Le Koran analysé/Préface

Traduction par Kasimirski.
Texte établi par Bibliothèque orientale, Maisonneuve (p. ix-xv).

PRÉFACE.



La conquête de l’Algérie par la France, en 1830, est l’un des faits capitaux du XIXe siècle, le siècle de l’établissement de grands courants d’échanges internationaux d’idées sociales.

Ce n’était pas la première fois que, cotoyant ou traversant le plus occidental et le plus vaste des lacs creusés dans la plus considérable des masses continentales de notre globe actuel, des peuples venus soit de l’Asie, soit de l’Europe, se posaient sur la côte septentrionale de la mystérieuse Afrique. Les Phéniciens avant les Romains, après ceux-ci les Vandales, ensuite les Grecs de Constantinople, puis les Arabes et, en dernier lieu, les Turcs, avaient déjà successivement occupé ce riche littoral : mais les uns comme les autres ne s’étaient attachés, paraît-il, qu’à l’exploiter.

Nous ne savons rien de la civilisation qu’auraient importée les Phéniciens parmi des populations dont on ne peut affirmer que l’origine, tout aussi asiatique que la leur. Il est permis de penser, en interrogeant ce qu’à défaut de l’histoire a transmis la tradition, que ces trafiquants ne s’inquiétaient que d’établir et de fortifier à côté de l’Egypte, en face de la Grèce et de l’Italie et dans la direction de l’Espagne, alors les grandes visées commerciales, des stations semblables aux comptoirs installés plus tard par les Européens le long des deux côtes de l’Afrique et dans la mer des Indes, afin de s’assurer un plus facile accès vers cet extrême Orient d’où se sont répandues de proche en proche les lueurs primordiales de notre civilisation. Si les Phéniciens avaient enseigné quelque chose aux populations devenues leurs sujettes, il n’eût pas suffi de la destruction d’une ville et d’un ordre du Sénat romain pour effacer subitement toute trace de leur longue présence.

Les Romains qui les remplacèrent et dont la domination ne fut guère moins longue, ont laissé plus de traces. Le littoral, jusqu’à une assez grande profondeur, est semé de monuments qui attestent l’amour qu’ils portèrent à cette contrée favorisée d’une fécondité exceptionnelle et d’un climat d’une singulière générosité. Mais ils n’activèrent cette fécondité qu’au profit de leur absorbante métropole, ils ne demandèrent à cette générosité que la satisfaction de leur sensualité. Les Vandales qui les firent disparaitre ne se heurtèrent à aucune institution, à aucun principe social qui retardât leur triomphe.

Eux-mêmes disparurent à leur tour au bout de moins d’un siècle, ne laissant d’autre souvenir que celui de leur brutale avidité. Une poignée de soldats, conduits par Bélisaire, pour le compte de l’Empereur d’Orient, Justinien, en eut promptement raison.

Les Grecs continuèrent les errements de leurs devanciers en les assaisonnant des mille et une petites misères qui finirent par énerver Constantinople elle-même.

Les deux dernières invasions arabes, d’Arabes d’Arabie, entendons-nous bien, qui eurent lieu, notamment dans notre Algérie, au VIIe siècle, eurent bientôt tout balayé devant elles.

Il est inutile de s’arrêter à la période turque. Tout le monde sait à quoi s’en tenir sur l’Osmanli : il campe et ne s’implante pas.

La France doit faire mieux que ses prédécesseurs dans le principal des postes qui lui sont échus en Afrique. Elle doit comprendre qu’elle sera toujours maîtresse de la situation en Europe si elle parvient à constituer de l’autre côté de la Méditerranée, un peuple qui vive de sa vie, qui ne soit qu’un avec elle. L’émigration européenne ne suffirait pas pour cela. Le Français, moins aventureux qu’on ne se le figure, ne consent pas facilement à aller si loin qu’il n’entende plus chanter les cloches de son village. Et puis, chaque nouveau pas fait en avant par la démocratie rendra la métropole plus chère au travailleur. L’Anglais, si peu assimilable, a ses Indes orientales, son Australie, son cap de Bonne-Espérance, son Canada ; l’Allemagne, la grande pourvoyeuse des Etats-Unis, préfère à la nôtre une terre qu’elle n’a pas à disputer à nos infinies méticulosités administratives ; il n’y a guère à espérer qu’il s’établisse un véritable courant d’émigration venant de l’Espagne et de l’Italie : ne faut donc pas négliger l’indigène musulman, il faut, au contraire, s’en emparer. Il ne peut aujourd’hui nous aimer, nous qui nous sommes emparés du sol dont il s’estimait le propriétaire incommutable et qui avons changé les conditions économiques dans lesquelles il y vivait ; mais pourra, comme il en est advenu de tant d’autres populations conquises, s’habituer à nous qui lui aurons créé de nouveaux besoins, inspiré de nouvelles idées.

Le tout est de s’assurer d’un moyen d’influence morale.

Ce moyen n’est point du tout la prédication des dogres chrétiens. Le christianisme, efflorescence de la philosophie hellénique[1], s’est promptement transformé, ainsi que l’avait fait dans une insondable antiquité le védisme, en une machine théocratique. Ce système est absolument antipathique au rameau de la grande famille indoue particularisé sous le nom de sémitique. La circonspection du mosaïsme dans la délimitation du rôle quasi-Egyptien abandonné à la tribu sacerdotale de Lévi, le prouve. Or, le noyau musulman est, comme le juif, arabe, c’est-à-dire sémite par excellence, et ce qui caractérise ce groupe humain est un positivisme réfractaire aux spéculations mystiques, habitude du groupe aryen, son très-proche parent cependant[2]. Jamais un Arabe ne voudra rien comprendre aux trinités, aux vierges mères, aux incarnations divines ni brahmaniques, ni égyptiennes, ni chrétiennes. non plus qu’aux transsubstantiations. Seulement, comme il est narquois et fripon, il se laissera baptiser autant de fois qu’on le voudra payer[3].

Il a été de mode, pendant un moment, de prendre texte de certains principes, de certaines coutumes remarqués dans certains groupes, plus ou moins Berbères, plus ou moins autochthones, dont les plus considérables sont connus sous l’appellation de Kabyles, pour en inférer la possibilité de retrouver là et de raviver un vieux levain de catholicisme : l’erreur est dissipée. Ces principes, ces coutumes, sont le bagage soustrait par des fugitifs aux ravageurs du littoral et il est certain que ces fugitifs, préoccupés avant tout de leur chère indépendance, ont laissé choir et se perdre en roule ce qu’ils avaient de catholicisme, tantôt orthodoxe et tantôt hérétique, suivant l’exemple donné par les Grecs ou les Romains, leurs riches et puissants Suzerains. Ils sont devenus, par le seul effet de leurs instincts sémitiques de naïf monothéisme anthropomorphique, tout aussi croyant en la mission de Mahomet que l’Arabe qui n’est pas son ami et à qui il est, au surplus, très-supérieur en industrie, en puissance de travail[4].

Non, pour influer sur les musulmans il ne faut pas s’attaquer à leurs croyances religieuses. Il faut dire à ces hommes tout aussi entêtés de leur foi héréditaire que le sont de la leur les chrétiens fervents des différentes églises : « Ce que nous vous conseillons, ce que nous vous demandons est conforme à votre propre loi » et le leur prouver en leur présentant la lettre même de celle loi. Il serait inutile, en effet, de chercher à leur expliquer, laissant cette lettre de côté, comment considérés de haut et débarrassés des dogmes, indices du degré atteint par l’intelligence religieuse, au temps de la promulgation, tous les Codes religieux sont d’accord pour signaler ce qui est essentiellement le bien, ce qui est essentiellement le mal : ils ne seront de longtemps de force à comprendre ce qui n’est accessible qu’aux esprits cultivés.

Le Koran, de même que les lois de Manou, notamment, et les livres colligés par le juif Esdras au retour de la captivité de Babylone, est un Code tout à la fois religieux, politique et civil. Beaucoup de personnes voient dans ce fait un obstacle insurmontable à la réalisation de tout progrès. C’est tenir trop de compte du mysticisme et pas assez de la raison, trop de compte des habitudes el pas assez des intérêts qui vont les modifiant tous les jours. Il suffit de considérer pour s’en convaincre, ce qui est advenu au milieu de notre société française des prescriptions civiles de la loi mosaïque et ce que, sans aucune préoccupation de prosélytisme, nos colons el nos soldats ont déjà apporté de changements dans les habitudes, dans les opinions des musulmans qui vivent auprès d’eux.

Mais pour le procédé recommandé ici il faut disposer d’un guide à l’aide duquel on puisse trouver immédiatement les textes nécessaires.

C’est afin de fournir ce guide qu’a été entreprise la présente analyse du Koran.

Qu’on ne s’inquiète pas du temps qu’on mettra à recourir, sous les yeux même du musulman, à la page, à l’article : ce qu’il nous reproche, à nous Français, c’est la promptitude de la répartie. On est sûr de son respect quand on lui fait attendre une réponse grave, posée et résultat d’une étude dans un livre.

Il semble peu nécessaire de faire remarquer, après tout ce qui vient d’être dit, qu’il n’est nullement question d’une appréciation de la valeur relative des différentes formules, des différents dogmes sous lesquels l’idée fondamentale est traduite dans les différents cultes. Encore moins se propose-t-on d’opposer, en particulier, chrétiens à musulmans, on ne veut que montrer aux uns comme aux autres qu’ils obéissent à des principes généraux identiques et que si, des deux parts, les plus éclairés consentaient à mettre en oubli tout préjugé de culte, ils se rencontreraient bien vite dans les mêmes efforts pour atteindre au même progrès social.

Celle lâche ne saurait être remplie par qui l’aborderait avec une préférence pour l’une des nombreuses solutions du grand problème de la cause première et de la fin dernière imaginées pour le repos des consciences timides. Il faut mettre de côté l’orgueil humain quand on interroge les livres dits sacrés. Il faut comprendre que ce n’est, en définitive, que l’homme qui y fait parler Dieu et que l’homme, prophète ou philosophe, suivant la profondeur du sillon qu’il creuse dans les masses, est impuissant à se soustraire aux influences du milieu qui de partout pèse sur lui.

Le système adopté pour cette analyse du Koran n’a pas été combiné du premier coup. Une couleur de prédication répandue également sur toute l’œuvre de Mahomet et qui en pénètre les moindres parties, rend souvent fort difficile de distinguer l’idée principale qu’il convient de mettre en relief. D’un autre côté, à y avait à trouver la forme la plus favorable pour les recherches. Celle de dictionnaire avait d’abord séduit, mais un dictionnaire n’est pas une analyse logique. Chacun des articles dont il se serait composé aurait été sans liaison avec ses voisins ; ce n’aurait été qu’après un très-patient triage qu’auraient pu être réunies les diverses fractions de la même matière. Il a semblé plus sage d’adopter un classement par familles d’idées.

Ainsi, après le peu de détails précis que contient le Koran, relativement à l’histoire, proprement dite, vient ce qui est spécial à la personnalité de Mahomet ; puis ce qui caractérise le mode de sa prédication. Sa doctrine étant le résultat des doctrines professées autour de lui par les groupes plus éclairés que les Arabes idolâtres, ses compatriotes, deux chapitres distincts renferment ce qu’il savait des juifs et des chrétiens. La très-pauvre métaphysique et la théodicée qu’il a ébauchées, sans manquer, non plus d’ailleurs que saint Augustin, à juxtaposer le libre arbitre et la grâce nécessaire, ce qui revient à proclamer de nouveau le Fatum antique, préparent à mieux entendre ce qu’il dit de son Koran, puis de la Religion, ce qu’il impose à titre de dogme, ce qu’il prescrit comme culte, ce qu’il promulgue comme loi. Parvenu à ce point culminant, on apprécie avec plus de sûreté l’organisation sociale qu’il a réalisée. On la trouve en harmonie avec ce qu’il « exposé en fait de sciences, d’arts, de commerce et l’on n’en est que plus frappé de la pureté de sa morale. Enfin, il a été tenu compte de ce que le Koran contient de promesses et de conditions quant au progrès.

Un ordre logique a été établi dans l’intérieur de celles de ces grandes divisions qui le comportaient, mais partout a été observé un si absolu respect pour la lettre du Koran, telle que nous la donne la plus exacte des traductions françaises, celle de M. de Biberstein Kasimirshi, qu’en rétablissant chapitres et versets dans leur ordre numérique, soigneusement indiqué, on reconstruirait en entier l’œuvre primitive.

Il a été jugé prudent de ne s’aventurer ni dans l’océan des hadit ni dans celui des inductions, interprétations dont, en dépit de la défense du Prophète, la parole d’Allah a été l’objet de la part des docteurs musulmans, les plus abondants, les plus enfantins des ergoteurs. Il en a été du Koran comme de tout livre où l’on avait cru enfermer la sagesse humaine. Le temps marche, les fails se succèdent, les notions se multiplient, la lettre devient étroite, incomplète, contradictoire : les plus pieux d’entre les fidèles, désirant qu’elle soit constamment dans le vrai, la tordent, en font sortir ce qui leur paraît indispensable pour la maintenir à la hauteur de la réalité présente.

A plus forte raison n’a-t-on pas noté les variations que les jurisconsultes musulmans ont fail subir à la jurisprudence. Les curieux peuvent prendre pour base de leurs observations sur ce point le remarquable travail de MM. le conseiller Sautayra et Cherbonneau[5].

Moins de respect pour le texte koranique aurait permis une composition plus agréable pour le lecteur. Il serait facile d’arranger des morceaux de haute éloquence sur la charité, la tolérance, la piété, en disposant d’une certaine façon ce que Mahomet en a dit à différents moments. Les récits qu’il fait, à plusieurs reprises, et chaque fois avec des détails nouveaux, des actes des principaux personnages bibliques, pourraient, condensés, charpentés à la moderne, produire de plus saisissants effets. Un poëte trouverait des chants magnifiques en agençant ce qui est semé dans de nombreux hymmes, dans de nombreuses peintures : mais ce ne serait plus le Koran. On n’aurait plus une idée juste de ce que fut le travail du Prophète se frayant une voie à travers les résistances de ses compatriotes, procédant à coups de menaces et de promesses taillées à la mesure d’imaginations aussi mobiles qu’ardentes et faisant jaillir des tempêtes de sa parole de si fulgurantes clartés qu’aucun lyrisme, non pas même celui de David, non pas même celui du premier Isaïe ne porte si fougueuse empreinte de son double caractère de cri humain et de chant inspiré.

  1. E. Havet, le Christianisme et ses Origines.
  2. L. Jacolliot, la Genèse de l’Humanité.
  3. Pellissier de Reynaud, Annales algériennes, t. III, Mémoire sur l’église d’Afrique ; édit. de 1856.
  4. Voir, entres autres, le savant ouvrage de MM. le général Hanoteau et le conseiller Letourneux : La Kabylie et les coutumes kabyles, t. 1, p. 810.
  5. Droit musulman ; statut personnel et statut réel. Paris, 1873-1874. 2 vol.
    Voir aussi, comme se rattachant à la matière, en ce qui concerne les indigènes Israëlites, la traduction par MM. le conseiller Sautayra et le grand rabbin Charleville, de l’Eben-Haezer, 3° partie du Code rabbinique, colligé au XV siècle, par Joseph Karo, Ager, 1868-1869. 2 vol.
    Ces deux ouvrages, avec celui précité de MM. Hanoteaw et Letourneuæ et la traduction par M. le D : Perron du Précis de Jurisprudence musulmane, par Sidi-Khelil (rite matékite, celui suivi presque universellement en Algérie) renferment ce qu’il est indispensable de connaître pour raisonner pertinemment sur les conditions sociales des indigènes de l’Algérie.
    Il est regrettable que M. le Dr Perron n’ait pas encore reçu l’aide qui lui serait nécessaire pour publier en entier sa traduction de la Balance de la loi, par le cheikh El-Cheraoui. Ce vénérable cheikh égyptien, contemporain de Joseph Karo, frappé des divergences existant entre les quatre rites orthodoxes, avait entrepris de tout concilier. Il pose, pour cela, en principe que les prescriptions horaniques sont, les unes obligatoires, les autres simplement facultatives. Il n’y aurait donc qu’à s’entendre sur ce que, suivant le besoin des temps, il convient soit d’observer, soit de négliger. Un extrait de cet important travail a été publié en 1870, à Alger, chez Ed, Bastide.