Le Korân, sa poésie et ses lois/La période des harangues
VI
LA PÉRIODE DES HARANGUES
orsque nous arrivons à la seconde
grande division du Korân, aux vingt-quatre
chapitres composés pendant les
dix années qui suivirent la fuite à Médine,
nous commençons à comprendre comment
le mahométisme a été formé dans ses détails.
Jusqu’ici nous n’avons vu qu’un
homme luttant sérieusement pour démontrer
à son peuple quelle était l’erreur de
son manque de foi, et essayant de l’attirer
au culte du vrai Dieu. Nous allons
voir maintenant le prophète, roi et législateur.
Lorsque Mohammed rejoignit ses
disciples fugitifs à Médine, il trouva la
ville préparée à lui souhaiter la bienvenue
comme à son seul chef, et depuis lors son rôle de prophète se mélange à des devoirs
et occupations plus étendus, mais quelque
peu incompatibles. Il avait à gouverner
une population assez mélangée, peu habituée
à reconnaître aucune autorité et qui
se partageait entre plusieurs factions hostiles.
Outre les réfugiés, ses compatriotes, et
les convertis de Médine entre lesquels il y
avait toujours quelque jalousie, Mohammed
avait à tenir compte du grand nombre
de ceux qui jugeaient politique de
professer l’islamisme, mais qui étaient tout
prêts à reculer et à comploter contre le
prophète chaque fois que l’occasion s’en
présentait. Ce sont ceux-là que le Korân
attaque souvent en les désignant simplement
comme « les hypocrites ». De plus,
il y avait des juifs très nombreux à Médine
et aux environs, et qui, d’abord fort
disposés à faire l’éloge de Mohammed à
leurs voisins comme le Messie promis,
n’avaient pas tardé à s’apercevoir qu’il
n’était pas homme à leur servir d’instrument,
et dès lors étaient devenus ses ennemis
les plus acharnés. Maintenir l’ordre entre tous ces partis n’était pas une tâche facile,
même pour un homme d’état éprouvé ;
et pour Mohammed, qui n’avait pas été
élevé dans l’art de diriger les hommes,
c’était particulièrement difficile. La force
remarquable de son influence personnelle,
qui évoquait une loyauté enthousiaste
chez ses partisans, lui en tint lieu
beaucoup, et il faut admettre qu’il se
montra chef énergique aussi bien que zélé
prophète. Nous n’avons pas à savoir ici
jusqu’à quel point son caractère de prophète
fut gâté par les nécessités politiques ;
car l’inspiration du Korân et la
sincérité de celui qui l’a prêché n’ont
rien à faire avec l’objet qui nous occupe.
Ce qui doit attirer notre attention est
simplement la variété des causes qui ont
produit la complexité relative des chapitres
de Médine. Il est bien compréhensible
que la nature de la révélation ait changé
selon les circonstances. Au commencement,
Mohammed essayait seulement de
prêcher la pratique du bien et la crainte
de Dieu à une cité sans foi, tandis qu’à présent il lui fallait soutenir des guerres,
dompter des rebelles, réconcilier des rivaux,
faire des traités, soutenir un siège
et conduire une nation à la conquête. Ses
paroles ne doivent plus seulement parler
du jugement à venir, mais elles doivent
aussi encourager le soldat sur le champ
de bataille, entonner le chant de triomphe
après la victoire, ranimer après la défaite,
calmer l’impatient, retenir les imprudents,
réprimander les malfaiteurs, arranger
tous différends. La maison du prophète
à Médine était, pour ainsi dire, la
cour d’appel de tous les Musulmans. Rien
ne pouvait être réglé sans son avis. Questions
de convenance sociale, détails domestiques
les plus délicats, aussi bien que
les plus grandes questions de paix ou de
guerre, tout était décidé par le prophète
personnellement. Lorsqu’un homme mourait,
les règles de l’hérédité devaient être
déterminées par Mohammed. Si un homme
se prenait de querelle avec sa femme, le
divorce devait être appliqué ; tout ce qui
était l’objet d’une discussion quelconque venait devant le tapis du prophète et était
tour à tour examiné et l’objet d’une décision ;
et ces jugements étaient faits pour
être toujours valables ! Mohammed ne
connaissait aucune différence de degré
dans ses inspirations ; ainsi, par exemple,
sa décision de pouvoir lui-même prendre
un plus grand nombre de femmes qu’il
n’était prescrit aux autres, était, dans son
esprit, tout aussi bien la parole de Dieu
que le « chapitre de l’Unité. » Il avait, heureusement,
une bonne dose de sens commun,
et, en général, son jugement était
sain ; s’il en eût été autrement, le mal
produit par cet usage de fixer à tout jamais
des décisions relatives à certains moments
et à des circonstances particulières, eût
été beaucoup plus grave. Mais, telles qu’elles
sont, les lois du Korân représentent les
coutumes modifiées d’un peuple grossier
et sans culture, et sont souvent tout à fait
inapplicables aux autres nations à des
périodes différentes de développement.
Jamais Mohammed n’aurait pu concevoir
la possibilité que les lois qu’il trouvait convenir à ses compatriotes, seraient intolérables
pour un autre peuple. Toutes les
races devaient être broyées dans le même
moule, car le moule était parfait et aucun
perfectionnement pouvant y être apporté
n’était compréhensible pour lui.
Dans de pareilles circonstances, il est heureux que Mohammed n’ait jamais tenté de formuler un code de lois, et que ses décisions éparses ci et là soient peu nombreuses et souvent vagues. Il est surprenant de voir combien peu de législation proprement dite il y a dans le Korân. Nous avons vu qu’il n’y a à peu près rien dans les harangues de la Mekke ; mais même dans celles de Médine il y a extrêmement peu de loi distincte. La plus grande partie des chapitres de Médine n’a trait qu’à des événements passagers. La conduite des Musulmans sur le champ de bataille et la louange à l’honneur de ceux qui meurent dans « la voie de Dieu » sont les topiques les plus fréquents, et Mohammed n’épargne pas l’insulte à ceux qui montrent le drapeau blanc, quand il est question de se battre. Un nombre considérable de versets a trait aux « hypocrites » qui donnaient constamment au prophète-roi des motifs d’appréhension. Mais le principal thème des harangues de Médine est la conduite des juifs auxquels Mohammed ne pouvait pardonner de l’avoir rejeté. Il protesta qu’il était annoncé dans leurs Écritures, et qu’ils le connaissaient aussi bien qu’ils connaissaient leurs propres enfants, si seulement ils voulaient l’admettre parmi eux ; et il promulgua cette théorie : qu’ils avaient intentionnellement corrompu leurs livres sacrés afin d’empêcher le peuple de reconnaître la claire description dans laquelle lui Mohammed s’y trouvait dépeint. Les juifs répudiaient aussi ses légendes des patriarches et des prophètes, bien qu’elles fussent tirées de leur propre Haggadah ; de sorte que Mohammed fut obligé de leur attribuer une plus haute origine. En résumé, les juifs étaient une épine douloureuse dans le côté du prophète, et, lorsque nous lisons dans sa biographie quelle terrible punition il leur fit subir, nous ne pouvons être surpris de l’amertume des dénonciations contre eux qui abondent à chaque page des chapitres de Médine.
Mohammed est moins hostile aux chrétiens, sans doute parce qu’il n’était pas entré en relations étroites avec eux, et n’avait conséquemment pas été à même d’éprouver leur opiniâtreté. Il répudie fréquemment la doctrine de la Trinité et du Fils de Dieu, — « le Messie, Jésus, le Fils de Marie, n’est que l’apôtre de Dieu, son logos et son esprit : croyez donc en Dieu et à ses apôtres et ne dites pas « Trois » ; allons donc ! ce serait meilleur pour nous. Dieu n’est qu’un seul Dieu… Le Messie ne dédaigne certainement pas d’être le serviteur de Dieu. » Son attitude au commencement est amicale :
« Tu verras en vérité que ceux qui sont le plus en inimitié contre ceux qui croient, sont les juifs et les idolâtres ; et tu trouveras que ceux qui sont le plus en affection pour ceux qui croient sont ceux qui disent : « Nous sommes chrétiens ; » c’est parce qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et parce qu’ils ne sont pas fiers. »
Mais, plus tard, Mohammed changea sa bonne opinion des chrétiens : « Les juifs disent qu’Ezra est le Fils de Dieu ; et les chrétiens disent que le Messie est le Fils de Dieu, — Dieu les confonde ! Qu’ils mentent ! Ils prennent leurs docteurs et leurs moines pour seigneurs plutôt que Dieu, et aussi le Messie, le Fils de Marie ; mais ils sont forcés de n’adorer qu’un Dieu, car il n’y a pas d’autre Dieu que lui ; que sa louange soit célébrée, s’ils se joignent à lui ! »
Sauf les harangues relatives à la situation politique et aux parties de l’État, qui ont une si large part dans la division de Médine du Korân, il est plus souvent question du prophète lui-même qu’auparavant. Comme chef d’une cité turbulente, Mohammed trouva nécessaire de maintenir sa dignité, et il y en a plusieurs traces dans ses paroles. Le peuple a l’ordre de ne pas s’approcher du prophète, comme s’il n’était qu’un homme ordinaire, et il est dit formellement que celui qui obéit à l’apôtre obéit à Dieu. La famille de Mohammed est l’objet d’une certaine attention ; des permissions spéciales lui sont accordées par le ciel par rapport à ses mariages, et le caractère de l’une de ses femmes est justifié par l’inspiration divine. Ces passages ne sont intéressants que pour la biographie de Mohammed, et forment un problème complexe auquel diverses solutions ont été proposées.