Le Laboureur (Albert Delpit)

Le Laboureur (Albert Delpit)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 939-940).

LE LABOUREUR.


C’est par un chaud matin de printemps. La nature
Joyeuse a revêtu son manteau de verdure.
Tout resplendit. Au loin, à l’horizon changeant,
Le chemin se déroule en un long fil d’argent.
Quelles gaîtés avril cache dans la campagne !
Sur un buisson en fleurs, la fauvette accompagne
De sa chanson le bruit frais du ruisseau qui fuit ;
La goutte de rosée au grand soleil reluit,
Et c’est comme une perle à la pointe des branches ;
Plus loin, dans un filet tressé de mailles blanches,
Que les fils de la Vierge étendent sous le bois,
Se débat follement une mouche aux abois,
Pendant qu’un lièvre roux, très épouvanté, rôde,
L’oreille droite, au fond du taillis d’émeraude.

Pourtant le laboureur trace son dur sillon.
Que lui fait le soleil et son joyeux rayon ?
Que lui fait la nature, et son cadre splendide ?
Il prépare, tirant son cheval par la bride,
Le blé noir que cent fois lui rendra la moisson.
Ah ! certe, il aimerait écouter la chanson
De la fauvette, ou bien la douce jaserie
Du ruisseau ; son regarda travers la prairie

Se plairait à jouir du radieux matin :
Mais sa tâche l’attend ! Qu’importe le satin
De la mousse, pour lui, l’esclave volontaire ?
Il se dit, en creusant le sillon dans la terre :

« — tout à l’heure j’aurai terminé mon travail,
« Quand mes jeunes chevaux, fumans jusqu’au poitrail,
« Seront las, je viendrai, pour retrouver haleine,
« Jouir de ce tableau merveilleux de la plaine… »

C’est bien. Le laboureur travaille. Le soir vient,
Le sillon est creusé : joyeux, il se souvient,
Et regarde… La nuit s’est partout épandue ;
La chanson de l’oiseau, qu’il avait entendue,
A cessé, le ruisseau jase seul en courant ;
Le bois sombre a perdu son reflet transparent,
La campagne a vêtu son linceul d’ombre épaisse,
Et l’horizon noirci dans le brouillard s’abaisse.
Le paysan, courbé sous son âpre devoir,
A peiné tout le jour sans qu’il ait pu rien voir !

Ainsi pour l’homme ; ainsi pour l’existence humaine.
Dix ans, trente ans, on porte une pesante chaîne,
La chaîne du travail qui ne veut pas cesser !
Que de choses on voit à ses côtés passer !
Que de plaisirs, d’amours, qui vous feraient envie !
Impossible. On travaille, on consume sa vie.
On se dit : « — Je pourrai jouir de tout demain. »
Et courageusement on poursuit son chemin…
Mais lorsque l’on pourrait réaliser son rêve,
L’inévitable mort paraît, qui vous enlève,
Et l’homme s’aperçoit, quand le soir est venu,
Qu’il a vécu longtemps sans avoir rien connu !

ALBERT DELPIT.