Le Korân, sa poésie et ses lois/Résumé et conclusion
VIII
RÉSUMÉ ET CONCLUSION
es faits que nous a révélés l’étude des
chapitres de Médine suggèrent quelques
conclusions importantes. Il n’est pas
rare de comparer le Korân au Pentateuque,
et d’affirmer que chacun est la loi en même
temps que l’évangile de ses croyants. La
ressemblance est plus étroite qu’on le suppose
communément. De même que les
Juifs ont négligé leur Pentateuque en
faveur du Talmud, les Muslims ont laissé
de côté le Korân pour les Traditions et les
Décisions des Docteurs. Nous ne voulons
pas dire qu’un mahométan auquel on demandera
quel est le livre de sa religion
répondrait autrement qu’en indiquant le
Korân ; mais nous voulons dire qu’en fait ce n’est pas le Korân qui guide sa foi et
ses pratiques. Au moyen âge de la chrétienté,
ce n’est pas le Nouveau Testament,
mais bien la « Summa Theologica » de
Thomas Aquinas qui décidait les questions
d’orthodoxie ; et, de nos jours, le fidèle orthodoxe
ne tire pas ordinairement sa foi
de ses investigations personnelles de l’enseignement
du Christ dans les Évangiles.
C’est précisément de la même manière que
le mahométisme s’appuie sur des bases
beaucoup plus larges que le Korân pur.
Le Prophète lui-même n’ignorait pas que
ses révélations ne prévoyaient pas toutes
les possibilités de l’avenir. Lorsqu’il envoyait
Mo’adh au Yémen pour recueillir
et distribuer des aumônes, il lui demanda
quelle loi il voulait avoir pour guide : « La
loi du Korân, » dit Mo’adh. « Mais si tu
n’y trouves pas les principes nécessaires ? »
— « Alors j’agirai d’après l’exemple du
Prophète. » — « Mais s’il manque ? » —
« Alors je ferai une comparaison et j’agirai
en conséquence. » Mohammed applaudit
chaleureusement à l’intelligence de son disciple, et des déductions très importantes
ont été tirées par suite de son
approbation au système d’analogie. C’est
toutefois le dernier ressort. Lorsque
le Korân ne fournit aucune décision précise,
les conversations privées de Mohammed
— vaste corps de traditions orales soigneusement
préservées et transmises, puis
réunies et examinées critiquement — sont
consultées. Et s’il n’y a rien d’analogue
dans le Sunna (c’est le nom de ce corps
de traditions), alors les annales des décisions
par consentement général des Pères
sont le secours. « La loi, » dit Ibn-Khaldûn,
« est basée sur l’accord général des
compagnons du Prophète et de leurs disciples. »
Finalement, il y avait le principe
d’analogie pour les guider si toutes les autres
sources faisaient défaut. En fait, les Muslims
ne se livrent pas à ces investigations laborieuses,
mais se réfèrent à l’un ou l’autre des
principaux ouvrages dans lesquels tout ceci
a été fait pour eux. On s’aperçut bientôt
qu’« un système qui voulait légiférer sur
toutes les parties de la vie, tout le développement des idées et des forces de
l’homme, à l’aide du Sunna et des déductions
par analogie qui pouvaient en être
tirées, était un système qui, non-seulement
donnait toutes les tentations possibles pour
fausser la tradition, mais encore deviendrait
beaucoup trop embarrassant pour
être pratiqué. » Dès lors, ainsi que M. Sell
l’a expliqué dans son admirable ouvrage
sur « La foi de l’Islâm », il devint nécessaire
de systématiser et d’arranger ce chaos
de traditions, décisions et déductions, et
de cette nécessité sortirent les quatre grands
systèmes de jurisprudence connus des
noms de leurs fondateurs, le Hanafite, le
Mâlikite, le Chafi-ite et le Hanbalite, à
l’un desquels appartient tout musulman
orthodoxe. Les décisions de ces quatre
Imâms, Abou-Hanîfa, Ibn-Mâlik, Ech-Châfi’i
et Ibn-Hanbal, font autorité près
de tout musulman sunnite. Il est de foi orthodoxe
que, depuis les quatre Imâms, nul
docteur n’a paru qui puisse leur être comparé
en science et en jugement, et, que ce
soit vrai ou non, il est certain qu’aucun théologien ou juriste n’a surpassé leurs digestes
de la loi. Aucun compte n’est tenu
des circonstances différentes dans lesquelles
les mahométans sont maintenant placés ;
les conclusions auxquelles ces Imams
sont arrivés aux viiie et ixe siècles sont
considérées comme également applicables
au xixe siècle, et un manuel populaire de
théologie pour les Moslems de l’Inde déclare
qu’« il n’est pas légal de suivre quelqu’autre
que les quatre Imâms ; de nos
jours, le Kâdi ne doit donner aucun ordre,
et le mufti aucun fatoua, contraire à l’opinion
des quatre Imâms[1]. »
Telle est l’explication de la différence entre le mahométisme moderne et l’enseignement que nous avons pu tirer du Korân même. L’Islâm s’appuie sur nombre de colonnes, et le Korân n’en est pas la seule base. Une large part de ce que les Muslims croient et pratiquent maintenant ne se trouve en rien dans le Korân. Nous n’entendons pas dire que les traditions de Mohammed (leur authenticité une fois admise) ne sont pas une aussi bonne autorité que le Korân — et certes, entre le cas où le prophète professe parler les paroles de Dieu comme dans ce livre, et les premières où il ne le prétend pas, il n’y a guère de choix à faire, — de même ne prétendons-nous pas que les premiers docteurs de la Loi ont fait preuve d’imagination en tirant leurs inductions et analogies, bien que nous ayons nos doutes ; tout ce sur quoi nous insisterons est que c’est une erreur d’appeler le Korân le compendium théologique ou le Corpus juris de l’Islâm. Il n’est ni l’un ni l’autre. Ceux qui feuilletteront les pages de l’Hedaya, ou Code musulman de Khalil dont M. Seignette a publié récemment une traduction française à Alger, verront facilement de quel minime secours est le Korân au légiste musulman, et combien peu des deux mille clauses de Khalil peuvent être retracées jusqu’au « livre de la loi » supposé. De même peut-on tourner et retourner du commencement à la fin et de la fin au commencement les pages du Korân pendant toute sa vie, sans y trouver la plus légère indication du formidable système de rituel qui est maintenant considéré comme une partie essentielle de la religion musulmane.
Quant à nous, nous préférons le Korân à la religion telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, et sommes heureux de penser que nous ne sommes pas redevables de toutes les fautes de l’Islâm moderne au livre sacré sur lequel il est censé s’appuyer. Personne ne saurait lire sans émotion ce livre remarquable. Il y a dans le Korân une simplicité d’un genre spécial qui attire en dépit de ses répétitions et de sa tristesse. Aucun livre ne porte plus distinctement l’empreinte de l’esprit de son auteur ; d’aucun autre peut-on dire aussi positivement qu’il est sorti du cœur sans préoccupation ni défiance. Tout inconsistant, contradictoire, ennuyeux et fastidieux qu’il soit souvent, le livre a une personnalité qui retient l’attention. Ce n’est pas un code de lois, encore moins un système de théologie ; mais c’est quelque chose de mieux. Ce sont les paroles entrecoupées d’un cœur humain complètement incapable d’hypocrisie et ce cœur était celui d’un homme qui a exercé une influence extraordinaire sur l’humanité.
- ↑ E. Sell, Faith of Islam, p. 19.