Le Lièvre et le Hérisson (J. Sarazin)

J. Sarazin (d’après l’allemand de Bechstein)
LE LIÈVRE ET LE HÉRISSON

La fable, par nature, cache toujours un homme dans une bête.
Taine.

Par une belle matinée de juillet, un Hérisson, le museau à l’entrée de sa demeure de feuilles sèches, inspectait la campagne.

Le soleil montait lentement dans le ciel violacé, inondant la plaine de sa lumière d’or. Une brise attiédie agitait d’un souffle léger les tiges fleuries d’un champ de blé noir, où bourdonnait toute une nuée d’abeilles. Du haut des nues tombait le chant de l’alouette. De temps à autre quelque paysan passait, un outil sur l’épaule, allant au travail d’un pas sûr et tranquille. Tout était joie, vie et mouvement. Le Hérisson était-il sensible au charme de ce spectacle ? Il est permis de le croire. À en juger d’après les apparences, il ressentait une impression de calme et de contentement, et il la témoignait par un petit grognement qui, à la vérité, manquait d’harmonie : chacun sait que le hérisson n’a pas une voix de rossignol.

Tout à coup il lui vint une idée ; car, en ce temps-là, les hérissons avaient des idées et pouvaient les communiquer.

« Allons voir, se dit-il, où en sont les navets qu’un vieux en blouse bleue a semés dernièrement de l’autre côté de la haie. Le moment est peut-être venu d’en prendre ma part en payement de mes services. »

Aussitôt le voilà parti de son pas inégal, se hâtant le long du chemin raboteux, trébuchant aux ornières, jamais lassé pourtant, ni découragé.

Sur le point d’arriver, il rencontra messire le Lièvre en quête de son déjeuner. Très poliment, il lui souhaita le bonjour. Mais le Lièvre, qui affecte volontiers, à l’égard des animaux dont il n’a rien à craindre, les allures hautaines d’un grand seigneur, jeta sur lui un regard de dédain, et, sans répondre à son salut :

« Comment ! comment ! dit-il d’un ton ironique, on court déjà les champs ?

— Je me promène, repartit tranquillement le Hérisson.

— Tu te promènes ? Il me semble que tu aurais un meilleur emploi à faire de tes jambes ! »

S’il est un point sensible à l’amour-propre du Hérisson, c’est précisément ses petites pattes trop courtes et mal faites qui lui rendent la marche si pénible. L’allusion du Lièvre à cette quasi-infirmité le blessa profondément. Une flamme de colère brilla dans son œil noir. Mais, cachant son ressentiment :

« Il est certain, dit-il d’un air bonhomme, que dame nature vous a favorisé et que beaucoup envient la vitesse de vos mouvements et votre légèreté à la course. Peut-être conviendrait-il pourtant de ne rien exagérer et de ne pas vous montrer si fier, vous pourriez bien trouver votre maître.

— J’ai peine à croire, fit le Lièvre, qu’il existe quelque animal plus agile que moi. Dans tous les cas, il ne saurait être de ta famille. »

Et l’oreille droite, la lèvre dédaigneuse, le Lièvre passait une patte sur ses moustaches avec une désinvolture qui mit le comble à la fureur du Hérisson. « Oh ! monseigneur aux longues oreilles, pensa-t-il, c’est ainsi que vous le prenez ! Nous allons vous punir de votre outrecuidance et vous prouver que, si vos jambes l’emportent sur les miennes, vous n’êtes pas de nous deux le plus intelligent ni le plus avisé. »

« Eh ! bien, reprit-il, s’adressant au Lièvre, voilà en quoi vous vous trompez, et je m’offre à vous le prouver. »

On devine de quelles railleries cette proposition fut suivie. Le Hérisson tint bon. Le champ de course fut choisi et l’on fixa le prix de la gageure.

« Partons ! » fait alors le Lièvre. Mais son adversaire se récrie :

« Minute, dit-il, je ne saurais courir en ce moment, étant à jeun. Permettez-moi de retourner un instant chez moi. Nous nous retrouverons tout à l’heure. » Le Lièvre y consent.

Rentré dans sa demeure, le Hérisson appelle sa compagne, lui explique le pari qu’il vient d’engager.

« Ah ! mon pauvre ami, gémit celle-ci consternée, à quoi as-tu songé ? Toi, lutter de vitesse avec le Lièvre !… Mais tu as perdu l’esprit.

— Paix, ma chère, interrompt le Hérisson. J’ai mon projet. Suis-moi et tu verras. »

Chemin faisant, il lui expose son dessein, et, l’ayant menée à l’endroit fixé comme but de la course, il lui adresse de nouvelles et pressantes recommandations, puis il rejoint le Lièvre à l’autre bout du champ.

Celui-ci, en l’attendant, broutait une touffe de serpolet.

« Es-tu prêt, cette fois ? lui cria-t-il dès qu’il l’aperçut.

— Oui, je suis prêt ! »

Un, deux, trois ! Les voilà partis. Ou plutôt le Lièvre part seul, car le Hérisson, après avoir fait quelques pas pour lui donner le change, regagne sa place. Tout à l’ardeur de la course, le Lièvre ne se doute de rien. Il se hâte, il court, il bondit… Enfin, il est au but. Victoire ! Mais non, une voix, une petite voix moqueuse, lui crie à l’oreille : « Je suis déjà là ! »

Le Lièvre stupéfait regarde et voit un hérisson en tout semblable à son rival. Il n’en peut croire ses yeux. Un seul mot lui échappe :

« Impossible !

— Mais si, mais si ! Es-tu aveugle ?

— Recommençons.

— Soit ! »

Le Lièvre part de nouveau. Il ne court plus, il vole. C’est une flèche. Hélas ! le Hérisson est au but quand lui-même l’atteint. Le pauvre Lièvre ne conçoit pas ce prodige, il ne peut croire à une si étonnante célérité de la part d’un animal si lent d’ordinaire. Il renouvelle le pari deux fois, trois fois. Les courses se succèdent, et chaque fois qu’il arrive à l’extrémité du champ, il y retrouve le Hérisson, l’œil pétillant de malice et de ruse, qui le nargue et triomphe.

Soixante-treize fois il accomplit ce trajet. Enfin, à bout de forces, vaincu par la fatigue, il s’affaissa demi-mourant, le sang lui jaillissant des narines.

Le Hérisson refusa l’enjeu qu’il n’avait pas gagné et reprit le chemin de son logis, content d’avoir donné à son vaniteux offenseur une leçon de modestie et de politesse.

(Imité de l’allemand, de Bechstein).

J. Sarazin.