Le Lamantin du Central-Park, à New-York

LE LAMANTIN DU CENTRAL-PARK
à new-york.

Depuis le commencement de juin dernier, le jardin zoologique établi au Central-Park, à New-York, possède un animal exposé pour la première fois en Amérique et bien rarement, croyons-nous, dans les autres collections du monde. La capture de cétacés vivants est toujours une chose peu commode, et celle des Lamantins surtout, car l’habitat de ces intéressants animaux est presque borné aux grands fleuves de l’Amérique méridionale et centrale, comme l’Orénoque et l’Amazone.

Le Lamantin une fois pris, il fallut le conserver ; c’était une difficulté grande, car on n’avait aucune donnée sur la nourriture véritable de ces animaux et sur leurs mœurs. Leur histoire se composait de plus de fables que de vérités, de plus d’on-dit que d’observations. Quoi qu’il en soit, l’habile directeur a su conserver en bonne santé son Lamantin jusqu’à présent. Tout fait présager même que la suite du régime ne lui sera pas défavorable puisque le prisonnier a déjà grandi depuis son entrée à la ménagerie. Nous allons indiquer tout à l’heure comment on le maintient en bon état, mais il n’est pas sans intérêt de résumer les renseignements que nous recevons de l’habile éleveur.

On connaît trois espèces de Lamantins : le Latirostris, qui habite la Floride, le golfe du Mexique et les côtes de la mer Caraïbe ; l’Australis, depuis la mer des Caraïbes jusqu’aux côtes du Brésil, enfin le Senegalensis, sur la côte ouest d’Afrique ; cette dernière espèce singulièrement éloignée géographiquement des deux autres.

Le Lamantin, sur place, n’est point un animal rare, puisque Harlan, qui écrivait en 1825, dit qu’à la Floride on les trouve en telle quantité qu’un Indien peut en tuer, avec son harpon, dix à douze dans sa saison. Mais, entre un Lamantin mort harponné et un Lamantin vivant, la différence est grande ! C’est ce qui explique leur rareté dans les ménageries.

On les trouve, ainsi que nous venons de le dire, à l’embouchure des grands fleuves comme l’Orénoque et l’Amazone ; ils remontent même les cours d’eau de l’Amérique du Sud à plusieurs centaines de milles, se dirigeant dans les lacs d’eau douce de l’intérieur. Ils marchent par petites troupes, pour se protéger mutuellement et défendre les jeunes. Dès que la mère est prise, ceux-ci oublient toute prudence, tout soin de conservation et la suivent jusqu’au rivage. C’est dans ces cas que les naturels s’en emparent en les frappant, jeunes et vieux, de harpons, de lances et de flèches.

D’une taille de 3 à 5 m., — celui du Central-Park n’a que 2 m. 20, et n’est pas adulte, — ces animaux, habitant des pays tropicaux, sont représentés dans le Pacifique et dans la mer des Indes, par une autre espèce analogue, le Dugong.

Le corps du Lamantin est allongé, en forme de poisson comme la baleine ; la tête est conique, mais sans séparation distincte d’avec le corps. Son mufle charnu rappelle un peu celui de la vache, il est semi-circulaire en dessus où sont percées les narines qui se ferment au moyen d’une valvule quand l’animal est sous l’eau. La lèvre supérieure est fendue au milieu et de chaque côté de la fente sont implantées, par rangées, de longues moustaches roides. La lèvre inférieure est beaucoup plus courte que l’autre, et la bouche est plutôt petite que grande.

Chez les jeunes, il y a à la mâchoire inférieure deux incisives effilées qui tombent ensuite, point de canines, trente-deux molaires. Les membres antérieurs sont transformés en nageoires sur lesquelles paraissent quatre ongles rudimentaires ; les membres postérieurs n’existent pas. Cependant, les bras sont plus libres dans leurs mouvements que ceux des grands cétacés, et les lamantins s’en servent pour se traîner au bord des lacs peu profonds. Ils ont deux mamelles placées sur la poitrine.

La queue, ovale, ayant environ le quart de la longueur du corps, se termine par une expansion horizontale arrondie. La peau est d’une couleur vert-olive foncé, devenant noire en séchant ; elle porte quelques poils éparpillés sur le dos. Cette peau est fort recherchée par les habitants de l’Amérique du Sud pour fabriquer des harnais, des fouets et tous objets de cuir demandant une grande force : leur durée est extrême. L’huile que l’on retire de la graisse est excellente.

Quant à la chair, on dit qu’elle est de bonne qualité ; elle est même regardée comme celle d’un poisson par les catholiques et se mange les jours maigres. Lorsqu’elle est salée convenablement et séchée au soleil, elle se conserve pendant plus d’une année.

Orton, dans son ouvrage « Andes et Amazone », compare cette chair à celle du porc frais. Mais le capitaine Henderson en paraît enthousiaste. « La queue, dit-il, est le meilleur morceau du Lamantin ; on la laisse tremper quelques jours dans un assaisonnement de vinaigre avec des épices et l’on mange froid. Cela produit un plat digne d’Apicius ; si Héliogabale eût connu cette merveilleuse découverte, il l’eût proclamée le chef-d’œuvre des plats les plus délicieux. »

En six mois, le Lamantin du Central-Park a grandi de huit centimètres ; malgré sa taille énorme il ne pèse cependant que 175 kilos ! on l’a mis dans un réservoir d’eau douce, et il reste quelquefois cinq jours sans toucher à sa nourriture, refusant tout ce qu’on lui offre. On lui a présenté beaucoup de plantes aquatiques différentes et enfin on s’est procuré du Canna indica qu’il mange de bon appétit ; on le mêle à du fucus vesiculosus, ce que nous appelons, sur nos côte, le varech craquelin qui y est très-commun.

Pour manger, l’animal s’enfonce sous l’eau, ce qui paraît singulier puisque pendant tout ce temps, il ne peut respirer, ce qui dénote évidemment l’habitude qu’il a de couper les plantes qui poussent au fond des eaux. Il a mangé aussi un peu de l’algue, appelée thyia latifolia, que l’on faisait venir de l’East-river, prenant chaque brin séparément et choisissant avec soin la partie la plus tendre. Sa lèvre supérieure fendue et mobile lui sert très-adroitement à trier ainsi sa nourriture.

Le Lamantin est, d’ailleurs, un être complètement inoffensif mais extrêmement intelligent, et très-haut placé, par ses sentiments, dans l’échelle animale. Son caractère est doux, affectueux ; il possède, à un degré remarquable, l’instinct de la sociabilité, car on affirme que, en liberté, le mâle ne quitte jamais la femelle qu’il a choisie ; qu’il l’aide à soigner et à élever les petits et que, si elle meurt, il reste auprès d’elle et ne l’abandonne qu’à la dernière extrémité.

En captivité, il manifeste de temps en temps une extrême envie de jouer, et vient demander à son gardien des caresses qu’il appelle par un léger bruit qui ressemble au cri aigu d’une souris. Il nage alors sur le dos, le ventre en l’air, et emplit de ses ébats, de ses sauts, le bassin dans lequel on l’a installé.

Il a fallu le retirer dans un bâtiment, à cause de la température qui est descendue jusqu’à 8°,35, ce qui eût pu être meurtrier pour un animal des latitudes tropicales. Il paraît, en effet, très-sensible au froid, faisant le gros dos dès que son eau ne lui semble plus assez chaude.

Vers la mi-septembre il a semblé subir une mue, l’épiderme de son dos s’en allait par petits morceaux, il a fait, en quelque sorte, peau neuve. Souhaitons que cet intéressant animal parvienne à passer l’hiver, toutes observations ne sont point terminées à son égard.
H. de la Blanchère.