Le Lendemain de la victoire - scènes socialistes/01


LE
LENDEMAIN DE LA VICTOIRE.
Séparateur


(La scène se passe en Europe.)
PROLOGUE.
GALUCHET, un paquet de journaux à la main.
La Lanterne sociale ! Voilà la Lanterne ! Demandez la Lanterne ! Éclairez-vous, échauffez-vous, allumez-vous, ça ne coûte qu’un sou ! Voilà les nouvelles de Chine et d’Angleterre ! Voilà la grande trahison du gouvernement et l’oppression des patriotes ! La Lanterne ! Demandez, demandez, demandez la Lanterne !

(On se rassemble.)
CHENU.

Va, va, petit, pousse ! il n’y a pas de mouchards !

GALUCHET.

Je te parie que je fonde un rassemblement.

CHENU.

Combien paries-tu ?

GALUCHET.

Du bleu à discrétion.

CHENU.

C’est dit.

GALUCHET.
Citoyens, nous sommes ici tous frères, on peut parler ; et quand même il faudrait aller en prison, ce n’est pas cela qui me ferait rentrer dans le ventre ce que j’ai à vous dire pour la cause de la patrie et de l’humanité.

(La foule grossit.)
UN BOURGEOIS.

C’est un club en plein vent ; cela n’est point permis. On ne devrait pas écouter.

UN OUVRIER.

Bourgeois, silence et respect, ou mets-toi en garde. Le gamin m’a l’air de jaser gentiment.

GALUCHET.

Citoyens, quoique peu fortuné, je veux faire un sacrifice en faveur du peuple. J’ai acheté ce journal pour le vendre, mais vous n’avez pas tous de quoi le payer ; je vais vous le donner. Écoutez-moi ça ; ça sort tout chaud de la plume d’un de vos défenseurs. Quand on manque de pain, l’espérance ranime et la vérité nourrit.

(Applaudissemens.)
LE BOURGEOIS.

C’est intolérable. Je vais chercher la police.

UN OUVRIER.

Va la chercher. De ses os nous ferons des allumettes pour brûler ta maison.

GALUCHET.

Attention, citoyens, j’ouvre la Lanterne, ne soufflez pas. (Rires.) Ça concerne les élections :

« Peuple, nous avons foi en ta sagesse et en ton patriotisme ; tu n’oublieras pas que tu es le premier peuple du monde, et que de ton inspiration sort tout ce qui a vie dans la raison humaine, tout ce qui se réalise dans les institutions sociales.

« Peuple, tu voteras pour la révolution, c’est-à-dire pour la république contre la monarchie, pour la liberté contre le despotisme, pour la raison contre la superstition, pour le travail contre le capital, pour la France contre les Cosaques.

« Tu délivreras le monde des rois et des bourreaux, des esclaves et des maîtres, des prêtres et des hypocrites, des usuriers et des voleurs, des peuples opprimés et des peuples oppresseurs.

« Tu voteras pour la république démocratique et sociale[1] ! »

GALUCHET.

Voilà. Qu’en dites-vous ? Est-ce tapé ?

(Bravos, cris. — On achète le journal.)
UN AGENT DE POLICE.

Citoyens, dispersez-vous. (À Galuchet.) Ta médaille ?

GALUCHET.

Cherche. Elle est dans le ruisseau.

(Il donne un croc-en-jambes à l’agent, qui tombe. La foule applaudit ; quelques hommes se jettent sur l’agent et le frappent ; d’autres accourent pour le dégager. Mêlée. Le rassemblement devient considérable. Galuchet achève de vendre ses journaux.)
CHENU.

Tu as gagné.

GALUCHET.

Non, c’est toi. J’ai tout vendu, et je te régale avec la monnaie que j’ai oublié de rendre. Aux canons ! Aux armes !

VOIX DANS LA FOULE.

Aux armes ! aux armes !

GALUCHET.

Tiens ! est-ce que j’aurais fait une révolution ? Si je l’ai faite, j’en mangerai.

PREMIÈRE PARTIE.
I.
Une cellule.


(Valentin de Lavaur, en uniforme, agenouillé devant le père Alexis.)


LE PÈRE ALEXIS.

Allez en paix, mon fils, ne péchez plus.

VALENTIN, se relevant.

Maintenant, mon père, je vais me battre. Je ne sais comment tournera cette affaire. Songez à votre sûreté.

LE PÈRE ALEXIS.

Ma vieille résolution tient toujours, mon cher ami. J’irai demeurer dans une maison moins connue, mais je ne quitterai pas la ville.

VALENTIN.

Si les socialistes triomphent, ils feront des choses affreuses. Ils vous trouveront.

LE PÈRE ALEXIS.

Je n’ai pas l’intention de me cacher beaucoup.

VALENTIN.

Ils vous tueront.

LE PÈRE ALEXIS, souriant.

C’est trop juste. Après m’avoir si souvent empêché d’aller aux missions, Dieu me doit bien quelque dédommagement.

VALENTIN.

Quelle sera la fin de tout ceci ? Je n’augure rien de bon.

LE PÈRE ALEXIS.

Enfin, la grande et la vraie fin sera le juste partage de l’éternelle vie et de l’éternelle mort. Je ne vois rien là, mon enfant, qui puisse beaucoup nous effrayer. Quant à la société, il ne me semble pas que la colère divine se veuille satisfaire à demi ; mais les jugemens de Dieu ne sont pas les nôtres : rien n’est perdu, même pour les coupables, tant que nous pouvons prier. Qui connaît les trésors de la miséricorde ?

VALENTIN.

Humainement, rien ne me rassure.

LE PÈRE ALEXIS.

Ni moi. Cette nation a les reins cassés. Le cœur parfois sent encore, la tête comprend encore ; mais les muscles et les nerfs n’obéissent plus à la volonté et n’agissent que dans le délire de la fièvre et de la douleur. Ce ne sont plus des mouvemens, ce sont des convulsions, dont chacune peut être suivie de la mort.

VALENTIN.

Nous sommes perdus. Dieu seul peut nous rendre la vie par un miracle que nous ne méritons point et que je n’espère point. Nous tomberons, demain peut-être, en tout cas bientôt, dans une anarchie sauvage ou dans un absolutisme sauvage, ou plutôt nous tomberons dans le despotisme et dans l’anarchie tout à la fois, comme sous deux meules tournant en sens contraire, qui achèveront de broyer, d’écraser, de pulvériser tout ce qui peut rester en nous d’élémens de vie. Dieu voudra-t-il faire ensuite quelque chose de cette pâte et de cette poussière, et tirer la vie de la mort ?

LE PÈRE ALEXIS.

Je le crois. Le blé sous la meule subit un travail de purification. Nous avons grand besoin d’être purifiés chacun de nous pour gagner le ciel, l’humanité tout entière pour mieux connaître son but, et notre nation en particulier pour remplir dans le temps sa mission si glorieuse et si déplorablement oubliée.

VALENTIN.

Ah ! malgré cette espérance, qu’il est dur de vivre en des jours semblables aux nôtres !

LE PÈRE ALEXIS.

Pourquoi donc ? Vous n’y pensez pas, mon enfant, et vous ne vous rendez pas justice. Moi, qui vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, je dis que ce temps vous a été bon et qu’il est bon à beaucoup d’autres. Je vous vois plus aisément détaché des chimères humaines, plus solidement attaché aux vérités divines. Considérez-vous bien ; vous sentirez que la passion obstinée du bonheur terrestre a moins de prise sur votre cœur.

VALENTIN.

Il est vrai. À quoi bon désirer la fortune, la gloire, le bonheur, le repos ? Nous en voyons le néant. Tout cela n’existe plus sur la terre.

LE PÈRE ALEXIS.

Tout cela n’y a jamais existé, mon enfant ; mais il y a des époque où les plus sages, croyant voir ici-bas quelque ombre de tous ces biens, multiplient leurs efforts et leurs fautes afin d’en jouir, et pour l’ombre oublient et sacrifient la réalité. Voilà l’erreur dangereuse où vous n’êtes pas exposé à tomber maintenant.

VALENTIN.

Non certes. Je sais qu’il n’y a plus sur la terre qu’un asile assuré, c’est la tombe. Que la tombe s’ouvre donc, qu’elle s’ouvre pour moi, pour les miens ! La nature frémira sans doute ; mais la raison, d’accord avec la foi, me dira que le plus tôt est meilleur.

LE PÈRE ALEXIS, souriant.

Doucement, mon ami. Il est bien de ne point craindre la mort, et même de la désirer, mais il ne la faut pas désirer par un sentiment analogue à la lâcheté des suicides. Je veux que, mettant votre vie dans la main de Dieu, vous la conserviez, vous la défendiez, et vous en usiez pour sa gloire et pour la vôtre. Ne désirez de vivre ni de mourir, ni de faire de grandes choses ni de ne rien faire. Simplement tenez-vous prêt à ce que Dieu demandera de vous. Le sacrifice de la vie peut être le moindre qu’il exige. Je suis porté à croire qu’il vous demandera davantage. S’il parle, vous entendrez. Ainsi ne dites pas : Je mourrai ; dites : J’obéirai.

VALENTIN.

Oui, mon père, j’obéirai.

LE PÈRE ALEXIS

Adieu, mon cher fils.

VALENTIN.

Adieu, mon père, peut-être jusqu’à l’éternité. (Il s’agenouille.) Bénissez-moi.

LE PÈRE ALEXIS.

Du fond de mon cœur. Allons, mon enfant, dans la vie et dans la mort, gloire à Dieu ! (Ils s’embrassent.) Si vous avez des blessés, amis ou ennemis, ce sont vos frères. Parlez-leur du ciel.

II.
Une rue.
Les boutiques sont fermées. Les habitans se rassemblent par petits groupes inquiets près des portes. On entend des coups de fusil.
UN BOURGEOIS.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a donc ? Les journaux ne disaient pourtant rien ce matin !

L’ÉPICIER.

Il paraît que ça chauffe.

JEAN BONHOMME.

Est-ce que nous n’y allons pas ?

L’ÉPICIER.

Et où ?

JEAN BONHOMME.

Au feu. On a battu le rappel.

UNE PORTIÈRE.

Même qu’ils ont tué les tambours. Ils sont maîtres partout.

LE BOURGEOIS.

Qui ça ?

LA PORTIÈRE.

Les rouges. (Marques de terreur.)

LE BOURGEOIS.

Allons, citoyens, mettons nos uniformes.

L’ÉPICIER.

Tiens, pourquoi n’avez-vous pas le vôtre, vous ? Moi, je n’y vais pas. J’en ai assez du gouvernement. Qu’est-ce que ça me fait que les rouges soient maîtres ? Ils mangeront du gruyère comme les autres.

JEAN BONHOMME.

Et ils aboliront les dettes, n’est-ce pas, voisin ?

L’ÉPICIER.

Qu’est-ce que vous voulez dire ?

JEAN BONHOMME.

Je veux dire que, quand tout le monde fait faillite, il n’y a plus de honte à déposer son bilan.

L’ÉPICIER.

Vous me paierez cela.

JEAN BONHOMME.

Ça me sera plus facile qu’à toi de payer ton terme. (Ils se montrent le poing.)

LE BOURGEOIS.

Messieurs ! messieurs, ce n’est pas le moment de se disputer. Sauvons l’ordre et la république.

JEAN BONHOMME.

Allez vous promener, vous, avec votre république. C’est du propre ! Elle nous a bien accommodés ! Tous les jours des banqueroutes et tous les mois des coups de fusil ! Que ceux qui l’ont faite la défendent eux-mêmes. Je ne me ferai pas crever la peau pour elle.

LE BOURGEOIS.

Eh ! monsieur, je ne tiens pas plus que vous à la république. Il s’agit de l’ordre et de la propriété…

BAISEMAIN, très râpé.

C’est-à-dire des propriétaires.

LE BOURGEOIS.

N’est-ce pas la même chose ?

L’ÉPICIER.

Oui, c’est la même chose, et je trouve que je serais assez bête de mourir pour eux, moi qui n’ai d’autre propriété que mon corps et ma boutique.

LE BOURGEOIS.

Votre boutique sera pillée.

BAISEMAIN.

Vous insultez le peuple, monsieur. (Élevant la voix.) Croyez-vous que la blouse et la veste ne valent pas l’habit noir ?

LE BOURGEOIS.

Mais, monsieur…

BAISEMAIN, plus haut.

Vous êtes un insolent, monsieur !

LA PORTIÈRE.

À bas l’aristocrate !

PLUSIEURS VOIX.

À bas l’aristocrate !

LE BOURGEOIS.

Je ne suis pas aristocrate. Je respecte le peuple, j’en suis. J’ai bien le droit de soutenir le gouvernement.

BAISEMAIN.

Non, monsieur. Quand le peuple parle, il faut obéir.

JEAN BONHOMME.

À bas le gouvernement ! À bas les avocats, les braillards, les bourgeois qui font des lois et qui mettent des impôts ! Je demande un dictateur qui jette tout à la porte. Ça sera bien fait. Si le gouvernement veut qu’on le soutienne, pourquoi a-t-il renversé l’autre ?

BAISEMAIN.

Il n’y a pas de gouvernement. Il n’y a que la volonté du peuple.

LE BOURGEOIS.

Mais enfin me direz-vous ce qu’il veut le peuple ?

L’ÉPICIER.

Cela ne vous regarde pas.

LE PORTIER.

Le peuple veut être heureux et libre.

JEAN BONHOMME.

Le peuple veut la tranquillité et un dictateur.

BAISEMAIN.

C’est cela, et la liberté.

JEAN BONHOMME.

La liberté, j’en ai plein le dos.

BAISEMAIN.

Ne parlez pas ainsi.

JEAN BONHOMME.

Je parle à ma guise, et ce n’est pas un individu panné comme toi qui me fera taire. Quel est ton métier ? Tu m’as l’air d’un faignant.

BAISEMAIN.

Vous ne savez pas à qui vous parlez. Je suis Baisemain, l’un des rédacteurs de la Lanterne sociale.

JEAN BONHOMME.

Eh bien ! Baisemain, rédacteur de la Lanterne sociale, si tu dis un mot, je te ferai voir trente-six chandelles.

BAISEMAIN.

Vous ?

JEAN BONHOMME.

Moi-même, Jean-Jérôme Bonhomme, marchand fruitier patenté, père de six enfans légitimes, entends-tu ?

BAISEMAIN.

Vous êtes un digne citoyen, et je m’étonne de vous voir parmi les réactionnaires.

JEAN BONHOMME.

Réactionnaire, moi ! Attrape ça, gredin. (Il lui détache un soufflet. Baisemain fait cinq ou six pas en arrière et tombe.)

UN GAMIN.

Comme c’est mouché ! bis ! (Les coups de fusil se rapprochent. On entend crier : Aux armes !)

LA PORTIÈRE.

C’est les rouges ! Ils ont des fusils de la ligne. (Tout le monde rentre. Baisemain reste sur le pavé. Une troupe d’insurgés envahit la rue. Elle est commandée par Rheto.)

RHETO. (Habit vert, chapeau pointu, barbe longue. Il a deux pistolets à sa ceinture, un fusil de chasse en bandoulière, un sabre turc à la main.)

Vive la république sociale !

VOIX DE LA BANDE.

À bas les bourgeois !

RHETO.

Halte ! (Il aperçoit Baisemain.) Relevez cet homme

BAISEMAIN.

À moi, citoyens !

RHETO.

Tiens ! c’est le farouche Baisemain ! Que fais-tu là ?

BAISEMAIN.

J’étais seul pour insurger ce quartier. Un garde national m’a tiré un coup de fusil en fuyant.

RHETO.

La balle t’a effroyablement poché l’œil. Ton nez sanglant flue comme l’urne d’un fleuve classique.

BAISEMAIN.

J’offre mon sang à la patrie ; qu’il coule pour la république sociale !

GUYOT.

Commandant, si le citoyen voulait, il pourrait nous servir de cadavre ?

RHETO.

Qu’en dis-tu ?

BAISEMAIN.

Non ; je me sens la force de combattre encore. Je vais ici près me faire panser, et je vous rejoins. Citoyens, vive la république sociale ! Ne me plaignez pas d’avoir souffert pour elle. Heureux ses martyrs ! (Il s’éloigne.)

LES INSURGÉS.

Vive Baisemain !

RHETO.

L’intrigant ! il tirera bon parti du coup de poing qu’il a reçu et qu’il s’est peut-être donné lui-même. (À sa troupe.) Citoyens, cette position est importante. Il faut ici une barricade. À l’ouvrage, et dépêchons-nous ! (On dépave.) Trente fusils de bonne volonté.

HOMMES ARMÉS.

Présens !

RHETO.

Partagez-vous ces fenêtres à droite et à gauche. Si on résiste, vous avez des baïonnettes. Ménagez vos cartouches.

UN INSURGÉ.

Citoyen commandant, il faudrait un peu de charpente pour soutenir la barricade.

RHETO.

Entrez dans ces maisons, et requérez les meubles du premier et du second étage pour un service national ; mais ne laissez pas approcher des caves.

UN GAMIN.

Aujourd’hui nous travaillons pour nos frères les ébénistes et les vitriers ; demain on fera quelque chose pour ces pauvres vignerons.

(Des hommes armés paraissent aux fenêtres des étages supérieurs. La barricade s’élève rapidement ; on la couronne d’un drapeau rouge.)
LES INSURGÉS.

Vive la république sociale ! À mort les aristos !

III.
Intérieur d’une maison. — La cour.
GRIFFARD.

Ah çà ! va-t-on nous laisser moisir long-temps ici ? Je m’ennuie à garder la porte de cette cave. Encore si c’était en dedans ! J’ai envie d’aller chercher une bouteille.

SIMPLET.

Ne le fais pas ; nous ne pourrions plus empêcher les autres d’entrer.

GRIFFARD.

Eh bien ! le peuple travaille assez pour avoir le droit de se rafraîchir.

SIMPLET.

Oui ; mais c’est qu’on se soûlerait.

GRIFFARD.

Où serait le mal ? Quand on aurait une pointe de gaieté, on n’en taperait que mieux.

SIMPLET.

Je ne dis pas non, mais ça deviendrait terrible. Fais donc entendre raison à des pochards ! Moi qui te parle, je ne suis pas méchant ; quand j’ai mon petit sirop, je massacrerais tout.

GRIFFARD.

C’est ce qu’il faut. Si tu es de ceux qui croient que le peuple doit entendre raison, tu n’es encore qu’un propre à rien, et tout ce que nous faisons aujourd’hui tournera en eau claire, comme les autres fois. Nous serons floués, c’est moi qui te le dis. Tu commences, et tu ne sais pas comme les chefs vous font tourner ça. Moi, je suis un vieux de la chose. Depuis 1830, je me suis trouvé à toutes les affaires, blessé, décoré, chevronné, tout ce que tu voudras, et, au bout du compte, pas de chemise ! Pourquoi ? Parce qu’on détruit les gouvernemens pour en faire d’autres. Voilà un bel avantage ! Ils viennent, ils te caressent, ils te parlent raison, ils te prennent tes armes, et puis cherche ! tu seras bien heureux si tu attrapes une gratification nationale. Tel que tu me vois, j’ai fait en juin plus de vingt barricades, et le dernier gouvernement provisoire n’a pas voulu me nommer seulement préfet. Ça, des républicains ? c’est tous farceurs ! Ils gardent les bonnes places pour eux ou pour les blagueurs qui viennent s’arranger avec eux après la bataille. Si le peuple entend raison, tu verras reparaître les bourgeois, les gardes nationaux, les propriétaires, les juges, les gendarmes, tous les abus : c’est moi qui te le dis.

SIMPLET.

Ah ! mais non ! Un moment ! Il faut en finir, il faut établir la fraternité pour tout de bon, et un ministère du progrès.

GRIFFARD.

Compte là-dessus. Au ministère du progrès, ils y mettront une écrevisse. Dans quinze jours, quand ils habiteront les hôtels des ministres, va les trouver, non pour leur demander des places, mais du travail ou du pain. Tu ne pénétreras pas même jusqu’à l’antichambre ; on te fera droguer dans la cour, et enfin paraîtra un monsieur habillé de neuf qui te priera poliment de chanter le chant du départ. Ce ne sera pas le ministre, ce sera un de ses secrétaires, quelque galopin qui n’a pas de semelles aujourd’hui, et qui s’appliquera des bottes vernies demain, pendant que nous serons à l’hôpital.

SIMPLET.

Tu me fais rager. Si c’était vrai ce que tu dis…

GRIFFARD.

J’ai passé par là, mon cher. Dans la première huitaine, c’est le ministre qui vous reçoit : il vous renvoie avec des poignées de main. La seconde, c’est le secrétaire ; il vous renvoie avec des complimens. La troisième, c’est le portier ; il vous renvoie avec des injures. La quatrième fois, tu rencontres la garde bourgeoise et les mouchards. Ceux-ci te posent au dépôt, et tu ne reviens plus. Voilà la fraternité. C’est moi qui te le dis. J’en ai fait du dépôt, et de la prévention, et du reste, depuis vingt ans que je travaille pour la vraie religion de Jésus-Christ ! Va, prolétaire, bats-toi, fais-toi couper en morceaux, meurs ! Tant que tu vivras, tu seras exploité.

SIMPLET.

Mille million de milliasses de nom d’un nom !… ({Il tourmente son fusil.) Mais je veux croire que nous allons marcher cette fois-ci, et que le peuple arrivera enfin au bonheur…

GRIFFARD.

Alors, tape dur et ne te mets pas sur le pied d’entendre raison. Tu n’as pas d’expérience ; moi j’en ai, et je vois déjà qu’on enfile le vieux chemin. Voilà Rheto qui nous commande ici. Qu’est-ce que c’est ? Un bourgeois. Ça a des mains blanches, ça porte un gilet de flanelle sous son habit doublé de soie, et ça se donne un genre de vous défendre de boire. Il faut de la discipline, disent-ils. Toujours la même rengaine. Merci, j’en ai assez, et je fais des révolutions parce que je n’en veux plus, de leur discipline. Pourquoi donc que le peuple ne boirait pas un coup, lorsqu’il a travaillé ? Ils se gêneront, eux, pour décoiffer une bouteille. Mais non, ce qui est là-dedans est trop bon pour nous, c’est du vin de maître : il faut le réserver pour la table de ces messieurs. Voilà le motif. C’est moi qui te le dis.

SIMPLET.

Du vin de maître, je n’en ai pas bu souvent.

GRIFFARD.

Étais-tu aux caves du palais ducal en 48 ?

SIMPLET.

Non.

GRIFFARD.

Alors tu ne sais pas ce que c’est que du vin. Ces liquides d’aristos ressemblent à ce que nous buvons comme une dame de comptoir à une balayeuse.

SIMPLET.

Tu t’en es repassé ?

GRIFFARD.

Un peu. Ils disent qu’on se pocherait… Et quand bien même ? Mais non. Tu bois, tu bois ; ça ne fait que réjouir et donner des idées. Des vins à dix francs, à vingt francs, bah ! à cent francs la bouteille ! Un velours, un feu, une mousseline, des baumes… Tu ne te figures pas ce que ces êtres-là se font couler dans le torse !

SIMPLET.

Je crois bien. (Il fait claquer sa langue.)

GRIFFARD.

Eh ! citoyen concierge, arrive à l’ordre !

LE CONCIERGE.

Que voulez-vous, citoyens ?

GRIFFARD.

Par délégation du peuple, je commande ici. Écoute bien ce que je vais te dire. Tu es un bon ou tu n’es pas un bon. Si tu n’es pas un bon, tu trahis le peuple et tu n’es pas digne de vivre ; si tu es un bon, tu vas descendre dans cette cave. Tu connais le meilleur caveau, tire le cordon.

LE CONCIERGE.

Citoyens, je suis patriote de père en fils, prêt à mourir pour la sociale ; mais je n’ai pas les clés de la cave.

GRIFFARD.

Va les demander à l’aristo qui a le meilleur vin.

LE CONCIERGE.

C’est le propriétaire, un noble, une canaille qui déteste le peuple. Il refusera.

GRIFFARD.

Non. Tu lui diras de donner la clé ; sinon, j’irai moi-même le prier de nous servir à boire. Montre-moi ses fenêtres ?

LE CONCIERGE.

Là, au premier, dans le fond.

GRIFFARD.

Je vais lui envoyer une sommation respectueuse. (Il tire dans les fenêtres.) Si cet avis ne suffit pas, tu lui diras que j’ai rechargé mon fusil. Il n’y a pas un bourgeois dans cette maison que je ne puisse tuer comme un chien, et, s’il me plaît de brûler le local, je le brûlerai. File ! (Le portier sort.)

SIMPLET.

J’aime ça ! tu as de l’énergie tout de même.

GRIFFARD.

On sait son métier, camarade. C’est en Italie que j’ai pris de bonnes leçons. Nous avions là de fameux chefs, de vrais amis du peuple, qui ne regardaient pas plus à flamber un palais qu’une allumette. Si tu ne peux pas tirer un coup de fusil, plante un coup de couteau ; si tu ne peux pas tuer par devant, tue par derrière. Il faut ça pour terrifier ces brigands, sans quoi ils reprennent le dessus, et les patriotes, au lieu de régner, finissent par aller au bagne.

SIMPLET.

Je prévois qu’il y aura du dégât dans la capitale.

GRIFFARD.

Qu’est-ce que ça nous fait ? Si nos galetas sont brûlés, nous irons loger dans les propriétés nationales. En attendant, prépare-toi à déguster une lampée démocratique et sociale.

LE CONCIERGE.

Citoyens, voici la clé. Si vous aviez vu la mine de l’aristo, vous auriez trop ri.

GRIFFARD, à Simplet.

Va aux vignes, camarade, pendant que je ferai le guet, et laisses-en pour les autres.

SIMPLET.

Mais la consigne…

GRIFFARD.

Allons donc ! Tu veux être libre, et tu n’oses pas boire un coup. (Simplet sort avec le concierge. Griffard siffle. Furon paraît.) Comment ça va-t-il dans la rue ?

FURON.

Tout doucement. Il n’y a point de résistance et on ne fait rien. Les meubles ont été entassés tout fermés sur la barricade. Le préjugé règne encore. L’infâme capital est respecté.

GRIFFARD.

Tu t’es chaussé cependant ?

FURON.

Oui, j’ai réservé quelque chose aussi pour attacher mes chemises, quand j’aurai mes chemises. Ça ne vaut pas la peine d’en parler.

GRIFFARD.

Et Rheto ?

FURON.

Il fait le beau ; mais, au premier coup de fusil, je suis sûr qu’il ira insurger une rue plus tranquille.

GRIFFARD.

C’est bien. La cave est ouverte. Fais circuler cette nouvelle adroitement, et tiens-toi prêt. Nous donnerons tout à l’heure une première chasse à l’infâme capital.

IV.
Au premier étage.
LA COMTESSE.

Grand Dieu ! qu’allons-nous devenir ?

LE COMTE.

Rassure-toi, ma chère, nous en serons quittes pour quelques bouteilles de vin bues et pour quelques carreaux brisés. Le peuple ne cédera pas aux conseils des bandits qui voudraient mettre la ville au pillage.

LA COMTESSE.

Ceux que nous avons ici paraissent bien méchans.

LE COMTE.

Non, ce sont des ivrognes. Duflot, le concierge, est allé avertir leur chef.

LA COMTESSE.

Et Valentin, notre fils, pourquoi ne l’avons-nous pas vu ? Où est-il ?

LE COMTE.

Valentin fait comme moi ; il est auprès de sa femme, et il cherche à la tranquilliser.

LA COMTESSE.

Ah ! dis plutôt qu’il est au feu avec sa légion.

LE COMTE.

Tu le connais assez pour savoir qu’il est où l’appelle son devoir. Prends courage. Cette émeute sera domptée, et au premier moment de paix, eh bien ! nous quitterons Paris.

VOIX DANS LA COUR.

À mort les aristos ! Vive la guillotine !

LA COMTESSE court à la fenêtre et regarde un moment.

Ah ! ces hommes sont ivres. Ils se montrent nos fenêtres avec des gestes menaçans. Duflot, le concierge, est au milieu d’eux et nous dénonce.

LE COMTE.

Duflot ! Allons donc ! Voilà vingt ans que je le garde ici par pitié !

LA COMTESSE.

Il est envieux et méchant. (Le comte marche vers la fenêtre. Sa femme se précipite au-devant de lui.) N’avance pas ! tu ne les verras que trop tôt. Dans un moment ils seront ici. Leur chef essaie en vain de les contenir. (Avec calme.) Mon ami, ne faisons plus de projets et ne conservons plus d’espérance. Tu m’as promis de penser à Dieu quand tu verrais approcher la mort. Prions Dieu, le moment est venu.

LE COMTE.

Allons donc ! ils n’égorgeront pas comme cela les gens tout de suite, sans motif. Que leur ai-je fait ?

LA COMTESSE, toujours près de la fenêtre.

Je t’en conjure, songe à ton ame. Plusieurs de ces hommes poussent les autres à quelque grand crime. Ah !

(Elle recule avec terreur. On entend un coup de fusil. La glace vole en éclats.)
LE COMTE.

Les scélérats ! Une arme, une arme !

LA COMTESSE.

Non, mon ami, une prière ! une prière à Dieu, devant qui nous allons paraître ! Offrons-lui notre vie pour le salut de Valentin. Ah ! il daignera peut-être se contenter de notre sacrifice. Dis-lui : Mon Dieu, je vous demande pardon ! mon Dieu, je remets mon ame entre vos mains !

LE COMTE.

Calme-toi. Je ne me laisserai pas assassiner dans ma maison. S’ils veulent ma vie, ils la paieront cher. (On entend frapper à la porte de l’appartement.)

LA COMTESSE.

Les voici ! (Elle se jette à genoux.) Mon Dieu ! j’accepte la mort. Grâce pour l’ame de mon mari, grace pour mon fils !

RHETO, pâle et tremblant.

Fuyez, monsieur, vous n’avez pas un moment à perdre.

LE COMTE s’assied

C’est vous, monsieur Rheto. Vous entriez jadis ici plus poliment. Croyez cependant que je ne regrette point de vous avoir fermé ma porte.

RHETO.

Je vous en conjure, monsieur, fuyez.

LE COMTE.

Monsieur Rheto, je ne fuirai point.

RHETO.

Vous allez périr.

LE COMTE.

Eh bien ! monsieur Rheto, protégez-moi.

RHETO.

Mes hommes se sont enivrés ; on les a irrités contre vous ; je n’en suis plus maître.

LE COMTE.

Ah ! vous commandez cette bande. Je vous fais mon compliment. Vous n’étiez qu’un sot extrêmement ridicule, vous allez devenir un assassin.

RHETO.

Monsieur !

LE COMTE.

Eh bien ! monsieur ?

RHETO.

Encore une fois, fuyez.

LE COMTE.

Fuir devant vous, monsieur Rheto ? Je vous ai toujours dit que vous ne pouviez comprendre ce que c’est qu’un gentilhomme. Vous m’assassinerez, s’il vous plaît.

RHETO.

Sur mon honneur, j’ai fait tout au monde et je ferai tout encore pour vous sauver ; mais aidez-moi.

LE COMTE.

Non. Cela vous regarde.

RHETO.

Cachez-vous au moins dans cet appartement.

LE COMTE.

Je ne me cacherai pas. Je verrai en face vos amis.

RHETO.

Insensé, que votre sang retombe sur vous !

LE COMTE.

Vous perdez le respect, monsieur Rheto.

RHETO.

Madame, unissez-vous à moi. N’y a-t-il pas dans l’appartement quelque cachette, quelque passage secret ?

LA COMTESSE.

Monsieur, si c’est vous qui avez amené ici ces hommes, je vous pardonne et je prie Dieu de vous pardonner. M. de Lavaur ne fuira point.

RHETO.

Mais vous du moins, madame, épargnez-vous un spectacle…

LA COMTESSE.

Ma place est auprès de mon mari.

(Clameurs dans la cour et sur l’escalier : À mort ! à la guillotine ! à bas les traîtres !

Rheto fait un geste de désespoir.)

LE COMTE.

Mon pauvre Rheto, je crains qu’on ne vous suspecte. Faites preuve de vertu et portez-moi le premier coup.

RHETO.

Monsieur, par grâce, sauvez-vous, cachez-vous.

LE COMTE.

Allons, mon cher, taisez-vous !… Voyons, voulez-vous vraiment nous sauver ?

RHETO.

N’en doutez pas.

LE COMTE.

C’est qu’il faut du cœur. Placez-vous à cette porte, vos pistolets au poing. Déclarez qu’on vous passera sur le corps avant d’arriver à moi, et faites feu sur le premier qui voudra passer. Si vous y mettez assez d’énergie, ils reculeront.

RHETO.

Ne l’espérez pas.

LE COMTE.

Essayez toujours.

RHETO.

C’est que… (Il hésite.)

LE COMTE.

Vous avez peur.

RHETO.

Ils sont capables de me tuer.

LE COMTE.

Ce serait grand dommage que vous mouriez en homme d’honneur… Tenez, monsieur Rheto, vous et vos pareils, vous ferez bien d’égorger les honnêtes gens, car, pour les gouverner, vous n’y parviendrez jamais, et à la fin ils vous enverraient aux galères. Sortez !

(Rheto déconcerté se retire. Le comte ferme la porte et s’approche de sa femme, restée en prières. On entend toujours vociférer dans la cour.)
LE COMTE.

Adélaïde, ta prière est exaucée. Me voici à genoux près de toi, priant le Dieu que tes vertus m’ont fait croire. Sois bénie pour tes vertus, femme chrétienne. Dans mes plus grands oublis, je t’ai vénérée, et j’ai cru que tu m’adoucirais la mort. Mon Dieu ! je vous offre le sacrifice de ma vie. Je vous rends grâce de m’épargner le spectacle de vos colères. Je vous demande pardon de mes fautes et de n’avoir pas assez connu et assez respecté les lois par lesquelles vivent les nations. Nous sommes punis justement.

LA COMTESSE.

Dis que tu meurs sans haine pour tes bourreaux.

LE COMTE.

Oui, mon Dieu ! sans haine et sans regrets.

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! pardonnez-moi comme je pardonne.

LE COMTE.

Oui.

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! je remets mon ame entre vos mains.

LE COMTE.

Oui, mon Dieu !

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! je vous bénis. Pour dernière grace, accordez-nous que nos enfans sachent que leur père est mort le pardon sur les lèvres et l’espérance dans le cœur.

LE COMTE.

Ainsi soit-il !

LA COMTESSE.

Ils viennent, ils vont t’insulter ; ne réponds pas ; pense à ton Dieu insulté sur la croix.

(La porte cède ; les insurgés entrent pêle-mêle et remplissent la chambre.

Rheto cherche encore à les contenir ; il reçoit quelques bourrades.)

GRIFFARD, montrant le comte.

Le voila, le brigand !

REQUIN.

Voilà celui qui s’est baigné en juin dans le sang de nos frères !

SIMPLET, ivre.

Vieille canaille ! Avoir une cave comme il en a une, et boire encore le sang du peuple !

FURON.

Voyez comme c’est logé ! Rien que dans cette chambre, il y en a pour plus de dix mille francs. Avec ça, on nourrirait dix familles. Ah ! gredin !

(Il brise un meuble avec la crosse de son fusil.)
REQUIN.

À mort les aristocrates !

RHETO.

Mes amis ! mes amis ! écoutez votre chef…

SIMPLET.

Notre chef ? Il n’y a pas de chef. Je ne reconnais que Jésus-Christ, moi.

UN AUTRE, à Rheto.

Ne fais pas ton fier, chef ! Laisse le peuple punir les aristocrates.

GUYOT, bas.

Commandant, ça va chauffer ; prends garde de te compromettre. Je vois ici des hommes du Vengeur.

RHETO.

Je ne puis laisser assassiner ce vieillard.

GUYOT.

Si on le tue, c’est un malheur, ne t’en mêle pas. Retourne à la barricade.

RHETO.

Mais je l’ai connu autrefois… (Élevant la voix :) Mes amis…

GUYOT, bas avec énergie.

Malheureux, tais-toi !

REQUIN.

Oui, citoyens, ce vieux scélérat donnait à tous les propriétaires du quartier le conseil d’empoisonner leur vin et d’en faire boire au peuple… Plusieurs d’entre vous sont peut-être empoisonné…

PLUSIEURS INSURGÉS.

Jugeons-le, vengeons-nous ; à mort l’aristocrate !

SIMPLET.

Monstre ! (Il met M. de Lavaur en joue.)

RHETO, pâle et terrifié.

Vous tirerez d’abord sur moi… Mes amis… peuple généreux… grand peuple… émanation de la divinité… le monde a les yeux sur nous… Écoutez la voix de la raison.

SIMPLET.

Ah oui ! tu veux que le peuple entende raison… connu ! Oblique à gauche, ou je te crache du plomb.

RHETO.

Citoyens, un seul mot, écoutez-moi…

GRIFFARD prend Rheto au collet, le secoue vivement et l’écarte avec mépris.

Assez de blagues ! Ceux qui s’opposent à la justice du peuple sont des traîtres. Si tu dis une parole de plus, je te fais arrêter et juger aussi.

GUYOT, à Rheto.

Commandant, nous ne sommes pas en force ici ; laissons faire. Allons, viens. C’est un malheur, mais ça aura son avantage. (Il l’entraîne.)

HURON, dans la foule.

Feu !

(Plusieurs coups de fusil partent à la fois. M. et Mme de Lavaur tombent. Rheto se retourne, jette un cri et se sauve. Au même moment, une vive fusillade éclate dans la rue. On entend crier aux armes. La plupart des insurgés se retirent en courant.)
GRIFFARD.

Tiens, on a tué aussi la vieille.

HURON, ouvrant le secrétaire.

Vois donc, Requin, ils doivent avoir des montres.

REQUIN, dépouillant les cadavres.

Et une belle chaîne. Dis donc, Griffard, le vieux parle encore.

GRIFFARD.

Que dit-il ?

LE COMTE.

Mon Dieu, je remets mon ame entre vos mains. (Il meurt.)

GRIFFARD.

C’est un jésuite.

FURON.

Je ne trouve rien dans ce secrétaire.

GRIFFARD, il examine le secrétaire et pousse un ressort. Un tiroir s’ouvre.

Tiens, c’était bien difficile ! Si tu ne sais pas travailler, dis-le ; je te ferai donner une position politique.

FURON.

Des philippes, des hercules ; un joli magot !

SIMPLET, qui s’est occupé à ranger les deux cadavres, regarde avec étonnement Griffard, Furon, Requin et leurs compagnons.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là, vous autres ?

REQUIN.

Parbleu ! nous volons.

SIMPLET.

Comment, vous volez ?

GRIFFARD.

C’est-à-dire nous mettons en sûreté les biens des ennemis de la patrie pour les distribuer suivant la loi de la fraternité et de l’égalité. Tu auras ta part.

SIMPLET.

Je n’en veux pas.

GRIFFARD.

Eh bien ! nous la garderons.

SIMPLET.

Vous êtes des voleurs !

GRIFFARD.

Autrefois peut-être ; mais, maintenant tout est à tous.

SIMPLET.

Vous êtes des filous, vous déshonorez la victoire du peuple. Je vais vous faire arrêter.

REQUIN.

Qu’est-ce que c’est que cet imbécile-là ? Il n’est donc pas des nôtres ?

GRIFFARD.

C’est un jobard que j’ai mal jugé. (À Simplet :) Ah çà ! tais-toi, et prends garde à toi.

SIMPLET.

Filous ! filous ! galériens ! vous serez fusillés tout à l’heure sur la barricade.

GRIFFARD.

Tu vas être fusillé tout de suite, et ici. (Il décharge sur lui son pistolet.) Décorez-le de pièces à conviction.

GUYOT ET QUELQUES HOMMES.

Qu’y a-t-il ?

GRIFFARD.

Un misérable qui déshonorait la victoire du peuple. Il faut le placer dans la rue, avec un écriteau sur lequel on lira : Voleur.

GUYOT.

Non ! ça nous fera deux cadavres ; nous n’en avons pas dans ce quartier-ci. (Il s’approche.) C’est Simplet ! Pauvre garçon ! Avant de le juger, vous auriez dû prendre au moins l’avis du chef de la barricade.

GRIFFARD.

Nous ne connaissons pas ton chef. Notre chef, à nous, c’est le Vengeur.

GUYOT.

C’est différent. (À part.) Je m’en doutais.

SIMPLET, bas à Guyot, qui le charge sur les épaules d’un insurgé.

Fais attention, je suis encore un peu vivant. (On emporte les cadavres.)

GRIFFARD.

Ah ! voilà Labiche ! Quelles nouvelles ?

LABICHE.

Le Vengeur vient d’entrer à l’Hôtel-de-Ville. La légion qui en défendait les abords est écharpée. Partout où le Vengeur a passé, la désolation règne ; le feu est en plusieurs endroits.

GRIFFARD.

Nous le mettrons tout à l’heure ici. Que partout le sang et la flamme séparent le peuple et les bourgeois ! Ami Labiche, pour cette fois la révolution est faite, nous allons nager en pleine eau. Vive la république démocratique et sociale !

V.
La barricade.
GUYOT.

Allons, secoue-toi, commandant. Tu es pâle et morne, et l’on t’examine. Tu risques de passer pour un apitoyeur.

RHETO.

Je ne puis éloigner l’image de ce malheureux. En tombant, il m’a jeté un regard que je sens toujours.

GUYOT.

Il n’a pas plus regardé toi qu’un autre : c’est une idée qu’on se fait. À mon premier mort, j’ai éprouvé cela aussi. On s’y habitue. Cependant je l’avais tué de ma main.

RHETO.

Oui, mais en combattant.

GUYOT.

Sans doute… c’est-à-dire, il avait l’arme au bras et il était en faction au coin d’une rue, sous un réverbère. Je lui ai arraché son fusil et je lui ai plongé la baïonnette dans le ventre. Il est tombé en disant : Mes pauvres petites filles ! J’ai entendu ces paroles pendant un mois, jour et nuit.

RHETO.

C’est horrible !

GUYOT.

Je ne puis pas dire que ce soit gai ; mais on sait qu’on a servi la bonne cause… et ça s’efface en en tuant d’autres. Ce n’est pas encore là ce que je trouve de plus terrible dans les révolutions : le mauvais moment, c’est quand on a fait son affaire, qu’on a triomphé, qu’on s’est acquis un petit bien-être : on voudrait rester tranquille, pas moyen ! Personne n’est content. Les ambitieux et les intrigans vous attaquent de tous les côtés. On voit des gredins qui n’ont pas paru au feu s’emparer tranquillement des meilleures places, et, ce qui est plus vexant, des réactionnaires avoués s’attaquer aux patriotes et finir par les dégommer. Voilà ce qui m’est arrivé en 48. Un brigand de royaliste s’est fait nommer représentant à ma place dans le département où j’avais proclamé la république. Si nous réussissons cette fois, comme je l’espère, souviens-toi que je veux être renvoyé là. Je suis doux, mais je te réponds de les mettre au pas. Le pouvoir ne nous échappera plus.

RHETO.

Que de sang va couler !

GUYOT.

Tu songes encore à ce vieux ?

RHETO.

Oui.

GUYOT.

Sois tranquille, les affaires te distrairont ; car, avec ton talent, tu ne peux manquer de jouer un grand rôle.

RHETO.

Guyot, tu es mon plus ancien ami, et je puis t’ouvrir mon cœur. Je t’avoue que l’avenir m’épouvante. J’ai envie de me retirer.

GUYOT.

Où ?…

RHETO.

Je ne sais. En Angleterre, en Amérique, loin de ces scènes de sang dont je n’avais pas prévu l’horreur.

GUYOT.

Quelle bêtise ! Je te dis que dans huit jours tu n’y songeras plus. Si tu t’en allais (d’abord ça pourrait bien n’être pas facile), tu regretterais de ne pouvoir plus travailler à la régénération du monde. Tu voudrais revenir, mais tu serais dépassé ; on t’appellerait déserteur, et on pourrait bien te faire sortir par la fenêtre à Capet. Tu verras les exilés, quand ils vont rentrer, la mine qu’on leur fera et qu’ils feront. Reste. Ce bruit, ces tumultes, ces batailles, ces conspirations, ces revers et ces triomphes, eh bien ! vrai, à la fin, ça amuse.

RHETO.

J’ai peine à le croire.

GUYOT.

Je ne l’aurais pas cru moi-même ; mais bah ! c’est encore une belle pièce, même pour les comparses, à plus forte raison pour les premiers sujets comme toi, mon vieux camarade… Et, à ce propos, il faut que je te donne un avis : prends garde au Vengeur ; il pourrait bien nous enfoncer tous.

RHETO.

Je sais qu’il est très redoutable. Le connais-tu ?

GUYOT.

Je le connais comme tout le monde, c’est-à-dire fort peu. On ignore d’où il vient et ce qu’il veut ; mais je te le donne pour un particulier résolu, et joliment servi par les siens. Ce sont des gens prêts à tout, dont on ne connaît pas le nombre. Ils lui obéissent sans broncher et lui font une popularité effrayante, comme son courage. Je l’ai vu ce matin rue Antoine… Sacristi ! quel lapin !

RHETO.

Est-il socialiste ?

GUYOT.

Ah ! il s’en moque bien. Il est féroce, voilà son système. Ce sont ses homme qui ont tué le vieux tout à l’heure. Son plan est de pousser les choses à l’extrémité. Pour le moment, c’est bien ; mais, plus tard, il pourra devenir très gênant.

RHETO.

Que de sang, que de sang va couler !

GUYOT.

Que veux-tu ? On ne fait point d’omelette sans casser les œufs. Puisque les privilégiés n’ont pas voulu donner une part de leur bonheur aux déshérité de ce monde, c’est à ces derniers d’établir par la force le règne de la fraternité et de la justice.

RHETO.

L’entreprise est grande et le succès douteux.

GUYOT.

Allons, voyons, tu faiblis. Étouffe les incertitudes ; crains surtout de les manifester. Tu te ferais accuser de modérantisme, et ton histoire finirait très bêtement. Tu es trop engagé pour reculer. Il faut aller jusqu’au bout, sans prendre garde aux accidens. Quand on livre une bataille, est-ce qu’on s’occupe du champ que l’on foule et des amis ou des ennemis qui tombent ? L’honneur est de marcher au but, et la moralité est de l’atteindre. Il n’y a de coupables que les vaincus, de criminels que les fuyards. Voilà ma philosophie ; elle est bonne, et c’est toi qui me l’as enseignée.

UN MESSAGER, à cheval.

Citoyens, victoire ! Le pouvoir est renversé. Les ministres sont tués, prisonniers ou en fuite ; toute la garnison fraternise avec le peuple ; il n’y a plus de résistance nulle part. On nomme un gouvernement provisoire qui aura toute votre confiance. Le rouge est la couleur nationale. Gardez vos armes.

(Il part. Cris, clameurs. Plusieurs drapeaux rouges paraissent aux fenêtres.)
GUYOT.

Vois les bourgeois, comme ils s’exécutent. Ce sera la même chose dans le pays tout entier. La république sociale n’aura besoin que du télégraphe.

RHETO.

Nous ferions bien, je crois, d’aller à l’Hôtel-de-Ville.

GUYOT.

Sans doute. C’est cette nuit qu’on attrapera les bons morceaux… Ne me laisse pas flouer ma préfecture. (Bruit.) Qu’est-ce que c’est que cela ? On porte quelqu’un en triomphe.

RHETO.

Oui, et une tête coupée au bout d’une pique.

GUYOT.

Décidément, ça chauffe, et on ne plaisante plus.

VOIX DANS LA FOULE.

Vive Galuchet !

RHETO.

Galuchet ?

GUYOT.

Il paraît que c’est le triomphateur.

VI.
(Entre Galuchet, porté sur un fauteuil par quatre hommes du peuple. Des épaulettes d’officier-général et plusieurs décorations sont attachées à sa blouse en guenilles. Il est couronné de feuilles de chêne, et il tient à la main une belle épée. Derrière lui, un homme de haute taille, à figure sinistre, porte au bout d’une pique une tête de vieillard. La foule armée traîne dans ses rangs des gardes nationaux prisonniers. Çà et là flottent sur les baïonnettes les étendards accoutumés de la guerre civile. Le cortège s’arrête ; les tambours qui le précèdent font un roulement. Galuchet se lève et prend la parole.)
GALUCHET.

Citoyens, si vous voulez savoir la chose, la voici : Je suis Galuchet, natif de la Bourbe, débitant d’allumettes chimiques sans garantie du gouvernement, fils d’une mère quelconque, père inconnu. Donc, voyant que la patrie appelait ses enfans, j’ai emprunté chez l’armurier du coin un fusil de chasse pour voir à descendre aussi quelques aristos et autres moineaux voleurs. (Rires.) Une, deux, me voilà derrière la barricade avec mon fusil à deux coups, bien chargé. La troupe paraît. On lui envoie des baisers. Vive la ligne ! Ça ne prend qu’à moitié. La ligne reste l’arme au bras ; pas la moindre crosse en l’air. Alors, que nous disons, lâchons-lui des dragées. Pan, pif, paf ! Il en tombe deux ou trois ; les autres courent sur nous, et à leur tête un vieux général tout doré. On recule ; mais un moment ! J’étais dans un petit coin, derrière les pavés, auprès d’une petite ouverture qui laissait passer mon œil et mon fusil. Le général vient se poser là tout juste. Il veut parlementer ; moi qui n’aime pas les discours, je me fatigue et je lui tire mon premier coup. Ça lui pique la jambe, et ça lui coupe la parole. Il se couche sur le pavé et crie : En avant ! Non, que je dis, l’ancien, en arrière ! et je lui plonge une autre prune dans la rate. Ni ni, l’enfant de Paris est vainqueur du vieux crâne. Les soldats se précipitent. On les reçoit un peu bien. Le Vengeur était là ; il avait pris ses mesures. Feu de toutes les fenêtres, feu de toutes les portes, feu de tous les toits et de toutes les caves. Les coups de fusil partaient de dessous les pavés et semblaient pleuvoir du ciel. Ah ! mes amours ! le joli coup d’œil ! Nos frères de l’armée, réduits des trois quarts, demandent à faire des réflexions et s’esquivent. Le Vengeur fait tuer ceux qui vivent encore, par humanité, et pour qu’ils ne recommencent pas… C’est son genre. Ensuite il monte sur la barricade, il m’appelle ; on présente les armes, on bat le tambour, et il m’embrasse. — Galuchet, me dit-il, quel âge as-tu ? — Dix-neuf ans. — Tu as bien mérité de la patrie, et elle te récompensera, foi de Vengeur. En attendant, puisque c’est toi qui as tué le général, je te le donne. Promène-toi dans Paris, et raconte partout toi-même la victoire de l’enfant du peuple.

CRIS DANS LA FOULE.

Vive Galuchet ! Vive le Vengeur ! À mort les aristos !

GALUCHET.

Si vous doutez de ce que je vous dis, citoyens, voici les épaulettes du général, voici ses décorations, voici sa ceinture d’or, voici son épée…

RHETO, à part.

L’épée qui a brillé dans vingt batailles !

GALUCHET.

Et voilà sa tête. N’est-ce pas, l’ancien, que je dis la vérité ?

(L’homme qui porte la tête l’incline devant Galuchet. Rires et hurrahs.)
GUYOT, à Rheto.

Ce galopin-là n’a pas les nerfs si sensibles que nous.

RHETO.

C’est horrible !

GUYOT.

Ne te fais pas remarquer.

GRIFFARD.

Citoyens, au nom des défenseurs de cette barricade, je demande que le jeune et héroïque Galuchet veuille bien donner l’accolade fraternelle à notre chef, le citoyen Rheto, dont vous connaissez tous le patriotisme et les talens.

GUYOT.

Bravo ! vive Galuchet ! vive Rheto ! Tambour, un roulement. Portez armes ! présentez armes !

GALUCHET, regardant Rheto.

Tiens ! la bonne farce ! c’est mon aristo de rédacteur en chef. Tu vas passer au second plan, blagueur ! (Il descend de son fauteuil, et Rheto l’embrasse. Applaudissemens.)

GALUCHET.

Citoyens, pour finir la séance, je vous prierai de vouloir bien entendre un refrain patriotique et divertissant de mon honorable ami Barnabé Chenu, pour lequel je solliciterai vos suffrages aux prochaines élections. Ce n’est pas long, mais c’est du chenu. En avant, Barnabé !

BARNABÉ CHENU.

Citoyens, c’est sur l’air de Larifla. Excusez si ma voix est un peu fatiguée. (Montrant son fusil.) J’ai joué de la clarinette, et ça essouffle. Hum ! hum !

L’aimable Galuchet
Fait l’aimable projet
De s’régaler tantôt
De têtes d’aristos.
     Larifla.
Riches et calotins.
Ignobles Malthusiens,
Cessez tous vos forfaits,

Ou gare Galuchet !
      Larifla.
Galuchet et l’Vengeur
Vous f’ront, ô exploiteurs !
Passer, pour notre bonheur.
Un très mauvais quart d’heure.
      Larifla.

GUYOT.

Bravo ! bravo ! (Bas à Rheto.) Vite à l’Hôtel-de-Ville !

GRIFFAUD, bas à Furon.

Nous n’avons plus rien à faire ici. Vite à la Banque !


VII.
Une rue.
Démophile et Protagoras, déguisés et portant cocarde rouge, marchent l’un vers l’autre avec précaution, sans se voir.
DÉMOPHILE.

Cet emplâtre sur l’œil me déguise, mais il m’aveugle. Je ne sais plus où je suis.

PROTAGORAS.

Sans lunettes, je me crois méconnaissable. Par malheur, je ne distingue rien à dix pas.

DÉMOPHILE.

Le moindre bruit m’épouvante, et je tremble encore si je n’entends aucun bruit. Les orages de la tribune ne sont rien, comparés à ce silence de la ville terrifiée.

PROTAGORAS.

Qu’est-ce que le talent ? Qu’est-ce que le génie ? Qu’est-ce que l’homme ? J’ai pu délivrer la conscience de l’oppression de Dieu, mais, si un goujat voulait prendre ma bourse et ma vie, qui me délivrerait du goujat ? Les jésuites ne laisseraient pas d’avoir quelques bons argumens à me pousser en ce moment-ci.

DÉMOPHILE.

Je suis tellement ému, que je vois marcher les bornes… Vingt fois en un quart d’heure j’ai cru reconnaître le pas des patrouilles, et mon sang s’est figé. Ces secousses me tueront. Je me croyais plus hardi ; mais je n’ai que le courage civil, décidément.

PROTAGORAS.

J’avoue que je crève de peur. Il y a décidément des circonstances où la brute l’emporte. À ma place, un sous-lieutenant serait tranquille.

DÉMOPHILE.

Je ne puis pas cependant rester ici. Marchons.

PROTAGORAS.

J’aperçois une assez mauvaise figure.

DÉMOPHILE.

Cette fois je ne me trompe pas, voici un socialiste.

PROTAGORAS.

Faisons contenance.

DÉMOPHILE.

De l’audace, de l’audace, de l’audace !

PROTAGORAS.

Citoyen, vive la république, sacrebleu !

DÉMOPHILE.

Démocratique et sociale, tonnerre !

PROTAGORAS.

Cette voix est civilisée et même oratoire ; je la connais. — À bas les aristos !

DÉMOPHILE.

J’ai entendu ce bourgeois quelque part. — À la lanterne les aristos !

PROTAGORAS.

Plus de doute, c’est Démophile.

DÉMOPHILE.

Ah ! mon pauvre Protagoras, est-ce vous que je vois ? Vous êtes donc proscrit ?

PROTAGORAS.

Je le suppose, et vous ?

DÉMOPHILE.

Je dois l’être.

PROTAGORAS.

Démophile persécuté, lui qui a renversé deux dynasties !

DÉMOPHILE.

Protagoras forcé de s’expatrier, lui qui a tant servi la liberté !

PROTAGORAS.

Peuple ingrat !

DÉMOPHILE.

Peuple imbécile !

PROTAGORAS.

Où allons-nous ? où allons-nous ?

DÉMOPHILE.

Je vais tâcher de gagner l’Amérique. J’ai payé ma dette à la patrie ; j’ai fait ce que j’ai pu pour la sauver. Il ne me reste qu’à lui épargner un crime, et je m’enfuis. Si elle a besoin de moi, elle me rappellera. Entre nous, je la crois perdue. Les passions sont trop déchaînées.

PROTAGORAS.

J’espère encore. Parmi les chefs du mouvement, il y a beaucoup de mes anciens élèves. Je veux me tenir à portée de leur donner des conseils. Je vais me cacher dans quelque coin, mais prêt à reparaître. Je prévois une réaction qui sera pire que le mal.

DÉMOPHILE.

Pire que le mal actuel ?

PROTAGORAS.

Oui, cerlainemenl.

DÉMOPHILE.

Que diable pouvez-vous imaginer de pire ?

PROTAGORAS.

Vous êtes un habile politique et un grand orateur, mon cher Démophile, mais vous n’avez pas fait assez de philosophie. Ce qui se passe est fâcheux pour nous, qui le voyons. Néanmoins, à travers ces incidens difficiles, un fait magnifique et consolant se développe : le christianisme succombe, et le monde enfante la raison.

DÉMOPHILE.

Vous appelez cela la raison ?

PROTAGORAS.

Sans doute. La raison pure, libre, souveraine, divine, telle enfin que l’Allemagne la comprend. Divine, elle sera créatrice ; elle délivrera le genre humain, devenu viril, des langes où il a vécu jusqu’ici ; elle formera un ordre social plein de délices et de liberté. Sous sa main puissante, la terre transformée redeviendra l’Eden.

DÉMOPHILE.

L’esprit de contradiction vous emporte. Que me dites-vous ?

PROTAGORAS.

Oui, la raison fera ce miracle, et, si elle ne le faisait pas, que diable voudriez-vous qu’elle fît ? Homme et dieu tout ensemble, la raison réalisera ces enchantemens que l’humanité prend pour des souvenirs ou pour des rêves, et qui sont tout simplement le pressentiment de sa gloire et de son bonheur.

DÉMOPHILE.

Est-il possible, mon cher ami, dans les circonstances où nous sommes, que vous débitiez de pareilles balivernes !

PROTAGORAS.

Vous m’étonnez ! Vous n’avez donc rien compris à ce qui se fait depuis cent ans, à ce que j’ai fait devant vous, à ce que vous avez fait vous-même ? Vous appelez balivernes la philosophie du siècle, enseignée par nous avec toute sorte d’applaudissemens, et dont toute la génération actuelle est pénétrée ! Cette admirable philosophie a été le mobile du travail politique des derniers règnes ; c’est dans son esprit, pour sa défense, pour son triomphe, que vous notanmnent, Démophile, vous avez jeté bas deux dynasties.

DÉMOPHILE.

Vous vous moquez.

PROTAGORAS.

Je me moque ? Je m’assure, mon bon ami, que vous n’en croyez rien. Tout peu façonné que vous êtes au travail de la pensée, un si grand orateur, et qui m’a renversé du ministère, ne peut avoir absolument ignoré ce qu’il voulait et où il allait. À quoi bon, s’il vous plaît, tant d’admirables discours contre les restes de lois, de mœurs, de disciplines, d’institutions qui demeuraient encore, vestiges derniers du réseau de fer que la vieille église avait jetés sur la raison ? Dites-moi, je vous prie, pourquoi cette extension de toute liberté de parler, d’écrire, d’agir, toujours destinée à saper, à pulvériser et le préjugé théocratique et la racine même du préjugé ? Évidemment votre génie vous menait, par des illuminations soudaines, à ce même point où nous autres gens d’école n’arrivions qu’à petits pas et à grands efforts. Vous étiez convaincu que l’instinct du goujat honorait plus l’humanité et la servait mieux que la fausse morale et l’étroite vertu du prêtre.

DÉMOPHILE.

Moi ?

PROTAGORAS.

Sans doute, vous ! Faut-il que je vous récite tant de beaux passages sur le droit évident et l’évidente nécessité de discuter tout, d’attaquer tout, de renverser tout ? N’êtes-vous pas d’avis que l’espèce humaine, du moment qu’elle écrit dans un journal, ou parle dans un barreau, ou pérore sur une place publique, est parfaite ? N’avez-vous pas soutenu qu’elle ne s’égarait que dans la chaire sacerdotale, et que lui imposer silence partout ailleurs que là est un crime, le crime affreux qui justifie les révolutions ?

DÉMOPHILE.

Sans doute ; mais…

PROTAGORAS.

Mais quoi, mon illustre ami ? En dépit de toutes les objections, n’avez-vous pas rendu plus que personne à la philosophie l’éminent service de mettre l’enseignement dans ses mains ? Vous jugiez donc que la philosophie avait raison de vouloir ce qu’elle voulait ; et ce qu’elle voulait, ce que portaient ses flancs gros d’un monde, vous le saviez, car certes elle n’en faisait pas mystère. Laissez-moi vous rappeler, dans cette heure d’abattement, que votre zèle surpassait le mien. Il était certes éloquent et impétueux. J’essayais à contenir le mouvement, vous le précipitiez d’une ardeur invincible ; je fus vaincu. Je restai sur le carreau, meurtri et plein d’admiration.

DÉMOPHILE.

Vous prenez mal votre temps pour me persifler.

PROTAGORAS.

Je ne persifle point. Je suis fort sérieux, et je le ferai voir. Il est bien vrai qu’étant de nature et de profession pacifiques, je me serais accommodé de ne point assister aux couches de la philosophie. J’aurais aimé, comme Voltaire, à caresser de mon lit de mort le berceau tout préparé de mon enfant, sans risquer d’entendre les cris de la mère et les vagissemens du nouveau-né ; mais puisqu’enfin il est venu, ce cher enfant, je dois veiller à ce qu’on ne l’étouffe point. Il aura des écarts de jeunesse qui indisposeront le public et qui déplairont même, je le prévois, à plus d’un parent. Une réaction jésuitique est à craindre. On croira que l’ancienne morale avait du bon. Les théocrates reprendront la parole ; ils abuseront de quelques cas malheureux, de quelques misères, pour relever des dogmes que la raison redoute et proscrit. Voilà les ennemis et les doctrines qu’il faut combattre. Mon cher ami, faites comme moi, cachons-nous, mais n’allons pas trop loin. Restons là pour sauver notre œuvre. Quand les premières folies seront faites, alors nous reparaîtrons. Nous laisserons par terre le théocratique, et, en instruisant la raison à se modérer, nous assurerons son empire.

DÉMOPHILE.

Ne comptez pas sur moi ; je ne suis plus des vôtres.

PROTAGORAS.

Impossible, mon cher. À moins de devenir catholique, apostolique et romain, et de suivre désormais Valentin de Lavaur, vous êtes avec nous.

DÉMOPHILE.

J’irais jusque-là, plutôt que d’honorer le débordement d’infamies que vous appelez la raison. J’ai pu être un sot ; je l’ai été, s’il est vrai que j’aie favorisé le triomphe de vos doctrines. C’est la faute du temps où je suis né, c’est la faute de mon esprit, ce n’est pas la faute de mon cœur. Je ne suis pas méchant et je ne suis pas stupide.

PROTAGORAS.

De sorte qu’à votre avis je suis l’un ou l’autre ?

DÉMOPHILE.

Vous vous êtes trompé comme nous, plus que nous.

PROTAGORAS.

Je ne me suis point trompé.

DÉMOPHILE.

Mon cher ami, ne vous obstinez point dans une erreur dont vous voyez maintenant les conséquences horribles. Reconnaissez que nous avons été trop loin, beaucoup trop loin. Nous avons miné la base même de l’édifice. En chassant le prêtre, nous avons chassé le gendarme et descellé nous-mêmes les verrous qui nous défendaient des voleurs. Sans profit pour personne, nous avons plongé la patrie et nous dans un abîme de maux.

PROTAGORAS.

Homme de peu de foi ! ne voyez pas la patrie, voyez l’humanité ; ne songez pas à vous et au présent, songez à l’avenir.

DÉMOPHILE.

Allez vous promener ! Dans le présent, dans l’avenir, je ne vois que des ruines, des meurtres et un peuple sans frein, noyant la civilisation dans un bourbier de fange et de sang.

PROTAGORAS.

Taisez-vous donc ! Je rougirais pour vous si l’on pouvait nous entendre. Les jésuites ne parleraient pas autrement. Voulez-vous prendre leur place ? Entre l’église et moi pas de milieu.

DÉMOPHILE.

Eh bien ! dût mon nom être couvert d’une réprobation éternelle, je le dirai ! Oui, la main sur la conscience, s’il fallait choisir entre l’église et vous, s’il fallait condamner l’humanité aux conséquences de la doctrine théocratique ou aux conséquences de la vôtre…

PROTAGORAS.

Eh bien !

DÉMOPHILE.

Eh bien ! je n’hésiterais pas, et je dirais : Replongeons-nous dans la nuit du moyen-âge !… Mais nous n’en sommes point là. J’ai foi aux lumières de mon temps et à la sagesse de mon pays. La civilisation suivra sa glorieuse route entre les écueils contraires où d’aveugles passions l’attirent. Elle échappera aux fanatiques du progrès comme à ceux de la résistance. Voilà ma foi.

PROTAGORAS.

Nous ne sommes plus à la tribune, il faut parler raison. Sur quoi repose votre foi ?

DÉMOPHILE.

Le pays a le sentiment de la justice.

PROTAGORAS.

Qu’est-ce que c’est que le sentiment de la justice ?

DÉMOPHILE.

Si vous ne le savez pas, je le sais.

PROTAGORAS.

Voilà une réponse comme vous en avez fait beaucoup dans votre éblouissante carrière, et qui ne me paraît point concluante. Je vous dirai, moi, que le sentiment de la justice est celui pour lequel vous avez si long-temps combattu, qui ne veut point que la raison d’un homme soit soumise à celle d’un autre homme, ni qu’on vienne, au nom du ciel ou d’une prétendue nécessité sociale, condamner en nous des penchans naturels, sacrés, qu’enflamme la société même, dans l’intérêt de qui on voudrait les éteindre. Éveillé, fortifié, exalté par la philosophie, ce sentiment de la justice triomphe présentement après des efforts séculaires. Il est destiné à de terribles attaques et à de lamentables trahisons, je le défendrai. J’ai vécu pour lui, je mourrai pour lui.

DÉMOPHILE.

Allons donc ! s’il suffisait de ma volonté pour déporter en Océanie tous les apôtres de ce beau sentiment de la justice, on vous verrait le premier à me solliciter de le faire.

PROTAGORAS.

Peut-être bien… ; mais ce ne serait pas philosophique. Conservons, je vous en prie, les principes, mon illustre ami, et ne commettons pas le crime des théocrates, qui n’ont fait autre chose que brider le sentiment de la justice et de la liberté.

DÉMOPHILE.

Ô sophistes, perte des états, voilà comment vous perdez les peuples ! Ce prétendu sentiment de la justice est à mes yeux si faux, si funeste, si fécond en iniquités monstrueuses, que je fais vœu de le combattre durant ce qui me reste de vie. La mort même…

(On entend un coup de fusil. Démophile et Protagoras s’enfuient.)


VIII.
PHÉBUS. (Il vient à la rencontre de Protagoras et l’arrête.)

Ne vous engagez pas dans ces rues, la lave les inonde.

DÉMOPHILE, revenant sur ses pas.

La foule par là est considérable et très animée. Nous sommes bloqués.

PHÉBUS.

Ne craignez rien, je suis avec vous. Si le peuple déborde jusqu’ici, je me ferai connaître, et je le calmerai.

PROTAGORAS.

Merci ; mais…

PHÉBUS.

Quoi ?

PROTAGORAS.

Franchement, je ne m’y fie pas.

PHÉBUS.

Ne craignez rien, vous dis-je. J’ai vu la foule plus terrible et je l’ai domptée.

DÉMOPHILE.

Ne l’attendons point cependant, s’il est possible.

PHÉBUS.

Vous aussi, Démophile, vous doutez du pouvoir de la parole ?

DÉMOPHILE.

Très fort, même de la vôtre. Le monstre ne veut plus de nos gâteaux, il a flairé la chair et le sang. Ah ! Phébus, Phébus ! qu’avons-nous fait ?

PHÉBUS.

Nous avons fait une belle page d’histoire, et nous pouvons la faire plus belle encore. Que la même voix qui a dit à la révolution : Va ! lui dise : Tu n’iras pas plus loin !

DÉMOPHILE.

Vous vous flattez d’arrêter la révolution !

PHÉBUS.

Il n’y a pas à se flatter d’une chose si simple. Je monterai sur cette borne, et je la donnerai pour digue au torrent.

DÉMOPHILE.

Le fat !

PROTAGORAS.

Vous ne rendrez à l’humanité ni ce bon ni ce mauvais office.

DÉMOPHILE.

À l’autre ! Mais celui-ci, du moins, n’a pas mis le feu au monde uniquement pour s’amuser.

PHÉBUS.

L’humanité ! Vous me faites rire avec vos grands mots, mon cher philosophe. Il n’y a pas d’humanité. Il y a quelques hommes, fort peu, qui viennent à longs intervalles agiter les multitudes, afin de se donner à eux-mêmes le beau spectacle de leur puissance, et à ce qu’on appelle le genre humain de quoi s’occuper et admirer. Ainsi Moïse, ainsi Jésus-Christ, ainsi Mahomet, ainsi Luther, ainsi Robespierre…

PROTAGORAS.

Et vous, n’est-ce pas ?

PHÉBUS.

Et peut-être moi. Je crois qu’en effet je laisserai dans le monde quelques souvenirs et quelques idées…

PROTAGORAS.

Des souvenirs, c’est possible ; des idées, je ne vous en connais pas.

PHÉBUS, souriant.

Ô jalousie ! Mes idées, mon cher, sont les vôtres. Vous ne les avez pas inventées, mais dégrossies. Je leur ai donné d’abord les ailes de la poésie pour s’emparer de la terre, et ensuite, à mon commandement, elles sont devenues des faits. Maintenant, ce que j’ai déchaîné, vous me verrez le contenir. Ce soir, ou demain, ou dans quinze jours, je serai dictateur, et je serrerai les freins de cette locomotive infernale qui parcourt en quelques mois le chemin des siècles.

(La foule remplit la rue et pousse des cris.)
DÉMOPHILE.

Mettez-vous donc à l’œuvre.

PROTAGORAS.

Séparons-nous. Nous formons un groupe qu’on pourrait trouver suspect.

(Démophile et Protagoras s’éloignent. Phébus monte sur une borne et se met en devoir de haranguer.)
UN HOMME DU PEUPLE.

Qu’est-ce qu’il veut celui-là ?

PHÉBUS.

Mes amis…

AUTRE HOMME DU PEUPLE.

Tiens, c’est Phébus… Veux-tu te cacher !

VOIX DANS LA FOULE.

À bas le réactionnaire ! C’est un aristocrate ! Faisons justice ! (On le fait descendre ; il est hué et un peu battu.)

UN ÉTUDIANT.

Citoyens, soyons généreux. Il nous a trahis, mais il nous avait rendu des services. Que ses services et ses talens le protègent, et qu’il s’en aille en paix chanter l’amour !

VOIX DANS LA FOULE.

Il mérite une punition !

L’ÉTUDIANT.

C’est un vieillard. Pardonnons en lui les faiblesses de l’âge et les écarts du génie. (Bas à Phébus.) Monsieur, je vous demande bien pardon, mais c’est pour vous sauver. (Haut.) Va, le peuple te pardonne ! Ta carrière politique est finie, fais-toi oublier. (Il le pousse par les épaules assez impoliment. Rires et huées.)

PHÉBUS.

Mon jour n’est pas encore venu.


IX.

Chez M. Dupuis.


JEAN DUPUIS.

Mais comment ça s’est-il fait ?

denis dupuis.

Eh ! mon Dieu, comme toujours. La garde nationale s’est divisée : les uns n’ont pas obéi au rappel, les autres ne se sont pas entendus. Ils ont fini par se laisser entourer et désarmer. La troupe, travaillée de longue main, a manqué d’énergie et de discipline. On dit que plusieurs officiers ont été tués par leurs propres soldats. Des compagnies entières ont tourné. Enfin, il n’y a plus de gouvernement, et la révolte triomphe partout. Des atrocités ont déjà été commises.

mme dupuis.

Sauvons-nous ! je vous en prie, messieurs, sauvons-nous !

denis dupuis.

Les barrières sont fermées, et d’ailleurs, où aller ?

eulalie.

Ma mère, prenez courage et prions Dieu.

mme dupuis.

Oui, mon enfant. Ah ! que j’ai peur ! Et ton mari qui ne rentre pas ! que tu dois être malheureuse !

eulalie.

J’ai mis Valentin sous la protection de la sainte Vierge. Je prie et j’espère.

jean dupuis.

Ma chère nièce, tu es bien heureuse de conserver une confiance si peu justifiée, car…

eulalie.

Permettez, mon bon oncle ; le moment n’est pas très favorable pour continuer nos controverses. Espérez toujours que les sergens de ville et les soldats sauveront le monde, et ne me donnez pas le chagrin de vous entendre nier Dieu, quand sa main s’abaisse sur vous aussi bien que sur moi.

jean dupuis.

Il est vrai que je suis probablement ruiné cette fois comme tout le monde. Je doute que les affaires reprennent de si tôt. Dans quel état sera la Bourse demain !

denis dupuis.

Je compte sur 50 francs de baisse.

m. delorme.

Quel malheur !

jean dupuis.

Oui, et il y a deux jours le cinq était au pair. J’avais même acheté.

m. delorme.

Vous aviez acheté ? quel malheur !

jean dupuis.

Et les chemins de fer, et les canaux, et les usines, et tout ! Il n’y aura pas moyen de réaliser un centime.

m. delorme.

Pas moyen !

denis dupuis.

Ce sera une crise terrible.

m. delorme.

Terrible !

jean dupuis

Cependant je ne crois pas que la partie soit perdue. Après tout, il n’est pas possible que la grande et belle civilisation française succombe aux assauts que lui livrent quelques sauvages ignorans. Ces hommes-là seront captivés et vaincus par les lumières de la vérité. Il ne faut point les irriter par une résistance trop prompte. Dès qu’ils seront aux affaires, ils s’arrêteront d’eux-mêmes devant la merveilleuse organisation qu’ils veutent détruire. Ouvrons-leur les bras, laissons-leur les places, nous en ferons des conservateurs. (Clameurs et coups de fusil dans la rue.) Qu’est-ce ?

Mme dupuis.

Ah ! mon Dieu ! vite des bougies, des chandelles, on fait illuminer.

jean dupuis, regardant.

On arbore le drapeau rouge. Il en faut mettre un ici.

denis dupuis

Quelle humiliation !

jean dupuis

Il s’agit bien de cela ! Hurlons avec les loups jusqu’à ce que nous puissions lâcher les chiens. L’humiliation serait d’être dévoré par ces brutes. Eulalie, prépare-nous des chiffons rouges.

eulalie

Sainte Vierge ! sainte Vierge ! sauvez mon mari.

Mme dupuis

Des lumières partout ! Le peuple s’avance avec des fusils et des torches.

jean dupuis

N’ayez donc pas peur. Demain, la tranquillité sera rétablie, et, dans huit jours, tous ces casseurs de vitres seront sergens de ville. Là… vous voyez bien qu’ils passent.

(Entre Fritz.)
denis dupuis

Qu’y a-t-il ?

fritz

Ah ! monsieur ! M. Valentin…

tous

Eh bien ?

fritz

Il va se faire massacrer.

eulalie

Grand Dieu ! Où est-il ? J’y cours.

fritz

Madame, je ne sais pas ce qu’il est devenu. Le peuple voulait démolir l’église.

eulalie

Et Valentin était là ?

fritz

Oui, tout seul contre cette foule. Il tenait une hache arrachée à l’un des insurgés, et, debout sur le seuil, plein de colère, terrible à voir, il les faisait reculer. On lui a tiré vingt coups de fusil sans l’atteindre. Les insurgés admiraient son courage. Plusieurs lui disaient : Retirez-vous, on ne vous fera point de mal ; mais il ne répondait qu’en criant à ceux qui avaient du cœur de se joindre à lui. Il restait seul.

Eulalie.

Oh ! mon cher Valentin !

jean dupuis, bas.

Quel fou !

Fritz.
Enfin, ils lui ont jeté une corde et l’ont fait tomber. Alors, tandis que les uns se précipitaient dans l’église, les autres se sont emparés de lui et l’ont emmené. Je n’ai pu en voir davantage, je me suis enfui.
(Entre Valentin.)
Eulalie.

Ah ! Valentin ! que Dieu soit béni !

Mme Dupuis.

Mon fils, n’êtes-vous point blessé ?

Jean Dupuis.

Eh bien ! où en est-on ?

M. Delorme.

Ah ! monsieur de Lavaur, quel malheur !

Denis Dupuis.

Comme il est pâle !

Eulalie.

Valentin, tu nous apportes quelque nouvelle terrible !

Valentin, à Eulalie.

Es-tu soumise à la volonté de Dieu ?

Eulalie.

Oui, parle.

Valentin.

Sais-tu qu’il faut baiser sa main, lorsqu’elle nous frappe, lorsqu’elle anéantit tout le bonheur que nous possédions, tout celui que nous avions rêvé, lorsqu’elle nous dépouille et lorsqu’elle écrase nos cœurs ?

Eulalie.

Je le sais, je le crois, tu peux tout dire.

Valentin.

Mon Dieu ! si j’ai formé un juste dessein, secourez-moi !

Eulalie.

Ah ! ce que tu crains de m’apprendre, je l’ai prévu. Tu veux aller combattre jusqu’à la victoire ou jusqu’à la mort, et tu viens me dire adieu. Eh bien ! tu connais ton devoir, tu l’as médité long-temps, je ne te détournerai pas de le remplir. Je ne pleurerai point, je ne t’arrêterai point, je ne t’embarrasserai point. Moi, je puis t’aimer plus que tout au monde ; toi, tu dois m’aimer moins que ta patrie. (Elle se jette à son cou.) Adieu ! Ta sainte mère m’a choisie et m’a donnée à toi dans ces jours de deuil pour être digne de ton cœur et du sien. Je resterai près d’elle, je la servirai, je l’aimerai. Je te promets, tant que tu vivras, de ne point mourir de douleur.

VALENTIN.

N’attends plus tes consolations que du ciel. C’est là maintenant que ma mère prie pour toi et te bénit.

EULALIE.

Elle est morte !

VALENTIN.

Morte assassinée, près de mon père assassiné, dans sa maison pillée et détruite par le feu !

Mme DUPUIS.

Ah ! mon Dieu !

DENIS DUPUIS.

Pauvre Valentin !

JEAN DUPUIS.

C’est impossible !

VALENTIN.

Je n’ai pu retrouver leurs corps. Il ne me restera pas même un tombeau.

JEAN DUPUIS.

La ville est donc au pillage ?

VALENTIN.

À peu près. Il y a en ce moment vingt incendies.

M. DELORME.

Quel malheur !

JEAN DUPUIS.

Adieu.

DENIS DUPUIS.

Où vas-tu, mon frère ?

JEAN DUPUIS.

Je vais mourir sur les ruines de ma propriété.

DENIS DUPUIS.

Mais…

JEAN DUPUIS.
Ne me retiens pas.
(Il repousse son frère et sort.)
M. DELORME.
Monsieur Dupuis, monsieur Dupuis, n’oubliez pas de prendre du ruban rouge.
(Il sort.)

X.

VALENTIN. Nous n’avons pas un moment à perdre, écoutez-moi. Eulalie, dans ces tristes momens dont tu te souviens, quand nous cherchions d’avance à élever nos cœurs au-dessus des périls que je prévoyais, je n’ai rien imaginé d’épouvantable et d’affreux que l’événement ne dépasse déjà. Tout s’écroule, la société succombe ; elle est pleinement au pouvoir des scélérats et des fous. Il n’y a plus de pouvoir, plus de lois, plus de force, plus de raison qui se fasse écouter ; mais, quand le monde entier courberait la tête honteusement sous l’empire de ces monstres, moi je ne la courberai pas. Ils pourraient m’offrir la paix quelque part dans un asile respecté de leurs fureurs, la paix et toi, et vous tous, ils me rendraient mon père et ma mère, que je n’accepterais pas. Tout ce qu’ils veulent détruire, je le veux conserver ; tout ce qu’ils veulent abattre, je le veux maintenir ; tout ce qu’ils nient, je le crois, et tout ce qu’ils blasphèment, je l’adore. Je ne renfermerai point ma foi dans le secret de mon âme. Je la confesserai hautement devant la multitude des impies, des furieux et des lâches. Mon devoir est de combattre et de mourir pour la religion, pour la famille, pour le pouvoir. Je ne laisserai point ce malheureux pays s’endormir et s’abrutir sous le joug d’une stupide et infâme terreur. Notre seule espérance est maintenant dans la guerre civile, je vais voir si ce dernier effort est possible, et s’il reste quelque forêt, quelque rocher où je puisse, comme Pélage, emporter l’âme de la patrie. L’âme de la patrie, c’est la loi de Jésus. Ceux qui la nient et la veulent éteindre ne sont pas mes concitoyens. Je ne les connais plus. Le fer à la main, ils viennent m’imposer des lois pires que l’esclavage et la mort. Le fer à la main, je revendique contre eux ma liberté, mes autels et le sol sacré où dorment vingt générations de mes pères.

DENIS DUPUIS.

Mon fils, j’honore votre courage, et, sans y mettre autant d’énergie, je pense comme vous ; mais est-il temps de prendre un si grand parti, et ne voulez-vous point voir ce que ceci deviendra ?

VALENTIN.

Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard ! Nous sommes complètement envahis. Je ne doute pas que la sédition qui triomphe ici aujourd’hui ne triomphe en même temps sur presque tous les points du territoire.

DENIS DUPUIS.

Ainsi, vous voulez nous abandonner ?

VALENTIN.

Je n’ai nul autre moyen de tous défendre. Si je reste, je serai certainement arrêté cette nuit.

EULALIE.

Hâte-toi de partir.

VALENTIN.

Chère amie, ce n’est pas la permission de fuir que je demande, c’est celle de combattre. Un lien me retient ; toi seule le peux briser. Je n’ai plus de père, et Dieu, dans sa miséricorde, contre laquelle nous avons failli murmurer, nous a pris notre seul enfant. Il faut à présent que je puisse me considérer comme n’ayant plus d’épouse. Donne-moi cette liberté que les femmes fortes du moyen-âge donnaient à leurs maris lorsqu’ils avaient pris la croix ; car, si tu peux y consentir, je prends la croix aujourd’hui pour toujours. Je la prends pour la défaite et pour la victoire, afin de rester, quoi qu’il arrive, un soldat de Dieu, et que ma main, si elle laisse tomber l’épée, puisse encore porter l’Évangile. Que ferons-nous, si nous ne répandons que la mort ? Il faut pouvoir répandre aussi le pardon.

EULALIE.

Va, tu n’appartiens plus qu’à Dieu. Il avait lui-même formé nos liens, qu’ils soient rompus pour lui. (Elle retire de sa main l’anneau nuptial et le donne à Valentin.) La chaîne sainte qui nous unissait n’attache plus désormais que nos âmes.

VALENTIN.

Elle subsistera durant l’éternité. Donne-moi ta main, ma sœur ; reçois ce dernier baiser et cette dernière étreinte. Dieu, qui nous avait unis et qui nom sépare, nous réunira de nouveau. Nous ne sommes plus une seule chair, mais nous n’aurons jamais qu’un cœur. Grand Dieu ! vous connaissez notre amour, et vous voyez le sacrifice que nous vous faisons. Je me voue avec elle et je la voue avec moi pour vous servir jusqu’à la mort dans la pauvreté, dans la chasteté et dans la souffrance.

EULALIE.

Dieu accepte l’offrande et m’en donne le prix. Ne crains plus rien pour moi. Mon âme peut à présent braver toutes les terreurs, et je regarde la mort comme un passage que j’ai déjà franchi.

VALENTIN.

Quitte ce vêtement, prends celui des pauvres veuves ; couvre ton père et ta mère des habits que nous tenions en réserve pour les indigens. Pendant quelques jours encore, la pauvreté sera une sauvegarde. Je vais moi-même m’habiller en ouvrier, et je vous conduirai chez des chrétiens qui ne vous trahiront pas. Mon père, vous avez été quelquefois importuné du grand nombre de pauvres qui venaient ici. Plusieurs accourront sans doute prochainement pour piller ; mais il en est dans le nombre qui vous sauveront la vie.

DENIS DUPUIS.

Je suis atterré.

Mme DUPUIS.
Ne perdons pas de temps.
(ils sortent par une porte du fond.)
FRITZ.

Monsieur, deux hommes du peuple, détachés d’une foule considérable qui est dans la rue, vous ont demandé et montent ici. Ils sont armés.

VALENTIN.

Ouvrez-leur la porte, et, pendant que je les occuperai, tâchez de faire évader ma femme et ses parens. Si vous les sauvez, vous me sauverez plus que la vie.

FRITZ.

Monsieur, vous m’avez traité en ami plus qu’en serviteur ; s’il le faut, je mourrai pour vous. Je déteste les excès que je vois commettre. Cependant sachez que j’aime la liberté et l’égalité, et que je suis de cœur avec mes frères. Vive la république !

VALENTIN.

C’est bien. Vos frères ne tarderont pas sans doute à venir piller ici ; faites votre part. Je vous donne tout ce que vous pourrez prendre. (Fritz sort.) Ils ne sont pas tous ingrats, mais tous sont fous.

(Entrent Griffard et un ouvrier.)


XI.


L’OUVRIER.

Comte de Lavaur, me reconnaissez-vous ?

VALENTIN.

Vous êtes l’insurgé blessé de 1848 qui a été soigné et caché quelques jours chez moi.

L’OUVRIER.

Oui, et qui est parti sans prendre congé.

VALENTIN.

Avez-vous cru que je vous livrerais ?

L’OUVRIER.

Je vous connais mieux. J’ai voulu échapper à vos discours, parce qu’ils affaiblissaient mes colères. Dès notre premier entretien, je vous ai déclaré que je nourrissais contre la société une haine irréconciliable, et que je la poursuivrais d’une guerre éternelle et sans merci.

VALENTIN.

Je m’en souviens.

L’OUVRIER.

Vous m’avez sauvé cependant.

VALENTIN.

l’ai trouvé en vous beaucoup d’ignorance, beaucoup de passion et quelque générosité. Je vous ai plaint, j’ai cru que je parviendrais à vous éclairer. Je me suis sans doute trompé.

L’OUVRIER.

Plus que vous ne pensez.

VALENTIN.

Je continue de vous plaindre et je ne regrette pas mon erreur.

L’OUVRIER.

Comme il vous plaira. Voici ce qui m’amène. Vous êtes proscrit. Les agens du gouvernement provisoire sont à votre porte, où mes compagnons les retiennent. Je viens à mon tour vous protéger.

VALENTIN.

Avez-vous ce pouvoir ?

L’OUVRIER.

Plusieurs se disent et se croient les maîtres. Il n’y en a pas d’autre que moi. Je suis celui qu’on appelle le vengeur !

VALENTIN.

Ah ! c’est vous ?

LE VENGEUR.

C’est moi.

VALENTIN.

Après ce qu’on dit de vous et ce que j’en sais, je suis surpris de ne point vous trouver ingrat.

LE VENGEUR.

On ne dit rien de trop, et vous ne savez pas tout ; mais que j’agisse par sentiment ou par politique, ne vous en occupez point. Sachez seulement que vous êtes libre. Ils font, je crois, un dictateur là-bas, à l’Hôtel-de-Ville. Le dictateur est moins en sûreté que vous. Malheur à qui viendrait vous toucher sous ma main !

VALENTIN.

Quel que soit votre pouvoir, vous ne me sauverez pas malgré moi. Je n’accepte la liberté qu’à deux conditions.

LE VENGEUR.

Faites-les connaître.

VALENTIN.

Ma femme et ses parens, qui sont ici, seront conduits hors de la ville, dans l’asile qu’ils désigneront.

LE VENGEUR.

Je l’accorde, et même ils emporteront ce qui leur plaira.

VALENTIN.

Je vous remercie pour les vieillards. Quant à ma femme, elle n’emportera comme moi que ses vêtemens. Nous ne possédons pas autre chose. Nous donnons tout.

LE VENGEUR.

À qui ?

VALENTIN.

Dans l’avenir, à Dieu ; dans le présent, à ceux qui nous dépouillent. Désormais la comtesse de Lavaur n’a besoin que d’une aiguille ; moi, je n’ai besoin que d’une épée.

LE VENGEUR.

Je vous comprends. Est-ce tout ?

VALENTIN.

Je veux que vous me compreniez bien. Je suis gentilhomme et j’ai mes scrupules. Vous comprenez bien que je n’accepte la liberté que pour vous faire la guerre, et que je vous la déclare éternelle. Fugitif et blessé, vous m’avez loyalement dit que vous ne déposeriez pas les armes. Proscrit à mon tour, je vous en dis autant. Si vous n’avez pu pardonner à la société des torts qu’avec plus de grandeur d’âme vous auriez soufferts et qu’avec plus d’instruction vous auriez excusés, je me révolte à meilleur droit contre vos maximes insensées et contre vos desseins sauvages. Vous n’êtes à mes yeux que des fous ou des scélérats. Si j’étais le maître, je vous plongerais dans les cachots, ou je vous rejetterais au-delà des mers dans un exil d’où vous ne sortiriez jamais. Je vous nie absolument tous les prétendus droits en vertu desquels vous êtes devenus ce que vous êtes. Vous n’avez de droit qu’au châtiment.

LE VENGEUR.

Comte de Lavaur, je vous avertis que vous me bravez sans péril ; j’ai besoin de vous. Ne vous étonnez point. Ce que j’attends de vous, vous êtes disposé à le faire. Je ne défends ni la vertu des révolutionnaires, ni la sainteté de leur mission. Je pratique les hommes de plus près que vous, et je sais ce que j’en pense. Je vois les choses, je vois où elles vont, je me propose de les pousser loin. Je suis au-dessus de tous les argumens comme de tous les remords. Je ne ferai pas non plus le procès à la société, le procès est fait. Elle est jugée, jugée à mon tribunal depuis long-temps. Vous direz qu’elle vaut mieux que son juge, et que je ne suis pas un juge légitime. C’est votre doctrine, ce n’est pas la mienne ; ce n’est pas non plus celle de la société, car je tiens d’elle-même, de ses professeurs officiels, que l’homme relève uniquement de sa propre raison ou de son instinct.

VALENTIN.

Les insensés !

LE VENGEUR.

Parfaitement insensés à votre point de vue, au mien parfaitement sages ; mais nous ne discuterons pas ce point de philosophie. Il serait long à vider entre nous, et nous avons autre chose à faire. Je dis donc que la société est jugée, au moins par moi. Je dis qu’elle est vaincue, que j’ai le pied sur sa gorge, qu’elle ne se relèvera pas. Sans contester à la société aucune de ses vertus, vous avouerez qu’elle a dû se donner quelques torts pour mériter de tomber entre mes mains.

VALENTIN.

Oui ; elle vous a enfantés dans ses adultères, et vous avez grandi pour sa punition. Dans ses larmes et dans ses repentirs, elle enfantera des saints qui grandiront pour son salut. Ceux-là peut-être sont déjà nés, et peut-être même déjà sont des hommes. Ils vous replongeront au sein des ténèbres, d’où le crime de l’esprit ne vous a tirés que pour multiplier les crimes ignobles de la main. Vous commettrez beaucoup de méfaits et beaucoup de forfaits. Vous entasserez les ruines. Vous ferez périr beaucoup d’innocens. Vous ne parviendrez pas à fonder un gouvernement, vous n’échapperez pas à la défaite et à la mort. Plus vous irez vite, moins vous irez loin. Si vous n’apparaissez que comme les instrumens d’une justice qui punit les crimes du monde, quelle sera votre punition, à vous ? L’intelligence ne vous manque point comme aux brutes que vous déchaînez. Vous savez donc ce que vous êtes et ce que vous faites. Vous savez qu’en un seul jour vous déployez plus d’égoïsme, vous commettez plus d’iniquités, vous opprimez plus d’innocentes victimes, vous répandez plus de sang et vous faites plus de misérables que vous n’en pouvez reprocher à la société dans le cours d’un siècle.

LE VENGEUR.

Eh bien ?

VALENTIN.

Eh bien ! il y a un Dieu.

LE VENGEUR.

C’est la question. Vous affirmez, je nie. Vous affirmez dans l’intérêt du bourgeois. Faisons venir un bourgeois ; demandons-lui s’il existe vraiment un Dieu qui défend de vendre à faux poids, de vivre en concubinage, de faire des livres athées et de tenir des discours menteurs. En dépit de Dieu, je me fie au bourgeois pour prolonger mon règne.

VALENTIN.

Quand Dieu a puni le blasphème, il écoute la prière. Il pardonne au coupable en faveur de l’innocent. Vous traverserez le monde, vous n’y régnerez point. Si l’épée ne peut vous abattre, une fronde vous abattra, et si la fronde manquait comme l’épée, s’il n’y avait plus sur la terre une ame assez fière pour vous haïr, un bras assez fort pour vous vaincre, Dieu saurait encore humilier votre orgueil et constater votre ignominie. Ne parlez plus de règne et d’empire. Vous ne deviendrez pas des législateurs, vous resterez des bandits, et vos noms, après avoir usurpé les pages de l’histoire, retourneront s’enfouir dans les registres de la police. Nous savons pourquoi vous voulez détruire la société : ce n’est pas qu’elle vous semble injuste et impure comme vous le dites, c’est qu’elle est au contraire trop juste encore et trop pure à votre gré. C’est que, malgré toute sa mollesse, tous ses relâchemens, tout le cynisme de sa folie et de son impudeur, elle ne peut s’oublier jusqu’à vous faire place, et ne saurait avoir en effet de place pour vous. Par vos passions, par vos appétits, par l’abjection de vos mœurs et de votre sottise, vous êtes au ban de tout ordre social possible. Votre conscience elle-même, d’accord avec celle du genre humain, vous défie de constituer une société où, restant ce que vous êtes, vous puissiez vivre un jour. Que n’a-t-on pas fait depuis quelque temps pour vous admettre dans la régularité de la vie civile ! On a abaissé toutes les barrières de la loi et celles mêmes de la morale ; on vous a donné tous les emplois, tous les honneurs, tout le pouvoir. Il y a une chose que cette misérable société n’a pu vous donner, c’est son estime, et une chose que vous n’avez pu faire, c’est de déguiser votre incapacité. Vous avez senti que le dégoût serait plus fort que la peur, et, comme des coupe-jarrets que vous êtes, vous n’avez usé du pouvoir que pour conspirer contre la société qui vous l’abandonnait.

LE VENGEUR.

Monsieur de Lavaur, vous croyez parler à un humanitaire, à un philosophe, à un démocrate, à un socialiste, et vous vous trompez étrangement. Je suis de votre avis sur tous ces gens-là. Je ne dirai pas qu’ils sont vicieux et méchans, j’ignore ce que c’est que vice et vertu ; mais ce sont des imbéciles. Je les connais, j’ai pensé comme eux, je me réserve d’en rire. Pour moi, je ne crois à rien, ni à la patrie, ni au progrès, ni à l’avenir, ni au bonheur, ni à Dieu, ni à l’humanité. Si j’aimais les hommes, je dirais comme vous, et je serais avec vous. Je n’aime pas les hommes, je les hais d’une haine infinie et insatiable. N’y en eût-il plus qu’un sur la terre, celui-là fût-il vous, devant qui j’éprouve je ne sais quoi qui m’étonne et qui n’est plus ma fureur, celui-là encore serait de trop ; et seul enfin, maître de la dernière vie, et l’ayant étouffée, je crois que je m’arracherais alors l’existence pour m’ôter mon dernier ennemi, et à l’infâme destin sa dernière victime. Tout m’a trompé, tout m’a menti ; je me suis trompé et menti à moi-même ; j’ai à venger sur le monde et sur moi d’indescriptibles tortures. Long-temps j’ai cherché à deviner l’énigme qui me tourmente. J’ai voulu m’avancer dans toutes les voies où j’ai cru que je trouverais la lumière et le bonheur. J’ai reconnu que l’œil de l’homme n’est pas fait pour la lumière, et que son cœur et ses sens se refusent au bonheur ; mais je goûte une sorte de joie à voir du sang, des débris, des larmes ; tout ce qui croule dans le monde m’apporte une espèce d’allégement. Il y a une chose qui me plaît dans votre religion, c’est l’annonce du jugement dernier. J’y voudrais être. Une société de moins est un poids de moins sur ma poitrine. Je me distrais à voir toujours une partie de cette stupide humanité creuser pour l’autre des gouffres où elle tombe elle-même ; cependant le spectacle de ses misères n’est qu’une faible compensation de l’horreur qu’elle m’inspire. Ah ! je n’ai pas choisi d’être homme. Si je le pouvais, je ne serais pas un homme : je serais un lion dans ces déserts où d’immondes reptiles habitent seuls les ruines des cités.

VALENTIN.

Je me souviens maintenant d’une parole que je vous ai dite autrefois : je vous ai annoncé que l’orgueil sauvage qui fermait vos yeux à la lumière de l’Évangile vous rendrait fou. Vous l’êtes.

LE VENGEUR.

Par conséquent, il est inutile que nous raisonnions davantage. Vous avez raison. Voici, en deux mots, le plan de ma folie, et pourquoi je vous apporte la liberté. Dans mon opinion, les saints que vous attendez, et qui doivent sauver le monde, tarderont fort à paraître. Je ne crains rien qu’une victoire trop facile et trop prompte. Vos bourgeois ne demanderont qu’à se soumettre, et nos chefs révolutionnaires et socialistes qu’à s’arranger avec eux. Les voilà pourvus, ils vont devenir conservateurs. Je ne l’entends point ainsi, et je veux donner à la bourgeoisie des chefs qui l’obligent à résister. L’énergie de vos convictions vous rend propre à ce rôle. Voulez-vous le remplit ?

VALENTIN.

Oui.

LE VENGEUR.

Dites adieu à vos parens.

VALENTIN.

Mes adieux sont faits. Vos satellites ont assassiné mon père et ma mère, et ma femme a pris l’habit des veuves pour ne le plus quitter.

LE VENGEUR.

Elle est jeune et belle, et vous vous aimiez : je vous plains tous deux.

VALENTIN.

Nous sommes chrétiens, et moins à plaindre que vous.

LE VENGEUR.

Peut-être que, si j’avais rencontré beaucoup d’hommes comme vous, mes pensées seraient autres. Donnez-moi la main.

VALENTIN.

Je serrerai votre main quand je n’y verrai plus de sang ; d’ici là, ne me touchez qu’avec votre poignard.

LE VENGEUR.

Vous êtes tel que je vous veux. (Montrant Griffard.) Cet homme va rester pour protéger la maison et ses habitans. Moi, je vous accompagnerai jusqu’aux portes de la ville. Sortons d’ici sans mystère, pour apprendre tout de suite aux dictateurs quel est leur pouvoir devant le mien. Plus d’un croit être ministre qui ne sera que juré du tribunal révolutionnaire. Ils s’attendent à régner dans les délices ; je les nourrirai d’angoisses et de sang.

VALENTIN.

Ô justice de Dieu !

  1. Cette proclamation est authentique et historique.