Le Léopard vengeur, histoire traduite du chinois


LE LÉOPARD VENGEUR.

Histoire tirée du livre intitulé Sing-chi-heng-yan[1], et traduite du chinois par M. Stanislas-Julien.

Il y avait autrefois un homme nommé Weï, surnommé Te, originaire de Thsiouan-tcheou, dans la province du Fou-kian, et qui depuis son enfance avait toujours suivi son père. Se trouvant ensemble dans la ville de Chao-hing, ils ouvrirent une boutique de changeur. Comme ils étaient pleins de droiture, et ne connaissaient nullement la soif du gain, une foule d’acheteurs fréquentait leur maison, dont le commerce devenait de jour en jour plus riche et plus florissant. Deux ans s’étaient à peine écoulés qu’ils se virent à la tête d’une assez belle fortune. Weï-te, se sentant avancé en âge, chercha une épouse à son fils, et jeta les yeux sur la fille d’un fabriquant de drap nommé Tan, qui était un de ses voisins. Comme la jeune Tan était douée d’une rare beauté, et qu’elle appartenait à une puissante famille, il offrit cent dix taëls pour l’obtenir à titre de seconde femme. D’abord le père rejeta cette proposition ; mais, voyant la prospérité de la famille Weï, que l’activité et l’industrie du père et du fils ne fesaient qu’augmenter, considérant d’ailleurs le plaisir qu’il aurait à demeurer près de ses enfans, il conclut l’affaire et se hâta d’unir les deux époux. Quelque tems après ce mariage, M. Tan tomba malade et mourut ; deux années s’écoulèrent, et M. Weï fut emporté de la même manière. Le jeune Weï, causant un jour avec son épouse, lui dit : Maintenant que nous voilà sans parens, nous ferions bien d’emporter leur dépouille mortelle, et de retourner dans notre ville natale. D’abord madame Tan étoit d’un avis contraire ; mais, voyant que son mari persistait fortement dans sa résolution, elle se rendit à ses instances. M. Weï rassembla les objets les plus pesans que contenait sa maison, ses meubles, ses fourneaux et ses outils de monnayeur, et les vendit. Ensuite les deux époux préparent les bagages et les provisions du voyage, et louent un bateau ; ils choisissent un jour heureux pour le départ, déposent dans le cercueil les corps inanimés de leurs parens ; et, chargés de ce précieux fardeau, se confient aux flots de la mer. Il faut vous dire que le maître du bateau se nommait Tchang. Les bateliers, comme l’on sait, sont des gens qui ne se piquent pas d’une grande probité.

Celui dont nous avons parlé était accoutumé à piller les passagers, et se fesait un revenu annuel de la vente des objets volés ; c’était uniquement là-dessus qu’il fondait son existence. Craignant donc que, s’il associait quelqu’un à ses larcins, une indiscrétion, ou la trahison, ne le fît enfin découvrir, il avait pris avec lui un homme muet, qui lui aidait à conduire la barque. Notre batelier, qui savait que Weï, avait été long-tems changeur, ne doutait pas qu’il n’eût avec lui des sacs remplis d’or ; il n’oubliait pas non plus la jeune Tan, qui était un modèle de grâce et de beauté, tandis que lui n’avait qu’une femme vieille et mourante ; il n’en fallut pas davantage pour enflammer sa cupidité. Dès le moment où ils s’étaient embarqués, il avait déjà formé le plus affreux dessein ; seulement, l’occasion favorable pour l’exécuter ne s’était pas encore présentée. Un jour qu’un vent impétueux avait poussé le bateau au pied du mont Kiang-lang, voici le stratagème qu’il imagina. Nous n’avons plus de bois à brûler, dit-il a M. Weï ; je désirerais en aller couper sur la montagne voisine ; mais une chose me retient ; il y a dans la forêt une énorme bête féroce, qui sort sans cesse, et dévore les hommes qu’elle rencontre ; oserais-je vous prier de m’accompagner ? Weï, qui ne se doutait pas de son odieux dessein, se rendit à sa demande, et sortit avec lui.

Tchang, pour aller plus sûrement à son but, le conduisit par mille sentiers obscurs et détournés, et, voyant que la solitude et le silence favorisaient le crime qu’il méditait, il se mit à couper du bois et ordonna à Weï-te de le lier en faisceau. Celui-ci avait la tête baissée, et ne songeait qu’à ramasser çà et là les branches que son compagnon avait abattues, lorsque Tchang, qui était derrière, lui déchargea un coup de hache, qui lui fendit l’épaule, et l’étendit par terre sans connaissance ; un second coup lui entr’ouvrit la tête, et en fit jaillir des flots de sang ; peu s’en fallait que Weï ne rendit le dernier soupir. À cette vue, Tchang répétait avec une joie féroce : Quel bonheur ! quel bonheur ! dans un an, à pareil jour, je prierai ma vieille de t’aller rejoindre ; quel joli couple vous ferez là-bas ! En achevant ces mots ; il lui enfonce sa hache dans les reins, laisse son faisceau de bois, dont il se souciait fort peu, et court vite comme l’éclair à son bateau. Madame Tan, voyant Tchang revenir seul, lui demanda avec vivacité où était son mari. Hélas ! Madame, répondit le batelier, quel malheur j’ai à vous apprendre ! nous avons rencontré la bête féroce, elle s’est jetée sur votre infortuné mari, et l’a emporté ; moi-même, sans la légèreté de mes pieds, je n’aurais pu échapper à sa fureur ; pour preuve, je n’ai pas osé emporter le bois que j’avais coupé. À cette nouvelle, madame Tan se frappe la poitrine, et pousse de profonds soupirs. Tchang, cherchant à l’apaiser, lui dit : Si votre mari est devenu la proie d’un léopard, c’est que le destin l’avait ainsi ordonné ; que servent les pleurs et les sanglots ? Madame Tan, les yeux baignés de larmes, se dit à elle-même : J’ai bien entendu dire que les léopards sortaient la nuit de leurs cavernes ; mais je ne croîs pas qu’ils se montrent en plein jour pour dévorer le monde, surtout quand deux hommes marchent ensemble, et se prêtent un mutuel secours. N’est-il pas bien surprenant que le monstre ait choisi mon mari pour sa victime, et laissé l’autre sans la moindre égratignure ? Alors elle dit à Tchang : Quand même mon mari aurait été emporté par le léopard, j’espère qu’il aura pu se dégager de ses ongles redoutables, et qu’il respire encore. Tchang lui dit : On ne peut ôter à un faible chat les mets qu’il dérobe, et vous voudriez arracher la proie d’un léopard. Madame Tan répondit : Quoi qu’il en soit, je n’ai pas vu de mes propres yeux ce que vous racontez, et quand il serait vrai qu’un léopard a dévoré mon époux, il doit avoir laissé quelques ossemens ; conduisez-moi, je vous prie, sur les lieux, afin que je recueille ces précieux restes, et que, revenue chez moi, je rende à M. Weï les derniers devoirs qu’il peut attendre d’une fidèle épouse. Tchang lui dit : Maintenant je crains le léopard, et je n’ose aller m’exposer à sa fureur. Comme madame Tan poussait des cris perçans, et s’abandonnait à tous les transports de sa douleur, Tchang se dit en lui-même : Si je refuse de la conduire sur la montagne ; ce sera lui donner un juste motif de soupçonner mon crime. Alors il lui dit : Madame, ne pleurez pas ; je vais vous servir de guide. Tout à coup madame Tan s’élance sur le rivage, et, accompagnée du batelier, se dirige à pas précipités vers la montagne. Comme c’était à l’orient de la montagne qu’il avait coupé du bois, Tchang, craignant que madame Tan ne vit le corps sanglant de son époux, il la conduisit du côté de l’occident. À chaque pas, madame Tan, pleurait et poussait des sanglots. Ils avaient déjà fait bien du chemin sans apercevoir aucune trace de léopard. Tchang montrait du doigt l’orient, tandis qu’il parlait de l’occident ; tant son espoir était que madame Tan, lasse de marcher aussi long-tems, songerait enfin à s’en retourner. Mais cette femme sensible et courageuse était fortement décidée à chercher son mari jusqu’à ce qu’elle découvrit ses restes sanglans, et qu’elle s’assurât elle-même de la vérité. Tchang, voyant qu’elle ne voulait pour rien au monde retourner sur ses pas, imagina un mensonge dont le résultat trompa bien son attente. Jeune femme, dit-il y en faisant semblant de lui montrer quelque chose dans le lointain, vous ne songez qu’à aller en avant imprudente que vous êtes, n’apercevez-vous pas là-bas le monstre qui a dévoré votre mari ? Madame Tan lève la tête, et d’un œil timide cherche à découvrir l’animal. Tout à coup, elle entend un rugissement terrible qui annonçait assez son approche ; les derniers sons de ce cri redoutable frémissaient encore à son oreille, quand un vent impétueux fait retentir toute la forêt, d’où sort un énorme léopard, blanchi de vieillesse, et dont les yeux brillaient comme deux torches flamboyantes. Il va droit à Tchang et le jette à la renverse ; à peine eut-il poussé un cri, que le léopard le saisit par-derrière, et, partant comme un trait l’emporte au fond de la forêt pour lui servir de pâture. À ce spectacle, madame Tan glacée de terreur, tomba sans connaissance, et resta dans cet état près de la moitié d’un jour.

Au sortir de cette léthargie y elle promène ses regards autour d’elle, et ne voyant plus Tchang, elle commença à croire qu’il y avait sur la montagne un léopard, dont son mari était devenu la victime, et que le batelier ne lui en avait pas imposé. Le cœur tout ému de ce qui venait de se passer, elle n’osait faire un pas en avant. Enfin, reconnaissant le chemin par où elle était venue, elle s’en retourne, et à chaque pas verse des torrens de larmes. Elle n’était pas encore sortie de la montagne, qu’elle aperçoit un objet qui ressemblait à un homme, sans qu’on pût dire que c’en fût un ; il sortait du côté oriental de la montagne, et se dirigeait vers elle. Madame Tan s’écria avec émotion : C’est encore le léopard, je suis morte. À ces mots les forces l’abandonnent, et elle tombe à la renverse. Quelques instans après, ayant prêté l’oreille, elle entend d’une voix distincte : Chère épouse, est-ce vous ? comment vous trouvez-vous ici ? levez-vous, et venez soutenir mes pas chancelans. Madame Tan, ouvrant les yeux, reconnaît son mari Weï-te, dont le visage était inondé de sang, ce qui faisait qu’il avait à peine la figure d’un homme. Il n’était pas réglé dans le destin que Weï-te dût mourir ce jour-là ; car, quoique la hache lui eût fait de larges blessures, ses douleurs s’étaient bientôt calmées. Après la fuite de Tchang, il s’était éveillé comme d’un profond sommeil, et, après avoir bandé, avec les lanières de sa chaussure, les plaies dont sa tête était couverte, il se disposait à revenir lorsqu’il rencontra son épouse. Madame Tan, en voyant le triste état de son mari, crut que c’était le résultat de la fureur du léopard. Mais au récit que lui fit Weï-te elle reconnut que l’auteur de ce cruel traitement était le batelier, qui avait imaginé l’apparition du léopard pour tuer impunément son mari, mais que bientôt après le léopard l’avait lui-même dévoré.

Les deux époux, reconnaissant l’effet de la puissance divine qui extermine tôt ou tard les brigands et les homicides, rendirent au ciel et à la terre mille actions de grâces, et s’en retournèrent au bateau, où le muet, qui avait tout à coup recouvré la parole, leur demanda pourquoi son maître ne revenait pas avec eux. Monsieur et madame Weï-te lui racontèrent l’aventure dans tous ses détails. Alors le muet, joignant les mains, s’écria d’un ton pénétré : Nan-wou-ô-mi-to-fo ! (c’est-à-dire, ô Bouddha, je mets ma confiance en toi), et depuis ce moment il continua à jouir du don de la parole ; il en profita pour raconter l’un après l’autre les crimes nombreux qu’avait commis le batelier ; mais Weï-te ne pouvait revenir de sa surprise en entendant parler un homme qui était muet de naissance.

Ils le conservèrent pour les conduire, et, arrivés dans leur pays natal, ils vendirent le bateau, et bâtirent un temple à Bouddha, où, jour et nuit ils offraient avec le muet des parfums et des prières. Les deux époux, toujours pénétrés de reconnaissance, continuèrent jusqu’à la fin de leurs jours à révérer Bouddha. Dans les siècles suivans les poètes célébrèrent cette aventure dans leurs ouvrages. Voici à ce sujet quatre vers dignes d’être cités :

Tchang feignit qu’il y avait un léopard, quoiqu’il n’y en eût point ;
C’est son crime seul qui a suscité le léopard.
Si le fond de son cœur eût été vertueux,
Et qu’il y eût eu un léopard, il se serait caché au fond de la forêt.


  1. Basil., Dict. ii, 328-16-2, 808-9, 937.