Le Laurium et les mines d’argent en Grèce

Le laurium et les mines d’argent en Grèce
Ch. Ledoux


LE LAURIUM
ET
LES MINES D’ARGENT EN GRÈCE

Nous voyons ordinairement l’antiquité grecque à travers nos souvenirs classiques ; nous regrettons volontiers avec le poète ces temps

…… Où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux.

En notre siècle de prose, nous aimons à nous représenter ces sociétés affinées et polies, ce peuple de penseurs, d’artistes et de guerriers, amoureux de la beauté sous toutes ses formes, et uniquement voué au culte de l’idéal. Dans ce brillant tableau, le travail, l’humble trayait des mains, n’apparaît nulle part. Alors pourtant, comme aujourd’hui, il était la grande loi de l’humanité, et l’âge d’argent n’en fut pas plus exempt que l’âge d’airain ou l’âge de fer. Seulement, l’organisation sociale antique étant fondée sur l’esclavage[1], les hommes libres tenaient l’industrie en médiocre estime, et les écrivains en parlent rarement. L’industrie formait cependant l’une des sources les plus importantes de la richesse publique ; c’est ainsi que l’exploitation des mines du Laurium a puissamment contribué à la grandeur et à la prospérité de la république athénienne aux temps de Thémistocle et de Périclès.

Une récente excursion dans l’Attique nous a permis d’examiner les traces de l’ancienne industrie minière. Sur une surface de 20,000 hectares, le sol a été fouillé dans tous les sens, percé de puits nombreux, recouvert par des masses énormes de déblais et de scories. L’industrie moderne est venue à son tour tirer parti de ces restes oubliés, et elle a eu à lutter non-seulement contre la nature, mais aussi contre les hommes ; la protection des intérêts engagés a même provoqué dans ces derniers temps l’intervention diplomatique de la France et de l’Italie. La question du Laurium présente donc, outre un intérêt historique et archéologique, un caractère d’actualité dû à l’importance internationale qu’elle vient d’acquérir.


I

On s’accorde généralement à désigner sous le nom de Laurium le large promontoire qui forme la partie méridionale de l’Attique, et qui se termine au sud par le cap Colonne, autrefois cap Sunium. C’est une contrée montagneuse dont le sol aride se compose principalement de micaschistes et de calcaires-marbres métamorphiques. L’altitude moyenne des sommets varie de 200 à 300 mètres. Les côtes sont dentelées de criques et de baies, dont plusieurs constituent des ports naturels très sûrs. Tels sont notamment les ports de Thorico (port Mandri) et d’Ergastiria que protège contre les vents et la mer du large l’île longue et étroite de Makronisi, et qui, par les mauvais temps, servent de refuge aux navigateurs. Makronisi est l’ancienne île d’Hélène ou de Cranaa. Strabon la décrit comme âpre et déserte, et elle n’a pas changé depuis lors. Plus au sud et à l’ouest du cap Sunium est l’île aux Anes, autrefois île de Patrocle, qui tirait son nom du préfet de la flotte égyptienne envoyée par le fils de Ptolémée Lagus au secours des Athéniens.

Cette contrée, essentiellement maritime, était habitée par une nombreuse population de matelots, parmi lesquels Athènes recrutait le personnel de ses flottes, tandis que les autres dèmes fournissaient surtout des soldats. Les villes étaient presque toutes bâties sur le littoral. C’étaient l’antique Thorico, l’une des douze villes fondées dans l’Attique par Cécrops, et qui fut fortifiée pendant la vingt-quatrième année de la guerre du Péloponèse ; on y voit encore les ruines d’un temple, d’un théâtre, les restes d’une acropole et des décombres considérables ; — Anaphlystos, célèbre par ses poteries recouvertes d’un vernis brillant, et où s’élevaient les temples du dieu Pan et de la Vénus Coliade ; s’il faut en juger par un passage d’Aristophane, les mœurs des habitans se ressentaient du choix de leurs divinités protectrices ; — Sunium, qui fut fortifiée pendant la dix-neuvième année de la guerre du Péloponèse, afin de protéger les navires chargés de blés se rendant de l’Eubée à la capitale ; la ville était bâtie au pied du célèbre promontoire que surmontent aujourd’hui les ruines du temple de la Minerve Suniade. L’intérieur des terres est aride et desséché ; les sources sont très rares, et, par un singulier phénomène géologique, l’eau des pluies ne séjourne pas à la surface : elle se rend immédiatement à la mer par des cavités souterraines. Les vallées sont recouvertes d’une végétation clair-semée, composée de bouquets de pins et d’arbustes odorans, dont la verdure sombre contraste avec l’éclatante blancheur des sommets calcaires. Le voyageur qui parcourt ces contrées sauvages ne tarde pas à reconnaître les restes nombreux des exploitations antiques ; à chaque pas, il rencontre cachée sous une touffe de genévriers l’ouverture béante d’un puits ou d’une galerie, il aperçoit des débris de constructions, des amas de scories noirâtres, étalées sur de larges surfaces au penchant des collines ou dans le fond des vallées, des monticules arrondis qui interrompent la régularité des mouvemens du sol et qui, sous le manteau de terre végétale dont ils sont recouverts, se composent de fragmens accumulés, colorés par des imprégnations métalliques et arrachés des entrailles de la terre. La nature, qui efface lentement, mais sûrement, les traces du travail humain, n’est pas encore parvenue à faire disparaître ces témoins du labeur de vingt générations.

Les gisemens métalliques se présentent en filons et en couches puissantes, intercalées au contact des micaschistes et des calcaires, et se poursuivant sur de grandes étendues avec une continuité et une régularité remarquables. Ils sont formés de galène (plomb sulfuré) argentifère disséminée dans une gangue de fer carbonate spathique, avec des minerais de zinc, d’antimoine et des traces de cuivre. D’après Pline, on trouvait également dans les mines d’argent de Thorico des émeraudes de qualité inférieure.

L’exploitation des mines du Laurium remonte à la plus haute antiquité. Pline raconte qu’elles auraient été découvertes par Érichthonius, roi d’Athènes au XVe siècle avant notre ère ; d’après Xénophon, personne de son temps n’essayait de dire depuis quelle époque elles étaient ouvertes. La classification des citoyens d’après leurs revenus ordonnée par Solon prouve que les fortunes d’Athènes étaient alors fort restreintes, d’où l’on peut conclure que l’exploitation des mines ne donnait pas encore de grands bénéfices ; mais elle se développa rapidement au siècle suivant. Du temps de Thémistocle, l’état percevait une redevance en nature d’un vingt-quatrième du produit des mines ; chaque citoyen recevait 10 drachmes, sur les impôts ainsi prélevés, et comme la population d’Athènes, comptait au moins 20,000 personnes, on voit que le produit des mines devait s’élever à 4,800,000 drachmes (environ 4,300,000 francs). Trente ans plus tard, sous Périclès, l’exploitation atteignit son apogée ; les revenus qu’elle procurait à l’état servirent à payer les énormes dépenses occasionnées par la construction des édifices publics et par les préparatifs de la guerre du Péloponèse. Les mines étaient la propriété de l’état, qui, louait aux citoyens par bail perpétuel, aliénable et transmissible aux héritiers. Outre la redevance annuelle dont il a été parlé ci-dessus, la concession était accordée moyennant une somme d’un talent et demi (8,100 francs). Tel est le prix qui fut payé par Vicias, par Callias et par un nommé Panténétes ; ce dernier en acheta une autre moyennant 45 mines (4,050 francs). D’après une curieuse inscription trouvée à Thorico, Pheidon d’Aixonie, dème de l’Attique, acheta les esclaves et les mines de la plaine voisine à la (condition que le vendeur pourrait, moyennant remboursement du prix d’achat, rentrer en possession de sa propriété. Dans cette inscription, l’ensemble de l’exploitation est désigné sous le nom d’Ergastiria, que l’on retrouve avec la même acception dans un discours de Démosthène. Le droit d’exploitation était appuyé sur des plans qui indiquaient les limites des concessions, et l’on devait ménager entre chacune d’elles à l’intérieur des travaux des piliers de séparation[2]. Néanmoins l’exploitation des mines donnait lieu à de nombreux procès. Les entrepreneurs se faisaient la guerre sous terre, se pillaient les uns les autres, et venaient ensuite se plaindre devant les juges en employant des termes de leur art que ces magistrats ne comprenaient point. On fut obligé de créer pour ces sortes de contestations un tribunal spécial qu’on nomma cour métallique, et les lois qui y étaient relatives s’appelaient lois métalliques. Les juges étaient choisis parmi les hommes experts dans l’art des mines et de la métallurgie[3].

La malheureuse guerre du Péloponèse porta un coup funeste à l’exploitation des mines en même temps qu’à la puissance de la république. Dès la deuxième année de la guerre, les Lacédémoniens envahirent l’Attique, et, après avoir ravagé la plaine, s’avancèrent vers la partie qu’on appelle maritime (Paralos), jusqu’au pied du mont Laurium, où les Athéniens avaient leurs mines d’argent. Toutefois les travaux furent repris avec activité après le départ des ennemis, continuèrent à enrichir Athènes, lorsque Alcibiade, trahissant les secrets de la puissance de son pays, engagea les Lacédémoniens à fortifier Décélie qu’ils occupaient, et à s’emparer des mines. Ce conseil fut écouté, et l’année suivante, la dix-huitième de la guerre, vit la ruine complète de l’entreprise. Pendant que les Lacédémoniens ravageaient la contrée et interceptaient les convois de blé qui se rendaient autrefois de l’Eubée à Athènes par Oropos, 20,000 esclaves, la plupart employés dans les mines, se révoltèrent et prirent la fuite. Privée de ses principaux revenus, Athènes dut renvoyer les mercenaires thraces, et fut bientôt bloquée et affamée dans ses murailles. La désastreuse expédition de Sicile avait épuisé les ressources de la république, et, après des alternatives de succès et de revers, les Athéniens finirent par succomber.

La période de calme relatif qui suivit le retour de Thrasybule dans sa patrie permit aux mineurs de reprendre leurs travaux, cependant jamais on ne vit revenir la prospérité passée : les ouvriers expérimentés avaient disparu, et les traditions, qui tiennent une place si importante dans ces sortes de travaux, étaient à peu près oubliées. Xénophon consacre un chapitre de son livre des Revenus à l’exploitation des mines du Laurium : « Bien que, dit-il, de temps immémorial on en retire le minerai, réfléchissons combien sont encore bas les déblais des collines où se produit l’argent natif. Le gisement métallique, loin d’aller en s’épuisant, s’étend chaque jour davantage ; alors même qu’on y employait le plus de bras, pas un seul homme n’a manqué d’ouvrage, c’était l’ouvrage au contraire qui excédait le nombre des ouvriers… Nous devons donc envoyer résolument aux mines une grande, quantité d’ouvriers, nous devons résolument y fouiller, certains que le minerai ne nous manquera pas, et que jamais l’argent ne perdra de son prix. L’état du reste en a jugé ainsi longtemps avant moi, car il accorde les privilèges des citoyens à tout étranger qui veut faire des fouilles dans les mines… Une chose réellement étonnante, c’est que l’état voie une foule de particuliers s’enrichir de l’état lui-même, et qu’il ne fasse pas comme eux. Ainsi, parmi ceux qui à une époque reculée se sont livrés à cette exploitation, nous savons que Nicias, fils de Niceratus[4], occupa dans les mines 1,000 ouvriers loués par lui à Sosias de Thrace, devant produire chacun, tous frais faits, une obole par jour[5]. A son tour, Hipponicus avait 600 esclaves embauchés aux mêmes conditions et qui lui rapportaient, tous frais déduits, une mine d’argent par jour[6]. 300 esclaves rapportaient à Philoménide une demi-mine, et ainsi de tant d’autres qui gagnaient en proportion de leurs mises. A l’exemple des particuliers, qui en achetant des esclaves se font un revenu perpétuel, l’état devrait en acheter aussi à son compte, jusqu’à ce que chaque Athénien en eût trois. Si donc on réunit d’abord 1,200 esclaves, on peut calculer qu’un accroissement successif au bout de cinq ou six ans n’en donnera pas moins de 6,000. Or ce nombre rapportant, tous frais faits, une obole par jour et par esclave, le produit annuel sera de 60 talens[7]. » Xénophon propose ensuite d’ouvrir de nouvelles mines, et d’associer dans cette entreprise les dix tribus d’Athènes, à chacune desquelles l’état accorderait le même nombre d’esclaves. Il prévoit le cas où la guerre viendrait de nouveau désoler l’Attique, et il croit nécessaire d’ajouter aux fortifications d’Anaphystos et de Thorico un troisième fort intermédiaire à l’endroit le plus élevé du vallon qui les sépare[8].

Les conseils de Xénophon paraissent avoir été entendus. Quelques années plus tard, les recherches étaient poussées avec une telle activité qu’au dire de Démétrius de Phalère les Athéniens semblaient vouloir arracher Pluton lui-même des entrailles de la terre ; mais le succès ne répondit pas aux espérances qu’on avait conçues. Au premier siècle avant notre ère, un soulèvement d’esclaves mit fin aux travaux de mines proprement dits. Les entrepreneurs traitant leurs ouvriers d’une manière inhumaine, ceux-ci se révoltèrent, sortirent armés du sein de la terre, mirent tout à feu et à sang, prirent Sunium d’assaut, portèrent la désolation dans les bourgades voisines, et saccagèrent tellement toute la côte maritime de l’Attique qu’elle ne put jamais se rétablir.

Au temps de Strabon (10 ou 15 ans avant Jésus-Christ), les mines de l’Attique étaient considérées comme épuisées ; les fondeurs se contentaient de traiter, non plus les minerais provenant des travaux souterrains, mais les anciens débris de mines et les scories, dont ils savaient extraire le plomb et l’argent que les procédés imparfaits des anciens y avaient laissés. Cette même opération, comme on le verra tout à l’heure, a été tentée avec succès par les modernes. Le fait rapporté par Strabon explique la teneur relativement pauvre des scories du Laurium comparée à celle des scories antiques d’Espagne et de Sardaigne. Enfin Pausanias (174 ans après Jésus-Christ) par le de l’exploitation de ces mines comme d’un fait historique enseveli dans la nuit du passé.

Pendant cette longue période, l’activité industrielle du Laurium avait été considérable : des milliers de travailleurs esclaves y avaient consumé leurs forces, et plus d’un avait payé de sa vie l’avidité des entrepreneurs, qui abattaient les piliers de soutènement ménagés dans les travaux. La condition de ces malheureux devait être extrêmement dure. C’étaient d’anciens hommes libres trahis par. la fortune de la guerre, ou des habitans des côtes de la Macédoine, de la Thrace et de l’Asie-Mineure enlevés de force par les marchands on vendus par les satrapes et les princes, qui faisaient commerce de leurs sujets comme aujourd’hui les roitelets d’Afrique. Que devait être l’existence de ces hommes, loués comme des bêtes ; de somme par leurs maîtres s à des entrepreneurs peu scrupuleux et ensevelis vivans dans le sein de la terre ! Leur travail était très pénible ; six d’entre eux pouvaient à peine produire autant qu’un seul de nos ouvriers aidé de la poudre et de la vapeur. Armés d’un pic en fer à tête plate et d’une pointerolle, barre cylindrique terminée par une pointe conique, les mineurs arrachaient pour ainsi dire la roche miette à miette, et l’on est effrayé quand on songe à l’énorme dépense de force que représentent les milliers de puits et de galeries et les vastes excavations du Laurium, creusés dans le marbre ; et le micaschiste durs. Les plus anciens travaux communiquaient avec la surface par des galeries inclinées ; mais, à mesure qu’ils s’étendirent, il fallut rejoindre les couches par des puits profonds parfois de 100 mètres. Ceux-ci étaient toujours rectangulaires et avaient en moyenne 1m,30 de largeur sur 1m,80 de longueur. Les parois en sont encore parfaitement lisses ; de distance en distance, elles portent des entailles qui servaient à assujettir les échelles.

Les vides pratiqués dans les couches sont immenses. Nous avons pénétré dans l’une de ces mines où aucun être humain n’était entré depuis près de 2,000 ans. Elle avait été probablement abandonnée à la suite de quelque révolte d’ouvriers, car les fronts de taille étaient intacts, et les traces de coups de pic sur la roche parfaitement nets ; le sentier, usé par les longues files de porteurs, était indiqué de distance en distance par de petits tas de pierres méthodiquement rangées et cimentées entre elles par le dépôt calcaire des eaux qui suintent du toit goutte à goutte. Dans un coin, un pic en fer sans manche, sur les parois, dans une niche noircie par la fumée, une lampe en terre cuite ; enfin dans un lieu un peu plus aéré, près du puits, de grossiers dessins gravés sur le sol avec une pointe dure et recouverts comme d’un vernis par l’enduit calcaire provenant du dépôt des eaux indiquaient l’endroit où se reposaient les travailleurs. Nous ne pouvions nous défendre d’une vive émotion en présence de ces traces pour ainsi dire vivantes ; il nous semblait à chaque instant que nous allions trouver au détour d’une galerie quelque mineur s’efforçant d’entamer la roche compacte au moyen de sa faible pointerolle, ou voir surgir dès profondeurs de l’ombre un esclave antique marchant péniblement, les épaules courbées sous le poids d’un sac de minerai.

Après avoir subi dans la mine un premier triage, le minerai était transporté soit à dos d’homme par les galeries inclinées, soit peut-être par les puits à l’aide de treuils, aux ateliers de préparation, où il était cassé au marteau, puis trié définitivement. Les parties les plus pauvres étaient broyées dans des mortiers en fer ou en pierre dure, et enrichies par le lavage. Les restes de laveries sont très nombreux ; plusieurs d’entre elles ont été recouvertes par des scories pendant la période de refonte dont parle Strabon, et sont d’une conservation parfaite. Elles se composent de bassins parallélipipédiques, cimentés, réunis entre eux par des canaux et disposés suivant un carré de 10 ou 11 mètres de côté. Au milieu est une aire horizontale ou peu inclinée. L’un de ces bassins renfermait probablement un crible, car il porte sur les parois deux rainures longitudinales qui paraissent destinées à encastrer des pièces de bois ; les autres servaient de bassins de dépôt : les matières fines les plus riches et par conséquent les plus lourdes s’y réunissaient. L’eau était recueillie précieusement dans de grandes citernes cylindriques ou rectangulaires, creusées dans le roc, cimentées, et dont la capacité variait de 300 à 1,500 mètres cubes. Un escalier ménagé sur une des parois permettait aux ouvriers de descendre jusqu’au fond pour enlever les boues de dépôt.

Les matières provenant du triage et du lavage, et rejetées par les anciens comme stériles, se sont accumulées en masses énormes auprès des laveries et des puits. Par suite des procédés imparfaits mis en usage, elles n’ont pas été complètement appauvries et tiennent encore en moyenne 6 ou 7 pour 100 de plomb et de 100 à 120 grammes d’argent par tonne. Ce sont ces matières qui constituent les terres métallifères, minerais de halde, rejets de mines ou ekboladès, dont il sera plus d’une fois question dans cette étude.

Les fonderies étaient ordinairement placées près des mines et des laveries ; quelques-unes se trouvaient sur le bord de la mer, comme à Thorico, Cypriano, Ergastiria, Pacha, Lagrana. D’autres, en grand nombre, étaient disséminées dans l’intérieur des terres aux lieux qu’on nomme aujourd’hui Megala-Pephka, Berzeko, Sinterini, etc. Plusieurs fours, remontant à la période grecque, ont été découverts sous les scories. Ils étaient très bas, cylindriques, d’environ 1 mètre de diamètre, et construits avec des micaschistes du Laurium ou avec des trachytes très réfractaires provenant de l’île de Milo. Le combustible était du charbon de bois, fourni soit par les forêts du pays, soit par celles de Thrace et de Macédoine. Le courant d’air était entretenu par des soufflets mus à bras d’hommes. Au-dessus des fours on élevait de hautes cheminées, afin de soustraire les ouvriers et les champs environnans à l’action délétère des fumées de plomb.

Les produits de la fusion étaient de trois sortes : 1o le plomb d’œuvre renfermant de 1,500 à 3,000 grammes d’argent par tonne ; 2o la scorie ; 3o la cadmie ou oxyde de zinc. Celle-ci se déposait dans les cheminées et sur les parois des fours sous forme de plaquettes. Elle était employée en médecine. Le plomb d’œuvre était soumis, comme aujourd’hui, à la coupellation, opération qui consiste à exposer le métal fondu à l’action d’un courant d’air : le plomb s’oxyde, se transforme en litharge, qu’on enlève au fur et à mesure, et l’argent reste au fond du creuset. On n’a pas encore rencontré de restes de fours de coupellation ; toutefois des débris de litharges jaunes et rouges, trouvés au milieu des scories, semblent indiquer que l’opération était pratiquée sur place. Ces litharges, que Pline nomme « écume d’argent, » étaient en partie vendues au commerce, en partie révivifiées, et donnaient du plomb pauvre qui servait à fabriquer des tuyaux, des lampes, des vases, des crampons de scellement, de la céruse.

Lorsqu’on étudie de près l’industrie antique, on est frappé du degré d’avancement vraiment remarquable qu’avaient atteint dès cette époque les connaissances techniques, surtout celles qui constituent l’art d’extraire et de fondre les métaux. La disposition des galeries de mine, la profondeur des puits, l’exactitude avec laquelle chaque veine de minerai a été suivie et exploitée, enfin l’étendue des travaux souterrains, prouvent que, sans connaître la géologie, les anciens possédaient des notions empiriques très justes sur l’allure des couches et des filons. D’autre part, les fondeurs ignoraient en vertu de quelles actions chimiques ils opéraient dans leurs fours la réduction des sulfures métalliques, l’expulsion des gangues par les scories, la séparation du plomb et de l’argent au moyen de la coupellation, et pourtant, sauf la différence résultant de l’emploi des engins mécaniques perfectionnés, leurs procédés étaient à peu près les mêmes que ceux qui sont encore en usage aujourd’hui. Ici, comme dans toutes les sciences d’observation, la pratique a devancé la théorie.


II

Avec la cessation des travaux miniers, la vie se retira peu à peu du Laurium. Exposées aux incursions continuelles des conquérans pillards qui se disputaient le sol de la Grèce. Normands, Siciliens, Catalans, Vénitiens, Génois ou Turcs, les villes du littoral se dépeuplèrent et furent abandonnées. L’expulsion des Turcs et la constitution du gouvernement hellénique n’apportèrent aucune modification à cet état de choses, et jusqu’en 1864 le pays resta tel que l’avait vu Chateaubriand en 1806 : point de routes, point d’habitans, partout le silence et la solitude dans- ces lieux remplis autrefois de bruit et de mouvement ; le seul centre de population était le misérable village de Kératea, comptant à peine 800 âmes. La contrée était devenue le refuge habituel des bandits de l’Attique, et l’on verra qu’ils n’en ont pas oublié le chemin. Toutefois la situation a bien changé. Le voyageur qui veut aujourd’hui visiter le Laurium peut prendre au Pirée un bateau à vapeur qui l’amènera en quelques heures à Ergastiria ; il verra le pays sillonné de routes, il entendra retentir dans la montagne les sifflemens aigus de la locomotive, et, si Kératea se montre à lui aussi pauvre qu’en 1806, il trouvera en revanche, non loin de l’ancienne Thorico, une ville industrielle animée de tout le mouvement et de toute l’activité modernes, spectacle rare dans ces contrées d’Orient, où règnent en maîtres la paresse et le far niente. Huit ans ont suffi pour opérer cette métamorphose ; elle est due tout entière à l’énergie patiente des étrangers qui sont venus apporter à ce pays oublié leurs capitaux, leur expérience et leur habileté pratique.

Un soir de mai 1863, un Français et un Italien, propriétaires d’importantes mines métalliques en Espagne et en Sardaigne, représentans d’une grande maison de commerce de Marseille, débarquèrent d’un caïque sur la plage déserte d’Ergastiria, en face de l’île d’Hélène. Le lendemain et les jours suivans, conduits par un Grec qui leur servait d’interprète, ils parcoururent tout le pays, examinant avec soin les traces des anciennes fonderies, et se rendirent à Kératea ; ils demandèrent à parler au parèdre, lui proposèrent d’acheter tous les terrains sur lesquels gisaient les scories et les rejets de mines qu’ils avaient l’intention de fondre. La propriété n’est limitée ni cadastrée en Grèce, elle est le plus souvent indivise ; le sol du Laurium appartenait en grande partie à un certain nombre d’habitans du village, formant une sorte de société désignée sous le nom de Chinôtis. Le parèdre et les chefs de la Chinôtis s’assemblèrent ; après de longs pourparlers, on finit par tomber d’accord. Le contrat fut signé le dimanche devant l’église, à la sortie de la messe, en présence du pope et de tous les Kératiotes réunis. Les hommes avaient endossé pour la circonstance le pittoresque costume des palikares, fustanelle blanche, large ceinture renfermant le tabac et les armes, guêtres et veste brodées d’argent ou d’or ; les femmes se tenaient derrière, vêtues de la longue chemise de coton, soutachée de bleu, qui tient lieu de robe, la tête et la poitrine couvertes de ces larges pièces d’argent à l’effigie des petits souverains allemands du siècle passé, qui constituent à peu près la seule monnaie métallique du pays, en dehors des leptas en bronze. La journée fut consacrée aux réjouissances ; on tira force coups de fusil, on dansa pendant des heures entières, et l’on mangea sans fourchettes le mouton à la palikare, arrosé de vin résiné.

De nouveaux traités furent passés plus tard, soit avec la Chinôtis de Kératea, soit avec le couvent de Pentèle, pour l’achat d’autres scoriaux, qui furent découverts par la suite. Cependant une difficulté se présentait : depuis plusieurs années, le gouvernement grec et la Chinôtis étaient en contestation au sujet de la propriété des terrains boisés du Laurium. Les étrangers obtinrent du ministre des finances, M. Valvis, par l’intermédiaire de M. le vicomte Amelot, chargé d’affaires de France, une déclaration officielle par laquelle ce haut fonctionnaire s’engageait au nom de l’état à n’exercer, quelque fût le résultat du procès intenté à la commune de Kératea, aucune revendication sur les scoriaux acquis par la société franco-italienne, sauf sur une partie de celui d’Ergastiria. Pour ce dernier, il se contentait du dépôt d’un cautionnement de 12,000 drachmes (10,800 francs), représentant la valeur du terrain.

En même temps, les hardis explorateurs découvrirent sous une épaisse couche de terre végétale les rejets de mines dont personne avant eux n’avait soupçonné l’existence[9], et s’assurèrent de la possibilité d’en tirer parti. Ils en acquirent la possession des propriétaires du sol et demandèrent au gouvernement la concession « du droit d’exploiter les anciennes mines existant sur une certaine étendue de la commune de Laurium, et les anciens minerais de galène argentifère qui se trouvaient aux alentours des dites mines[10]. » La concession leur fut accordée sans restriction en 1867 ; elle a une étendue de 1079 hectares, et comprend à peu près la vingtième partie de la surface métallifère du Laurium. Forts de ces déclarations, de ces actes officiels du gouvernement grec, les étrangers se mirent à l’œuvre et créèrent en moins de deux ans l’une des plus grandes fonderies de plomb du monde.

La plage d’Ergastiria, improprement nommée sur les cartes marines anglaises Agastira, fut choisie pour l’emplacement de la nouvelle ville. Située au fond d’une baie profonde qui s’ouvre sur le canal de Mandri (Mandri-Channel), elle possède un port que lui envieraient des cités maritimes de premier ordre. A partir du rivage s’élèvent jusqu’à l’arête centrale du Laurium une série de collines couvertes de broussailles et de pins. La vue du haut des montagnes est admirable ; partout la mer apparaît entourant d’une ceinture azurée cette terre dont le charme sauvage est rehaussé par la splendide lumière de l’Attique. Au premier plan, la ville moderne, couronnée d’un nuage de fumée, un peu plus loin les ruines de l’antique Thorico, en face les rochers rougeâtres de l’île d’Hélène. A l’horizon, se dressent les sombres hauteurs de Carysto, dans l’Eubée ; vers l’est, Zea et ses sœurs des Cyclades sortent des flots bleus comme des perles brillantes. Vers le sud, les colonnes du temple de Sunium, restes d’une grandeur évanouie, se détachent sur le fond lumineux du ciel ; enfin au couchant, le regard charmé parcourt le golfe d’Athènes, salue l’île d’Egine, Salamine et ces rivages célèbres dont le nom réveille tant de glorieux souvenirs.

L’arrivée par mer à Ergastiria est saisissante. Dans le port se pressent des navires grecs, français et anglais. A côté des grands trois-mâts de 1,000 tonneaux, chargés de charbon de Newcastle, voici un bateau à vapeur français récemment arrivé de Marseille ; il est amarré près du môle, et de ses larges flancs sortent des pièces de machines, des outils, des wagons, des charpentes, des rails. Plus loin un vapeur de la marine grecque, celui-là même qui, pendant la guerre de Crète, échappait aux croisières turques et portait aux insurgés les armes, les munitions et les vivres. Autour de ces lourdes masses, glissent les caïques à, la poupe redressée, surmontés de leur élégante voile triangulaire ; ils apportent des îles de l’Archipel des légumes, des fruits, du poisson ; quelques-uns viennent de Lagrana, près d’Anaphlystos, et déchargent des scories. Les matelots sont enfouis dans l’immense pantalon turc, espèce de large sac en toile de coton bleue, dont les extrémités portent deux ouvertures pour les jambes. Près du rivage, à gauche, s’étendent trois grands hangars, sous lesquels on voit briller les feux étincelans des fours. En avant, comme de longs serpens, ondulent des ruisseaux de lave noirâtre ; ce sont les scories appauvries provenant de la fusion (gâtchas). Une multitude d’ouvriers à demi nus [gâtcheros) les enlèvent avec de lourds crochets en fer et les chargent sur des wagonnets en tôle ; un chemin de fer suit la rive, et les convois bruyans, traînés par des chevaux, vont déposer leur fardeau sur le bord septentrional de la baie, à 1 kilomètre de l’usine. Des halles de fusion part une interminable rangée d’arcades que l’on prendrait pour un aqueduc, c’est la galerie de condensation des fumées, longue de 1,400 mètres, où les vapeurs métalliques se déposent en partie avant d’arriver à la cheminée élevée sur un monticule isolé. Entre les hangars s’élèvent les bâtimens des machines soufflantes, construites à Marseille ; jour et nuit elles ne cessent de faire entendre leurs sourds ronflemens. A droite, on aperçoit les magasins, la maison d’administration, l’hôpital, où les ouvriers sont soignés aux frais de la compagnie, des écuries pour trois cents chevaux, enfin le village, dominé par l’église grecque aux murs polychromes. Là s’agite une population bariolée, offrant à l’observateur un échantillon de presque toutes les races européennes : le rude matelot anglais, aux favoris roux, aux épaules carrées, y coudoie le mince palikare, à la moustache noire, aux traits bronzés ; dans les cafés et les restaurans, l’Espagnol taciturne, au teint plombé, boit silencieusement sa tasse de chocolat à côté d’un Maniote vigoureux, conversant bruyamment dans une langue incompréhensible ; plus loin, un Italien raconte la campagne de Crète à un grand Alsacien aux cheveux blonds, aux yeux bleus, qui a fui la conscription prussienne et qui, sous le beau ciel de l’Attique, regrette les brouillards du Rhin et la bière de Mulhouse.

L’ordre n’est pas facile à maintenir dans un tel milieu. Autrefois le chef de l’établissement savait néanmoins y pourvoir sans trop de peine. Les plus turbulens tremblaient devant lui ; il tranchait les difficultés séance tenante, et infligeait au besoin vingt-quatre heures de prison aux tapageurs ; si un individu persistait à troubler la tranquillité publique, il était expulsé de l’usine et du pays. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui, depuis que le gouvernement a cru devoir envoyer dans la ville née d’hier une nuée de fonctionnaires : un préfet (ephoros), un sous-préfet, un capitaine de port et un sous-capitaine, un directeur et des inspecteurs des douanes, un chef de police et une quantité d’employés inférieurs, gendarmes, douaniers, gardes, etc. Malgré ce luxe d’administration, la police laisse singulièrement à désirer, et fait regretter la justice sommaire des premiers temps. Il y a six mois, le directeur fut averti d’Athènes qu’une bande s’était organisée pour s’emparer de lui et exiger ensuite, suivant l’usage grec, une rançon de plusieurs centaines de mille francs. N’ayant plus la liberté d’agir comme autrefois, il se vit bloqué pendant un mois dans l’usine, et encore devait-il être armé et escorté pour visiter le soir ses ateliers ; enfin un des hommes de la bande vendit ses camarades, et annonça que, le jour suivant, ils devaient se cacher sous un pont de chemin de fer à un kilomètre d’Ergastiria pour le saisir au passage. On les trouva en effet à l’endroit désigné ; on en arrêta quatre, qui furent relâchés peu de temps après.

Le recrutement des ouvriers a été une œuvre ardue dans un pays sans industrie, où pullulent avocats, médecins, journalistes, trafiquans, mais où le travail manuel est peu en honneur. Les Grecs continentaux n’ont pu être utilisés que comme charretiers, et il n’y en a pas moins de 300 à l’usine. Faute de patience, ils conduisent fort mal leurs bêtes, aussi la mortalité est-elle grande parmi ces dernières. De plus, ces Hellènes sont par trop fidèles aux traditions des jeux olympiques : quand les charrettes partent en longues files pour la montagne, après avoir déposé leur charge, les conducteurs y montent debout comme sur un char antique, les rênes d’une main, le fouet de l’autre, et, se défiant mutuellement, ils s’élancent à fond de train, au risque de se casser les os, ce qui arrive quelquefois, et de tuer leurs chevaux, ce qui arrive souvent.

Voici un exemple des dispositions que l’on rencontre chez cette population. Le jour même de notre arrivée, un Grec superbe, grand, large d’épaules et taillé en hercule, se présente au directeur et lui demande du travail. — Volontiers, répond M. d’A… dans ce langage inimitable composé d’espagnol, d’italien et de romaïque qui se parle à Ergastiria ; mais que sais-tu faire ? — Tout ce que tu voudras, seigneur. — Eh bien ! là-bas aux fours il y a de l’ouvrage pour toi, tu travailleras à enlever les gâtchas. — Au bout d’une heure, notre homme revient avec une mine assez piteuse et dit qu’il n’est pas fait pour une telle occupation, — les pistolets qu’il porte à la ceinture l’empêchent de se courber, il fait trop chaud, ses mains ne savent pas manier les lourds outils en fer. — Vois-tu, seigneur, cela, je ne puis pas le faire. En revanche, je sais me servir d’un fusil, et, si tu as besoin de te débarrasser de quelqu’un, je suis ton homme. — M. d’A…, n’étant pas du pays, ne se souciait pas beaucoup d’utiliser les talens de cet estimable travailleur ; il finit toutefois par lui donner la garde d’un scorial dans la montagne. Dans nos courses à cheval, nous rencontrions souvent ce singulier personnage ; nous le voyions sortir inopinément d’un buisson, nous souriant aussi gracieusement que le permettait sa face de bête fauve. Avec sa barbe noire hérissée, ses dents blanches, ses yeux brillans, son fusil sur l’épaule, ce demi-sauvage était alors vraiment beau, et nous ne pouvions nous empêcher de l’admirer nous devançant toujours sans fatigue apparente, quelle que fût notre allure, et courant droit devant lui comme un loup sans souci des broussailles et des ronces.

Les Maniotes, descendans des anciens Esclavons qui envahirent autrefois la Morée, donnèrent des manœuvres vigoureux et durs à la fatigue. Les îles de l’Archipel, principalement Milo, fournirent des maçons. Les mécaniciens, forgerons, charpentiers, sont Français, Italiens ou Anglais. Le personnel des mineurs et des fondeurs a été recruté tout entier dans les mines et l’usine que le fondateur de la société possède aux environs de Carthagène ; ils viennent ordinairement avec leurs familles, assurés d’une haute-paie, passer deux ans en Grèce, après quoi ils s’en retournent chez eux et sont remplacés par d’autres. Ce sont de bons ouvriers, dévoués, infatigables, esclaves de la consigne ; sans cet excellent noyau, on ne serait jamais arrivé à monter en si peu de temps la fabrication.

L’usine ne traite actuellement que des scories antiques qui tiennent de 8 à 12 pour 100 de plomb. On les mélange dans des proportions convenables, et on les charge avec du coke dans des fours cylindriques de 2 mètres de hauteur, soufflés par des ventilateurs. La scorie qui s’écoule par le bas contient encore 2 1/2 ou 3 pour 100 de plomb, deux autres centièmes sont enlevés par les fumées, et ce qui reste du métal est coulé deux fois par jour sous forme de saumons marqués ΕΛΛΛΣ. Ce plomb, très antimonieux, tient seulement de 300 à hOO grammes d’argent par tonne ; il est raffiné en partie à l’usine, et constitue alors le plomb ΦΩΣ. Il est vendu sous ces deux états à l’Angleterre, qui envoie en retour le combustible. On ne pratique pas la coupellation à l’usine. Chaque four passe de 30 à 35 tonnes de scories par jour, et il y a dix-huit fours, dont douze en marche constante, ne s’arrêtant ni jour ni nuit. On obtient annuellement de 9,000 à 10,000 tonnes de plomb, près de la moitié de la production totale de la France.

La plus grande des difficultés qu’on eut à vaincre fut le transport des scories qui étaient disséminées dans un rayon de 10 à 15 kilomètres autour de l’usine. Les divers amas furent reliés à Ergastiria par un réseau de 66 kilomètres de routes parfaitement empierrées, munies de ponts au passage des ruisseaux et praticables aux voitures en tout temps. Ce sont à peu près les seules routes en bon état qui existent dans tout le royaume. Trois cents chevaux furent réunis dans de vastes écuries, on construisit une quantité correspondante de matériel roulant, et c’est ainsi qu’on parvint, non sans peine, à livrer aux fours les 400 tonnes de scories qu’ils consomment journellement. Ces moyens étaient encore insuffisans pour apporter à l’usine, où ils devaient être lavés, enrichis et fondus, les minerais des haldes antiques que la société se proposait de traiter. Il faut 5 tonnes de ces minerais pauvres pour donner une tonne de minerai propre à la fusion, et la laverie, projetée sur des dimensions gigantesques, devait absorber 500 tonnes par jour. Les plus importans amas étaient situés dans les vallées de Camaresa et de Berzekô, de l’autre côté d’un faîte de 175 mètres de hauteur. On entreprit la construction d’un chemin de fer à voie d’un mètre qui, franchissant le col par un souterrain, vint desservir le district métallifère avec un parcours de 10 kilomètres. En dix-huit mois, cette œuvre considérable a été achevée : trois fortes locomotives construites à Mulhouse sont actuellement en circulation, et remorquent des trains de 110 tonnes sur des pentes de 26 millimètres par mètre. Les wagons, qui portent 6 tonnes chacun, ont été fournis par les chantiers de la Buire, à Lyon, les rails par les forges de Bességes, les machines-outils de l’atelier de réparation par Bouhey de Paris. Pendant ce temps, les appareils de la laverie, comprenant deux machines à vapeur de 90 chevaux chacune, étaient exécutés en Belgique ; ils n’ont pas été transportés en Grèce par suite des entraves que le gouvernement vint apporter à l’exploitation.

Ce n’avait pas été sans luttes que la société avait conduit son entreprise à ce degré de prospérité. Elle eut d’abord à combattre ce mal endémique en Grèce, le brigandage. Quelques mois après la mise en train de la fonderie, le directeur reçut par une voie inconnue un billet signé : Kytzos, prince de l’Attique. Ce haut personnage consentait à laisser les étrangers poursuivre librement leur industrie moyennant une redevance ou tribut de 50,000 francs par an : si ce modeste impôt n’était pas acquitté régulièrement et d’avance, le feu devait être mis à l’usine. On ne tint pas compte de la menace ; pendant un mois on vécut sur le pied de guerre, et l’on ne sortait d’Ergastiria qu’avec une escorte armée. Par un singulier hasard, auquel il paraît d’ailleurs que Kytzos était étranger, un incendie se déclara quelques jours après dans le magasin à fourrages. Le gouvernement grec était absolument impuissant, et la société ne dut compter que sur elle-même pour se faire respecter de son dangereux ennemi. Kytzos avait dans Athènes des amis très haut placés, à qui il rendait souvent visite, et ceux qui ne connaissent pas les mœurs du pays seraient fort étonnés, s’ils savaient le nom du personnage dont la maison abritait l’honorable brigand quand il venait dans la capitale. Il se piquait d’une exquise politesse, et n’aimait pas à verser le sang inutilement. Toutefois le trait suivant montre qu’il ne laissait pas les injures longtemps impunies : un prêtre grec, l’un de ses pourvoyeurs habituels, le prévient un jour que plusieurs Anglais doivent faire une excursion du côté du Parnès. Kytzos se rend au jour dit sur la route, cache ses hommes derrière les broussailles, car il préférait ne pas effrayer ses cliens ; quand la voiture parait, il fait signe au cocher d’arrêter et s’avance gracieusement vers le véhicule dont il ouvre la portière ; mais au lieu des Anglais qu’il s’attendait à y trouver, il voit trois officiers grecs et le pope, qui l’avait trahi. Avant qu’aucun des assistans eût pu s’y opposer, il arrache le traître de la voiture, le poignarde, se rejette en arrière vers ses hommes, échange des coups de feu avec les soldats qui arrivaient au pas de course, en tue deux et s’échappe avec sa bande.

Les fonds du bandit étaient placés chez un banquier d’Athènes ; ce fut ce qui le perdit. On prétend que le financier trahit son client pour garder l’argent, et dévoila le secret d’une de ses expéditions dans le Péloponèse. Surpris par les soldats, Kytzos fut tué à coups de fusil pendant son sommeil en 1868. Il eut pour successeur dans l’Attique un nommé Spanos, plus sanguinaire et plus cruel que lui. Spanos se joignit en 1870 à la bande des frères Arvanitakis que le drame d’Oropos a rendus célèbres. Ceux-ci étaient venus des frontières de Turquie avec l’intention de se saisir du directeur-général de la société, qui se trouvait alors en Grèce. Ils rôdèrent quelque temps autour de l’usine, et ce fut par le plus grand des hasards, un voyage à Athènes d’abord annoncé, puis contremandé, que celui qu’ils voulaient prendre échappa au danger qui le menaçait et qu’il n’apprit que plus tard. Les Arvanitakis, avertis par leurs amis d’Athènes de l’excursion projetée par les Anglais à Marathon, allèrent attendre cette proie au passage. On connaît la fin de cette lamentable tragédie. Pour se mettre à l’abri de pareilles aventures, la société acheta le bateau à vapeur qui fait actuellement le service entre le Pirée et Ergastiria.

Les brigands de profession ne furent pas les seuls auxquels les étrangers eurent affaire. Quand on vit le succès obtenu par eux dans un pays où jusque-là aucune entreprise du même genre n’avait réussi, les imaginations s’exaltèrent, on exagéra au-delà de toutes les limites les bénéfices de l’exploitation. On ne voulut pas voir qu’ils étaient le résultat non pas seulement des richesses minérales mises en œuvre, mais encore et surtout d’une longue expérience industrielle, servie par de grands capitaux et par une rare énergie. La presse s’empara de la question du Laurium, et une partie des innombrables journaux d’Athènes commença contre la société franco-italienne une campagne qui dure encore : le gouvernement fut sommé « de sauver des griffes de rapaces étrangers les millions que les anciens Athéniens avaient légués à leurs descendans. » Il est inutile de rappeler ici toutes les tentatives qui furent essayées par les particuliers pour dépouiller la société et s’emparer de ses propriétés. Il en est une toutefois que nous ne saurions passer sous silence, parce qu’elle caractérise à merveille les mœurs du pays ; ajoutons que tous les détails sont de la plus scrupuleuse exactitude.

Il y a quelques années, une société qui s’intitulait « hellénique » (et qu’il ne faut pas confondre avec une société du même nom, de date plus récente) se formait à Athènes pour exploiter les scories du Laurium. Elle comptait dans son sein plusieurs personnages bien connus dans la capitale. Les scories, il est vrai, appartenaient à la société française ; mais la propriété est si mal délimitée en Grèce, qu’il est toujours possible de se prétendre possesseur d’un terrain ; le principal est de l’occuper. Un jour, tandis que l’on travaillait tranquillement à Ergastiria, la nouvelle se répand qu’une troupe de palikares armés, inconnus dans le pays, ont envahi l’un des principaux scoriaux, celui de Camaresa, situé à cinq kilomètres de l’usine, qu’ils ont chassé les ouvriers, brûlé les maisons, bouleversé les travaux, et qu’ils paraissent prendre leurs dispositions pour un établissement définitif. Le directeur monte à cheval, se dirige sur Camaresa, et se trouve en présence d’hommes de mauvaise mine qui lui barrent le passage. Leur chef s’avance, déclare qu’il est chez lui, et qu’il fera un mauvais parti à quiconque viendra le troubler dans l’exercice de son droit ; il invite son interlocuteur à descendre de cheval, et en même temps envoie plusieurs hommes pour l’entourer. M. d’A… fait faire alors un brusque écart à sa monture, se lance au galop et, grâce à sa parfaite connaissance du pays, échappe à ses adversaires, non sans avoir essuyé plusieurs coups de feu. Il réclame à Athènes, mais inutilement, et, comme les choses traînaient en longueur, il se décide à se défendre lui-même ; il recrute une centaine d’hommes, les arme et prend position sur le scorial de Sinterini, voisin de celui de Camaresa. Il se disposait à l’attaque, quand arrivent d’Athènes des troupes commandées par un colonel et accompagnées d’un juge d’instruction. Les envahisseurs cèdent le terrain de bonne grâce à la milice nationale, et s’établissent tranquillement à quelques pas plus loin. L’officier avait sans doute mal compris sa consigne, car non-seulement il refusa de rendre Camaresa aux légitimes propriétaires, mais encore il exigea d’eux qu’ils abandonnassent le scorial de Sinterini pour l’occuper avec ses troupes. Il prétendait avoir reçu des ordres formels, et, sur le refus qui lui fut opposé, il voulait engager le combat. On était heureusement dans le pays des héros d’Homère, où l’on parlemente longtemps avant d’en venir aux mains ; on discuta, et il fut décidé qu’un armistice serait signé jusqu’à ce qu’on en eût référé à Athènes. L’erreur était par trop criante ; le ministre de France, M. de Gobineau, menaça d’envoyer la frégate française dans les eaux d’Ergastiria, et le gouvernement finit par rappeler ses soldats. Après leur départ, les assaillans n’eurent garde de rester ; ils décampèrent, et il est superflu d’ajouter qu’ils ne furent pas inquiétés.

Malgré ces incidens, la société continuait courageusement son entreprise ; toutefois la lutte qu’elle soutenait entra dans une phase nouvelle et bien plus dangereuse lorsque le gouvernement lui-même vint ouvertement y prendre part. Le 14 avril 1867, la chambre des députés vota une loi qui établissait un impôt de 10 pour 100 sur le produit net des scories appartenant aux particuliers et de 30 pour 100 sur le bénéfice obtenu par la fusion des scories domaniales. La loi avait un effet rétroactif, et l’impôt portait non-seulement sur la fabrication à venir, mais encore Sur les produits déjà obtenus les années précédentes. Le fisc devait prendre hypothèque sur les bâtimens, machines et ateliers de la société franco-italienne pour garantir le paiement des droits arriérés. En même temps, on poussait activement le procès pendant entre la commune de Kératea et l’état, et celui-ci fut bientôt déclaré propriétaire des terrains sur lesquels avaient existé ou existaient quelques-uns des anciens scoriaux. Oubliant alors ses déclarations formelles de 1863 et de 1864, les promesses officielles faites sous la garantie de l’ambassade française, le gouvernement, par l’organe du ministre des finances, émit la prétention de faire payer à la société l’impôt de 30 pour 100 sur le bénéfice des scories qu’elle avait fondues antérieurement et qui provenaient de ces terrains : la réclamation s’élève à la somme de 1,883,500 francs.

La société avait commencé en 3869 l’exploitation des terres métallifères ou minerais de halde existant dans sa concession. Quand les désastreux événemens de 1870 portèrent une atteinte si grave à la puissance française, le gouvernement grec prétendit que ces minerais n’étaient pas compris dans la concession, et défendit aux exploitans de continuer leurs travaux. Une commission « scientifique ») fut nommée pour déterminer la valeur des terres métallifères ; elle se composait d’un major du génie, d’un capitaine d’état-major, de deux capitaines du génie, et pour les essais d’un professeur de chimie. Ces militaires remirent en février dernier au ministre des finances un rapport concluant que le bénéfice net réalisable sur l’exploitation de ces terres atteignait le chiffre fantastique de 129 millions de drachmes (116 millions de francs).

Peu de temps après fut votée une loi dont les dispositions principales sont les suivantes : « Sont déclarées propriétés de l’état les ekboladès ou terres métallifères extraites à une époque reculée et existant sur la surface du sol ou dans les citernes, puits, galeries ou grottes. L’exploitation n’en est permise qu’en vertu d’un acte du gouvernement et par la voie des enchères à celui qui offrira de payer au trésor public la plus grande quote-part sur les bénéfices nets, celle-ci devant être au moins de soixante pour cent. Le paiement des droits sera réglé sur la valeur moyenne du métal, déduction faite d’une somme de 300 drachmes (270 francs) par tonne de plomb pour les frais d’exploitation, de transport et de fusion. Enfin la loi se termine par la création d’un nouvel ordre de fonctionnaires, inspecteur-général des mines du Laurium avec le grade de préfet, sous-inspecteur des mines (sous-préfet) et dix gardiens. » Cette loi, aussi injuste dans son principe que mal conçue dans ses dispositions, n’aura d’autre effet que de rendre impossible la mise en valeur des minerais-terres ; un industriel qui soumissionnerait à de pareilles conditions serait certain de sa ruine. Les conséquences de la loi pour la société franco-italienne sont : 1° de lui enlever des matières qui lui avaient été concédées, dont elle a joui pendant plusieurs années, et pour la mise en valeur desquelles elle vient de dépenser une somme de 1,500,000 francs en chemin de fer, machines et appareils de lavage ; 2° d’apporter à son exploitation de mines des entraves telles qu’elle devra l’abandonner. D’un autre côté, la revendication par l’état d’une somme de 1,880,000 francs et l’établissement d’un impôt de 30 pour 100, porté par de fausses évaluations à soixante pour cent, sur le produit net des principaux scoriaux qu’elle possède, menacent son existence même et la mettent en face d’une ruine complète.

Une ville de 3,000 habitans bâtie sur une plage déserte, un port donnant un mouvement annuel de 40,000 tonneaux, pourvu d’un môle et de quais de déchargement, une des plus grandes fonderies de plomb connues élevée comme par enchantement, 10 kilomètres de chemin de fer à traction à vapeur, 3 kilomètres de chemin de fer américain, 66 kilomètres de routes carrossables tracés dans un pays montagneux, une industrie florissante tirée pour ainsi dire du tombeau, un capital de plusieurs millions de francs immobilisé sur le sol de la Grèce, telle est l’œuvre accomplie depuis 1864 par la société franco-italienne. En récompense, elle a eu à repousser des attaques de tout genre ; ses travaux, ses opérations industrielles ont été entravées de mille manières, elle a été frappée d’impôts écrasans, et se voit enfin dépouillée d’une propriété légitimement acquise, dont la valeur a été créée par elle seule, et dont elle seule peut tirer parti.

Il appartenait aux gouvernemens français et italien de prendre en main la défense de leurs nationaux, qui est en même temps celle de la justice et de l’équité. L’affaire d’Ergastiria est bien connue dans l’Orient, et, si les étrangers qui l’ont fondée et menée à bien avec tant d’énergie étaient obligés de l’abandonner, la sécurité de ceux de leurs compatriotes que le commerce ou l’industrie appellent dans ces contrées serait gravement compromise. Aussi la France et l’Italie n’ont-elles pas hésité à intervenir, et elles ont proposé au gouvernement hellénique de faire régler le différend par une commission arbitrale présentant toutes les garanties désirables d’impartialité. Leur offre a été repoussée. Telle est la situation.

Tous les amis sincères de la Grèce, tous ceux qui souhaitent de la voir entrer franchement dans la voie du progrès et de la régénération et se rendre digne du rôle qu’elle aspire à jouer en Orient, doivent l’engager à ne pas persévérer dans une politique si contraire à ses véritables intérêts, si peu conforme aux saines idées économiques, et lui rappeler l’exemple des anciens Athéniens, qui, bien loin de repousser les étrangers, s’efforçaient d’attirer par des privilèges ceux qui étaient disposés à faire des fouilles dans les mines du Laurium.


CH. LEDOUX.


  1. Lors du dénombrement de Démétrius de Phalère (309 ans avant Jésus-Christ), l’Attique, pour une population de 450,000 habitans, comptait seulement 20,000 citoyens libres et 10,000 étrangers.
  2. Nous devons ces détails à une obligeante communication. de M. Cordella, Ingénieur de l’usine actuelle d’Ergastiria.
  3. De Pauw, Recherches philosophiques sur les Grecs, t. II, chap. 4.
  4. Plutarque (Nicias, chap. IV) dit qu’il n’exploitait les mines qu’avec de grands dangers pour les travailleurs.
  5. Par conséquent 1,000 oboles, 150 francs.
  6. Environ 75 francs.
  7. Près de 450,000 francs.
  8. Probablement à Camaresa.
  9. En 1835, un savant allemand, M. Fiedler, fut envoyé par le gouvernement dans le Laurium pour y étudier la question des mines. Sa conclusion fut que la reprise des travaux n’offrait aucune chance de succès. L’importance industrielle des scories lui échappa complètement, et il ne dit pas un mot des rejets de mines. La même opinion fut exprimée quelques années après par un autre Allemand, M. Riesscgger, qui visita le pays vers 1842. (Reisen in Europa, Asien und Africa, Stuttgart 1841-1818.)
  10. La loi des mines grecque est calquée sur notre loi française du 21 avril 1810.