Le Laurier SanglantCalmann-Lévy, éditeurs (p. 47-50).

L’INSTANT PSYCHOLOGIQUE




Janvier 1871.


Le canon résonnait toujours, toujours, toujours.
On entendait dans l’air de longs grondements sourds,
Des sifflements aigus, des craquements étranges.
C’était l’enfer… Pourtant deux enfants blonds, deux anges,
Dormaient profondément, sur leur mère appuyés.
Un pauvre manteau noir, couvrant leurs petits pieds,
Était roide de froid et constellé de givre.
La mère, elle, les yeux troubles, paraissait ivre,
Assise au pied d’un mur, et le front dans la main.

Un enfant s’éveilla, criant : « Maman, j’ai faim ! »
Elle se tut.

Elle se tut.La nuit était illuminée,
Et les obus pleuvaient sur la ville damnée.

Soudain, la pauvre femme, en étendant les bras,
Tombe et pousse un long cri : un obus, à trois pas,
Vient d’éclater, frappant ses enfants sans l’atteindre.
Elle se lève, veut encore les étreindre,
Les sauver, s’il se peut : son œil épouvanté
Ne trouve qu’un paquet informe, ensanglanté…
Elle s’assoit alors, sans dire une parole :
Puis brusquement se met à chanter… Elle est folle !



Il pouvait être alors une heure après minuit.
Le comte von Bismarck faisait beaucoup de bruit

À Versailles, fumant parmi les flacons vides.
Cinq généraux prussiens, de sa parole avides,
L’écoutaient, dégustant le vin à petits coups.
Et Bismarck leur disait : « Aujourd’hui, voyez-vous,
» Paris approche — en terme humano-stratégique, —
» De ce qu’on peut nommer « l’instant psychologique[1] »…



  1. L’expression, assure-t-on, a été employée par Bismarck à propos du bombardement de Paris.