Le Laurier noir/V/Plaintes sur des Cités de l’Île de France

Société de la Revue Le Feu (p. 93-97).



V



PLAINTES SUR DES CITÉS

DE L’ÎLE DE FRANCE


Quel est votre destin, cités provinciales
Dont j’ai connu la douce et fervente langueur ?
Où sont vos carillons ? où sont vos cathédrales
Dont l’éclat des vitraux s’est joué sur mon cœur ?

De mon affection si proche et si lointaine
Je vous porte le plus humain des souvenirs.
J’allie à vos douleurs le tourment de ma peine,
En votre ombre c’est moi qu’on vient ensevelir.


Vos berges de la Marne et vos rives de l’Oise
N’ont plus leur mouvement de ponts et de canaux,
Et l’eau qui reflétait vos toits couverts d’ardoises
Est un rouet sans âme auprès d’un noir fuseau.

J’ose à peine, cités, penser à vos terrasses
Où la statue heureuse enlaçait le rosier.
Je crains que trop de sang ne couvre vos espaces,
Que trop de morts ne soient sur vos grands escaliers.

Ô forêt de Compiègne, est-il vrai que les flammes
Ont détruit la splendeur de vos arbres géants ?
Que votre dénuement a dû consumer d’âmes
Et que votre détresse a dû blesser d’amants !

Le pas des obusiers qui fait trembler la terre
Vous a changées, cités, en ténébreux convois.
Mars a tué Vénus sur son lit de lumière.
L’Allemagne a souillé le jardin de nos rois.

La vigne qui grimpait contre l’orangerie
Se traîne, maintenant, sur des lambeaux d’acier.
Le bassin qui riait aux joies de ma folie
De sa vasque n’a fait qu’un éclatant charnier


Pays de Jean Racine, ô chère Île de France,
J’ai traversé la cour d’honneur de vos châteaux !
Me serais-je douté qu’en ce vaste silence
Diomède viendrait abreuver ses chevaux ?

La guerre a pris l’amour dans ses bras homicides ;
Je l’ai vue dans la nuit tragique l’emporter.
Cités, que je vous sens douloureuses et vides !
Cités, en vous pillant comme on m’a dévasté !