Barbarie, où l’on comprend qu’ils n’avaient rien oublié, qu’ils avaient pu même beaucoup apprendre au contact du fanatisme africain. Dans le courant de 1863, le progrès inquiétant de la pacification remit en mémoire à la Porte que l’exil des brigands en question n’était que temporaire, et elle en lâcha coup sur coup, sans crier gare à Davoud-Pacha, deux détachemens sur les districts mixtes. Le premier y rentra en chantant ses chants de guerre, en évoquant bruyamment au passage devant les amis retrouvés les souvenirs communs de 1860, et dans la première effusion du retour, sous le choc de ces souvenirs qui trouvaient encore à remuer plus d’une mauvaise fibre, la bienvenue dégénéra en ovations passablement alarmantes pour la population chrétienne. L’émir Mélehem Raslan ne lui laissa pas même le temps de se plaindre : il fit arrêter non pas ces Épiménides du massacre, qui ne saisissaient pas l’anachronisme, mais ceux de leurs parens et amis qui, en se prêtant aux manifestations dont il s’agit ; avaient sciemment méconnu le nouveau diapason de la politique druse. Inutile d’ajouter que le second détachement fit une rentrée beaucoup plus modeste.

L’œuvre d’apaisement était dès cette époque si avancée, que des marchands de Deir-el-Qamar, n’osant pas encore, devant les causes d’irritation entretenues par l’ajournement systématique des indemnités, demander la levée de l’interdit qui tenait à distance l’acheteur druse, allaient eux-mêmes le trouver. Plusieurs s’établissaient de l’autre côté du ravin, dans la petite ville de Badine, chef-lieu actuel du Xhouf, c’est-à-dire en plein foyer ennemi. A Deir-el-Qamar même, l’escorte mixte de Davoud-Pacha pouvait bientôt traverser la ville sans que l’émeute féminine triât au passage, pour les dénoncer et les maudire, les Druses qu’elle découvrait dans les rangs. L’hiver suivant (1863-64), c’était encore mieux. Le siége du gouvernement ayant été momentanément transféré de Beit-ed-Din à Sebnay, au pied de la chaîne, Deir-el-Qamar, que faisait vivre le personnel chrétien des administrations centrales, accepta sans trop murmurer et comme une sorte de compensation le noyau de milice indigène qui s’organisait à Beit-ed-Din, c’est-à-dire une garnison où les Druses figuraient pour près d’un tiers. Deux choses du reste avaient singulièrement facilité cette capitulation des rancunes locales devant l’intérêt matériel : la présence à la tête de la milice d’un officier détaché de l’armée française, et la certitude que cette création d’une force indigène déplaisait souverainement aux Turcs. Le règlement tel quel des indemnités mobilières de Deir-el-Qamar, dont la Porte avait jugé prudent de déblayer le terrain à la veille de nouvelles conférences sur la question du Liban, vint encore émousser l’une des plus dangereuses épines qui pussent ensanglanter le contact des deux races, non pas que ce règlement ne fût hérissé d’iniquités, mais du moins les intérêts lésés n’avaient plus à s’en prendre qu’aux Turcs et à leurs compères chrétiens. Si peu qu’il revînt de ces indemnités à la masse de la population, c’était assez pour que les Druses n’eussent plus à craindre qu’aux souvenirs évoqués par leur présence s’ajoutassent les brutales excitations de la faim. Au moment où la diplomatie révisait les institutions de 1861, le revirement était assez marqué déjà pour que Davoud-Pacha, en regagnant sa résidence de Beit-ed-Din, pût laisser à Deir-el-Qamar les divers services de l’administration centrale. L’unique précaution qu’il eut à prendre fut de les installer dans un quartier où les Druses pouvaient arriver sans avoir à traverser la ville. Une démarcation fictive, que. les convenances individuelles commençaient même à franchir, impunément, suffisait à donner satisfaction aux trop légitimes fureurs que la vue seule d’un Druse faisait naguère éclater en cris de mort.

Le difficile et l’essentiel était d’avoir écarté cette terrible liquidation des meurtres de 1860, qui, accomplis au nom des inimitiés de race, n’assignaient pour limite au droit de talion que l’extermination de l’une des deux races. Quant à la vendetta ordinaire, elle avait d’autant plus aisément abdiqué devant l’action de la loi qu’elle ne se considérait elle-même que comme une des formes de la loi, comme une sorte de tacites complément de l’ancienne organisation féodale, qui, en partageant chaque bourgade entre deux, trois, quatre patronages distincts, parfois même ennemis, aurait, dans la plupart des cas, rendu impossible toute répression judiciaire du meurtre. Le patronage arabe n’admet pas de restriction ; il lie par une solidarité absolue le patron et le protégé. Quand le meurtrier et le mort appartenaient à des milieux différens, le cheik ou l’émir dans le ressort duquel le crime s’était accompli n’aurait donc pu sévir sans s’attirer soit l’accusation d’abandonner les siens, soit une guerre de voisinage, selon que le coupable relevait, de lui ou d’une influence rivale. La coutume qui déférait le talion au plus proche parent, c’est-à-dire au procureur naturel du mort, venait fort à propos soustraire la juridiction féodale à cette alternative, et ce même bon sens libanais, qui avait su transformer en garantie d’ordre public une pratique justement considérée ailleurs comme le dernier terme du désordre ne la laissait jamais dégénérer en lutte héréditaire. Sauf de très rares exceptions devant lesquelles les influences locales sortaient de leur neutralité pour intervenir comme médiatrices, le premier acte de vendetta éteignait le procès aussi définitivement que l’aurait jadis éteint chez nous le duel judiciaire. Le grand inconvénient de ce mode de liquidation, c’est que, par une autre analogie avec le duel judiciaire, il n’avait pas moins de périls pour le créancier que pour le débiteur de la dette de sang. En dehors même du très judicieux calcul de l’homme de Chouêfet, c’est donc encore avec une véritable reconnaissance que les familles se voyaient enlever cet onéreux droit du talion.

Un autre mauvais côté de cette neutralité de l’autorité et de l’opinion entre les deux acteurs d’un drame de vendetta, c’était de fournir à l’occasion un masque légal au brigandage. Pour le meurtrier qui ne voulait pas ou n’obtenait pas de composition pécuniaire et qui se sentait quelque prédisposition au métier de bandit, « devoir une mort » équivalait au droit de battre indéfiniment la campagne et d’abriter ses méfaits nouveaux derrière l’espèce d’inviolabilité que lui conférait vis-à-vis des tiers sa primitive dette de sang. Ce n’est qu’au prix de terribles exemples que l’émir Béchir lui-même avait pu mettre un terme à ces confusions dangereuses. Aujourd’hui, et malgré le développement inouï que la Porte leur avait donné sous l’administration des caïmacams, pour arriver à faire croire que ce semblant d’autonomie était encore trop et que le Liban n’était gouvernable que par l’état de siège, elles cessaient devant le veto spontané de l’esprit public. Une fois bien persuadé que l’action judiciaire venait le décharger de la vendetta, le pays entendait avoir le bénéfice entier de cette exonération. Les bandits plus ou moins déguisés auxquels le préjugé local eût jusque-là tenu à déshonneur de marchander le droit d’asile n’avaient plus que le choix ou d’aller d’eux-mêmes se constituer prisonniers quand la date et la nature de leur dossier ne rendaient pas ce parti trop compromettant, ou de traîner une existence affamée dans les cavernes, qui ne les protégeaient même pas toujours contre le zèle de légalité dont venaient d’être prises les populations. Un brigand de profession, que la police recherchait en vain depuis quelques mois, fut un jour amené à Davoud-Pacha par une députation des habitans de Beskinta qui avaient organisé pour leur compte une battue. Beskinta est un pauvre village perdu vers l’extrémité de la zone habitable du San.nine, loin du pays mixte, loin du centre d’action de Davoud-Pacha, et de plus vers cette partie du Haut-Liban qui, depuis la jacquerie de 1857, méconnaissait et défiait toute autorité du dehors. C’est en un mot de l’élément réputé le plus réfractaire que sortait cette croisade spontanée d’ordre public dont il faudrait aller chercher le pendant européen dans les raffinemens de la loyalty britannique. En présentant leur brigand, ces substituts si imprévus de la gendarmerie expliquèrent en termes fort honnêtes à Davoud-Pacha que, du moment où l’autorité était juste pour tous, c’était l’intérêt de tous de lui prêter la main. — On fait ce qu’on peut, et, trop pauvre pour saluer comme d’autres villages l’avènement de la loi en apportant un terme anticipé de l’impôt, Beskinta apportait un homme à pendre.

Il n’avait pas suffi, bien entendu, de la suppression de la vendetta pour amener l’esprit public à ce point. L’œuvre d’organisation y avait encore plus directement contribué que l’œuvre de pacification ; mais cette aptitude des paysans libanais à s’élever ainsi d’emblée au sentiment complet de la vie légale est d’autant plus significative qu’aussi loin que remontaient leurs souvenirs, rien ne les avait préparés à semblable initiation. L’acharnement désespéré que la Porte, secondée par la complicité la plus inattendue, vient de mettre à raviver le mensonge dont elle cherche à couvrir depuis vingt-cinq ans la spoliation des libertés libanaises donne plus d’à-propos que jamais à un aperçu rétrospectif qui ne nous fait pas d’ailleurs sortir de notre sujet. Il faut se rendre bien compte de toute la gravité du mal pour comprendre et l’efficacité du remède employé et la robuste constitution du malade.


II

Même sous l’émir Béchir, à qui l’on doit tenir compte et de la barbarie de son éducation première et de l’état de fiévreux qui-vive auquel le condamnaient les pachas voisins, continuellement occupés à lui susciter quelque compétiteur pour faire tour à tour argent de leur alliance ou de leur neutralité, l’ordre ne s’était guère révélé aux masses que comme une application violente et continue de l’arbitraire. Au moindre symptôme d’indiscipline, l’impôt prenait la forme de razzia, la justice celle de guet-apens. Une répression également cruelle, également inexorable pour les crimes et les moindres délits, déshabituait la conscience publique de tout discernement légal. Les procédés sommaires par lesquels le vieil émir supprimait au besoin, corps et biens, toute influence réfractaire à l’œuvre de fusion et d’indépendance nationale ne venaient même que trop souvent confondre aux yeux des Libanais l’idée de châtiment avec celles de vengeance et d’extorsion. Si la sécurité était parfaite sur les chemins, si la plus stricte équité régissait les rapports des particuliers, l’une et l’autre cessaient vis-à-vis du gouvernement, presque également redouté des honnêtes gens et des coquins, entre lesquels s’établissait ainsi une démoralisante solidarité de défensive. Comme cependant l’arbitraire était ici non pas le principe, mais bien l’accident et l’expédient, il se détendait chaque jour par l’annulation successive des résistances qui l’avaient provoqué, et déjà ce violent travail d’organisation ne se manifestait plus que par ses bons résultats, quand la catastrophe de 1840 venait faire tomber presque sans transition le Liban du despotisme unitaire sous le despotisme de l’anarchie, car c’est à cela que se réduisait le régime des deux caïmacamies. Dépendant d’une part directement du pachalik de Beyrout, déshéritées d’autre part de toutes les attributions du pouvoir exécutif au profit d’une aristocratie d’autant plus portée à abuser de sa nouvelle position qu’elle y voyait le dédommagement d’un demi-siècle de contrainte, chacune des deux autorités centrales n’avait que l’alternative de devenir le prête-nom passif de ces deux influences désorganisatrices, ou de se créer des moyens d’action en dehors du cercle légal, c’est-à-dire de faire de la désorganisation pour son propre compte. Dans la circonscription druse, où la pression turque et la pression féodale se combinaient contre les chrétiens, le caïmacam ne fut que le gardien sourd et muet d’un vaste coupe-gorge. Durant les dix années qui précédèrent le massacre, plus de sept cents assassinats, presque tous en dehors des questions de vendetta et la plupart accompagnés de vol, purent être commis sur les chrétiens sans qu’il fût même question de poursuites. Dans la circonscription maronite, où, faute d’élémens pour la guerre de races, la Porte ne trouvait à susciter que la guerre de classes, elle poussait sous main le dernier caïmacam à empiéter sur les prérogatives bonnes ou mauvaises, mais enfin légalement consacrées, de l’aristocratie. Les cheiks de la famille Ghazen, forts des services qu’ils avaient rendus en 1840 à la cause anglo-turque, le prirent sur le ton de la menace avec le caïmacam : celui-ci, qui n’avait ni le choix ni le scrupule des moyens, lâcha contre ces cheiks leurs fellahs, et les fellahs, après les avoir dépossédés et expulsés, proclamèrent la propre déchéance du caïmacam pour s’organiser à leur façon sous la dictature du maréchal ferrant Tannous Chéïne, lequel, rendons-lui cette justice, commença par décréter le respect des propriétés. Il n’y avait à redire que sur le changement de propriétaires. En un mot, là où le gouvernement n’était pas brigandage, c’est le brigandage qui se constituait en toute liberté gouvernement. Voilà pour la politique proprement dite. Quant à l’administration judiciaire et fiscale, elle fonctionnait juste assez au milieu de ce chaos pour achever de pervertir le sens public des masses en les dégoûtant de tout contact avec la loi. Les fellahs restaient légalement désarmés devant le cheik, ses parens, amis ou agens. Intermédiaire indépendant entre les justiciables de sa circonscription et le tribunal institué auprès de chaque caïmacamie, le cheik pouvait, à son choix, intercepter toute plainte qui blessait son intérêt ou ses préférences, ou bien rendre illusoire, en le laissant inexécuté, le jugement qui la sanctionnait. Dans le pays maronite, cette latitude laissée à l’arbitraire de l’aristocratie vis-à-vis des fellahs avait pour correctif certain esprit de famille, certains intérêts qui rapprochaient les deux classes. Dans la caïmacamie druse, au contraire, où l’aristocratie et ses agens d’une part, la masse des administrés de l’autre, relevaient de deux races devenues ennemies, où le rôle d’arbitre échéait au pacha.de Beyrout, c’est-à-dire à l’influence qui avait précisément pour mission de surexciter par l’impunité les excès de l’une et le désespoir de l’autre, le mal était à la fois sans recours et sans bornes. Le seul parti qu’eussent à prendre les paysans lésés par le cheik ou sa clientèle, c’était de ne pas s’attirer un redoublement d’oppression par des impatiences inutiles, dont l’oppresseur avait mille moyens de se venger comme chef de la police locale, comme fermier ou sous-fermier de l’impôt, souvent même comme seigneur terrien.

Même dans les instances où le cheik était neutre entre les parties et laissait le champ libre à l’intervention des tribunaux de caïmacamie, le plaideur pauvre n’était guère plus avancé. Stylés au mépris de leurs devoirs par le sentiment du profond discrédit où était leur autorité, soustraits à tout contrôle, vu qu’il n’y avait pas ici de cour d’appel, enfin peu ou point rétribués, ce qui criait vengeance dans la conscience de l’Oriental, complètement étranger au point d’honneur des fonctions gratuites, ces tribunaux prononçaient en faveur de qui les achetait. L’innovation si recommandée de la pluralité des jugés et de la concentration du pouvoir judiciaire au chef-lieu n’était qu’un mauvais excitant de plus pour cette magistrature vénale, dont la responsabilité s’annulait en devenant impersonnelle, et qui, n’ayant qu’un contact fortuit avec la majorité des justiciables, les rançonnait au passage avec le sans-gêne du Bédouin prélevant son impôt sur l’étranger qui traverse le territoire de sa tribu. C’est au point que toute une industrie s’était fondée là-dessus : des spéculateurs prenaient à l’entreprise les réclamations les plus insoutenables pour vendre ensuite leur désistement à la partie adverse, qui s’estimait heureuse d’échapper à ce prix à l’alternative de payer beaucoup plus cher le gain de sa cause ou de courir les chances d’une condamnation. Cette industrie était encore facilitée par l’importation de l’étrange principe de jurisprudence musulmane qui met les dépens de l’instance à la charge des gagnans, obligés ainsi d’acheter le jugement même après avoir acheté les juges[5]. En somme, là où le faible et le pauvre n’étaient pas systématiquement sacrifiés au puissant et au riche, le bon droit constituait à lui seul une infériorité. Dans cette caverne judiciaire, où quiconque ne trichait pas était dupe, le faux témoignage et le faux en écriture publique ou privée étaient devenus des expédiens courans de procédure, — ce que du reste il ne faut pas juger avec toute la rigueur du point de vue européen. — Croyant de très bonne foi qu’il est toujours temps de désarmer Dieu par un backchich, c’est-à-dire au moyen de quelques messes, le faux témoin maronite ne prenait réellement au sérieux que le serment devant saint Elie, et malheureusement saint Élie n’avait pas ses entrées officielles au medjlis. Quant au faux témoin druse, il trouvait de surabondantes sûretés de conscience dans la morale ultra-utilitaire qui, de ce côté-là, constitue le credo des masses. L’imitation des signatures, que rend très facile la coutume arabe de signer au moyen d’un simple sceau, tirait encore moins à conséquence ; tel personnage, qui ne passait que pour prudent, collectionnait et faisait graver sur cuivre les cachets de ses amis et connaissances, afin d’opposer au besoin de faux certificats de libération aux faux titres de créance qui pouvaient être exhibés contre lui. S’il y avait ici deux faussaires, il n’y avait du moins qu’une dupe. Toujours est-il que le système de fraudes et de contre-fraudes engendré par l’impuissance ou la vénalité de la justice ne tendait à rien moins qu’à la cessation absolue des transactions. Au temps de l’émir Béchir, le taux de l’intérêt, qui dans les pays de régie turque s’élevait en moyenne à trente pour 100, ne dépassait pas dans le Liban quinze et dix-huit ; or moins de vingt ans après l’agriculture libanaise ne trouvait à emprunter, même sur gages immobiliers, qu’à raison de quarante-huit pour 100.

Le système fiscal était une autre source d’iniquités officielles, une autre école de démoralisation privée et politique. À première vue, le Liban pouvait passer pour l’Eldorado des contribuables. Le total de l’impôt ostensible était fixé une fois pour toutes au modeste chiffre de trois mille cinq cents bourses (moins de 380,000 francs pour une population qui n’est pas inférieure à trois cent mille âmes), et fourni par deux taxes très équitables : l’une foncière et calculée sur le revenu des terres, l’autre personnelle et répartie à l’amiable entre les habitans de chaque village proportionnellement à leurs moyens ; mais cet impôt, en apparence si modéré et si libéral, constituait a lui seul, indépendamment du pillage dont il devait fournir le prétexte, une exaction pure et simple. Il n’était la rémunération d’aucun service public, et manquait ainsi de la seule condition qui pût le légitimer aux yeux des contribuables. Une partie revenait à titre de tribut à la Porte, ce qui constituait une perte sèche, et le reste était intégralement retenu, à titre de liste civile, par les deux caïmacams, qui ne dirigeaient rien, ne surveillaient rien, ne protégeaient rien. En dehors de cette charge purement onéreuse de trois mille cinq cents bourses, il y avait donc un impôt très réel, très lourd et presque illimité dont on ne parlait pas : c’est celui que les cheiks et leurs agens, à titre d’indemnité de leurs fonctions fiscales et municipales, prélevaient sous forme de logemens, de rations, de cadeaux, de taxes arbitraires, de réquisitions de toute nature.

En outre l’impôt officiel de trois mille cinq cents bourses, qui, ayant à la fois pour base la propriété foncière et le revenu personnel, aurait dû principalement peser sur la classe riche, n’atteignait en réalité que la classe pauvre. Ceux des cheiks à qui, soit à titre personnel, soit à titre héréditaire, la perception en était dévolue commençaient par s’exempter complètement. Les notables qui formaient chaque comité local de répartition trouvaient, de leur côté, plus commode et plus sûr de les imiter que de protester ; puis cheiks et notables étendaient en tout ou en partie l’exemption non-seulement à leurs parens et amis, mais encore à ceux des contribuables influens qui auraient pu être tentés de remuer le gros de la population contre ces abus. Comme cependant il fallait que le montant de l’impôt fût complété à époques fixes, c’est sur le reste de la population qu’en retombait tout le poids. A peu près triplées par les éliminations dont il s’agit, les petites cotes étaient grevées d’au moins autant par l’usure : le fellah qui n’était pas en mesure de s’acquitter n’avait que la ressource de composer avec le cheik ou ses agens en s’engageant à leur livrer après la récolte tant de mesures d’orge, tant d’onces de cocons, estimées toujours à cinquante pour cent au-dessous de la valeur courante et soumises, qui pis est, lors de la livraison, à de fausses mesures ou à de faux poids. Ce n’est pas tout encore : dans la caïmacamie druse, cet impôt triplé, sextuplé, était exigé trois ou quatre fois pour une[6]. Ces monstruosités pouvaient se commettre d’autant plus librement qu’elles n’étaient pas même dénoncées. Les fellahs étaient bâillonnés par la crainte et les notables par l’intérêt. Quant aux ouékils ou soi-disant procureurs fondés donnés aux différentes communions chrétiennes auprès des seigneurs druses, il suffira de dire qu’ils étaient nommés et appointés par ceux-ci. Sur quoi d’ailleurs établir une base juridique de réclamations ? Il n’y avait ici ni statistique de la population, ni cadastre de la propriété, ni états généraux ou locaux de recettes qui permissent de vérifier jusqu’à quel point les cotes individuelles étaient exagérées, l’égalité violée, le contingent total dépassé. Pas même de registres à souche : la perception ne laissait d’autre trace que des myriades de quittances de formes, de teneur, d’écritures différentes, qu’il aurait fallu aller recueillir une à.une par les maisons, et où il n’aurait pas été facile de distinguer la part des arriérés de celle de l’impôt courant, de celle des anticipations ; puis on aurait eu à se débrouiller entre les artifices de la gravure et les prodiges de la chimie, entre les fausses quittances destinées à couvrir des exemptions frauduleuses et d’autres quittances trop authentiques, mais devenues comme par enchantement illisibles, afin de dissimuler les profits particuliers des collecteurs subalternes[7]. Cette inextricable enquête terminée, à qui enfin réclamer justice ? On a vu ce que pouvaient les deux tribunaux de caïmacamie et même les caïmacams. Il n’y avait donc ici en définitive de recours possible qu’auprès du délégué de la puissance suzeraine ; mais attendre du pacha de Beyrout qu’il mît les caïmacams en demeure et en position de refréner les excès de la féodalité, c’est-à-dire de tarir la source même de toute cette corruption mutuelle des individus par les institutions et des institutions par les individus, autant demander à l’empoisonneur le contre-poison.

S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que la Porte ait encore jugé insuffisant ce travail de désorganisation, qui marchait si bon train. Les amis mêmes du Liban croyaient si bien au naufrage de tout esprit public, à l’impossibilité de créer un ordre quelconque avec les élémens indigènes, que le pacha de Beyrout et ses inspirateurs ont véritablement commis une imprudence gratuite en tentant de brusquer le succès par la retentissante affaire des massacres. Il était déjà très à la mode de dire que l’administration directe des Turcs ne pourrait pas donner pire, qu’autant valait leur laisser purement et simplement confisquer ce reste peu regrettable d’autonomie, et qu’une fois officiellement responsables du mal, ils cesseraient du moins d’en être les instigateurs pour en devenir les modérateurs intéressés. Qu’a-t-il fallu cependant pour guérir cet esprit public réputé incurable, pour le transformer d’emblée en auxiliaire de cette légalité envers laquelle il avait droit de n’éprouver que haine ou dédain, ne l’ayant successivement connue qu’oppressive ou impuissante ? Que la légalité devînt une garantie, — qu’elle se révélât. On a vu avec quel empressement la vendetta abdiquait devant la première intervention de la justice criminelle. Pour réconcilier les masses avec la justice civile et le fisc, Davoud-Pacha n’eut encore qu’à ne pas interpréter à la turque les quelques principes de droit européen qui, au milieu de tant de clauses désorganisatrices, s’étaient glissés dans le règlement de 1864.

C’est de la constante substitution de la force au droit qu’était né le mal ; c’est par une application rigoureuse du principe de l’égalité devant la loi que Davoud-Pacha entreprit la guérison. Le règlement de 1861 laissait à cet égard le champ libre. En abolissant les prérogatives féodales tant anciennes que récentes, en déférant la fixation, la répartition et le contrôle de l’impôt à des conseils mixtes nommés par les chefs de communauté, la perception de cet impôt aux agens directs du gouverneur, le recrutement et l’emploi de la force armée au gouverneur lui-même, la conférence de Constantinople enlevait cette fois à l’aristocratie tout moyen d’oppression, d’intimidation et d’impunité. Le difficile était d’en persuader les masses, qui avaient vu si mal tourner les prétendues garanties dont les avait dotées vingt ans auparavant la coalition européenne. Pour vaincre la défiance populaire, Davoud-Pacha, — assisté d’interprètes arabes à qui, par un hasard qui ne lui nuisit pas, il était obligé de transmettre ses speeches en français, — se mit à chevaucher dans le pays, engageant quiconque avait des réclamations à élever contre grands et petits à venir en toute confiance au siège du gouvernement. Rassurés par le caractère anti-turc de ses premiers actes, quelques pauvres diables finirent par tenter l’aventure. Au bout de deux ou trois semaines, le gouverneur-général, bien loin d’aller à la chasse des justiciables, ne savait plus comment tenir tête aux innombrables paysans qui venaient lui conter leurs affaires. Les premiers qui s’étaient risqués à faire appel à sa justice avaient en effet publié avec un enthousiasme contagieux trois choses : qu’à l’audience de Davoud-Pacha l’émir, le cheik et même le plus riche marchand n’avaient le pas sur le fellah que lorsqu’ils étaient les premiers inscrits, — que les plus gros personnages pouvaient être condamnés sur la plainte justifiée du simple fellah, et qu’ils étaient contraints, même par corps, à s’exécuter, — qu’enfin, pour obtenir ce miracle, il n’en coûtait pas le moindre bakchich, et que Davoud-Pacha poussait sous ce rapport l’originalité, jusqu’à se fâcher contre le plaideur qui le remerciait. Impatienté par les prolixités de la reconnaissance arabe, apportant d’ailleurs du milieu turc d’où il sortait l’idée souverainement fausse que cette fine race syrienne (qui pousse au contraire jusqu’à la subtilité le sentiment de la mesure et du décorum) doit être tenue à distance par la brutalité, le gouverneur-général mettait véritablement certaine rudesse à se débarrasser des gens. Ces façons de procéder, qui pouvaient lui faire tort à la longue, avaient dans la circonstance un avantage : celui de couper court à toute interprétation mauvaise sur un système de réparations qui, par la nature même des choses, se trouvait favoriser exclusivement la classe inférieure, et n’avait de rigueurs que pour les classes élevées. Davoud-Pacha sut d’ailleurs profiter fort à propos de cette première réaction de popularité pour accuser nettement son parti-pris de justice envers et contre tous en rétablissant les Ghazen dans leurs propriétés, ce qui ne souleva pas la moindre protestation chez les paysans spoliateurs. Cette justice, qui, pour fonctionner, n’attendait même pas l’érection des tribunaux, n’était encore, à tout prendre, que du bel et bon arbitraire ; mais l’arbitraire s’exerçant au profit de l’équité ne pouvait faire scandale dans un pays si longtemps accoutumé à le subir sous sa forme la plus malfaisante et la plus inique. Devant ce réveil combiné d’action protectrice chez le gouvernement et de confiante défensive chez les masses, les gros bonnets que Davoud-Pacha invitait, sur toute plainte justifiée, à rendre le bien d’autrui jugeaient eux-mêmes plus prudent de s’exécuter de bonne grâce et sans bruit que d’entamer des luttes juridiques où ils n’auraient pas eu le dernier mot, et qui ne pouvaient en définitive servir qu’à rendre plus manifeste encore leur déchéance. Tous visaient au contraire plus ou moins à la dissimuler en obtenant du gouverneur-général, sous forme de fonctions administratives ou de grades militaires, une sorte d’équivalent des privilèges qu’ils avaient perdus, ou tout au moins un porte-respect contre les représailles légales des gens qu’ils avaient jusque-là pressurés. Davoud-Pacha ne trouvait ainsi, dans la seule classe qui pût le chicaner sur l’irrégularité forcée de ses premiers actes, que des courtisans intéressés.

Cette installation des tribunaux servit du reste bien plus à sanctionner qu’à désarmer le bienfaisant arbitraire de Davoud-Pacha. Une nouvelle violation du règlement de 1861, — appuyée cette fois sur des prétextes légaux, — vint d’abord le débarrasser indéfiniment du plus dangereux rouage de la nouvelle organisation judiciaire, celui des justices de paix. D’autre part, la défiance des justiciables annula presque entièrement l’action des tribunaux de première instance. Enfin le tribunal supérieur central se trouva tout doucement conduit, par le vice même de son organisation, à l’abdication de toute initiative.

Le règlement de 1861 instituait dans chaque canton un juge de paix pour chaque rite, soit, pour l’ensemble du pays, au moins cent trente juges de paix, lesquels échappaient tout à la fois, et par leur nombre et par l’exiguïté forcée de leurs traitemens, qui ne permettait de les choisir que sur place, à toute possibilité de triage. Or ce premier degré de juridiction, où le règlement fermait de fait la porte aux bons choix, était justement le seul où la question du personnel fût capitale. Le juge de paix devait en effet décider en dernier ressort, c’est-à-dire sans contrôle, jusqu’à concurrence de cinq cents piastres, ce qui, étant donnée l’organisation économique de la montagne, le rendait l’arbitre absolu des quatre cinquièmes des litiges, Il eût été difficile de s’y mieux prendre pour réorganiser, et sur une vaste échelle, l’effroyable désordre judiciaire des vingt dernières années ; mais Davoud-Pacha découvrit fort à propos que le manque de renseignemens statistiques nécessaires pour la formation définitive des groupes cantonaux et la subdivision de ces groupes en rites obligeait d’ajourner l’institution des justices de paix à l’achèvement du recensement général. — Encore une solution qui naissait des impossibilités pratiques de ce malencontreux règlement de 1861 !

Les tribunaux d’arrondissement, devenus ainsi de fait le premier degré de juridiction, offraient déjà, grâce à des conditions moins tyranniques de recrutement[8] et grâce surtout à la faculté d’appel, quelques garanties sérieuses ; mais ils différaient si peu des anciens tribunaux de caïmacamie que la plupart des justiciables ne traversaient cette juridiction qu’à titre de simple formalité. Par un abus sur lequel il fallut quelque temps fermer les yeux, bon nombre d’affaires civiles arrivaient même en première instance à Beit-ed-Din, où les attirait bien moins le surcroît de confiance que pouvait inspirer la composition du grand medjlis que la perspective de l’arbitrage de Davoud-Pacha. C’est à cet arbitrage qu’en effet venaient spontanément aboutir presque toutes les décisions de la soi-disant cour souveraine, et voici comment.

La solidarité de communauté est restée ici aussi absolue, aussi exigeante que la solidarité féodale et que la solidarité de tribu, qui les a précédées toutes deux. Le règlement de 1861, en mettant sur la même ligne que les Maronites et les Druses les quatre autres communautés, apportait même à l’esprit de caste deux excitans qui le rendaient exceptionnellement ombrageux : sentiment de défensive chez les deux élémens déchus de la préséance, impatience de s’affirmer chez les quatre nouveaux copartageans du pouvoir politique et judiciaire. Il s’ensuit que les deux membres que chacune des six communautés avait délégués au tribunal central se considéraient bien moins comme des jurés ou des juges que comme les avocats d’office de l’accusé ou partie civile appartenant à leur communauté et les adversaires nés de l’autre partie. Passe encore à la rigueur, si le mal s’était réduit à transformer deux ou quatre juges sur douze en adversaires obligés du bon droit et de la loi ; mais chacun des huit autres juges, ayant tour à tour à subir pour son propre compte les mêmes nécessités de position, était invinciblement porté à les ménager à charge ou à titre de revanche. Qu’à cela on joigne la perpétuelle préoccupation de l’Arabe de ne jamais se prononcer le premier, le manque absolu de système dans la procédure et de direction dans les débats, l’absence de voix prépondérante dans les cas nécessairement fréquens d’un partage égal entre les trois élémens chrétiens et les trois élémens non chrétiens, qui, sur certains points de droit, ont des notions opposées[9], et l’on s’expliquera certaines sentences mémorables revenant, par exemple, à dire que les prétentions de l’intimé Botros pouvaient être considérées comme fondées,… à moins toutefois qu’on ne jugeât encore mieux fondées celles de son adversaire Abdallah. — Cela signifiait tout simplement qu’Abdallah et Botros appartenaient à des communautés différentes. Dans les procès correctionnels ou criminels, où le fait domine les questions d’interprétation, il fallait une évidence palpable, écrasante, pour que les hardiesses de l’affirmation s’élevassent jusqu’à des formules comme celle-ci : « le tribunal est porté à croire, qu’il n’est pas improbable que les faits à la charge d’un tel puissent être considérés comme suffisamment établis. » Fureur de Davoud-Pacha, qui mandait en sa présence la cour entière, faisait séance tenante, recommencer la délibération, mettait un à un les juges au pied du mur, s’armait contre tous des concessions individuelles de chacun et en déduisait la sentence à rendre. Les juges s’en retournaient l’échine basse et avec l’apparente componction de gens à qui l’on vient de forcer la main, mais en souriant dans leur barbe d’une violence qui les dégageait de toute responsabilité les uns vis-à-vis des autres. Ce terrible esprit de communauté qui, abandonné aux impulsions du règlement, devait aboutir à la plus complète anarchie judiciaire se transformait ainsi en une tacite coalition de discipline et d’impartialité. Davoud-Pacha ne tarda pas d’ailleurs à donner une forme plus régulière à son immixtion en instituant auprès du grand medjlis un commissaire chargé de faire l’instruction préparatoire de chaque procès de façon à donner une base précise au débat, de discuter au besoin, séance tenante, l’opinion de chaque juge, d’intervenir dans les interrogatoires quand les questions étaient éludées ou mal posées, enfin d’informer le gouvernement de toute irrégularité contraire à l’intérêt soit de la loi, soit des accusés, prévenus ou parties.

Ce minutieux système de pression dont, la question politique une fois écartée, personne n’eût osé se plaindre tout haut, puisqu’il n’atteignait que l’inexpérience et les lenteurs inutiles ou intéressées des juges en respectant rigoureusement leur conscience et leurs attributions, ne s ! arrêtait qu’après le prononcé du jugement. Étendant jusqu’aux procès civils le principe adopté dans plusieurs pays d’Europe pour les procès criminels, le gouverneur avait ordonné que, la délibération une fois ouverte, le medjlis ne pourrait lever la séance qu’après avoir rendu sa décision. Il y eut bien cette fois quelques murmures ; mais, si chaque juge répugnait à se prononcer, chacun répugnait pour le moins autant à découcher. Les ménagemens mutuels qui faisaient traîner en longueur les délibérations les plus simples changeaient ainsi de direction et tournaient au profit de l’expédition des affaires.

Ce n’était pas tout que d’avoir intéressé les juges à la célérité ; il fallait, chose bien autrement difficile, y intéresser les parties citées, pour qui l’abolition des garnisaires et le droit nouveau d’opposition et d’appel multipliaient les expédiens dilatoires. Davoud-Pacha ne donna pas le temps à la chicane arabe de s’installer dans ces positions. A la pratique des citations orales, dont les porteurs auraient consenti, moyennant bakchich, à ne jamais rencontrer les destinataires, il commença par substituer le mode européen des citations écrites, avec date certaine, et dont la simple remise à domicile entraînait l’obligation de comparaître. Par une seconde innovation d’autant plus adroite que des moyens croissans de coercition s’y déguisaient en tolérance, la citation, au lieu d’être définitive comme en Europe, alla jusqu’à trois sommations, entraînant, en cas de non-comparution, la première une amende, la seconde une autre amende plus forte, la troisième un jugement par défaut suivi d’exécution. Enfin, et c’était l’essentiel, Davoud-Pacha fit passer en règle que dorénavant les dépens seraient à la charge des parties déboutées ou condamnées. D’un bout à l’autre de la procédure, la chicane et la mauvaise foi se heurtaient ainsi à quelque avertissement comminatoire ou à quelque pénalité.

C’est en lui prodiguant les délais, c’est-à-dire en paraissant composer avec elle, que Davoud-Pacha avait eu raison de l’inertie des parties citées en matière civile, et c’est par un procédé analogue qu’il assura l’exécution des jugemens. Il ne fallait pas de longtemps songer ici au mode, ailleurs si expéditif, de la saisie et de la vente forcée. On était trop près de l’époque où l’incendie des maisons, la mutilation des oliviers et des mûriers punissaient toute atteinte à la franc-maçonnerie de famille, de localité ou de caste, pour qu’un seul acquéreur eût osé se présenter. Comme du reste la formalité de l’enregistrement était jusque-là complètement inconnue au Liban, il n’eût tenu qu’à la partie condamnée de frustrer l’autre partie en simulant des hypothèques ou une vente antérieure[10]. La prise de corps n’offrait pas moins d’impossibilités pratiques et morales. Outre qu’elle répugnait aux mœurs et aux traditions du pays, fort ombrageux en matière de liberté individuelle, et pour qui les garnisaires avaient été jusque-là le plus violent moyen de contrainte civile, tel était le chaos procédurier légué par l’anarchie précédente que la moitié de la population se serait trouvée dans le cas d’être incarcérée pour le compte de l’autre moitié. Ce n’est pas dans un moment où la bienveillante docilité de l’opinion était à peu près son seul instrument de gouvernement que le pouvoir exécutif eût pu raisonnablement se risquer à la mettre à si rude épreuve. Davoud-Pacha, à qui le vague habituel des sentences laissait du reste une grande latitude d’interprétation, tournait la difficulté en affectant d’adoucir la loi, qu’il eût été fort embarrassé d’appliquer. Il reprenait en conciliation l’affaire déjà jugée, démontrait sans peine au créancier qu’il y avait plus d’avantages que de risques à laisser au débiteur la faculté et le temps de réaliser lui-même les moyens de se libérer, faisait confesser sans peine au débiteur reconnaissant qu’en retour des délais obtenus il restait engagé d’honneur vis-à-vis de lui — Davoud, — et renvoyait gagnans et perdans également satisfaits, ceux-ci d’avoir affaire à un pacha avec lequel on s’accommodait gratis, ceux-là de la garantie morale qu’impliquait sa médiation. Neuf fois sur dix, à l’échéance du premier terme de paiement, les débiteurs les plus mal disposés à s’acquitter trouvaient encore moins chanceux de venir solliciter de nouveaux délais auprès d’un pacha de si bonne composition que de lui rompre en visière. Davoud-Pacha prenait presque toujours sur lui d’accorder cette prorogation, mais en exigeant, sous prétexte de couvrir sa propre responsabilité vis-à-vis du créancier, que le débiteur restât cette fois, sur parole ou sous caution, en gage au siège du gouvernement. Sans avoir rien violenté, en semblant au contraire pousser la longanimité jusqu’au relâchement et au favoritisme, Davoud-Pacha arrivait ainsi de fait au moyen extrême de la contrainte. Le débiteur laissait rarement périmer le terme de rigueur passé lequel il était confidentiellement averti que ces arrêts déguisés en visites d’affaires, souvent même en hospitalité[11], se transformeraient en incarcération pure et simple, et comme il ne s’était pas vanté du vrai motif de son séjour à Beit-ed-Din, d’autres venaient en toute confiance se prendre à ce même piège de conciliation[12]. Avant que le piège fût trop éventé, il devint d’ailleurs presque inutile. C’est par les justiciables d’un certain rang, fort intéressés, je l’ai dit, à dissimuler la perte de leur influence et de leurs immunités, qu’était surtout redouté le scandale d’un emprisonnement ; c’est aussi sur eux qu’agissait le plus efficacement l’engagement de courtoisie que Davoud-Pacha avait affecté de substituer à leurs engagemens légaux. Or, en voyant tel cheik, tel émir, tel gros traitant, bien connus jusque-là pour braver impunément les réclamations les plus légitimes et les réquisitions les plus formelles, s’exécuter sur la simple invitation de Davoud-Pacba, le commun des justiciables en avait machinalement conclu que celui-ci disposait de quelque force inconnue avec laquelle il y aurait folie pour les petits à prétendre lutter. — Juste, et curieux retour des choses : cette même aristocratie féodale et pécuniaire dont la Porte s’était naguère si puissamment servie pour achever de pervertir le sens légal des masses se trouvait avoir maintenant pour rôle de les ramener dans le chemin de la légalité.

À ces moyens calculés ou fortuits de coercition morale s’en joignait un autre plus décisif. Si le débiteur faisait preuve de bonne volonté et de bonne foi à l’échéance des premiers termes, Davoud-Pacha amenait et au besoin même obligeait le créancier à des réductions où la stricte équité n’avait d’ailleurs point à souffrir ; elles portaient sur des clauses usuraires motivées à l’origine par l’inefficacité des garanties légales, c’est-à-dire par des risques dont il n’y avait plus dorénavant lieu de se prévaloir. Pour se ménager ce dernier coup d’éperon, le gouverneur-général avait presque toujours soin de ne régler d’abord que le principal présumé de la dette, en remettant à plus tard la discussion des intérêts. Une fois bien persuadés qu’il n’y avait plus à reculer devant la liquidation du passé, les débiteurs les plus réfractaires trouvaient profit à tenter par leur empressement la chance de liquider à 50 pour 100 de rabais.

En matière correctionnelle ou criminelle, il pouvait paraître chimérique de vouloir intéresser les inculpés à se mettre en règle avec la loi. Davoud-Pacha y parvint néanmoins dans une certaine mesure ; il aggrava les inconvéniens de l’insoumission, tout en diminuant les dangers de la comparution. Grâce d’abord aux précautions prises contre l’infidélité ou l’équivoque maladresse des agens de hasard chargés de l’exécution des mandats d’amener, qui tantôt ; feignaient de ne pas trouver le délinquant, tantôt se trompaient de personne de manière à lui donner le temps de se mettre en sûreté, il ne resta bientôt plus guère aux insoumis que la ressource de l’expatriation. En second lieu, et tandis qu’une fixité de principes jusque-là inconnue se révélait dans la jurisprudence pénale, de minutieux règlemens, à l’exécution desquels le gouverneur tenait personnellement la main, vinrent empêcher toute prolongation inutile ou illégale de l’emprisonnement, tant préventif que définitif. Ceux que frappait un mandat d’arrêt savaient donc maintenant presque à coup sûr ce qu’ils risquaient en l’éludant ou en s’y résignant. Si le délit poursuivi n’était pas d’une extrême gravité, ils optaient avec d’autant moins d’hésitation pour le dernier parti que, dans l’application de la peine, Davoud-Pacha tenait toujours et très largement compte de leur plus ou moins de docilité.

L’organisation de l’impôt ne présenta pas plus de difficultés et nécessita encore moins d’expédiens que celle de la justice. En dépit des raisons sérieuses et des prétextes de réduction fournis par les désastres de 1860, le medjlis administratif central avait accordé sans opposition, dès le début, 7,000 bourses, c’est-à-dire le double des anciennes taxes, le maximum éventuel autorisé par le règlement, et, selon la bizarre logique de toute cette situation, c’est aux rivalités mêmes des votans qu’une pareille unanimité était principalement due. Là bien plus encore qu’au sein du medjlis judiciaire central, où la question politique ne surgissait qu’incidemment, les six communautés, en se trouvant pour la première fois en présence, étaient bien moins préoccupées de se concerter que de s’observer et de ne pas se livrer. Devant la réaction de bienveillance et de confiance dont le gouverneur-général était déjà l’objet, chacune d’elles eût craint de se trouver seule à lui marchander ses moyens de gouvernement, et, comme conséquence, de s’attirer des représailles qui l’eussent amoindrie au profit des autres communautés, d’être exclue des positions officielles assez nombreuses dont disposait-le pouvoir exécutif[13]. La grande maxime arabe que dure oui ménage tout et n’engage rien, la réflexion non moins arabe dont furent certainement assaillis les membres du medjlis, qu’en rognant le budget ils rogneraient leurs propres traitemens, ne durent pas être non plus sans influence sur ce vote inespéré.

Les payans ne furent pas tout à fait d’aussi facile composition que les votans. Des protestations fort vives, et suivies plus d’une fois du refus de s’acquitter, s’élevèrent de divers points du pays contre le doublement de l’impôt ; mais, sauf dans le Kesraouan, Davoud-Pacha n’eut point trop de peine à faire comprendre aux contribuables que le double impôt, bien loin d’être une aggravation de charges, était cinq ou six fois moins onéreux que l’impôt simple. D’abord ce qu’on demandait au pays n’était maintenant dépensé que pour le pays, par le pays et dans le pays, en s’y répartissant jusqu’au dernier para entre les nombreux agens indigènes des divers services publics[14]. En second lieu, l’impôt était cette fois bien réellement unique : tous rétribués et ponctuellement rétribués sur le budget, les fonctionnaires, grands et petits, n’avaient plus le moindre prétexte d’imposer les mille taxes directes ou indirectes qu’ils s’attribuaient jadis à titre d’émolumens, et qui, par un brutal renversement de proportionnalité, frappaient surtout les contribuables pauvres, naturellement moins capables de se défendre que les riches. Davoud-Pacha ne perdait aucune occasion d’encourager populations, et individus à lui dénoncer tout nouveau fait de ce genre. Le gouverneur de Zahlé, qui avait essayé de maintenir à son profit je ne sais plus quelles exactions coutumières, fut révoqué sommairement, et les fonctionnaires de tout ordre se le tinrent pour dit. Enfin le contribuable avait dorénavant la certitude qu’on ne lui demandait que la quote-part d’impôt à laquelle il était réellement taxé, et qu’on ne la lui demanderait pas plusieurs fois. Détachés d’un registre à souche, où le chiffre afférent à chaque cote était inscrit en double par le medjlis central lui-même et dont chaque intéressé pouvait vérifier le talon, portant en outre le cachet de ce medjlis et celui du gouverneur-général, les nouveaux billets d’imposition fixaient authentiquement la situation du contribuable vis-à-vis du trésor. Voilà, et sans parler des économies bien autrement considérables qui résultaient de la sécurité garantie par le nouveau régime aux personnes, aux propriétés et aux transactions, voilà, dis-je, plus qu’il n’en fallait pour transformer ce doublement de l’impôt officiel en un immense dégrèvement.

Les anciens états de répartition, que, faute de mieux, il avait fallu laisser en vigueur jusqu’à l’achèvement du cadastre, favorisaient, il est vrai, les privilégiés de position et de naissance au détriment de la massé des petites cotes ; mais Davoud-Pacha était allé au-devant de l’objection, et en avait même tiré parti en publiant l’avis que les sommes payées provisoirement en trop seraient, lors de la répartition définitive, considérées comme à-comptes sur les versemens ultérieurs. Les nouvelles quittances étaient ainsi pour les paysans lésés, en même temps qu’un titre de libération, un titre de créance dont la plupart jugeaient prudent de se munir au plus tôt, pour ne pas être omis dans le futur état de compensation, tout en gardant la responsabilité entière de leurs arriérés. L’avis pouvait en effet également passer pour un encouragement à ceux qui payaient et une menace implicite à ceux qui ne payaient pas. Ce n’était pas une des moindres surprises réservées par la situation nouvelle que de montrer les opérations cadastrales, partout ailleurs si fécondes en défiances et en tiraillemens populaires, ayant ici pour conséquence un redoublement de bons rapports entre les masses et le fisc. Par une anomalie non moins curieuse et non moins logique, la facilité des contribuables se manifestait en raison directe des prétextes ou des motifs d’insolvabilité dont ils auraient pu se prévaloir. Pour ne parler que de la portion ralliée de l’ancienne caïmacamie chrétienne, tandis que le Meten, à peine effleuré par la catastrophe de 1860, se faisait plus ou moins prier pour payer l’impôt, c’est l’ancienne caïmacamie druse, ce sont les deux moudirats dévastés du Chouf et de Djezzin qui donnaient l’exemple du bon vouloir. La raison en est fort simple : les populations décimées et ruinées en 1860 étant justement celles qui avaient été le plus rudement pressurées dans la période antérieure, c’est principalement pour elles que l’impôt, même doublé, mais dégagé de son inique accompagnement d’autrefois, constituait un bénéfice net. C’est pour elles surtout que le cadastre réservait de larges restitutions, et qu’il y avait intérêt à se mettre en mesure d’en profiter. Sans avoir certes ces raisons d’empressement, les Druses ne restaient pas de leur côté en arrière, et mettaient même à s’exécuter un surcroît de ponctualité, un ensemble, qui trahissaient le mot d’ordre de caste. Les nombreuses familles en particulier que l’émigration druse de 1860 avait privées de leurs chefs ou de leurs soutiens n’épargnaient rien pour se faire bien noter, dans l’espoir d’obtenir de Davoud-Pacha qu’il autorisât ou tolérât leur retour. Par une bizarre symétrie de situations, c’est donc encore ici, comme du côté chrétien, quoique sous un jour moins intéressant, c’est dans la fraction la plus appauvrie des contribuables que se manifestait le plus de zèle à s’acquitter. Davoud-Pacha utilisa si bien cette docilité calculée des Druses, qu’outre l’impôt courant ils payèrent une notable partie de leurs arriérés et, qui plus est, de forts à-comptes sur les trois ou quatre millions de francs que, lors de la guerre de Crimée, par la fausse promesse de fournir un contingent, ils avaient littéralement escroqués à la Porte.


III

En somme, dans l’œuvre d’organisation comme dans l’œuvre de pacification, jamais gouvernement plus désarmé n’avait plus rapidement et à meilleur marché vaincu des obstacles de toute nature. Une part incontestable revient dans ce résultat à l’honnête habileté avec laquelle Davoud-Pacha dérouta dès les premiers jours les défiances qui l’avaient accueilli ; mais ce qui facilita surtout sa tâche, c’est que ces populations mixtes, desquelles tout au plus il avait droit d’attendre une inerte bienveillance, lui prêtèrent un concours actif et constamment raisonné. Pour qu’au sortir de cette école de haines meurtrières et d’anarchie où la Porte les tenait depuis vingt années une si féconde entente s’établît tacitement entre les deux élémens ennemis d’une part, entre ceux-ci et l’administration de l’autre, il faut bien que ce petit pays, si audacieusement représenté comme réfractaire à toute notion d’ordre, pousse au contraire l’aptitude politique jusqu’à une sorte de science instinctive du gouvernement. Le très grand, mais l’unique mérite de Davoud-Pacha, c’est d’avoir su tour à tour se faire l’excitateur et l’agent de cette précieuse et caractéristique prédisposition de l’esprit national.

Ici se présente une question que Davoud-Pacha aime fort à poser, — pour le plaisir bien permis de l’entendre résoudre négativement : un gouverneur indigène, tel que le demandait la France, aurait-il pu si bien tenir tête à la situation violente créée par le dernier régime ? Peut-être non ; mais ce qu’il y a de bien certain, c’est que cette situation était le produit visible, tangible de l’immixtion non indigène. La caïmacamie druse, où les antagonismes de race, inconnus jusqu’à la chute de l’émir Béchir, venaient d’aboutir aux horreurs qu’on sait, se trouvait depuis 1841 sous la tutelle active et immédiate des pachas de Beyrout. La guerre de classes qui, dans la même période, avait éclaté sur un point de la caïmacamie chrétienne n’était encore, on l’a vu, que le contre-coup de l’influence anglo-turque. Quels sont au contraire les districts qui traversèrent impunément cette néfaste période ? Ce sont ceux où l’homogénéité d’intérêts, de préjugés, de croyances, de défiances, ne laissait aucune prise à l’immixtion directe ou indirecte de la Porte, — ceux-là mêmes dont Davoud-Pacha avait eu tant de peine à faire fléchir l’exclusivisme national avant qu’il songeât à l’exploiter. — Si l’on voulait à tout prix que le bien accompli et le mal évité dans les deux premières années du nouveau régime n’aient pu l’être que par un gouverneur non indigène, il faudrait donc tout au moins reconnaître que le remède n’a pu agir ici qu’homœopathiquement.

Tout ce qu’on peut dire d’incontestable en faveur du non-indigénat, c’est qu’un gouverneur libanais, par cela même qu’il n’eût soulevé ni craintes ni préventions, n’aurait pas eu le bénéfice de la réaction dont Davoud-Pacha s’est si utilement et si habilement servi pour gagner, pacifier et organiser le pays mixte ; mais comment avait-il provoqué cette réaction ? En prenant systématiquement et sur toutes choses le contre-pied des traditions turques. Comment l’avait-il développée et fixée ? En s’identifiant à tous les intérêts, à toutes les susceptibilités, à toutes les répugnances indigènes[15]. Disons plus, il n’eût tenu qu’à lui d’englober dans cette réaction les Kesraouanais eux-mêmes, et s’il les a maintenus dans l’isolement, dans l’état de révolte passive où ils s’étaient dès le début volontairement retranchés, c’est sous l’influence des inspirations mauvaises qu’à ses meilleurs momens, bien avant qu’il se préoccupât de ménager des occasions à l’occupation turque, il puisait en quelque sorte malgré lui dans ses intérêts spéciaux d’étranger.

Le Kesraouan, c’est-à-dire le Liban exclusivement chrétien et maronite, n’avait pas les mêmes raisons que le sud d’apprécier les bienfaits de la nouvelle administration. Le règlement de 1861, qui, par contraste avec l’affreux régime des caïmacamies, était pour les trois élémens chrétiens de la circonscription druse un progrès relatif assez sérieux, constituait purement et simplement pour le puissant groupe maronite du nord une déchéance[16]. Le contraste bien autrement marqué par lequel le gouvernement réparateur de Davoud-Pacha se recommandait aux populations mixtes était en second lieu beaucoup moins sensible pour le Kesraouan, où, sauf quelques exceptions locales, l’anarchie du précédent régime n’avait été de fait qu’un retour au système naturel du pays, à une sorte de fédération moitié féodale, moitié municipale, ayant pour modérateur et pour lien commun la solidarité de race et la prépondérance traditionnelle du patriarcat. La bénignité relative du mal suffirait à expliquer la dédaigneuse indifférence de ces populations envers le médecin ; mais, à défaut de leur reconnaissance, Davoud-Pacha était peu à peu parvenu à exciter agréablement leur fibre nationale. Son habile reculade devant la première émeute de Gazir produisit sur les lieux mêmes un si bon effet, que, peu après, une députation venait le supplier de se rendre dans cette bourgade pour y recevoir l’amende honorable des habitans désabusés. La susceptibilité qu’il mettait à se raidir contre les airs de protection et les empiétemens de juridiction de l’autorité turque de Beyrout, les luttes analogues qu’il eut à soutenir dans les deux premières années contre les agens anglais ne lui nuisirent pas non plus. Ses regrets, à tout propos manifestés, que la France ne le soutînt pas plus ouvertement et qu’elle se fît notamment si fort prier pour l’envoi d’instructeurs militaires, l’arrivée finale de ces instructeurs, qui fut considérée, lui aidant, comme un certificat tardif, mais d’autant plus réfléchi, d’autant plus concluant de ses tendances libanaises, le plaisir visible avec lequel il joua quelque temps au soldat, enfin sa préoccupation amenée de veiller à ce que l’élément maronite, par une sorte de compensation des iniquités du règlement, reprît au moins ses droits de majorité dans la milice indigène, tout venait ajouter à la vraisemblance de son rôle de pacha anti-turc. Déguisement ou non, son costume arabe ne faisait pas un pli. La vigueur avec laquelle Davoud-Pacha repoussa les prétentions de la ferme ottomane, qui voulait (1863), au mépris des franchises locales, étendre à la montagne l’énorme taxe dont venait d’être grevée dans le reste de l’empire la culture du tabac, acheva de rompre la glace entre lui et les Kesraouanais, particulièrement intéressés dans la question, et bientôt après, sous l’impression des beaux sentimens français et libanais dont il avait fait étalage à l’occasion de la visite du prince Napoléon, l’adhésion expectante d’une bonne moitié du nord se traduisait en véritable explosion de popularité. Attiré de ce côté par de certaines odeurs d’encens auxquelles il n’est pas insensible, il y reçut une ovation sans précédais. Les chants improvisés pour la circonstance roulaient fréquemment sur ce thème : « le sultan français est notre sultan, et Davoud-Pacha est notre prince. « Eh bien ! à ce moment si décisif, comme dans les autres occasions favorables qu’il avait eues sous la main, Davoud-Pacha ne fit pas même une tentative pour régulariser l’administration du Kesraouan, et il déguisait même fort peu le vrai motif de son abstention. Au moment où la conférence de Constantinople allait se prononcer sur l’expérience du règlement, il était, selon lui, d’un bon effet que la seule partie du Liban où l’ordre ne régnât pas, où l’impôt ne se payât pas, où la justice ne fonctionnât pas, fût justement celle qui relevait officiellement de l’émir Medjid[17], personnification attitrée de l’indigénat, et moralement du patriarche maronite, c’est-à-dire de la plus puissante, de la moins contestée des influences indigènes. On peut donc dire de Davoud-Pacha que, si sa qualité d’étranger l’a indirectement servi dans l’organisation des districts mixtes, ses préoccupations d’étranger ont directement contribué à la désorganisation du Kesraouan.

Là ne devaient malheureusement pas se borner les sacrifices intéressés, presque forcés, de Davoud-Pacha à sa position de fonctionnaire étranger et amovible. Désormais assuré du patronage de la France, dont il s’était exclusivement préoccupé jusque-là de désarmer les derniers scrupules, le gouverneur se dit qu’il était temps de se mettre en règle avec la Porte. Il avait tout à la fois de ce côté beaucoup à se faire pardonner et beaucoup à se faire accorder. Dans quelle proportion chacun de ces mobiles a-t-il agi ? Quelle est la part de la sincérité, quelle est la part des arrière-pensées dans la transaction conclue ? Les nizams qui campaient l’autre jour sous les cèdres de Salomon ont jusqu’à nouvel ordre remporté ce secret dans leurs gibernes. Ce que nous savons, c’est que, dès le commencement de 1864, peu de mois après sa promenade triomphale dans le Kesraouan, Davoud-Pacba en était aux petits soins avec l’autorité turque en même temps que, sans motifs apparens, il affectait de prendre vis-à-vis des Kesraouanais une attitude de défiance et de menace. Les soldats turcs, dont on espérait n’entendre plus parler, se concentraient graduellement sur la frontière maronite, et un beau jour la franchissaient pour s’installer à Sarba, où ils ne remplirent que trop bien leur rôle d’agens provocateurs en marquant bientôt leur présence par l’assassinat d’une femme et de ses enfans. La milice indigène tombait en défaveur visible, avouée, quand justement les résultats obtenus par l’instructeur français mettaient si bien en évidence l’admirable aptitude des divers élémens libanais à se discipliner et à se fusionner dans un milieu franchement national, quand les demandes d’enrôlement, dont la rareté avait jusque-là servi de prétexte aux lenteurs de l’organisation, affluaient déjà de toutes parts. Peu après il n’était question de rien moins que de supprimer cette milice « comme impuissante et dangereuse, » ou, au pis aller, de la réduire à l’humble rôle de police municipale pour la remplacer par ces bachi-bozouks chrétiens que la désertion surtout jette sous les drapeaux du sultan, et qui, Arnautes, Cosaques ou Bulgares, inspirent aux populations chrétiennes plus de répulsion et de terreur que les troupes turques proprement dites. La visible déconvenue causée à Davoud-Pacha par le démenti fortuit que lui donnaient sur ces entrefaites les soldats libanais en faisant leurs premières preuves contre les émirs brigands de l’extrême nord[18], son empressement comique, s’il n’eût été injurieux, à envoyer un détachement turc recueillir le profit et l’honneur d’un succès qui n’avait coûté que du sang indigène, et qui venait si mal à propos démontrer que la condition mise par le règlement au départ des troupes ottomanes se trouvait décidément remplie, étaient la confirmation plutôt que l’explication de quelque subit et mystérieux parti-pris, quand enfin l’évasion autorisée de Caram vint donner le mot de l’énigme.

Youssef Caram, qu’on a surfait, mais que nous ne voudrions pas être accusé de déprécier, car s’il n’est pas le plus intelligent des patriotes libanais, il en est certainement le plus dévoué et le plus sincère, — Youssef Caram n’a jamais eu, il faut le dire, que deux idées dans son bagage politique : une haine inébranlable, à la fois instinctive et raisonnée, de l’occupation turque, et une haine beaucoup moins raisonnée des cheiks et émirs, dont, par une contradiction qui n’appartient pas exclusivement aux ultra-démocrates de Syrie, il revendique pour lui-même les privilèges et préséances. D’une part, Caram n’allait donc pas manquer de jeter le cri d’alarme devant la double et significative menace résultant de la faveur subite accordée aux détachemens turcs et de l’effacement systématique de la milice indigène, qui, surtout depuis la modification du règlement, restait l’unique symbole, l’unique garantie saisissable de la nationalité[19]. D’autre part, il n’était pas à craindre que ce cri d’alarme eût dans le pays un écho général : soulevée par l’ennemi juré de l’aristocratie locale, la question des franchises libanaises n’allait trouver qu’indifférence glaciale, au besoin même hostilité ouverte, dans cette aristocratie, qui est cependant au fond l’adversaire le plus intéressé des empiétemens de la Porte. En un mot, Caram, dont il semble écrit que ses meilleures intentions aboutiront à contre-sens, réalisait doublement ici l’idéal de la politique turque : il allait exciter et diviser. Il ménageait à la fois à l’invasion turque un prétexte et une diversion. La Porte. avait d’ailleurs pris ses précautions pour que ni Davoud-Pacha ni Caram ne pussent éluder le conflit. Si, comme on en a la preuve, l’évasion du chef maronite avait été sciemment favorisée par l’autorité de Smyrne, ce n’était pas moins une évasion ; l’irrégularité de sa position suffisait à le constituer en révolte ouverte.

On débuta de part et d’autre par la comédie orientale de rigueur, chacun voulant garder le bénéfice de la défensive et laisser à son adversaire la responsabilité de l’agression. Caram déclarait bien haut borner ses prétentions à n’être plus mis hors le droit commun, à vivre paisiblement sur ses terres sans rien entreprendre au-delà de ce que pourrait autoriser le cas de légitime défense. Seulement ce terrain de défense personnelle, d’où il prétendait ne pas vouloir sortir, avait un rayon singulièrement étendu. C’est le nord tout entier du Kesraouan qui montait la garde autour de Youssef-Beg, et aurait-il voulu modérer l’enthousiasme ombrageux des paysans, le chef maronite y eût d’autant moins réussi qu’en barrant le passage aux troupes de Davoud-Pacha, ils entendaient le barrer aussi à ses collecteurs, qui seraient venus à la suite réclamer quatre années d’impôt. Ce qui achevait d’assigner bon gré, mal gré, à la rentrée de Youssef-Beg un caractère insurrectionnel, c’est la véritable procession de visiteurs musulmans, métoualis et druses qui accouraient pour le féliciter d’avoir rompu son ban, et qui, ayant tous plus ou moins eu maille à partir avec les Caram dans les petites guerres féodales de jadis ou dans la grande scission nationale des derniers vingt ans, ne venaient visiblement saluer dans le cheik chrétien que le représentant bien connu des défiances indigènes. De son côté, Davoud-Pacha ouvrait avec affectation les bras à celui qu’il appelait son fils égaré, son collaborateur naturel dans l’œuvre d’organisation nationale. Il se rapprocha même à ce propos du patriarche maronite par une démarche spontanée qui tranchait singulièrement sur la raideur moitié jalouse, moitié dédaigneuse, avec laquelle, depuis trois ans, il repoussait toute proposition d’avances à ce prélat[20]. Le patriarche, dont l’hostilité, même silencieuse, aurait donné à l’opposition de Caram plus d’unité et d’ensemble qu’on ne le désirait pour le moment à Beit-ed-Din et à Constantinople, accepta de bonne grâce le rôle de médiateur ; mais, en même temps qu’il prenait ainsi ses mesures pour mettre d’avance Caram dans son tort, Davoud-Pacha s’arrangeait de manière à lui rendre impossible l’adhésion sollicitée. Le détachement turc qui avait apparu comme de passage à l’entrée du Kesraouan s’y installait à demeure. L’effectif de la milice restait à un chiffre dérisoire, qui, grâce au surcroît de subvention accordé par le nouveau règlement, n’avait plus pour excuse des difficultés pécuniaires. Ces deux faits trouvaient un commentaire significatif dans la décision prise par le gouvernement turc de construire pour son compte un blokhaus sur la route de Damas, bien que, d’après une stipulation formelle des deux règlemens, les troupes ottomanes ne fussent chargées de garder les routes de Damas et de Tripoli que provisoirement et en attendant l’organisation de la force indigène. Même lors de ses maladroits compromis de 1860, quand il donnait si en plein dans le jeu du commissaire ottoman ? Caram n’avait jamais transigé sur la question des troupes turques, et le souvenir de ses déceptions, le secret désir de racheter sa crédulité passée, le rendaient à cet égard doublement ombrageux. Le patriarche dut avouer son impuissance à le rallier, — sur quoi les amis de Davoud-Pacha de dire et les ennemis de Caram de répéter que celui-ci rompait avec le chef spirituel de sa « nation, » qu’il sacrifiait à de mesquines animosités personnelles un patronage auquel il avait dû jusque-là toute son importance. Caram ne représentait plus que Caram ; Caram était politiquement mort. — En un mot, Davoud-Pacha avait réussi du même coup à lui faire déclarer son hostilité et à le diminuer dans l’opinion des masses, à l’affaiblir tout en l’engageant.

Le seul sincère des trois était le patriarche, qui avait pris bien réellement au sérieux sa mission de médiateur ; il partageait au fond les défiances de Caram, mais justement parce qu’il ne se faisait pas d’illusions sur les nouvelles tendances de Davoud-Pacha, il aurait voulu lui enlever toute raison d’appeler sur le pays l’invasion turque. Le prélat n’obéissait pas uniquement en ceci à des scrupules de religion et d’humanité. C’est notre diplomatie qui, — sous l’impression des services rendus pendant près de trois ans par Davoud-Pacha à la politique d’unité et d’autonomie libanaises, — dans l’ignorance, d’ailleurs assez peu explicable, du revirement qui venait de s’opérer chez lui sur la question si vitale de la milice, — avait le plus chaleureusement insisté, dans la récente conférence de Constantinople, pour qu’il fût maintenu à son poste avec un mandat plus long, des ressources et des pouvoirs beaucoup plus étendus. Céder du jour au lendemain, et quand cette illusion n’avait pu se dissiper, aux provocations turques, c’était s’insurger contre l’œuvre officielle de la France ; c’était autoriser la cruelle mystification de soldats turcs venant défendre l’idée française ; c’était fournir aux élémens hostiles ou indifférens de la conférence de Constantinople l’occasion de dire qu’en se révoltant contre l’arbitrage des cinq puissances, la montagne s’enlevait pour l’avenir tout droit à l’invoquer ; c’était la mettre militairement et diplomatiquement à la discrétion des Turcs. L’adhésion de Caram au présent régime n’en aurait assurément pas fini avec cette nouvelle intrigue, qui n’était qu’une des mille formes du plan traditionnel des Turcs ; mais elle l’eût au moins désarmée de tout prétexte immédiat.

S’il n’obtint pas du jeune chef ce sacrifice de son individualité politique à l’intérêt national du moment, le patriarche amena cependant une transaction qui, sans rien terminer, ajournait tout. En échange d’une espèce de lettre de grâce par laquelle Davoud-Pacha le relevait d’exil, Youssef Caram prit l’engagement écrit de rester en repos. On ne continua pas moins de part et d’autre à se garder militairement ; mais hâtons-nous de constater que Caram ne guettait nullement l’occasion de se délier de sa promesse. Lors du triple assassinat compliqué de viol et de vol commis à Sarba par un sous-officier et des soldats du détachement turc, il se manifesta dans les populations du voisinage une émotion que le patriarche, — toujours préoccupé de son système d’assoupissement, — empêcha, bien qu’à grand’ peine, de dégénérer en prise d’armes. Le prétexte était tentant pour qui n’aurait cherché que des prétextes, et Caram ne bougea pas, ne parla même pas, sinon pour répondre aux impatiens et aux faux amis qu’il fallait s’en rapporter au patriarche. Il n’eût même tenu qu’à Davoud-Pacha de faire sortir une réconciliation sincère de cet incident. Très mortifié du début de son détachement turc, cette avant-garde de la future armée de l’ordre, le gouverneur-général s’était empressé de le retirer du Kesraouan. Il en résulta un tel apaisement que Youssef Caram surprenait déjà chez les siens certains regrets qu’il se tînt à l’écart. En dehors de son entourage intime, les regrets dégénéraient même en accusations de stérile entêtement. Cette réaction de l’opinion maronite, dont, nous le savons, il se rendait parfaitement compte, l’attitude de notre consulat-général, le désir du patriarche de regagner, sous le prête-nom de fonctionnaires qui lui fussent personnellement dévoués, une partie de l’influence officielle que le nouveau règlement lui enlevait comme chef de communauté, tout se combinait si bien pour forcer Caram dans ses dernières susceptibilités ou dans ses derniers scrupules, qu’il se laissait déjà, et avec une complaisance visible, désigner par ses amis comme le futur moudir de l’un des deux districts entre lesquels Davoud-Pacha venait de faire diviser le Kesraouan. A coup sûr, le chef maronite avait bien évidemment renoncé, — si tant est qu’il y eût jamais songé très sérieusement, — à toute revanche illégale d’ambition, ou même à la simple préoccupation de s’affirmer et de prendre position pour l’avenir en s’agitant et en agitant le pays. Nous n’en voulons pour preuve qu’un fait resté inaperçu, et sur lequel on ne saurait trop appeler l’attention, car il donne un démenti éclatant, pour le compte non-seulement de Caram, mais encore du Liban tout entier, au double mensonge dont l’intrigue turque vient de colorer son guet-apens d’invasion.

Vers le milieu de l’été de 1865, le gouverneur se rendit à Constantinople pour y réclamer d’abord contre l’amnistie accordée, à la prière d’Abd-el-Kader, aux contumaces druses du Hauran, — amnistie dont, par une susceptibilité et des préoccupations gouvernementales d’ailleurs fort légitimes, Davoud-Pacha entendait demeurer l’arbitre et le régulateur, — et pour y solliciter ensuite un nouveau surcroît de pouvoir et de ressources. En partant, il n’avait Relégué son autorité à personne ; les différens corps constitués restaient ainsi sans lien commun, c’est-à-dire sans moyens d’action ni d’entente. On pouvait aller jusqu’à leur dénier une existence légale, vu qu’ils n’avaient que peu ou point subi les modifications stipulées par le règlement de 1864. Ils cessaient même bientôt d’exister de fait, l’apparition du choléra à Deir-el-Qamar ayant dispersé les deux grands midjelès judiciaire et administratif. Comme pour ajouter à ces conditions d’anarchie, d’où Davoud-Pacha comptait évidemment faire sortir la preuve qu’il était indispensable à la tranquillité de la montagne, le gouverneur débutait à Constantinople en donnant sa démission, qu’il maintint durant quelques semaines. — Si jamais Caram eut beau jeu pour déguiser l’usurpation du gouvernail en acte de sauvetage, c’est bien certes à ce moment-là. Caram ne donna pourtant pas signe de vie. Se crut-il encore enchaîné par sa récente promesse ? Voulut-il se ménager un certificat de sagesse auprès de la conférence de Constantinople, que la démission de Davoud-Pacha appelait à reprendre la question libanaise ? Soupçonna-t-il simplement quelque piège derrière ces portes si larges ouvertes ? On a le choix des interprétations ; mais que ce fût scrupule ou circonspection, manque d’ambition ou manque d’initiative, l’abstention du chef maronite dans une circonstance aussi décisive prouvait bien que, livré à lui-même, il n’autorisait aucune des inquiétudes sur lesquelles on avait spéculé. La déception n’était pas moins complète du côté du pays. Les tentatives faites par quelques agens notoires de l’intrigue turque pour engager Druses contre chrétiens, ou Grecs contre Maronites, n’avaient servi qu’à produire deux ou trois rixes isolées et qu’à mieux mettre en évidence les aspirations communes des divers élémens vers la concorde : les notables, autrefois les premiers en pareille circonstance à relever le gant, étaient de part et d’autre spontanément intervenus comme pacificateurs. Ce pays que les Turcs prétendent asservir à leur meurtrière et démoralisante tutelle sous prétexte qu’eux seuls peuvent mettre le holà entre six communautés ennemies, ce pays s’est trouvé durant plusieurs mois absolument livré à lui-même, sans que l’absence de gouvernement s’y manifestât autrement que par la fermeture des administrations centrales. Hâtons-nous de dire qu’un pareil résultat était principalement du à l’homme qu’il a, selon toute apparence, le plus désappointé, à Davoud-Pacha, à ses efforts de deux ans pour pallier l’œuvre désorganisatrice de vingt ans et rendre à leur libre cours les bons instincts des populations libanaises. L’éclatant argument qui venait de s’élever contre ses tendances présentes sera l’incontestable honneur de son passé.

La comédie de la démission réussit d’autant mieux que la Porte y, était peut-être de moitié. Davoud-Pacha obtint une bonne partie de ce qu’il voulait. On lui accordait, outre un large supplément de subvention, l’administration directe du sud-ouest de la Beqâa[21], ce qui lui assurait tout à la fois un moyen permanent d’action sur les districts chrétiens de la montagne, qui envoient périodiquement dans cette vallée l’excédant de leur population agricole, et un moyen éventuel de pression sur les cantons druses, qui n’ont de communication que par le même territoire avec l’émigration du Hauran. Il allait tenir en outre ceux-ci par l’appât de l’amnistie, dont l’application était laissée à sa convenance, et il pouvait de plus belle se recommander auprès de ceux-là de la protection de l’ambassade de France, qui, dans son héroïque optimisme, — peut-être aussi, disons-le, pour poser coûte que coûte quelques précédens utiles à la montagne, — avait chaleureusement appuyé les demandes du gouverneur-général. On pouvait, on devait croire que, sous l’impression de sécurité résultant de ce surcroît pécuniaire, territorial et moral de garanties, ainsi que des preuves décisives de docilité et d’apaisement que venaient de donner en son absence le pays en général et l’opposition maronite en particulier, Davoud-Pacha allait ramener avec lui l’âge d’or de sa première administration. Il ramena tout bonnement des Cosaques, et des Cosaques détachés, bien entendu, de l’armée ottomane, La malencontreuse idée de 1864 était déjà presque oubliée ; elle n’avait même jamais été, au dire des habiles et des compères, qu’un adroit subterfuge de Davoud-Pacha pour intéresser les Turcs au renouvellement et à l’accroissement de ses pouvoirs : voilà cependant qu’elle prenait corps juste au moment où il ne restait plus trace de cette pression de circonstance, — et avec de notables aggravations, qui plus est. La plupart de ces susdits Cosaques étaient, vérification faite, Bulgares, c’est-à-dire beaucoup plus proches parens des terribles Arnautes. A l’époque où il s’essayait, quoique de très loin encore, à familiariser les esprits avec son projet d’un corps spécial de troupes ottomanes, Davoud-Pacha répétait à tout propos qu’il n’y a au fond rien de maniable et d’inoffensif comme ces troupes, et que la responsabilité des horreurs qu’on leur reproche ne pouvait peser équitablement que sur leurs chefs ; or son assemblage déjà si peu rassurant de Cosaques et de Bulgares était commandé par un colonel turc pur sang, qui avait même laissé, à l’époque de la mission de Fuad-Pacha, d’assez pénibles souvenirs dans les populations chrétiennes des districts mixtes. On avait fait espérer en dernier ressort que cette légion trois fois turque, et par le milieu d’où elle avait été détachée, et par le naturel bien connu de son principal élément, et par son colonel, aurait du moins l’avantage, vu son affectation exclusive à la montagne, de soustraire celle-ci à l’une des clauses les plus suspectes de sa constitution actuelle : Davoud-Pacha, disait-on, serait dorénavant dispensé de recourir, dans les cas prévus par la conférence de Constantinople, aux troupes du dehors, qui, relevant non de lui, mais bien du pacha qui les prêtait et de l’officier qui les commandait, pouvaient, à un moment donné, devenir l’instrument de quelque redoutable surprise. La déception était encore complète sur ce point. Les détachemens turcs semblaient moins près que jamais d’abandonner la garde des routes de Damas et de Tripoli. Il y avait de nouveau concentration visible et non justifiée des forces ottomanes aux abords du Liban, et dans le Liban même la préoccupation officielle du jour, c’était l’urgence de construire des chemins carrossables, qui n’auraient qu’à changer de nom pour devenir des routes stratégiques, et des casernes, beaucoup de casernes, qui seraient tout naturellement des postes fortifiés. C’est chez les Maronites un préjugé invétéré, dont ils sont plus à plaindre économiquement qu’à blâmer politiquement, que l’exécrable état de leurs voies de communication est la meilleure garantie de l’indépendance territoriale. Parmi les divers mobiles de la révolte de Gazir en 1862, c’est le seul, on s’en souvient, qui rallia un moment tout le monde. L’idée des casernes produisait un pire effet encore, car sur ce dernier point il n’y avait plus, comme sur l’autre, partage entre l’intérêt commercial ou agricole et le grand préjugé national. Les deux principales entrées du Kesraouan, Sarba et Gazir, à peine séparées par 3 ou 4 kilomètres, devaient avoir l’étrenne de ces casernes, et, sans compter que le choix des localités devenait fort significatif, ce luxe de constructions militaires n’était guère en rapport avec le modeste chiffre des contingens combinés de la légion cosaque et de la milice indigène, car, j’oubliais de le dire, il n’était plus question de supprimer celle-ci : le profit n’eût pas racheté le scandale. La Porte faisait d’autant plus volontiers cette concession aux convenances légales que la milice indigène cessait d’être un obstacle bien sérieux à ses plans, surveillée, cernée, contenue qu’elle serait par les nouveaux auxiliaires de Davoud-Pacha, auxquels il serait toujours facile de conserver, même à nombre inférieur, la supériorité résultant d’une organisation plus complète, d’une instruction militaire plus avancée, d’une plus grande fixité de cadres, et surtout de l’identification d’intérêts et de volonté entre eux et le chef du pouvoir exécutif. On poussa même plus loin la déférence pour les stipulations si formelles de la conférence de Constantinople : l’effectif indigène, qui d’éliminations en éliminations était un moment descendu au chiffre de cent cinquante hommes, fut porté à quatre cents, — à peu près le quart du contingent que le règlement fixait.

Au bout de quelques semaines, la situation était aussi tendue qu’une année auparavant et même beaucoup plus tendue, car l’opposition maronite n’avait plus de doutes, et la politique d’occupation plus de scrupules. Caram était rentré plus avant sous sa tente, et le nord du Kesraouan refusait plus que jamais l’impôt. Davoud-Pacha accusait hautement et non sans raison Caram d’encourager, de provoquer, par son affectation à s’isoler du gouvernement, ce refus d’impôt. Le chef maronite répondait froidement et avec non moins de raison : C’est justement parce que je ne suis rien dans le gouvernement que je n’ai pas d’ordre à donner aux contribuables. — Caram s’obstinait à rester sur la défensive, Davoud-Pacha jura intérieurement de l’en faire sortir et, qui plus est, de l’amener comme agresseur sur le terrain le plus défavorable pour lui.


IV

Le siège du gouvernement avait été transféré à Sarba, sur la baie de Djounié, à peu de distance de Gazir. Tout ce territoire peut être considéré comme le point de partage et la frontière commune des deux partis aristocratique et anti-aristocratique entre lesquels le pays maronite s’est de nos jours divisé. Dans la même bourgade, à commencer par Gazir, une moitié de la population est démocrate ou caramiste ; l’autre tient pour les cheiks et les émirs. Comme cette classification n’est, selon toute probabilité, que la forme moderne des petits antagonismes qui, dans ce pays de féodalité, divisaient, de temps immémorial et de père en fils, chaque localité en deux camps rivaux ou même ennemis, il est naturellement arrivé que chacun des partis actuels se trouve parqué dans un quartier distinct. La solidarité de passions s’y augmente de la solidarité de voisinage, et la moindre querelle individuelle entre les habitans. des deux quartiers prend aussitôt un caractère collectif.

Quelques jours avant cette translation et par un hasard dont on ne saurait contester l’à-propos, un anti-caramiste du village de Sarba avait gratuitement injurié le domestique d’une famille caramiste au moment où celui-ci se rendait, porteur d’un message, chez Youssef Caram, qui eut ainsi la première nouvelle de l’indirecte provocation adressée aux siens. Youssef Caram, — c’est là, soit dit en passant, tout le secret de la popularité presque fanatique, pour beaucoup de gens inexplicable, dont il jouit dans son milieu, — pousse plus loin que pas un ce sentiment de solidarité qui constitue le point d’honneur arabe ; il prit feu pour l’insulté et les maîtres de l’insulté. Il se trouva ainsi personnellement affiché dans l’affaire de vendetta née de cet incident, et qui par cela même passionna d’une façon exceptionnelle le groupe de localités dont il s’agit, divisées plus que jamais à cette occasion en caramistes et anti-caramistes. C’est le propre de ces sortes de démêlés que chacune des parties soit à tour de rôle dans son tort. L’autorité choisit pour intervenir juste le moment où les torts étaient du côté caramiste, ce qui mettait Davoud-Pacha de moitié dans la cause des anti-caramistes et par réciprocité ceux-ci de moitié encore dans la cause de Davoud-Pacha. Amenée dans ces circonstances-là par un coup de tête quelconque de Youssef Caram, et pourvu qu’on eût la précaution d’agir vivement, de ne pas laisser aux animosités locales le temps de se reconnaître, l’invasion turque pouvait espérer la miraculeuse chance de faire son entrée dans le Kesraouan sous pavillon maronite. Quant à la petite milice indigène, outre qu’elle ne s’était pas recrutée dans le parti de Youssef Caram, elle lui serait d’autant moins favorable qu’elle avait un compte d’amour-propre à régler avec les paysans du nord. Sur la foi de la savante longanimité du gouvernement de Beit-ed-Din, ceux-ci avaient laissé rarement échapper l’occasion de narguer et de défier les « zaptiès du pacha. » En dépit du manque de confiance qu’il avait affecté envers cette milice tant qu’il s’était agi de préparer les voies aux Cosaques ottomans, Davoud-Pacha faisait si bien fond sur elle, qu’il la renforça pour la circonstance de quelques centaines d’irréguliers ayant presque tous traversé ses cadres et s’y étant pénétrés de son esprit. Les miliciens, joints à la portion sûre de la population, devaient suffire amplement à tenir en respect les quartiers caramistes. Quant aux Cosaques et à leur colonel turc, dont la présence aurait pu jeter un peu de froid sur cette querelle de famille, ils avaient une autre destination. Il ne s’agissait plus que d’attirer Caram dans ce traquenard, et l’honorable, mais très inopportune susceptibilité à laquelle le chef maronite venait d’obéir en réveillant à son très grand détriment les dissidences locales suggéra au gouverneur-général l’expédient voulu.

Quand tout fut prêt à Sarba, à Djounié, à Gazir, et qu’avis eut été vraisemblablement donné à Beyrout, à Tripoli, à Damas, à Constantinople, de se tenir en mesure d’exploiter la crise avant qu’on pût en discerner le caractère factice[22], la police découvrit à Sarba une provision de poudre chez un notable caramiste qu’on mit pompeusement aux fers. On n’a jamais interdit, dans le Liban, d’avoir et même de fabriquer à discrétion de la poudre. Davoud-Pacha ne pouvait pas plus ignorer que le public, car personne ne s’en cache, que de semblables approvisionnemens existaient presque dans chaque village et surtout dans des localités beaucoup moins mal choisies pour devenir un arsenal d’insurrection que Sarba, siège actuel du gouvernement, occupé, par ses troupes, situé d’ailleurs sur le point du Kesraouan le plus voisin de Beyrout, — le plus accessible aux renforts turcs, que le gouvernement pouvait faire venir en deux heures de cette dernière place. C’était donc évidemment l’ami de Caram bien plus que le conspirateur qu’on avait voulu arrêter. Pour qu’il ne restât pas à cet égard d’incertitude, on arrêtait par la même occasion à Gazir, et toujours avec cet appareil insultant de mise aux fers, un certain Boghos, beau parleur caramiste d’assez mince consistance, mais qui avait dans l’occasion le mérite d’être le beau-frère même de Caram, c’est-à-dire d’être encore plus particulièrement désigné par le point d’honneur local à la protection du chef maronite. C’était prendre deux fois celui-ci par son faible.

Caram envoya demander la mise en liberté de ses deux cliens, qu’il soutenait avoir été arrêtés illégalement. Ses envoyés furent traités en ennemis, et c’est alors qu’il marcha sur Sarba et Gazir (premiers jours de janvier 1866). Dire qu’il venait en solliciteur, que son escorte de douze à quinze cents paysans armés n’était qu’un moyen de pression morale, serait d’autant plus abuser du droit d’atténuation que la jonction de l’émir outlaw des Métoualis avec le chef maronite ne pouvait pas laisser le moindre doute sur le caractère de ce mouvement[23]. La faute, la grande maladresse de Caram, c’est plutôt de n’avoir pas formulé au début sa pensée et fait nettement appel aux défiances nationales contre la politique d’occupation ; c’est d’avoir, par je ne sais quels scrupules arabes de finesse, mis gratuitement dans sa poche le drapeau qui pouvait rallier tout le monde pour rapetisser la question nationale au niveau de deux griefs qui n’excitaient que division ou indifférence : la mésaventure Boghos, dont le Liban ne tressaillait certes pas, et qui, en prêtant à rire aux anti-caramistes, aigrissait et séparait plus profondément les élémens locaux, — puis les plaintes relatives à l’impôt arriéré, que Caram avait laissées devenir le cri de guerre définitif de sa troupe, et où la moitié du pays, en règle avec le fisc, était au moins désintéressée.

Ajoutons que par son incorrigible réserve, son hésitation à prononcer le mot effarouchant, mais décisif, qui était au fond de la situation et surtout au fond de sa propre pensée, le chef maronite tombait juste dans l’inconvénient qu’il voulait éviter, dans la révolte pure et simple. En proclamant résolument qu’il venait s’opposer à l’installation permanente et définitive des troupes étrangères, dont le règlement n’autorise l’emploi qu’à titre purement accidentel, Caram aurait eu, à tout prendre, la ressource de dire qu’il ne s’insurgeait qu’en faveur de la légalité. En se laissant au contraire donner ou en prenant pour prétextes de sa levée de boucliers un impôt régulièrement établi, régulièrement perçu, et deux arrestations dont l’appréciation n’appartenait qu’aux tribunaux compétens, il se désarmait et se compromettait en droit comme il s’était diminué et isolé en fait.

Grâce à ces malencontreuses diversions, toutes les probabilités sur lesquelles le gouverneur-général avait pu spéculer se réalisèrent de point en point. L’expédition de Gazir aboutit à l’entière déroute des insurgés après plusieurs petits combats, d’ailleurs peu meurtriers, où ils avaient eu à essuyer successivement le feu des Cosaques, de la milice indigène et d’une moitié de la population, dont l’autre moitié ne put même pas tenter de brûler une amorce en faveur de Caram[24]. Davoud-Pacha, qui, tout en voulant bien, dans l’intérêt de sa faveur à Constantinople, faire le jeu des Turcs, comprend cependant qu’il a des apparences à sauver, une position morale à garder vis-à-vis de la France et-de l’Europe, dut ressentir assurément quelque embarras d’une victoire si complète, si facile, et qui justifiait si peu le dernier mot de la comédie, — ces demandes effarées de renforts turcs dont le télégraphe nous a fait la confidence. Davoud s’était même vu au moment de contremander la pièce par défaut de l’acteur principal. Le patriarche maronite et le consulat-général de France étaient intervenus de concert. Après différens pourparlers, durant lesquels Youssef Caram, arrivé déjà près de Sarba, suspendit sa marche, on lui posa comme préliminaires de toute transaction ces trois conditions : « renvoi de sa troupe, — visite à Davoud-Pacha avec une escorte de dix hommes seulement sous la garantie d’un sauf-conduit, — enfin promesse de suivre les conseils du consul-général. » Caram savait que son coup de tête était fort sévèrement jugé par celui-ci, et que s’engager sur la troisième condition, c’était capituler ; mais, après quelques hésitations, le chef maronite (et ceci prouve bien que même à ce dernier moment il cherchait moins une affaire qu’un prétexte avouable de l’éviter) accepta par écrit ces trois clauses. Il ne s’agissait plus que d’expédier le sauf-conduit quand, à la stupéfaction des intermédiaires, éclata subitement la fusillade. Le colonel turc des Cosaques venait de faire un mouvement d’attaque. Est-ce par ordre de Davoud-Pacha ? est-ce spontanément et par une simple inspiration de Turc ? est-ce par suite de quelque secret mot d’ordre apporté de Constantinople, où l’on aurait voulu prendre ainsi des précautions contre les scrupules, les défaillances possibles de Davoud-Pacha ? Même dans ces deux dernières hypothèses, il n’y aurait pas, à vrai dire, déplacement de responsabilité. Quiconque a eu l’occasion d’entendre jadis Davoud-Pacha sur ce chapitre des officiers turcs peut affirmer qu’en se servant d’eux le gouverneur savait très bien à quels guet-apens il s’exposait.

Une autre, peut-être deux autres préméditations mauvaises ressortent d’un second incident de l’action. A Gazir, un clairon druse de la milice indigène rend mal un ordre et sonne par erreur l’attaque. A l’appel erroné de ce clairon, soixante miliciens druses se démasquent et se précipitent sur les caramistes, pris au dépourvu. Pourquoi tous ces Druses et rien que des Druses ? Aux beaux jours de la politique de conciliation, Davoud-Pacha exhibait avec orgueil aux visiteurs français l’intelligent pêle-mêle de son rudiment de milice, où tout était disposé avec une science de combinaison qui frisait la puérilité pour que, dans les rangs, chaque Druse serrât le coude d’un Maronite et d’un Grec ; ainsi de suite. Davoud-Pacha était si heureux de son invention qu’il n’avait pas dédaigné de numéroter lui-même toutes les pièces de sa curieuse mosaïque libanaise. — Que signifiait donc à Gazir cette insolite concentration de Druses sur un point d’où ils devaient être seuls à se lancer, à la moindre erreur de sonnerie, sur les Maronites ? — Il y a dans toute cette question libanaise des symétries en quelque sorte mathématiques, fatales. La politique d’invasion y a pour corollaire naturel ou, ce qui revient au même, pour moyen nécessaire la politique de division : Maronites contre Maronites et Druses contre chrétiens[25]. Si Davoud-Pacha avait su rester sur sa victoire de Gazir, le rôle de Caram était fini, bien fini. La bruyante réputation faite par son parti au chef maronite se composait bien moins de souvenirs que d’espérances, d’espérances militaires et politiques dont d’incontestables qualités privées n’étaient point la garantie suffisante. Le peu qu’il avait entrepris jusque-là autorisait même à croire que sa déconvenue de Gazir n’était pas un simple accident, et que décidément il n’avait pas la main heureuse. Ses meilleurs amis, disons le mot, lui accordaient déjà pour spécialité de gâter tout ce qu’il touchait, soit par suite d’idées trop absolues, ce qui équivaut en politique à l’absence d’idées, soit encore et surtout par je ne sais quels manques d’à-propos dont la continuité semblait tenir du parti-pris ou du sortilège. Tantôt on l’avait vu tergiverser et argumenter à ces momens où il n’y a pas une minute, une seconde à perdre pour l’action, comme en 1860, quand, après avoir levé un corps de volontaires chrétiens qui devait et pouvait sauver Zahlé, il s’était arrêté, chemin faisant, à échanger des correspondances avec Beyrout sur la légalité de cette intervention, — à s’armer d’une consultation juridique pour enfoncer une porte derrière laquelle on criait à l’assassin ! — Tantôt au contraire il avait choisi, pour se mettre en avant, juste le moment précis où l’effacement et l’abstention étaient de rigoureux devoir ou de bonne tactique. C’est lui qui, se jetant en travers de la candidature de l’émir Medjid, où Druses et chrétiens se rencontraient comme sur un terrain neutre, vint fournir à la Porte et aux puissances complices ou trompées le prétexte de dire que la France poursuivait une chimère, qu’une candidature indigène, même chrétienne et maronite, divisait jusqu’aux Maronites. Pour avoir voulu constater ses droits partiels sur la maison, il n’arrivait qu’à la faire confisquer. Un peu plus tard, quand Davoud-Pacha, dans le zèle du début, démontrait si bien que, pour résoudre d’emblée le problème de la pacification, il suffisait de mettre à l’écart les idées turques et les soldats turcs, c’est encore Youssef Caram qui avait failli épargner à la politique ottomane cette implicite condamnation dont jamais elle ne se relèvera. Si la nouvelle administration n’avait point été, dès 1862, mise en demeure de recourir à l’occupation ottomane, il fallait en rendre grâces à Fuad-Pacha lui-même, qui, redoutant un succès trop prompt, embarqua sans autre forme de procès, on s’en souvient, le chef maronite. Enfin, le moment venu pour la Porte de démasquer ses batteries, d’utiliser au profit de ses inexorables desseins le passé de Davoud-Pacha et la sécurité qu’il inspirait au pays, elle s’était contentée de laisser s’évader Youssef Caram, abandonnant sans hésiter à son involontaire, mais inévitable compérage, le succès de cette Savante surprise. L’événement avait mis le sceau à l’implicite brevet de maladresse que le chef maronite avait ainsi reçu des propres mains des Turcs. Militairement, sa réputation n’avait pas résisté à la première épreuve ; politiquement, il n’avait réussi qu’à défigurer la cause nationale et à l’isoler de ses appuis naturels en. lui aliénant les uns, en paralysant les autres. Pour ses plus fanatiques suivans de la veille, il demeurait tout à coup avéré qu’il ne pouvait rien, qu’il ne représentait rien. Que Davoud-Pacha eût profité au premier moment de cette double déception des paysans caramistes, et la soumission immédiate du nord se serait probablement réduite à l’envoi de collecteurs et à l’installation de fonctionnaires. Or c’est ce que ne voulaient ni peut-être Davoud-Pacha ni bien certainement les Turcs. Quelques jours après l’affaire de Gazir, quand Youssef Caram, réfugié dans un couvent, quand les insurgés, rentrés sans bruit dans leurs villages, n’ambitionnaient que l’oubli, et sans que la moindre tentative eût été faite par l’administration pour utiliser cette double abdication de la révolte, un détachement de troupes ottomanes se portait inopinément sur Sogharta, le village d’hiver des Caram.

C’est le propre des soldats turcs d’être en pareille circonstance à la fois cause et effet, de motiver leur action par les animosités mêmes qu’ils provoquent, et, partout où on les juge utiles, de se rendre aussitôt nécessaires. Vingt-quatre heures après, des bandes de paysans exaspérés venaient crier vengeance auprès de Caram. Au lieu de se borner à l’occupation de Sogharta, et bien qu’il n’y eût trouvé ombre de résistance[26], le détachement turc avait pillé et incendié ce village. Les demandes de renforts qu’avait faites si gratuitement Davoud-Pacha allaient enfin se trouver justifiées : l’insurrection était cette fois réelle et sérieuse.

On sait le reste. Dans une entrevue avec le pacha d’origine belge qui commande à Tripoli, Caram offrait de se soumettre à ces seules conditions que les Turcs laisseraient en repos les Maronites, et que le sauf-conduit qu’il demandait pour se rendre auprès de Davoud-Pacha serait cette fois garanti par Constantinople. Pour toute réponse, Davoud-Pacha envoya quatre mille hommes lui porter l’ordre de se rendre à discrétion. Quand la colonne ennemie fut en vue, Caram, soit effroi de sa responsabilité, soit pour éprouver les siens, parla de se sacrifier à la paix. Les paysans faillirent lui faire dès les premiers mots un mauvais parti et l’entraînèrent pour le moins autant qu’il les entraîna[27]. Après trois assauts infructueux, les Turcs se trouvaient réduits à battre en retraite, et quelques heures après, au moyen d’un habile mouvement tournant, Caram allait compléter leur déroute jusque sous le canon de Tripoli (28 janvier 1866). Ce dut être un cruel quart d’heure pour la politique « d’occupation » et de « désarmement. » Les Turcs, qui, le matin encore, pouvaient se croire installés sans coup férir dans ces formidables positions du nord où ils n’avaient jamais réussi à pénétrer, n’y laissaient en définitive pour garnison qu’un millier de cadavres. Ces paysans maronites, dont l’armement plus que primitif portait si fort ombrage aux ambitions de la Porte, avaient maintenant, grâce à elle, des carabines rayées et (ce qu’ils n’avaient jamais osé rêver) des canons. Enfin Caram, dont cette politique s’était si obstinément servie pour compromettre et rapetisser la cause libanaise, Caram avait acquis du matin au soir une importance immense, devant laquelle toutes les dissidences indigènes s’inclinaient et s’effaçaient, car, pour Druses et chrétiens, même pour ceux que les maladresses politiques du chef maronite, des nécessités de position ou des raisons d’esprit de corps venaient de mettre par surprise du côté de l’invasion ottomane, il n’était plus in petto que le vainqueur des Turcs, le vengeur des humiliations, des griefs communs, et, — si peu qu’il osât ou voulût s’y prêter, — le drapeau de communes espérances. L’écrasement prévu de cette première insurrection, pour laquelle rien n’était préparé, ne détruit point l’effet moral de la victoire de Benachy, qui n’est pas du reste le dernier fait d’armes des Maronites. Le combat suivant était une nouvelle déroute pour les Turcs. L’insurrection ne devait finalement céder que devant des forces décuples et après l’épuisement des munitions recueillies sur le champ de bataille de Benachy. C’est sur un pacha belge qu’elle avait remporté sa première et brillante victoire, et c’est à un pacha irlandais qu’elle doit sa défaite. Les Turcs, comme on voit, avaient eu soin de mettre des chrétiens partout.

Ici les hypothèses en sens contraire se déroulent à perte de vue. Bornons-nous à constater que Davoud-Pacha a pu bientôt voir ce qu’il gagnait à prétendre cumuler, avec les conquêtes politiques de sa première administration, la faveur de la Porte et les séduisantes commodités qu’offre en perspective aux gouvernemens, grands ou petits, la faculté de ne compter avec personne, de substituer au besoin à la raison logique la raison du plus fort, à la persuasion les coups de sabre. La persuasion est œuvre longue et fatigante, mais qui a décidément du bon. En l’oubliant, le gouverneur-général s’était mis du jour au lendemain sur les bras, outre un adversaire désormais redoutable, beaucoup plus de Turcs qu’il n’en voulait. Pour qui connaît son horreur tout arménienne des solutions violentes, ses prétentions à ne pas déchoir dans l’opinion des Européens, sa susceptibilité plus vaniteuse encore que méfiante à l’endroit de toute immixtion, même protectrice, des généraux ottomans, ce n’est pas chose douteuse qu’en colorant de dangers supposés ses secrètes transactions, en demandant à grands cris des troupes, il se réservait d’en prendre et d’en laisser : d’en prendre juste assez pour s’acquitter vis-à-vis de la Porte, en émaillant de quelques baïonnettes turques la partie jusque-là inviolée de la montagne, mais assez peu en même temps pour n’avoir à compter chez lui qu’avec des officiers subalternes qu’il se croyait sûr de tenir constamment sous sa main. Personne, en vérité, n’était plus que lui de force à léguer à l’avenir le redoutable précédent d’un Liban calme, prospère et même libre sous ces baïonnettes apprivoisées. Le sac de Sogharta, la revanche de Benachy, les dévastations gratuites par lesquelles les Turcs se sont empressés de constater leur succès final[28], ont déjoué les trop confians calculs de Davoud-Pacha. Devant l’état de fièvre où ce triple souvenir laissait le patriotisme libanais, il était en effet bien évident que l’occupation turque ne serait dorénavant possible qu’avec une véritable armée, ce qui allait l’annihiler, lui fonctionnaire civil, lui chrétien, devant la brutale omnipotence des pachas. Et c’était encore l’hypothèse la plus favorable. Qu’au contraire la lutte recommençât, et le gouverneur devenait, au point où sont les choses, responsable d’une guerre d’extermination qui le ferait accuser, lui mouchir chrétien, d’avoir plus de sang chrétien sur les mains que ses plus maudits, ses plus sinistres devanciers turcs. Davoud-Pacha se voyait en un mot tomber de la plus forte position morale que pouvoir ait jamais rêvée, de cet idéal d’une administration qui, sans armée, presque sans budget et sans autorité légale, pouvait tout se permettre, même l’arbitraire, — dans cette alternative de ne rester possible qu’au détriment soit de sa dignité, soit de son honneur. S’est-il arrêté à temps sur cette pente funeste ? Il serait téméraire de l’affirmer ; mais on ne peut méconnaître qu’il a tout à coup montré à négocier le retrait des troupes turques autant d’ardeur qu’il en avait mis à les appeler. Les agens français ont pu le seconder dans cette négociation d’autant plus efficacement que la Porte ne peut les accuser de s’être montrés bien ombrageux envers l’intervention ottomane. Nous nous plaisons d’ailleurs à le constater : le patronage persistant de la France n’est pas accordé sans réserves. Dans les divers articles que le Moniteur a consacrés à Davoud-Pacha, la question capitale du moment, la question de la milice indigène, revient avec une insistance qui fait singulièrement ressembler l’apologie à un ultimatum. Il y a là un tardif, mais visible réveil de défiance auquel les vrais amis du gouverneur-général ne sont pas moins intéressés à applaudir que les amis de la montagne. C’est en effet une loi de sa complexe situation que le meilleur moyen de le soutenir est de le surveiller. Tant qu’il est resté sous le poids des préventions inhérentes à son origine officielle, tant qu’il s’est senti suspect de tendances turques, Davoud a fait merveille dans le sens libanais. Dès qu’il a vu au contraire succéder à la réserve une confiance absolue, dès qu’il a eu pour caution vis-à-vis des intérêts libanais en général, des intérêts chrétiens en particulier, l’appui déclaré du gouvernement français et du saint-siège[29], il s’est empressé de prendre ses aises du côté turc. À ce point de vue, l’importance que, pour avoir voulu trop réussir, il vient de donner à Caram ne peut manquer aussi de réagir utilement sur lui-même. Le besoin de réhabilitation va se mesurer chez lui sur l’autorité nouvelle de l’accusateur. Il ne faut donc pas désespérer de voir s’ouvrir pour le Liban une autre ère de sécurité, de légalité et de liberté, qui aurait cette fois pour point de départ l’organisation sérieuse de la force indigène. Une fois cependant désarmé de tout prétexte ou de toute nécessité légale d’appeler les troupes turques, Davoud-Pacha ne serait encore qu’à moitié délivré de la pression ottomane, qui s’exercerait toujours sur lui à chaque renouvellement de mandat. Quant à ces dangers périodiques, nous ne verrions que deux moyens d’y couper court : ou revenir purement. et simplement à l’indigénat, ou bien identifier les intérêts de Davoud-Pacha avec ceux de la montagne, le nommer gouverneur à vie, lui conférer en un mot une sorte d’indigénat artificiel.


G. D’ALAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1865.
  2. Ce qu’on nomme les districts mixtes comprend la moitié méridionale du Liban, c’est-à-dire la caïmacamie druse et la lisière sud de l’ancienne caïmacamie chrétienne. Les trois élémens chrétiens (maronite, grec-catholique et grec-schismatique) y coudoient l’élément druse, et c’est là que la politique d’où sont sortis les massacres de 1860 avait établi son centre d’opérations. La moitié nord du Liban est exclusivement maronite et avait ainsi échappé à la guerre de races.
  3. Rappelons que la doctrine contraire, celle de l’indigénat, a été soutenue jusqu’au dernier moment par la France. Si, dans la conférence de 1861, elle se rallia in extremis à l’expédient du non-indigénat, c’est-à-dire à la nomination pour trois ans d’un gouverneur-général étranger, si elle agréa même personnellement pour ce poste l’Arménien catholique Davoud-Pacha, ce n’est qu’a titre d’expérience. A l’expiration des trois ans, Davoud-Pacha avait si bien justifié la confiance un peu forcée de notre diplomatie que celle-ci a été la première à demander la continuation de cette expérience pour cinq ans encore ; mais la question de principe, le procès entre l’indigénat et le non-indigénat, reste toujours en suspens devant l’Europe, et surtout devant les Libanais, dont une partie n’a pas cessé d’être hostile à Davoud-Pacha, tandis que l’autre partie l’admettait simplement comme un provisoire très acceptable ;
  4. Voyez la Revue du 1er juillet 1865, p. 167.
  5. J’ai eu la curiosité de demander séparément à un jurisconsulte arabe et à un jurisconsulte turc la raison de ce fait. « Le perdant est déjà assez malheureux, répondit le premier. — Le gagnant est plus en mesure de payer, » me dit simplement le second. Ces réponses caractérisent assez bien la subtilité casuistique de l’Arabe et la grosse logique du Turc. En Turquie, la justice est affermée ni plus ni moins que la douane ; tout y est naturellement calculé au point de vue du produit.
  6. Rapport de la commission internationale sur la réorganisation du Liban. Beyrout, 31 mars 1861
  7. Je voulais un jour consulter quelques notes de voyage tracées dans la montagne avec la première encre venue ; je fus surpris de n’avoir plus sous les yeux que quelques taches indéchiffrables. « C’était de l’encre à reçu, » me dit simplement un Arabe.
  8. Les six tribunaux d’arrondissement, composés de trois à six membres, selon la plus ou moins grande, diversité des élémens locaux, ne requéraient ensemble qu’un personnel de trente membres.
  9. Le président n’avait que sa propre voix comme les autres juges. Il n’était lui-même qu’un des douze juges, investis à tour de rôle et pour trois mois de ces fonctions.
  10. Le règlement a rendu cette formalité obligatoire.
  11. Ceux de ses hôtes forcés que Davoud-Pacha n’hébergeait pas directement trouvaient asile chez quelque habitant ordinaire de l’immense palais de Beit-ed-Din. A chaque sortie du gouverneur, tous affectaient de se joindre à son cortège, et quiconque n’avait pas le mot leur portait envie d’être si bien en cour.
  12. Tels qui se seraient volontiers dispensés de paraître à Beit-ed-Din comme débiteurs étaient intéressés à s’y rendre comme créanciers, et souvent à propos du même capital, qu’ils avaient par exemple emprunté à 20 pour 100 pour en faire un second placement à 30 et à 40 pour 100.
  13. Pour les divers services de l’administration centrale, pour les gradés dans la gendarmerie, le droit de nomination dévolu au gouverneur n’était limité par aucune condition de rite.
  14. Ceci est rigoureusement vrai. Tout insuffisante qu’elle était, la subvention payée par le trésor turc, qui, aux termes du règlement, est obligé de pourvoir aux excédans obligatoires de dépenses, couvrait et au-delà le traitement du gouverneur-général et des deux ou trois chefs de service étrangers qu’il s’était adjoints.
  15. Il poussait à cet égard le scrupule ou, si l’on veut, la courtisanerie jusqu’à changer contre un riche costume arabe de fantaisie son disgracieux uniforme de pacha. Cette transformation provoqua bien quelques demi-sourires ; mais dès qu’on eut vu qu’elle ne s’arrêtait pas au costume, elle devint réellement un nouvel élément de popularité.
  16. Grâce aux réclamations de la France, un commencement de réparation a été accordé en 1864 aux Maronites, dont la représentation a été doublée. Ce n’est pas encore la restitution, mais c’est déjà la reconnaissance de leurs droits de majorité.
  17. Il s’était laissé nommer moudir du Kesraouan.
  18. C’est une famille d’émirs musulmans. Le très petit détachement de milice indigène qui avait été envoyé contre eux se laissa attirer dans un coupe-gorge, et, malgré le désavantage de la position et du nombre, en sortit avec beaucoup d’honneur. Davoud-Pacha, qui ne pouvait s’empêcher de faire décorer le chef de ce détachement, le jeune émir Mahmoud Chéab, eut soin de faire décorer en même temps le commandant turc a qui, trois ou quatre jours plus tard, avait été confiée la pacifique et lucrative mission d’aller recueillir le butin abandonné par l’ennemi.
  19. Le règlement de 1861 avait écarté l’indigénat et supprimé la féodalité, qui n’était elle-même que l’indigénat fractionné, l’indigénat transporté dans le canton et la commune. Au nom de certaines nécessités d’organisation que nous ne contestons pas en principe, mais qu’un gouverneur à tendances turques peut faire tourner au profit de l’absorption ottomane, le règlement de 1864 a complété cette œuvre d’effacement en enlevant aux chefs de communauté les nominations politiques et judiciaires qui leur avaient été primitivement déférées. Maintenues comme moyens de division, les communautés sont ainsi annulées comme centres de ralliement et d’action.
  20. Le patriarche maronite ne lui cédait pas en raideur, et la politique n’était pas, dit-on, le principal mobile des susceptibilités du prélat. La bienséance orientale exige que, dans toute lettre, les lignes soient d’autant plus obliques que le destinataire a un rang plus élevé. Or le hasard voulut que la première dépêche adressée par Davoud-Pacha au patriarche fût écrite par un secrétaire du rite grec, et celui-ci, soit malice, soit hostilité naïve contre le chef d’une église rivale, gâta les choses. Au grand scandale du Kesraouan tout entier, les lignes de cette dépêche se rapprochaient, vérification faite, de l’horizontale de sept ou huit degrés de plus que ne le permettait le décorum.
  21. C’est la riche vallée de Cœlésyrie, complément agricole du Liban, comme Beyrout, dont les Turcs l’ont également spolié, en est le complément commercial et maritime. La portion de la Beqâa dont il s’agit ici n’a pas été d’ailleurs restituée au Liban, mais elle a été confiée à titre purement personnel, et toujours sous la dépendance directe de la Porte, au gouverneur du Liban. Selon les tendances du gouverneur, cette concession donne une garantie aux colons libanais contre l’oppression turque, ou donne simplement pied à l’administration turque dans l’administration libanaise.
  22. Les « secours » demandés par Davoud-Pacha lui ont été expédiés avec une promptitude qui sort beaucoup des habitudes de l’administration militaire turque.
  23. L’émir Selman Harfousch avait avec les Caram des liens de courtoisie féodale qui ne se dénouaient même pas dans les petites guerres assez fréquentes entre les deux familles, et un autre lien encore plus puissant, la haine des Turcs, qui, après avoir dépouillé sa maison de la souveraineté de la Beqâa et lui avoir enlevé à lui-même tout ce qu’il possédait, l’appellent comme de raison brigand.
  24. On a parlé d’un capitaine français instructeur de la milice libanaise qui aurait figuré successivement dans cette affaire et dans celle qui suivit. Il y a là une confusion. Le capitaine Fain a quitté dès l’année dernière le Liban, où Davoud-Pacha, depuis sa détermination d’étouffer en germe la milice, ne semblait plus le considérer que comme un témoin incommode. Il ne restait dans le Liban qu’un des sous-officiers amenés comme auxiliaires par l’instructeur en chef, et que Davoud-Pacha, qui trouvait naturellement d’un bon effet moral d’avoir un uniforme français à faire trouer par les balles maronites, a mis en avant avec une certaine ostentation.
  25. Hâtons-nous cependant de dire que, de l’un et l’autre côté, le bon sens national a refusé cette fois de mordre à l’hameçon. Dès les premiers mouvemens occasionnés par le retour de Caram, Davoud-Pacha avait déjà essayé de gagner l’émir Mélehem Raslan à l’idée de lover un contingent spécial de Druses pour l’envoyer au besoin contre les chrétiens du nord, et l’émir la repoussa net. « — Mais cela n’est-il pas arrivé dix fois sous votre émir Béchir ? s’écria Davoud-Pacha. — Oui ; mais ce qui ne tirait pas à conséquence sous l’émir Béchir serait considéré, après les affaires de 1800, comme la reprise de la guerre de races. » L’incident de Gazir n’était donc heureusement qu’un fait isolé auquel l’élément druse (si tant est qu’il ne fût lui-même ici victime de quelque surprise) n’a pu prêter qu’une complicité fort subalterne. Du côté des chrétiens, la résistance à la politique de division s’est manifestée d’une façon plus caractéristique encore. Les caramistes vaincus à Gazir racontaient dans leur fuite avec un naïf et patriotique orgueil que, de tous les soldats de Davoud-Pacha, les Libanais étaient les seuls qui se fussent bien battus.
  26. Les habitans, avertis à temps par Caram lui-même, avaient déserté le village.
  27. L’exaspération des paysans, dès que Caram parla de se livrer lui-même aux Turcs, n’avait, bien entendu, rien d’hostile ou de déliant à son égard. Ils lui disaient : « Ne va pas, crois-nous, chez l’Osmanli, car il te tuera sur l’heure. Si tu veux à tout prix mourir, il vaut mieux, pour l’honneur du Liban et le tien, que tu sois tué ici même par tes enfans. » Caram était en un mot pour eux le drapeau qu’on aime mieux détruire de ses propres mains que de le laisser tomber au pouvoir de l’ennemi.
  28. Tout était de nouveau fini, lorsqu’ils ont brûlé plusieurs villages et dévasté la résidence d’été du patriarche maronite. Plus tard encore, la maison de Caram était livrée au pillage et à l’incendie avec des circonstances tellement aggravantes que l’on n’ose les mentionner tant qu’elles n’auront pas été constatées par une enquête.
  29. La cour de Rome a, depuis bientôt deux ans, pris ouvertement fait et cause pour Davoud-Pacha contre le patriarche maronite.