Le Landais
Le Mémorial Bordelais (n°5844) (p. 2-3).

Nous avons annoncé dernièrement la relâche dans les Pertuits du brick le Landais, de Bordeaux, capitaine, Maugens, venant de Guadeloupe, armateurs MM. Beyt frères ; nous venons aujourd’hui donner quelques détails sur le voyage périlleux de ce navire, et rendre hommage aux talens et au courage du capitaine Maugens, en donnant l’extrait d’une lettre qui nous a été communiquée :

Huit jours après son départ de la Guadeloupe, il aperçut avant à lui un navire en détresse ; étant parvenu le long de bord, il trouva ce navire flottant entre deux eaux et cinq hommes qui s’étaient réfugiés dans la hune de misaine ; malgré le gros temps et le danger qu’il y avait, il mit le canot à ramer pour aller recueillir ces malheureux (c’étaient des Anglais) ; parvenus à bord du Landais, tous les secours leur furent prodigués ; regardant le capitaine Maugens comme leur sauveur, ils lui témoignèrent toute leur reconnaissance, en lui disant que depuis treize jours ils étaient dans cette cruelle position, n’ayant pour tout aliment que de la viande crue salée et de la farine broyée avec de l’eau de mer, et qu’au moyen d’une barrique d’eau, qu’ils étaient parvenus, en plongeant, à retirer de la cale, ils avaient ainsi prolongé leur triste existence jusqu’au moment où ils avaient aperçu le Landais.

Le courage du capitaine Maugens, après cette action digne du cœur d’un marin français, devait être mis à de nouvelles épreuves, et en effet, huit jours plus tard il se trouva à peu près dans une semblable situation.

Dans la nuit du 21 septembre, il éprouva une tempête des plus affreuses ; après avoir pris toutes les précautions suffisantes et ne conservant que les voiles nécessaires pour soutenir le navire, vers quatre heures du matin, il venta d'une manière épouvantable ; une demi-heure après, un coup de vent enleva toutes les voiles, la foudre tomba à bord, je ne voyais que du feu dans tous les cordages, et les morceaux de voiles qui restaient aux quatre relingues ; l’odeur du soufre lui ôtait, ainsi qu’à son équipage, presque la respiration.

Le navire n’ayant plus de voile pour se soutenir, vint en travers à la lame ; dans ce moment il reçut un coup de mer qui mit le navire sur le côté, l’eau par-dessus la lice jusqu’au panneau de la cale et à moitié chaviré ; dans cette position critique, et voyant le moment où leur navire allait couler, tout son équipage découragé et dans la consternation, ne perdant pas la tête et usant du sang-froid dont il était animé, le capitaine Maugens, au moment de périr, ne vit d’autres ressources que d’abattre la mâture ; muni d'une hache, il s'élança dans les porte-haubans pour couper les cordages qui tenaient le grand mât, afin de le faire tomber. Les coups de mer le jetèrent quatre fois sur le pont sans pouvoir réussir ; ne perdant pas courage, et malgré les contusions que lui avaient procurées ses chutes, il s’élança une cinquième fois dans les porte-haubans, parvint à couper les cordages et le grand mât, avec le secours de son frère, qui ne le quitta pas d'un seul instant.

Le grand mât coupé, le navire se redressa et arriva vent arrière ; alors une partie de l’équipage fut à son secours pour couper le restant des cordages, afin de débarrasser le mât qui était à la traîne ; dégagé de sa mâture, le navire gouverna bien.

La journée du 21 fut encore affreuse, ventant à faire trembler, la mer terrible, courant le navire de l'avant à l’arrière, attendant à chaque instant d’être englouti ; ils restèrent dans cette déplorable situation pendant quarante-huit heures à fuir devant le temps, sans pouvoir faire servir un morceau de toile, qui était enlevé aussitôt qu’on l’avait dévergué. Les malheureux anglais qui avaient été sauvés, ne pouvaient se lasser d’admirer le sang-froid et le courage du capitaine Maugens, ainsi que les bonnes qualités du Landais, qui venait de les sauver une seconde fois d'une mort presque certaine.

Quatre jours après, le beau temps étant venu, l’équipage travailla une huitaine à installer des mâts, des cordes et des voiles pour continuer sa route ; étant alors à 800 lieues de France, ils ont été visités par un pirate colombien qui, voyant leur état de détresse, ne leur fit aucun mal.

Depuis ces événemens ils ont reçu trois coups de vent ; celui du 13 octobre notamment leur fit encore beaucoup de mal ; il défonça une partie des pavois de tribord et bâbord.

Le 20 du même mois, ils rencontrèrent un navire de Hambourg, où ils embarquèrent, selon leur désir, deux des naufragés, le capitaine et le second.

En vue de Cordouan, au moment d’entrer en rivière de Bordeaux, le vent ayant passé au sud, forte brise, ayant apparence du mauvais temps, il a été obligé de relâcher dans les Pertuits pour sauver le navire et la cargaison. Il a été contrarié pendant trente jours, étant constamment à cinquante lieues de Bordeaux, manquant presque de tous vivres et voulant relâcher à Lorient, qu’il avait en vue ; mais le vent l’ayant contrarié, il fit route pour Bordeaux. N’ayant pu entrer, il a relâché dans les Pertuits dans un état déplorable, ayant perdu dans les cinq coups de vents les objets ci-après :

Son grand mât, tout son gréément, voilures, deux misaines, tous les focs, deux perroquets, la brigantine, les gréemens, la cornette, le guy, deux huniers, toutes les bonnettes ; le reste du gréément hors de service. Le navire fait beaucoup d'eau depuis le jour où il a démâté.

Les deux derniers coups de vents lui ont enlevé le porte-manteau, six pièces à eau, les cages à poules, les charnières, le banc de cuisine, la guérite de la cuisine, lui ont défoncé les pavois de tribord et bâbord, enfin l'ont mis dans un état désastreux.

Telle est la relation succincte des événemens survenus au Landais, dans son voyage de la Guadeloupe aux Pertuits, dans laquelle on ne peut s'empêcher d'admirer la conduite, le cœur généreux du capitaine Maugens. Espérons que ce dévoûment ne sera pas oublié !