Le Justicier (Paul Bourget)

Le Justicier (Paul Bourget)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 5-56).
LE JUSTICIER

Je me suis trouvé assister, l’année dernière, en témoin plus qu’en acteur, à un drame de conscience qui, sur le moment, m’émut beaucoup. J’eus aussitôt l’idée de le raconter. Un scrupule me vint. Cet intérêt poignant ne dérivait-il pas du souvenir attaché pour moi au nom des deux frères, héros de cette aventure ? Une aventure ? Le mot est bien fort pour qualifier un incident d’ordre familial, de ceux qui se rencontrent par centaines dans les destinées les plus unies. Après réflexion, il m’a semblé que ma première impression était la bonne, et que ce terre à terre des événements ajoutait, au contraire, à la signification de cette histoire. Elle pose un grave problème qui apparaîtra peut-être comme plus saisissant encore dans ces données toutes communes. Quelle est la mesure de notre responsabilité ? Jusqu’où s’étendent ses limites ? Devons-nous compte à la suprême Justice, non seulement de nos actes médités et voulus, mais des conséquences que nous n’avons ni voulues, ni soupçonnées, — non seulement de nos omissions, mais des effets de ces omissions ? « Qui connaît ses égarements ? Mon Dieu, pardonnez-moi ceux que j’ignore... » dit le Psalmiste. Et Pascal, dans le Mystère de Jésus : « Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. — Je le perdrai donc. Seigneur, car je crois leur malice sur votre assurance. — Non, car moi, par qui tu l’apprends, t’en peux guérir. A mesure que tu les expieras, tu les connaîtras, et il te sera dit : Voir les péchés qui te sont remis. Fais donc pénitence pour tes péchés cachés, et pour la malice occulte de ceux que tu connais. » Mais pourquoi anticiper sur des conclusions qui se dégageront de ce récit tout naturellement, si j’arrive à reproduire dans son humanité simple l’humble détail de cette tragédie bourgeoise ? Je vais l’essayer.


I

J’étais donc, par une matinée du printemps de l’année dernière, occupé chez moi à travailler, quand on vint m’avertir qu’un M. Blaise Marnat, ingénieur, de passage à Paris, téléphonait pour savoir si je pourrais le recevoir cet après-midi, et à quelle heure.

— Il est à l’appareil ? demandai-je.

— Non, mais le portier de son hôtel.

— Dites que j’attendrai M. Blaise Marnat après le déjeuner, répondis-je, déconcerté par cette visite, au point qu’il me fut impossible de reprendre la tâche commencée. Trop d’images surgissaient dans ma mémoire, évoquées par ce coup de téléphone, très étrangement impersonnel. Un lien si particulier et si intime nous unissait, l’ingénieur et moi, dans le passé ! Il est vrai que le calendrier éphéméride, posé sur ma table, portait la date du 7 avril 1917, et j’avais parlé à Blaise Marnat, pour la dernière fois, au cimetière du Montparnasse, lors de l’enterrement de son père, en novembre 1881. « 1881-1917. Grande mortalis ævi spatium » aurait dit ce père, M. Jules Marnat, que j’avais eu comme « colleur, » à une époque plus lointaine encore. C’était avant la guerre de 1870, dans l’institution libre d’où je suivais les classes du lycée Louis-le-Grand, et j’avais Blaise lui-même pour contemporain et pour rival au Concours. Oui. Que d’images !... Marnat, — rien qu’à me répéter ces deux syllabes, je revoyais la sombre cour de la pension, à six heures du matin en hiver. Une silhouette passait, entre les arbres grêles et nus, celle du « colleur » venant « chauffer » les candidats au prix d’honneur. Je revoyais ces candidats, une demi-douzaine de rhétoriciens, dont nous étions, Blaise et moi, et dans cette chaire, ce « colleur », le père de Blaise, assis devant un Tite-Live ou un Tacite, un Virgile ou un Horace. Il priait l’un de nous de traduire un passage à livre ouvert. L’unique lampe pendait au plafond, éclairant le vaste front, prématurément chauve, du maître, son masque creusé, l’arête fière de son nez aquilin, sa longue barbe noire sur laquelle il passait, à de certains moments, sa blanche main nerveuse : et quand ses paupières se relevaient, elles découvraient des yeux bruns d’une ardeur douloureuse.

« Tout de même, après quarante ans, pensais-je, en me rappelant ainsi, dans l’éclair d’une demi-hallucination, ces lointaines heures d’une jeunesse ardemment studieuse, m’annoncer son retour en France et sa visite par un téléphonage de concierge ! Quel original que ce Blaise !... C’est trop naturel. Il était déjà si fermé, si replié ! Le vieux Marnat l’avait élevé à l’école du Pœte, non dolet de la courageuse Arria, celle de l’enfant spartiate qui se laisse dévorer par son renard sans crier. Ce dressage stoïcien aura tourné en dureté, avec cette existence passée tout entière sur des chantiers, à construire des chemins de fer en Asie, en Afrique, en Amérique, parmi des brutes noires et jaunes. Il ne m’a pas oublié, puisqu’il veut me revoir. Il emploie un procédé qui n’est ni cérémonieux, ni tendre. Ne lui en voulons pas. J’aurai tant de plaisir à causer avec lui de son père ! »


Pour que l’on comprenne bien quelle corde remuait en moi cette rencontre toute prochaine, et si complètement inattendue, avec mon camarade de classe, il faut que je dessine avec plus de précision la figure morale de cet humble répétiteur de collège. Elle expliquera la place occupée par lui dans ma mémoire d’écolier. Quand on aime passionnément la pensée, on garde, à travers l’existence, une gratitude d’une qualité unique aux maîtres qui vous ont, les premiers, initié au travail sacré de l’intelligence. C’est la mystique de l’enseignement, sa profonde et noble poésie que cette paternité spirituelle, indéfectible comme l’autre, et qui veut qu’à la distance d’un demi-siècle nous retrouvions, vivante en nous, l’empreinte spirituelle de certains professeurs. Ainsi en était-il de M. Jules Marnat et de moi. Pour s’emparer d’une jeune âme, à l’époque où je suivais ses leçons, ce maître possédait un double prestige : celui de l’homme et celui du lettré. Il est bien oublié aujourd’hui, sauf par quelques fidèles. Sous l’Empire, il possédait, dans le petit monde scolaire, cette renommée clandestine, qui fut celle des grands opposants de l’Université après le coup d’État : un Frédéric Morin, un Eugène Despois. Entré le premier à l’Ecole Normale, reçu le premier à l’agrégation, il avait, à vingt-six ans, démissionné de la rhétorique d’un grand lycée de Paris, pour ne pas prêter serment à l’Empire. Depuis lors, il vivait de cours libres et de répétitions. Qu’il préférât ce gagne-pain si modeste aux fructueuses besognes du journalisme, c’était la preuve d’une intransigeance absolue dans ses convictions. Il avait redouté les compromis forcés d’une presse surveillée de près par le pouvoir. Ces républicains de frappe romaine n’étaient pas rares dans cette période. Rationalistes à tempérament religieux, ils reportaient, à leur insu, les traits de l’idéal chrétien sur le mythe révolutionnaire. Leur ascétisme et leur dévouement les revêtaient, pour nos imaginations de dix-sept ans, d’une autorité de martyrs et d’apôtres. Discuter un jugement de M. Jules Marnat tenait pour nous du blasphème. Croirait-on que je suis demeuré longtemps un peu honteux de mon goût très vif pour Prosper Mérimée et Sainte-Beuve, simplement parce que cet inflexible protestataire les avait stigmatisés devant moi : « Ah ! oui ! Monsieur le sénateur Mérimée ! Monsieur le sénateur Sainte-Beuve !… » Comme dans les notes des Châtiments, il avait ajouté : « Trente mille francs par an. » C’était le déclic d’un couperet de guillotine que des mots pareils tombant de la bouche du vieux jacobin.

Il n’était pas qu’un jacobin. Cette influence exercée sur quelques-uns de ses élèves et sur moi en particulier, il la devait à la ferveur dont il brûlait pour la littérature antique. Cette flamme en faisait un artiste en expression, réellement extraordinaire. Les écrivains latins surtout lui inspiraient un culte passionné. Chacune de nos pauvres répétitions, destinées très utilitairement à nous transformer en bêtes à concours, devenait, pour ce dévot, l’occasion d’une véritable liturgie. J’ai raconté qu’il nous donnait à traduire un texte à livre ouvert. Indifférent d’abord jusqu’à la froideur, le latiniste en lui s’échauffait. À notre traduction ânonnante, la sienne soudain se substituait. Il parlait, et le mâle langage de Tite-Live et de Tacite se transcrivait en une prose française, égale au modèle par le raccourci et le serré. Presque plus d’auxiliaires, de verbes « avoir « et « être, » presque plus de conjonctions. Il la voulait, cette prose, nettoyée de ce qu’il appelait énergiquement « la pouillerie des mots inutiles », articulée par des verbes actifs jouant directement sur leur régime, rythmée comme des vers, et toute en vocables voisins de leur origine. J’ai dans l’oreille sa voix un peu sourde attaquant certains morceaux, la mort d’Agrippine, par exemple, dans les Annales : « La nuit s’illuminait d’astres pour convaincre le parricide… » Et les poètes, Lucrèce, Horace, Virgile, comme il les sentait ! Comme il les rendait ! De quel accent il déclamait, avant de la traduire, l’adjuration de Didon abandonnée au soleil :


Sol, qui terrarum flammis opera omnia lustras !


Ces textes sublimes des Anciens, passant par cette bouche éloquente, perdaient tout air de citations. Ils ne faisaient qu’un avec ce magnifique lettré, qui nous invitait à communier, non plus à travers les livres, mais à travers son âme, dans ces beaux génies, sa religion, et, je m’en rendais dès lors vaguement compte, sa consolation. Anomalie paradoxale, un seul parmi nous demeurait réfractaire, du moins en apparence, à ce contagieux fanatisme, et c’était Blaise. Ce fils du répétiteur avait été pris, comme boursier, dans notre pension, ainsi que son frère plus jeune, Amédée, par une charité trop justifiée envers un maître peu fortuné, dont la valeur reconnue servait de vivante réclame. Blaise, pourtant, ressemblait à son père, mais en plus vigoureux, en plus étoffé. Les Marnat sont originaires de Laschamp, un hameau juché au pied du volcan éteint de ce nom, à une lieue du Puy de Dôme. Le professeur était allé chercher là sa femme, fille comme lui d’un petit propriétaire rural, mi-paysan, mi-bourgeois. Le premier-né de ce mariage avait hérité de la montagnarde une robustesse de carrure qui contrastait avec la chétiveté de son cadet. La physiologie appauvrie de celui-ci dénonçait, chez la mère, l’étiolement de la transplantation, l’air raréfié d’une étroite demeure parisienne, la nourriture médiocre, l’usure du souci quotidien. Blaise avait déjà conscience de l’épreuve qu’inflige à une ménagère la précarité des ressources, l’étroitesse du budget, cette res angusta domi, pour parler comme un des poètes chers à son père. Ce sentiment, tout à la fois, paralysait chez lui l’enthousiasme pour les lettres classiques et l’incitait à un labeur acharné. Aucun de nous ne l’égalait dans la composition latine, vers ou discours, et il ne cachait pas son intention de se tourner, son baccalauréat passé, vers les Sciences et l’Ecole Centrale !

— C’est assez d’un professeur dans une famille, me disait-il, un jour qu’il me confiait ses projets d’avenir. Maman a trop peiné. Papa aussi. Je veux un métier qui me permette de leur assurer plus tard un peu de bien-être. J’ai pris mon parti. Je serai ingénieur à l’étranger, et ils vieilliront riches.

Son application, en attendant, à ses besognes de rhétoricien, si peu adaptées à sa future profession, provenait d’un scrupule de probité. Il estimait que ses succès au Concours général, — il y avait été couronné plusieurs fois, — payaient sa dette de boursier. Et puis un généreux donateur avait légué un titre de rente de mille francs, destinés à récompenser l’élève de notre pension qui obtiendrait à ce Concours le prix d’honneur de rhétorique. La fondation datait de cinq ans. Aucun de nos prédécesseurs n’ayant enlevé le prix, les arrérages de la rente s’étaient accumulés. La perspective de ces cinq mille francs à gagner, — de quoi soulager un peu ses parents, — aiguillonnait le zèle du brave garçon. Je ne l’ai pas vu, durant cette année, vécue avec lui côte à côte, musarder une minute, une seconde. S’il ne partageait pas les chauds transports de son père pour les choses de la littérature, il en avait la rigidité d’honneur intime, ce besoin, pour s’estimer soi-même, — c’était une autre maxime du professeur, — de « faire toujours tout ce que l’on peut de ce que l’on doit. » Quelle illustration émouvante de cette règle morale que nos conférences du matin ! Notre répétiteur ne les eût pas données devant le grand public choisi du Collège de France, plus complètes, plus soignées, plus vibrantes que devant nous, pauvre demi-douzaine de bambins ramassés autour de cette petite chaire, dans cette petite salle à peine éclairée.

Ce prix d’honneur. Blaise l’avait manqué. Rien de plus significatif dans la jeunesse, que notre instinctive réaction en face des premiers succès ou des premiers insuccès. Quand les résultats du concours furent proclamés, j’attendais à la porte de la Sorbonne, avec les deux frères Marnat. Blaise accueillit la nouvelle de son échec par un : « Je savais bien que j’avais raté mon discours, » dont l’impassibilité me rappela l’esclave antique et sa réponse au maître qui le bâtonnait : « Je vous avais bien dit que vous me casseriez la jambe. » C’était la mise en pratique de l’adage : « Douleur, tu n’es pas un mal, » fière devise de la secte dont relevait le vieil universitaire, hypnotisé, à travers les grands prosateurs de Rome, par les Caton et les Brutus, les Cremutius Cordus et les Thraséas. Ces leçons de muette endurance n’étaient pas arrivées au jeune Amédée, le second fils de M. Jules Marnat. Ce frêle et nerveux enfant avait éclaté en sanglots, lui, en apprenant la déconfiture de son ainé. J’avais admiré la tenue de Blaise n’accusant pas le coup, comme on dit, moi qui connaissais la profondeur de sa déception. Je fus attristé, en revanche, par la rude façon dont il rabroua la sensibilité, un peu étalée, mais si touchante, de son frère :

— As-tu fini, avait-il dit brusquement, de nous donner la comédie ?

Ce n’était pas la première fois que j’observais avec quelle sévérité il jugeait et traitait son cadet. À dire vrai, celui-ci faisait piètre figure dans notre collège. Très éveillé, mais plus paresseux encore, on avait dû renoncer pour lui aux cours du lycée, où la pension n’envoyait, que ses sujets de choix. Amédée Marnat était donc un « intérieur. » Nous désignions ainsi les camarades moins brillants qui poursuivaient leurs études à l’intérieur de la maison, dans des classes décapitées de leur élite. C’était un déchet, dont Amédée était trop souvent le déchet. Les hauts et les bas de ses places,. — aujourd’hui dans les dix premiers, la semaine suivante dans les dix derniers, — dénonçaient le vrai principe de son infériorité scolaire. La volonté lui faisait défaut, non l’intelligence. Chez cet adolescent de seize ans, mince et petit pour son âge, aux traits fins, aux manières câlines, très soigné de sa personne, vingt indices révélaient une précoce et dangereuse curiosité de la vie parisienne d’alors. Les opérettes en vogue aux Bouffes et aux Variétés, les courses et les pronostics sur les futurs gagnants, les romans à la mode et les scandales retentissants du jour, faisaient la matière habituelle de ses conversations, à lui et à un petit groupe d’ « intérieurs, » appartenant à des familles riches, et qui se baptisaient eux-mêmes les « gommeux. » Quand Blaise l’apercevait qui se promenait dans la cour, un peu longuement, avec un camarade de cette coterie, le plus souvent il l’appelait, et l’on voyait les deux frères arpenter le préau, l’un impérieux et grondeur, l’autre taciturne et sournois. Visiblement, Amédée redoutait Blaise. Visiblement aussi, ce dernier manquait de doigté dans le maniement d’un caractère faible, incertain, facile aux tentations du luxe et de la vanité, mais capable pourtant d’élans, et passionnément sensitif. Ses larmes devant l’échec de son frère me l’avaient prouvé une fois de plus, et l’altération de son visage sous le coup de caveçon. Blaise était trop entier, trop absolu, pour qu’il fût aisé, même dans la familiarité de la vie de collège, de lui faire une observation. Pourtant, je m’y hasardai, au cours d’une conversation intime que nous eûmes au Luxembourg, avant de partir pour les vacances, et à propos de cette scène de la Sorbonne.

— Tu ne connais pas Amédée, avait-il répondu à ma timide remarque. C’est un menteur, un jouisseur et un fainéant. Papa est trop-occupé pour le suivre. D’ailleurs, s’il le voyait tel qu’il est, cela lui ferait trop de peine. Il préfère fermer les yeux. C’est un rêveur, tu le sais, un poète. Maman est toute faiblesse pour ce garçon. Elle l’a eu étant malade. Il a été très délicat dans son enfance. Elle lui garde un coin plus tendre dans son cœur, beaucoup trop tendre. C’est à moi de remplir vis-à-vis d’Amédée le rôle du paterfamilias qui surveille et qui redresse. Crois-moi, quand je le cingle, j’ai mes raisons. »

Cet entretien avait lieu au mois de juillet 1870. Retourné en province dès les premiers jours de la guerre franco-allemande, je ne devais plus jamais rentrer à la pension. D’ailleurs, l’avènement de la République marqua pour M. Jules Marnat la fin de son épuisant métier de; « colleur. » Il fut nommé aussitôt, très justement, inspecteur d’Académie à Paris. Je revins, après le siège, achever, comme externe, ma philosophie. Blaise, lui, de son côté, commençait de réaliser patiemment son dessein d’une carrière industrielle. Il préparait de front ses deux baccalauréats, comme externe aussi, mais dans un autre lycée. En 1873, il entrait à l’Ecole Centrale, et tout de suite il s’expatriait. Il allait, en Espagne, diriger les travaux d’un percement de tunnel pour le compte d’une compagnie de chemin de fer. A peine nous étions-nous croisés, durant cette période, entraînés l’un et l’autre, lui apprenti-ingénieur, moi apprenti-écrivain, dans des orbites trop différentes. J’avais rencontré son frère un peu davantage, chaque fois dans des circonstances à me démontrer la perspicacité et l’inefficacité du paterfamilias, comme Blaise s’appelait, à la romaine. Un jour, j’avais reconnu cet inquiétant Amédée, très joli homme maintenant, à la terrasse d’un café du Quartier Latin, dans la compagnie d’une drôlesse trop piaffante pour ne pas venir de l’autre côté de l’eau. Quelques mois plus tard, il m’était apparu aux Champs-Elysées, un dimanche de courses, montant vers l’Arc de triomphe dans une victoria de louage, trop bien mis pour sa position, — je le savais employé dans une compagnie d’assurances, — et fumant un gros cigare avec une superbe désinvolture. Un soir de l’année suivante et à une première représentation, nous nous étions heurtés dans un couloir de théâtre. Sa face échauffée, ses propos loquaces révélaient un dîner arrosé copieusement. Il m’avait aussitôt, sur ma demande, donné des nouvelles des siens, avec la cordialité d’une demi-ivresse :

— Le patron ? m’avait-il dit en me parlant de son père. Il se défend... C’est maman qui ne va pas. Je ne les vois plus comme je voudrais. Ils habitent Versailles, et moi, avec mes occupations !... Je suis à la Bourse, maintenant. Si tu as besoin de quelques tuyaux pour des placements...

— Et Blaise ? avais-je interrogé.

— Ah ! Blaise !... Il est en Grèce maintenant, où il dessèche je ne sais quel lac. Nous ne nous écrivons pas. Entre nous, je suis un peu brouillé avec lui... Il ne comprend rien à Paris... Mais on sonne pour le second acte.

Le ton de sa voix pour me parler de l’ingénieur, et, là-dessus, cette hâte à rompre l’entretien, le démontraient trop : le malentendu entre les deux frères n’avait fait que s’envenimer. Pour quel motif ? Ces diverses rencontres à longs intervalles autorisaient un triste soupçon. L’employé d’assurances, devenu un courtier plus ou moins marron dans la basse coulisse, n’allait-il pas être, n’était-il pas déjà l’aventurier équivoque, le forban maquillé en viveur que les mauvais milieux, le goût du plaisir, le jeu et les filles, entraînent vite du désordre au vice et de l’expédient à l’escroquerie ? C’était cela sans doute qu’il appelait « comprendre Paris, » à l’indignation de Blaise, demeuré, lui, le travailleur probe et pauvre, qui veut que l’argent ne soit ni mal gagné ni mal dépensé.

De cette dégradation d’Amédée Marnat, j’avais eu un autre signe, bien longtemps après ces quelques mots échangés au théâtre. Il m’avait écrit pour m’emprunter de l’argent. Dans cette lettre, il avait eu l’audace de me parler d’une coûteuse maladie de son père. Et le hasard avait voulu que j’aperçusse. le soir même, sur les quais, M. Jules Marnat en train de fouiller dans les casiers aux vieux bouquins. La souplesse de ses mouvements, son teint, sa corpulence, tout démentait la fable imaginée par le tapeur. — Que les mânes du professeur puriste pardonnent ce terme d’argot à son ancien élève ! — Je n’osai pas l’aborder, tant je me sentais le cœur serré à constater la vilenie de son plus jeune fils. Je ne répondis pas à l’impudente missive, et d’autres années avaient passé sans que j’entendisse parler, ni d’Amédée, ni de Blaise, ni de leur père, jusqu’à un matin du mois de novembre 1881, où j’avais lu dans un journal l’annonce du décès de M. Jules Marnat, inspecteur honoraire de l’Académie de Paris. Il était mort des suites d’une grave opération, dans la maison de santé des Frères de Saint-Jean de Dieu, rue Oudinot, tout près du logis où j’habitais alors.

Ma première action avait été de courir à cette clinique pour Obtenir des renseignements sur cette fin d’un maître avec qui je n’avais jamais eu de relations personnelles, et je lui gardais un culte, non moins fervent que silencieux. Les jeunes gens ont de ces pudeurs à manifester leurs sentiments envers les vieillards, qu’ils privent ainsi d’un réconfort, quelquefois bien nécessaire dans les détresses du soir de la vie, — enfantine timidité par excès de sensibilité nerveuse, que l’on se reproche ensuite comme une ingratitude. Ce fut mon impression, à écouter le Frère-portier, qui me raconta les derniers moments de M. Jules Marnat, son arrivée à l’hôpital, en proie aux terribles douleurs d’une maladie du foie à son dernier période, et son admirable courage.

— Devant un tel moral, avait ajouté le Religieux, le chirurgien a dit : Il peut s’en tirer… Et il a tenté ce que conseillait M. le professeur Louvet, la recherche et l’extraction d’un calcul. Les autres médecins croyaient à un cancer. M. Louvet non. Il y voyait juste. On a trouvé le calcul. On a pu croire d’abord que M. Marnat était sauvé. Il a succombé à une embolie.

— Et quand a lieu l’enterrement ? avais-je interrogé.

— Demain matin, à neuf heures. Le convoi partira d’ici pour Montparnasse.

— Et Mme Marnat ?

— Mais M. Marnat était veuf. On a même dit que le chagrin de cette perte avait bien aggravé sa maladie.

— Et ses fils ?

— C’est le cadet qui l’a fait apporter ici. L’ainé est ingénieur en Russie. Il est arrivé cette nuit, juste à temps pour conduire le deuil. Il est en haut, dans la chambre.

J’avais eu scrupule de demander Blaise, que je devinais accablé de chagrin. Il me répugnait de parler du mort avec Amédée, après sa lettre de quémandeur. Je m’étais dit que je les verrais tous deux derrière le cercueil de leur père. Ils se tenaient, en effet, debout l’un à côté de l’autre, le lendemain, au premier rang de l’assistance réunie, pour rendre les derniers devoirs à M. Jules Marnat, dans la petite chapelle des Frères de Saint-Jean de Dieu, encore trop grande, vu le nombre des personnes venues là : quelques collègues de l’universitaire, quelques dames, amies sans doute de Mme Marnat, et trois anciens élèves de la pension, en me comptant. Grâce aux confidences de l’un d’eux, resté en rapport avec Amédée, je pus recueillir quelques détails plus précis sur la tragédie latente de la famille Marnat. Il me parlait à mi-voix, tandis que nous suivions à pied le corbillard, la messe finie, par le boulevard des Invalides d’abord, puis l’avenue du Maine. Le brouillard d’automne, jaunâtre et dense, me rappelait l’apparition par des matins glacés, sous les arbres de notre cour, du laborieux donneur de leçons qui reposait maintenant, pour toujours, entre ces planches recouvertes de drap noir.

— Oui. Le portier de l’hôpital t’a dit vrai. C’est la mort de Mme Marnat qui l’a tué. Le peuple n’a pas si tort dans ses expressions : se faire du mauvais sang, de la bile. Et la pauvre femme elle-même, elle s’est rongée de chagrin à cause des bêtises d’Amédée ! Elle les a prises au tragique... C’est entendu. Il s’est amusé et ça lui a coûté un peu cher. Mais comme je disais à la mère : « Il faut bien que jeunesse se passe. Il est si intelligent, et c’est un si bon garçon. Il se reprendra. Il paiera ses dettes. — Vous me faites du bien, » me répondait-elle, et puis, une fois seule, elle retombait dans son angoisse, à cause de Blaise qui, lui, ne veut plus connaître son frère. Tu as remarqué ? Ils ne se sont pas parlé à la chapelle. Ils ne se parlent pas maintenant. Tu verras. Ils se quitteront sans se dire un mot... Quel type impossible d’ailleurs que ce Blaise ! Tu sais comment il est devenu manchot ?... Mais oui, insista-t-il, sur mon geste d’étonnement. Il est manchot. Regarde.

Je me penchai un peu. Je vis que Blaise tenait son chapeau de sa main gauche, et que la main droite lui manquait.

— Que lui est-il arrivé ?... demandai-je.

— Qu’il s’est mutilé lui-même, pour avoir frappé un ouvrier sur un chantier, quelque part, en Grèce, dans un moment de colère. Il y avait un brasier tout près. Il s’est puni en s’y brûlant la main si profondément, qu’il a fallu l’amputer. Ce n’est pas ordinaire, avoue, un Mucius Scaevola en l’an de grâce 1881 ! Avoue aussi que ça n’est pas gai d’avoir pour frère aîné un pareil personnage.

Je ne répondis pas. L’hallucination rétrospective me montrait de nouveau M. Jules Marnat dans sa petite chaire, et je l’entendais nous traduire le mâle discours de Mucius dans Tite-Live : « Romanus sum, inquit, civis. C. Mucium vacant. Je suis, dit-il, citoyen Romain. On m’appelle Caiüs Mucius » et la phrase célèbre : « Et facere et pati fortia Romanum est. — Agir et souffrir bravement, voilà Rome. » Que je reconnaissais bien le père dans le fils, et chez tous deux cette énergie d’un autre temps et d’une autre race ! C’était de quoi s’étonner que la dernière demeure de ce compatriote moral des Quirites fût une sépulture chrétienne et dans ce cimetière parisien où le convoi entrait maintenant. Quelques instants encore, et nous étions devant le trou béant, à côté duquel gisait la pierre tombale déplacée pour la circonstance. Toute neuve, elle portait le nom de Mme Marnat. Quelques autres instants, et le cercueil de mon ancien maître descendait dans le caveau. Le prêtre prononçait les dernières prières que le vieux libre-penseur n’avait pas refusées, fidèle, j’imagine, comme son ami Fustel de Coulanges, à cet esprit de la Cité Antique, qui exige que nous mourions dans les rites des ancêtres. L’aspersion était donnée, et nous défilions devant les deux frères, seuls représentants de la famille. Je les retrouvais dans une attitude identique à celle de la journée du prix d’honneur manqué : l’aîné, le visage sec, les yeux durs, la bouche serrée, raide et tendu dans sa peine; le cadet, montrant, étalant la sienne, les joues baignées de larmes, et il étouffait avec son mouchoir un sanglot convulsif.

— Je voudrais causer un peu avec Blaise, dis-je au camarade qui cherchait à m’entrainer, la funèbre cérémonie achevée. Je vais l’attendre.

— Dis-lui donc d’être un peu plus indulgent pour son frère. Des deux, tu as vu celui qui a du cœur.

— J’ai vu surtout celui qui a des nerfs, pensai-je à part moi, tandis que mon ex-condisciple rejoignait les assistants en train de se retirer. Je me tenais donc à quelques pas de la tombe, que les deux frères regardaient sans se parler. De quel incident je fus alors le témoin, combien rapide et combien tragique ! A une minute et tout d’un coup, Amédée se retourna vers Blaise, et, toujours sanglotant, voulut le prendre dans ses bras. Celui-ci le repoussa d’un geste terrible, si violent que l’autre en chancela et faillit tomber. J’allais m’élancer pour les séparer, mais déjà Blaise passait devant moi, sans me voir, marchant vers la porte du cimetière, d’un pas rapide. Une telle expression de désespoir contractait son visage que je ne l’abordai pas, épouvanté de cet éclat de sévérité fraternelle. Qu’avait bien pu faire Amédée pour que son ainé ne lui pardonnât pas, même devant le tombeau de leur père ? Si coupable que fût ce garçon, comment ne pas le plaindre ? D’instinct, je m’approchai de lui qui demeurait immobile, accoté à un cyprès, les yeux fixes. Je lui touchai l’épaule. Il me regarda, me reconnut. Dans un râle, il me répéta simplement par trois fois : « Tu l’as vu !... Tu l’as vu !... Tu l’as vu ! » Et il s’éloigna lui-même dans la direction opposée à celle qu’avait prise son frère.


II

Je me suis attarde longuement à ces souvenirs, ou, plutôt, ils se sont attardés en moi. Le lecteur qui aura bien voulu me suivre à travers ces évocations rétrospectives, et en excuser la minutie, ne s’étonnera plus de l’intérêt anxieux avec lequel j’attendais la visite si brusquement annoncée de Blaise Marnat. A trente-six ans de distance, cette scène du cimetière me restait présente, comme le plus sinistre épisode auquel j’eusse jamais assisté. Je le répète : je n’avais pas revu Blaise depuis lors, ni Amédée. N’ayant pas revu davantage le camarade de collège rencontré à l’enterrement de notre « colleur, » j’ignorais tout des deux frères, quittés dans cette attitude d’irréconciliables ennemis et devant le cercueil de leur père ! Pourquoi Blaise venait-il me voir ? D’après le téléphonage du concierge, il était de passage à Paris. Il vivait donc toujours à l’étranger ? Peut-être cherchait-il quelques renseignements sur son frère, et pensait-il que je les lui donnerais ?... Mais à quoi bon me perdre dans les hypothèses, quand j’allais savoir ? A mon indication que je le recevrais après le déjeuner, aucun nouveau coup de téléphone n’avait répondu. J’en conclus que mon visiteur arriverait chez moi très tôt. Je ne me trompais pas : dès une heure et demie, on me remettait la carte de l’ingénieur, et il entrait lui-même dans mon cabinet.

A soixante-cinq ans, Blaise n’offrait d’autre signe de vieillesse que le blanchissement de ses cheveux, devenus très rares. Cette calvitie accentuait encore sa ressemblance saisissante avec son père, quoique, à la différence du professeur qui portait toute sa barbe, il montrât un masque entièrement rasé, à l’américaine. Mais c’était bien la même arête aiguë du nez aquilin, la même construction osseuse et volontaire du visage tout en méplats, les mêmes yeux surtout d’une si intense ardeur. Autre différence : l’athlétisme d’une physiologie entraînée par un exercice continuel au grand air, tandis que notre pauvre répétiteur ne marchait que pour aller, d’une leçon à une autre, s’intoxiquer dans des atmosphères confinées. Les larges épaules de Blaise, sa ferme démarche, son teint basané donnaient l’impression d’un vigoureux animal humain, encore plein de sève. Physiquement et moralement, une force émanait de lui, celle de l’être d’action, du Chef, dressé par nature et par métier à lutter, à décider, à commander. Il avait, son existence durant, développé en lui ce sens de l’énergie que j’avais vu s’éveiller jadis dans l’adolescent. Il me serra la main en me tutoyant, comme si nous nous étions séparés la veille, avec une simplicité qui me permit de lui demander aussitôt, le voyant vêtu de noir, un large crêpe à son chapeau : « Tu es en grand deuil ? » Et croyant tenir là l’explication de sa visite, j’ajoutai : « C’est de ton frère ? »

— Non, répondit-il, de mon fils, ou plutôt de mes deux fils. J’arrive de l’Argentine, où je viens de passer dix ans. J’y construis des chemins de fer, des canaux, des ports. J’ai mes bureaux à Buenos-Ayres où je retournerai pour vieillir et mourir. Bien seul, par exemple. Mais comme jadis mon père, j’ai pris pour devise le mot d’ordre de Septime Sévère mourant à ses légions : Laboremus. Avant de m’installer en Argentine, j’habitais le Chili, où je me suis marié. J’ai perdu ma femme, il y a sept ans. J’avais deux fils. Au mois d’août 1914, ils avaient, l’un dix-neuf ans, l’autre dix-huit. Ils sont venus en France, aussitôt la guerre déclarée, s’engager. L’un a été tué en juillet 1916, près d’Estrées, dans la bataille de Picardie. On n’a pas retrouvé son corps. L’autre a été blessé le 15 décembre, au bois des Caurières. J’ai quitté Buenos-Ayres sur la dépêche qui m’annonçait cette nouvelle. Ça n’a pas été tout à fait comme avec mon père. J’ai trouvé mon fils encore vivant. Il était à l’hôpital du Panthéon. Il y est mort, voici huit jours. C’est à son propos que j’ai voulu te voir. J’ai un service à te demander.

Ce tragique récit était débité d’une voix où ne passait aucune plainte, qu’aucun soupir n’attendrissait. « Ne dis jamais de rien de ce monde : j’ai perdu cela, mais : je l’ai rendu. Ton fils est-il mort ? Il a été rendu. » De la part de tout autre, la mise en pratique de cette maxime du sévère Epictète m’eût révolté comme une monstruosité morale. Je discernais trop dans Blaise Marnat le sceau persistant de la pensée de son père; et puis l’extrême gravité de son accent, le feu sombre de ses prunelles, l’amertume du pli de sa bouche, quelques autres petits signes encore me révélaient, sous l’impassibilité de la tenue, le saignement secret de la blessure : ainsi le battement des paupières dont cet homme, très maître de lui, n’arrivait pas à dompter la nervosité. Quel gémissement eût dépassé en pathétique cette espèce de spasme autour des yeux, dans cette face immobile et volontairement figée ? Un silence tomba entre nous. Comment dire ma pitié à un ancien ami qui, par toute son attitude, me défendait de le plaindre ? Mais déjà il continuait :

— J’ai l’intention d’élever un monument funéraire à celui de mes fils dont j’ai le corps. Je trouverai le moyen de lui associer son frère, dans l’inscription que j’y ferai graver. Ces garçons ont été un exemple. J’estime que je leur dois un témoignage durable, et qui serve, lui aussi. Je ne m’exagère pas l’importance de l’impression que produisent, sur les visiteurs d’un cimetière, un groupe sur un tombeau et une épitaphe. Pourtant, ces groupes sont regardés. Ces épitaphes sont lues. Ces simples mots : Engagés volontaires, morts pour la France à dix-neuf ans et à dix-huit, sont une leçon de civisme. A les multiplier, on ne risque rien. D’ailleurs, il n’y a pas d’autre survie... Je n’ai plus guère de relations à Paris. J’ai pensé que tu me donnerais un conseil sur le choix de l’artiste à qui commander ce groupe. Je ne regarderai pas au prix, bien entendu. Je veux une œuvre assez belle pour qu’elle oblige le passant à s’y arrêter.

— Je suis à ton entière disposition, lui répondis-je. Combien de temps restes-tu à Paris ?

— Le temps qu’il faudra pour l’exécution et l’installation du monument. Le corps de mon fils est dans un caveau provisoire, à Montparnasse. Je ne m’en irai qu’après lui avoir donné sa demeure définitive. Je ne crois pas avoir beaucoup de préjugés : j’ai celui des sépultures. Je le tiens de mon père, qui le tenait des Anciens. Tu te souviens de son émotion quand il nous commentait le passage de Virgile sur Palinure ?

— Si je m’en souviens et du beau vers :


Nudus, et ignotâ, Palinure, jacebis arenâ.


Mais tu paries d’un caveau provisoire ? Je croyais que vous aviez à Montparnasse un tombeau de famille.

— En effet, mais Amédée y est et je ne veux pas que mon fils, que ce héros, soit avec Amédée. Je ne supporte pas cette idée.

— Amédée est mort ? m’écriais-je. Mais quand ? Mais comment ?

— Quand ? Il y a cinq ans. Comment ? Je n’en sais rien.

— Qu’a-t-il donc fait, lui demandai-je, pour que tu ne lui pardonnes pas, même après la mort, pour que tu l’aies repoussé quand il s’est jeté dans tes bras devant la fosse de votre père ? J’étais là. Je vous ai vus...

— Tu m’as trouvé dur ? fit Blaise, et, comme j’hésitais : Dis-moi la vérité, insista-t-il, d’un ton où je devinai un trouble. Dans notre lointaine jeunesse, à cette époque d’effervescence mentale, où bouillonne et s’épanche en nous cette première lave de pensée qui, plus tard, refroidie et solide, sera la base de notre caractère, combien de fois avions-nous, lui et moi, discuté sur le principe de la morale ! Et toujours Blaise en revenait à l’idée de Justice. Quand je lui disais : « Mais où prendre la règle de la Justice ? — Dans la conscience, » répondait-il, invariablement. Il était dès lors, comme son père, libre-penseur déclaré. Je l’ai noté déjà : le vieil humaniste gardait, lui, dans son incrédulité, un respect latin pour les rites nationaux, pour les Dieux de l’Empire, comme on disait dans sa chère antiquité. Dès ces années de premier éveil intellectuel, Blaise, au contraire, éprouvait, pour toute religion, révélée ou naturelle, une hostilité qui ne paraissait pas avoir diminué. Sa phrase sur le monument de son fils le prouvait. Il ne croyait pas plus en une autre vie, ni par suite en Dieu, à soixante-cinq ans qu’à dix-huit. L’appel à la conscience suffisait au maintien de cette rigidité puritaine dont il portait l’évidence dans ses moindres gestes. Suffisait ? Il l’eût assuré à qui lui eût posé la question. Mais comme tous ceux qui prétendent s’appuyer sur cette seule conscience, les résolutions graves et irréparables le laissaient, malgré lui et à son insu, dans un malaise. Elle est bien dangereuse, la maxime de Kant : « Agis toujours de telle manière que ton action puisse servir de règle universelle. » N’est-ce pas inviter chacun de nous à s’instituer le juge suprême de toute vérité ? Elle enveloppe pourtant cette observation psychologique très exacte : l’accord avec la conscience des autres est une condition de la paix pour notre propre conscience. De là ces besoins de se raconter, de se confesser, de se contrôler, qui poussent les justiciers, les plus convaincus de leur bon droit, à des apologies anxieuses même dans leurs affirmations.

— Eh bien oui ! répondis-je à sa question, je t’ai trouvé dur.

— Je ne l’ai pas été assez, répliqua-t-il. Ah ! si, dès le commencement, je l’avais dénoncé à ce père dont il a déshonoré le nom ! Il allait et venait dans la chambre, et il se parlait à lui-même, autant qu’à moi : Je n’ai pas oublié notre conversation au Luxembourg après cette petite scène devant la Sorbonne, où déjà tu avais blâmé ma rudesse. Je ne t’ai pas alors dit pourquoi je jugeais mon frère si sévèrement. Ecoute. Quinze jours auparavant, il y avait eu un vol chez nous. Ma mère, par distraction, avait oublié d’enlever la clef du secrétaire où elle enfermait son argent. Elle fait ses comptes. Il lui manquait cent francs. Elle soupçonne la domestique. Elle avait gardé la brusque franchise des gens de la campagne. Elle dit ce soupçon à cette fille, qui s’indigne et s’en va. On considéra chez nous que ce départ, c’était l’aveu. Mon père déclara qu’il ne porterait pas plainte. « Mais si l’on vient aux renseignements ajouta-t-il, je dis la vérité. On n’y vint pas. Je n’attachai, pour ma part, aucune importance à cet incident. Et voici que j’entends un jour, en récréation, deux des « gommeux » causer dans un coin et nommer Amédée. Ils ne me voyaient pas. Ils parlaient des courses et du dernier gagnant. « Marnat l’avait pris à cinq, oui, à cinq, répétait l’un : avec cent francs, il a eu vingt-cinq louis. » J’avais bien observé que mon frére s’arrêtait souvent, ces derniers jours, au guichet de la mère Bondon. Tu te souviens : la vieille femme qui nous vendait des Friandises ? J’avais remarqué aussi une badine dont il m’avait raconté qu’elle venait d’un camarade et qui s’ornait d’un pommeau doré. « C’est du cuivre, » avait-il eu soin de me dire. Une idée me traver.se la tête, si pénible que je dus la vérifier. Je prends la canne. Je la porte chez un marchand. Le pommeau était en or. Je me rappelle l’attitude d’Amédée, lors du renvoi de la bonne. L’évidence s’impose à moi, foudroyante : les cent francs, il les avait volés. Je rentre à la maison. Je l’y trouve. À seize ans, on n’est pas encore le criminel endurci à qui l’absence de remords permet de tenir tête aux plus accablantes preuves. Pressé par mes questions, il nie d’abord, puis il se trouble. Il se met à pleurer. Il avoue. Ma mère rentrait à ce moment-là. Ce fut une fatalité. Ç’aurait été mon père, je lui disais tout. Il eût agi, lui. Peut-être un châtiment immédiat eût-il corrigé ce malheureux. Ma mère, mise au courant, n’eut que des larmes de pitié pour les protestations de repentir qu’Amédée n’épargna point. Elle me supplia de garder le silence vis-à-vis de mon père, en de tels termes, avec de telles larmes, elle aussi, que je lui obéis !… T’expliques-tu maintenant, pourquoi, dès cette époque, j’avais une bien triste opinion de la moralité de cet enfant ?

— C’était grave en effet, répondis-je, mais si jeune… l’entraînement… la fréquentation au collège de condisciples trop riches… la fausse honte… Tu conviens toi-même qu’il aurait pu ne pas avouer…

— Ces raisons, je me les suis données, reprit Blaise. Elles valaient pour excuser une faute, et encore !… Pense donc. Il n’avait pas seulement volé. Une innocente avait été accusée devant lui. Elle avait perdu son gagne-pain. Il s’était tu… Mais il ne s’agissait pas d’une faute, d’un accident. Il s’agissait d’un caractère. Je m’en rendis compte tout de suite. Amédée avait volé ces cent francs, parce qu’il était incapable de résister à un désir. Ce manque du cran d’arrêt intérieur, chaque petit détail de sa vie me le révélait maintenant. Chaque jour, c’était une affaire pour qu’il se levât le matin. Son père, sa mère, moi, à six heures, nous étions au travail. Lui traînassait au lit, jusqu’à la dernière minute. A table, servait-on un plat un peu meilleur ? Il en reprenait jusqu’à ce qu’il n’en restât plus. Une bouteille de vin vieux ? Il la finissait. Et cela, automatiquement, machinalement. Et c’étaient des demandes continuelles à maman de confitures, de sucreries, de gâteaux. La pauvre femme les lui donnait en cachette de mon père et de moi. Elle se privait et nous privait pour lui. Ces riens se remarquent dans les très petits ménages, comme le nôtre. Et jamais l’idée du dur travail par lequel mon père subvenait aux dépenses ne refrénait cette gourmandise. Où ne le mènerait pas cette faiblesse de volonté, arrivé à l’âge de la grande tentation, celle de la femme ? Cette inquiétude constante à son endroit m’a empoisonné ma préparation, puis mon séjour à l’Ecole Centrale, d’autant plus qu’une explication violente, survenue entre nous lors de mon entrée à cette école, m’avait éclairé d’un jour plus sinistre encore les profondeurs de cette dangereuse nature. Des camarades nous avaient invités tous deux, pour fêter mon succès, à un dîner de jeunes gens. Au dessert, on avait apporté des londrès. Comme nous nous levions, le repas fini, je vois mon frère prendre à pleine main les cigares qui restaient dans la soucoupe posée devant lui. La soirée se prolonge. Revenant ensemble à la maison, vers minuit, je lui fais honte d’une pareille indélicatesse. D’habitude, à mes remontrances, il répliquait d’abord vivement, puis il se dérobait, il fouinait. Ce soir-là, échauffé par le vin de Champagne et les petits verres, il commença par gouailler : « Tu aurais mieux aimé que je laisse là ces cigares, et que les garçons les fument ? « Je le vois encore mordiller le bout de ses doigts, pour me répondre cette impertinence. Quel autre signe de son impuissance à se dominer, ces ongles rongés jusqu’au sang, à plus de vingt ans ! « Et puis, continua-t-il d’une voix qui s’exaspérait de phrase en phrase, j’en ai assez. Oui, j’en ai assez de ta morale. Je n’y crois pas, entends-tu ? La vie, c’est la foire d’empoigne, et le reste, un tas de blagues. Voilà trop longtemps que tu me la fais à l’homme supé« rieur ! » Et sombre, haineux : « Moi, j’ai raté mon bachot. « C’est convenu. Je ne suis qu’un pauvre petit bougre d’employé dans une compagnie d’assurances. C’est convenu. Mais je ferai fortune avant toi, tu m’entends ? Et pour ça, je tâche d’abord de n’être pas un jobard comme toi, pour qui l’existence n’est que le collège et le Concours général prolongé. Quelle niaiserie ! Si je n’ai pas ton intelligence, j’ai la mienne et qui la vaut. Je connais déjà le monde mieux que toi. On verra, dans quelques années, qui, de toi ou de moi, aura eu raison. Est-ce que je m’occupe de tes faits et gestes ? Ne t’occupe pas des miens. J’apprends les affaires et la vie en m’amusant, c’est ma méthode, et c’est la bonne pour réussir. Je réussirai. Oui. Je réussirai. Ah ! Ça me soulage de t’avoir, une fois, rivé ton clou ! »

— Que lui as-tu répondu ? demandai-je, comme Blaise se taisait.

— Rien. Il était ivre, et il y a, dans les éclats de l’ivresse, une mise à nu des arrière-fonds de l’âme qui ne permet plus la discussion. J’avais devant moi une vanité furieuse, un appétit brutal de jouir, les bassesses d’un précoce et déjà inguérissable cynisme. Je t’épargne les réflexions qui suivirent pour moi cette affreuse scène. Quelles excuses trouver à cette dépravation ! Comme toi, tout à l’heure, je pensai aux camarades trop riches ! Ils ne m’avaient pas gâté, moi. Aux tentations de Paris ? J’y vivais. A la faiblesse de notre mère ? C’était un motif de lui épargner tout chagrin. Et pourtant, condamner à jamais dans son cœur d’aîné un frère plus jeune, porter contre lui un arrêt sans appel, c’est si dur ! Je me dis : « Attendons et espérons, » non sans un scrupule de conscience que je garde encore : ne devais-je pas avertir notre père ? Mais je le voyais tant s’attrister déjà des affaires publiques ! Les enthousiasmes de sa foi révolutionnaire lui avaient fait attendre du régime inauguré par le 4 septembre des résultats qui eussent tenu du miracle. Avec cela, il vieillissait. La santé de maman continuait de n’être pas bonne. Introduire un nouvel élément de douleur entre eux ? J’hésitai. J’aurais dû, semble-t-il, savoir gré à mon frère de ce qu’il montrait un souci pareil de ménager la sensibilité de nos parents, au moins par ses manières. Impossible d’être plus déférent, plus complaisant, plus gentil que n’était, à la maison, ce coureur de filles et de tripots. Depuis notre dispute, il se cachait de moi avec une telle habileté que je ne savais rien de ses déportements. Je les pressentais, je les devinais, et la perfection de sa tenue, dans l’intimité de la famille, augmentait encore mes appréhensions. Cette hypocrisie achevait de me faire horreur.

— On est double, interrompis-je. Pourquoi ne pas admettre que ton frère avait des passions, qu’il leur cédait et qu’il aimait aussi son père et sa mère ?

— Tu vas en juger. Je te passe plusieurs années. Tu auras su peut-être que j’ai commencé mon apprentissage d’ingénieur en Espagne. J’acceptai ensuite de gros travaux dans le Péloponèse. Je venais d’y besogner quinze mois, et je me trouvais à Paris pour des commandes importantes. J’étais descendu au même hôtel qu’aujourd’hui, afin d’éviter un surcroit de fatigue à ma mère. J’étais sur la fin de mon séjour et occupé à préparer mes malles, quand on me remet une carte de visite, sur laquelle je lis avec stupeur : Marguerite Percy, des Variétés. Je vois entrer une femme encore jeune, très élégante, très jolie, mais teinte, fardée, maquillée, les yeux passés au khôl, les cheveux au henné, bref le type classique de la comédienne à la ville : « Monsieur, me dit-elle, je sais par votre frère que vous êtes un très honnête homme. Il faut que je vous éclaire sur lui. Je l’ai beaucoup aimé. Il vient de me quitter dans des conditions tellement abominables que je me suis juré de me venger. Monsieur, lisez ceci et ceci... » Tout en parlant, elle tire de son mouchoir deux papiers, qu’elle me tend. C’était une lettre et une dépêche pneumatique. Dans la lettre, Amédée confessait à sa maîtresse que, chargé par son père de payer une prime d’assurance sur la vie, de quinze cents francs, il les avait joués et perdus. Il la suppliait de le sauver, en des phrases dont l’exaltation avait dû toucher cette femme. Il avait cherché à se procurer de l’argent partout. Il avait échoué. Elle était sa dernière espérance. Sinon !... Et une allusion à un suicide possible terminait cette lamentable épître. En effet, les économies de mon pauvre père étaient appliquées, je ne l’ignorais pas, à une assurance sur deux têtes qui devait, à une certaine date, leur garantir, à ma mère et à lui, une rente viagère. Le non-paiement de la prime annulait le contrat. Amédée n’avait pas eu honte d’initier cette créature à ces détails intimes de notre vie de famille. La dépêche pneumatique avait été griffonnée dans la fièvre de la délivrance, au guichet d’un bureau de poste, la prime une fois payée avec l’argent que l’actrice avait donné à son amant !

— Donné ? insinuai-je, c’est prêté que tu veux dire. Il comptait bien rendre cette somme...

— Je l’ai cru, moi aussi, continua Blaise, et que cette dette n’ayant pas été réglée, cette femme venait réclamer. Mais non. Ce n’était pas un prêt. Ecoute d’ailleurs. Mon premier mouvement fut de répondre : « Mademoiselle, ces quinze cents francs vont vous être remboursés, et je vous achète ces deux lettres quinze cents autres francs. — Alors, vous croyez, me dit-elle dans un mauvais rire, que je suis venue ici pour un chantage ? Non, je vous répète que je suis venue pour me venger. Ces papiers, je vous les ai apportés pour que vous les gardiez. Je sais ce que ce sera pour Amédée d’apprendre que vous les avez, vous, entre les mains... Et quant à la dette, il n’y en a pas. Il ne m’a pas emprunté cet argent. Il me l’a demandé. Ça n’a été ni le premier, ni le dernier que je lui aie donné... Voici d’autres lettres, que vous lirez et qui vous édifieront. » Elle avait sorti d’autres papiers de son manchon et les avait jetés sur la table, devant moi. « Il verra, conclut-elle, si sa traînée d’aujourd’hui sera aussi bête. » Et elle était déjà sortie de la chambre, me laissant dans l’état que tu devines. Ce que tu ne peux pas deviner, c’est l’impudence d’Amédée, quand, ces documents en mains, — hélas ! non, ils ne permettaient pas le doute ! — je lui mis le nez dans son ordure... Il est là, devant moi, après tant de jours, la tête haute, la bouche défiante, l’œil fermé à demi et narquois, la voix sèche et rogue : « Si tu étais plus au courant des mœurs parisiennes, osa-t-il me répondre, tu saurais qu’entre amant et maîtresse, on ne tient pas ses comptes, comme vous autres ingénieurs, par doit et avoir. J’ai fait assez de cadeaux à Marguerite, je lui ai payé assez de dîners et de soupers pour que nous soyons quittes, si elle m’a, de temps à autre, dans les jours de dèche, avancé quelques billets de cent francs. — Mais ton père ! Malheureux ! Tu n’as pas craint de verser au compte de ton père, à son insu, l’argent d’une femme entretenue ! — Tu aurais mieux aimé que son assurance fût annulée et toutes ces primes perdues, puisqu’il a eu l’imprudence de signer un contrat de ce type-là ? » Et, avec une ironie qui mettait le comble à sa scélératesse : — « Va donc me dénoncer à lui. Ce sera le pendant de la rosserie de Marguerite. Il me maudira. C’est couru. tu m’as toujours détesté. Je l’ai toujours vu. Assouvis ta haine… » À mesure qu’il me parlait, la colère montait en moi, terrible. C’est mon vice, un vice que j’avais cru dompté…

Il avançait son bras droit, et, d’une voix où frémissait une honte :

— J’ai mis ma main dans un brasier, pour me punir d’avoir frappé un ouvrier. Depuis lors, quand la fureur me gagnait, je regardais ce moignon. Il me rappelait mon délire, et je me reprenais. Cette fois-ci, et devant l’arrogance insultante du misérable, la colère fut la plus forte. Je le saisis par le collet, de mon unique main, si rudement que je le jetai par terre en lui disant : « À genoux. Tu vas demander pardon à genoux. » Et cela se passait dans la chambre qu’Amédée occupait chez mon père, et ce père pouvait entrer, et ma mère ! Dans sa chute, il poussa un cri, et il appela : « Maman ! Maman ! » Je m’arrêtai, réveillé en sursaut de ma frénésie. Des pas approchaient, ceux de la servante. « Madame n’est pas à la maison, » dit cette fille en ouvrant la porte. Elle ajouta : « Mais qu’y a-t-il ? » Elle venait de nous voir, Amédée étendu sur le tapis, moi appuyé contre la cheminée, défaillant et redevenu maître de moi. « Laissez-nous, » lui répondis-je, et elle obéit. « Je ne parlerai pas à notre père, dis-je à mon frère quand nous fûmes seuls : ni à notre mère. Je pars demain. Je reviendrai prendre congé d’eux ce soir ! Vous ne serez pas là, vous m’entendez. À partir d’aujourd’hui, vous êtes mort pour moi. Je ne vous connais plus. Mais ne soyez pas là ce soir, vous m’avez compris. » Il avait compris, et il n’était pas là quand je dis adieu à mes parents. À cause de lui, je ne les ai pas revus. J’ai eu trop peur d’une nouvelle crise de colère, si je me retrouvais en face de ce drôle… Et maintenant, penses-tu encore que j’ai été trop dur en ne voulant plus jamais connaître un frère pareil ? Dans la mesure où je le pouvais, j’ai réparé sa turpitude envers mon père. J’ai versé le même jour quinze cents francs à une œuvre de bienfaisance, au nom de Mlle Percy, à qui j’ai envoyé le reçu. Elle ne me l’a pas retourné. J’ai donc le droit de considérer que le remboursement est accepté, et la dette payée. Mais que mon fils repose dans le même caveau que celui qui fut l’opprobre du nom, ça, jamais, jamais ! Si je m’étais trouvé à Paris, quand Amédée est mort, il ne serait pas avec mon père et ma mère. J’aurais trouvé le moyen. Mais ne parlons plus de lui... Rien que de te raconter ces heures cruelles me les a trop fait revivre... Tu veux bien me rendre le service que je t’ai demandé, celui de me chercher l’artiste le plus qualifié, pour le monument que je rêve. Je t’en remercie d’avance. A bientôt, n’est-ce pas ?


III

Je me mis en campagne, dès cet après-midi, afin de satisfaire le désir du justicier familial dont le récit m’avait serré le cœur. Quelle épreuve, celle d’un frère aîné, plein d’honneur, et qui voit sombrer dans l’ignominie un cadet dont il se rappelle l’enfance innocente, la grâce naïve, le premier éveil d’âme ! Quelle tragédie, cette irréparable catastrophe de la moralité, chez un jeune homme que des tentations puériles, un peu d’argent gagné aux courses pour s’acheter des friandises, une badine élégante aperçue à la devanture d’un marchand de cannes, le prestige d’un camarade plus fortuné, les « mondanités » d’un journal du boulevard, ont aiguillé sur une route qui l’amené aux abimes ! Et le père ? Et la mère ? Etait-il vraisemblable que le vieux M. Jules Marnat n’eût jamais rien soupçonné des désordres de son second fils ? Et pour ce juste, quelle agonie ! Quelle autre tristesse pour ce noble Blaise, si son père, trompé jusqu’au bout, l’avait jugé, comme moi autrefois, trop dur envers son frère, s’il avait, constatant l’antagonisme entre les deux frères, donné raison au coupable ! Aussi, souhaitais-je passionnément procurer à mon ancien camarade, après tant de chagrin, cette petite consolation, la réussite de son pieux dessein, un digne et durable hommage à ses deux héroïques enfants. Je sentais si bien qu’il leur avait une gratitude plus émue d’avoir lavé de leur sang l’opprobre du nom, comme il disait ! J’eus la chance d’aboutir, dès ma première visite chez mon vieil ami le célèbre statuaire Yves Clouet, que je trouvai en train de modeler dans son atelier de l’avenue de Ségur :

— Je n’ai aucun gros travail en train, me dit-il, tu vois. Je m’amusais à cette babiole, une Tanagra de Paris, en toilette d’aujourd’hui. Puisque tu as l’air d’y tenir, envoie-moi ton monsieur aussitôt. Je serai content de m’attaquer de nouveau à une grosse machine, au lieu de fignoler des brimborions pour le commerce. »


Le lendemain, et de bonne heure, j’étais à l’hôtel de Blaise Marnat. Il me reçut dans le salon de l’appartement qu’il occupait au premier étage. Tout millionnaire qu’il fût devenu, le fils du répétiteur pauvre restait le grand travailleur de la discipline paternelle :


...Labor omnia vincit
Improbus, et duris urgens in rebus egestas.


Des liasses de dossiers attestaient qu’en dépit de ses souffrances morales, l’ingénieur continuait de suivre de loin ses entreprises. Il avait déjà transformé ce banal salon d’hôtel en une officine d’affaires. Il était assis à son bureau, sur lequel posaient plusieurs photographies dans leurs cadres. Il me les montra aussitôt. Il avait là, sous ses yeux, son père, sa mère, sa femme, et ses deux fils qui lui ressemblaient comme il ressemblait lui-même à son père. Il avait donné ces enfants à la France avec une force d’âme vraiment Romaine, et sa voix ne tremblait pas pour me les nommer des noms qu’il leur avait choisis par culte de ses parents : Jules et Paul. — Mme Marnat s’appelait Pauline. — Et quand je lui eus transmis la réponse d’Yves Clouet :

— Merci, fit-il. Puis du même geste qu’il eût eu pour prendre l’adresse d’un magasin quelconque : Tu dis avenue de Ségur. C’est derrière les Invalides, je crois. Le numéro ? — Et le tout inscrit sur un bloc-note : Puisque tu m’as si amicalement rendu ce service, je vais t’en demander un autre. Il s’agit encore de mon frère. Même mort, il me poursuit. Sais-tu ce que j’ai trouvé ici, en rentrant de chez toi, hier au soir ? Une lettre de sa femme.

— Tu ne m’avais pas dit qu’il s’était marié.

— Et avec qui ! reprit-il. Une chanteuse de café-concert !... Oui. Il y a de par le monde, aujourd’hui, une madame Marnat, et elle s’exhibe dans un beuglant. Par bonheur, le nom lui a paru trop bourgeois, trop terne. Elle a pris celui de Suzy d’Or pour figurer sur les affiches. Suzy d’Or ! Telle est la bru qu’Amédée a donnée à ce héros de la conscience que tu as connu et vénéré, et qui était mon père. Il ne m’a pas annoncé son mariage, comme bien tu penses. Je l’ai appris par un cousin, un neveu de maman, que nous avons à Laschamps, un excellent homme, mais sans caractère, chez lequel il a eu l’audace d’amener un beau jour cette femme, avec leur enfant. Car il en a eu un enfant, un garçon. Qu’est-ce que ça doit être ?... Cette créature a su que j’étais à Paris et où j’étais descendu. Comment ? Par qui ? Toujours est-il qu’elle m’a écrit, je te répète. Elle vient ici, ce matin, pour une communication importante, me dit-elle. Bref, un recommencement de l’histoire de Marguerite Percy, avec cette aggravation que, cette fois, le chantage n’est pas douteux. Tu me diras : pourquoi la reçois-tu ? Voici. Quand mon père est tombé malade, j’étais absent. A sa mort, je n’ai plus retrouvé chez lui aucun papier,, Or, il prenait beaucoup de notes sur ses lectures. Il écrivait beaucoup pour lui-même. De tout cela, pas une trace. Dans sa bibliothèque, les livres qu’il lisait le plus souvent, son Tacite, son Horace, son Virgile manquaient. J’ai toujours cru qu’Amédée avait pris ces papiers et ces volumes, par méchanceté à mon endroit. Qu’y faire ? Je n’ai jamais eu la preuve de ce vol. Mon père a pu détruire ses papiers, pour ne pas laisser après lui la trace de ses chagrins, s’il est mort sachant la vérité sur Amédée. Il a pu, se sentant très malade, donner à quelques amis, à titre de souvenirs, ses volumes préférés. Dans ce cas, la visite de cette femme ne m’apprendra rien. Dans l’autre cas, et si mon frère s’est attribué ces reliques, elle doit penser à me les vendre. Enfin, je vais la recevoir, et le service que je te demande, c’est d’assister à notre entretien,

— Soit, répondis-je. Même si cette entrevue t’est trop pénible, veux-tu que je la reçoive, en ton lieu et place ? Et s’il y a lieu de négocier cette affaire...

— Non, interrompit-il, j’aurais l’air de me dérober. D’autre part, j’ai de nouveau peur de moi-même. Oui, j’ai peur, si elle me parle d’un certain ton, d’être saisi d’une de ces colères où je ne me connais plus. Et alors,,. Il regarda de nouveau son bras droit. Tandis que si tu es là...

— J’y serai, affirmai-je.

— En attendant, reprit-il, je vais te montrer quelques projets pour le monument de mes fils. Tu me diras celui ou ceux qui, d’après toi, méritent d’être soumis à M. Yves Clouet. En ma qualité d’ingénieur, je dessine un peu...

Il avisa un dossier, sur la chemise duquel il avait tracé de sa ferme écriture ces deux mots latins : In Memoriam, et il commença de me développer un certain nombre de croquis. Sur tous figurait son père. Tantôt c’était le dessin d’un bas-relief où le vieux professeur, en toge, serrait les mains des deux jeunes soldats, en uniforme. Tantôt les deux soldats étaient représentés, morts et couchés, au pied d’une stèle surmontée du buste du grand-père. On les voyait aussi s’embarquant, et de l’Océan sortait une forme humaine qui du doigt leur montrait la direction de la France. Une série d’épitaphes accompagnaient ces images, qui, toutes, se rapportaient à cette même idée, la pensée du grand-père revivant dans l’héroïsme des petits-fils : Quod egisset egerunt... Ut illum æmularentur... Illis annuisset unanimis [1]... La latinité sans élégance de ces formules attestait que Blaise avait surtout gardé, de l’enseignement paternel, la tradition morale. Je n’eus guère le loisir de discuter avec lui ces plans et ces inscriptions. Presque aussitôt un appel du téléphone intérieur résonna.

— Faites monter, dit-il dans le récepteur, et se tournant vers moi : C’est elle, c’est Mme Amédée Marnat !...

Il avait comme mordu ces derniers mots, en les prononçant, avec un rictus de sa bouche, qui révélait, sous le masque impassible, le frisson irrité. Allait-il avoir l’énergie de se dominer, dans un entretien qui devait, pour être digne, rester glacé ? Tout dépendait des premières paroles échangées avec cette Mlle Suzy d’Or. — Où avait-elle déniché ce nom de théâtre ? — J’appréhendais qu’elle n’arrivât, comme autrefois Marguerite Percy, l’insolence et la menace à la bouche. Mais non. La personne que nous vîmes entrer, après quelques minutes d’une attente silencieuse, et d’autant plus angoissée, ne rappelait en rien la courtisane effrontée et fardée que Blaise m’avait décrite. Elle était de taille moyenne, avec des yeux bleus, d’une douceur triste et terne, dans un visage fané. La peau avait été fatiguée, usée, décolorée par le plâtrage quotidien de la scène. L’actrice n’en gardait à la ville qu’une couche de rouge sur les lèvres qui saignaient sur la pâleur grise du teint. La minceur de son corps lui donnait, à quarante ans passés, une allure toute jeune, presque fragile. On devinait le surmenage physique et moral d’un travail trop dur pour un organisme déjà souffreteux, d’un métier plutôt subi qu’accepté par une femme grandie dans un autre milieu et qui en conservait l’empreinte. Sa mise modeste en témoignait, et un je ne sais quoi de volontairement effacé, de comme il faut. Mais n’était-ce pas une toilette de combat, méditée en vue de désarmer l’hostilité de Blaise ? Comment le savoir ? Pourquoi parut-elle plutôt soulagée quand celui-ci, m’ayant nommé à elle, ajouta :

— J’ai tenu, madame, à ce que mon ami, qui fut un des plus chers élèves de mon père, assistât à l’entretien que vous m’avez demandé ?...

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-elle, au contraire. Mon mari m’a souvent parlé de monsieur... — Elle m’avait regardé, avec une imploration dans les yeux. Laquelle ? Et, se retournant du côté de Blaise, elle dit d’une voix réfléchie et grave : — Ma visite, ici, a deux buts. Le premier, monsieur, est de vous remettre des papiers et des livres qui ont appartenu à M. Jules Marnat. Mon mari, en se les attribuant, a obéi à un sentiment passionné, que je n’ai pas à juger. En mon âme et conscience, j’estime qu’étant le chef de la famille, ces papiers et ces livres vous appartiennent de droit. Ils sont en bas, dans une valise que j’ai déposée au bureau de l’hôtel, pour vous.

La simplicité de ces paroles, et le ton pour les prononcer, contrastaient d’une façon trop extraordinaire, non plus seulement avec la profession de la chanteuse, mais avec l’aventure de son mariage. Ou bien elle jouait la comédie à la ville mieux qu’à la scène, ou bien elle n’était pas simplement, comme le croyait le mépris de Blaise, la fille galante qui s’est fait épouser. Qu’en pensait-il lui-même ? Impossible de le déchiffrer sur son masque, toujours immobile et grave.

— En effet, madame, répondit-il, ces papiers et ces livres m’appartiennent.

Pas un mot de plus. Nulle marque d’étonnement ni de gratitude. Nulle demande d’une explication plus précise. Mais sèchement :

— Passons au second but de votre visite, ajouta-t-il.

— Le second but de ma visite, répliqua-t-elle, c’est de vous parler de mon fils, qui est aussi le fils de votre frère. Mais ce que j’ai à vous en dire exige que je vous parle d’abord de moi. Je le ferai, avec une franchise qui me sera pénible. Du moins vous ne pourrez pas douter de ma véracité. D’ailleurs, il vous sera aisé de tout contrôler... Mon père, qui s’appelait Barberon, était employé dans une banque, au Grand Comptoir. Ma mère était une demoiselle Souty. Son père était officier. Elle avait été élevée à la Légion d’honneur. Elle avait un joli talent de pianiste et donnait des leçons pour aider au bien-être de la maison. Elle touchait par là au monde des arts. Excusez ces détails, monsieur. Encore une fois, ils sont nécessaires pour que vous compreniez comment je suis devenue ce que je suis, sortie de cette famille de petite bourgeoisie, et aussi que j’aie pu en garder certaines façons de sentir qui m’ont dicté ma conduite envers mon fils... J’avais une belle voix. Ma mère, qui m’idolâtrait, se mit, là-dessus, à nourrir le rêve, pour moi, d’une carrière de grande cantatrice. Elle me fit entrer au Conservatoire. Je vous ai dit, monsieur, que je serais absolument franche. J’ai besoin que vous me croyiez, vous, et aussi monsieur. — Elle me supplia de nouveau du regard. De quelle aide pouvais-je donc lui être ? Et elle continuait : — A dix-huit ans, j’étais gaie, étourdie, légère. Je n’avais guère d’ambition... Malgré ma belle voix, je n’étais pas une vraie artiste. J’étais sentimentale et faible... Je commis la folie de m’éprendre d’un de mes camarades. Je travaillai mal. Je manquai mon prix. Mon camarade manqua le sien. On lui offrit un engagement dans un music-hall. Il m’y fit entrer, au désespoir de mes parents. Je les quittai, pour vivre avec lui. Ce fut un de ces ensorcellements, une de ces suggestions dont on ne s’explique pas le vertige, quand une fois il est passé. Mlle Suzanne Barberon n’était pas la grande cantatrice des songes de sa mère. Elle était, et pour toujours, Mlle Suzy d’Or.

Visiblement, la fille du commis du Grand Comptoir, la petite-fille de l’officier, avait pris beaucoup sur elle pour aller jusqu’au bout de cette confession. Mais elle voulait être crue, et l’humiliation de certains aveux n’est-elle pas une garantie de sincérité ? Pour moi, la vraie preuve de cette sincérité fut dans son changement de ton, lorsqu’elle aborda la partie de son existence dont elle estimait n’avoir plus à rougir. Elle continuait donc :

— C’est au café-concert, et plus tard, trop tard, que je rencontrai Amédée. J’étais très malheureuse à cette époque, et indignement exploitée par mon premier amant. L’affection que me montra votre frère, monsieur, me donna la force de me libérer. J’ose dire qu’en dépit de l’irrégularité de ma situation, je méritais d’être aimée comme il m’aima, et, moi aussi, je l’ai vraiment aimé. Amédée, monsieur, a pu avoir bien des défauts. J’ai pu cruellement en souffrir dans la suite, quand je l’ai vu se détruire comme il a fait, par le jeu et la boisson. Mais il avait du cœur, beaucoup de cœur. Quand, après deux ans de vie commune, je devins enceinte, il m’épousa. Je vous disais tout à l’heure que je l’avais connu trop tard. J’arrivais à ce mariage après avoir vécu avec un autre homme. Lui-même, il épousait sa maîtresse, une chanteuse de café-concert, après avoir fait de l’assurance, du courtage en Bourse, du secrétariat de théâtre. Il était, pour l’heure, placier en vins, au service d’une maison de Bordeaux, avec un projet, qu’il a réalisé depuis, d’entrer dans les annonces. Lui et moi, nous étions deux bourgeois déclassés. Nous le sentions tous les deux, bien amèrement. Que de fois Amédée m’a décrit, avec des larmes dans les yeux, l’intérieur de vos parents ! Moi-même, en sortant de scène ou en y rentrant, que de fois je me suis rappelé, le cœur serré, nos soirées de famille et leur honnêteté ! Devant le berceau de notre fils, cette impression de notre destinée manquée s’exaspéra encore, jusqu’à nous donner presque un remords d’avoir infligé la vie à cet innocent, sur qui pèserait notre déchéance. Jugez, dans cette détresse, quelle impression de douceur me produisit l’arrivée de ma mère chez moi, quelques jours après mes couches. Je ne l’avais plus revue depuis ma faute et mon engagement au café-concert. Je lui avais écrit mon mariage. Elle ne m’avait pas répondu. C’est donc sans espoir que je lui avais annoncé de même la naissance de mon enfant. Elle venait, poussée par un irrésistible besoin de voir son petit-fils, et aussi par la pitié. Pitié pour moi dont elle savait trop bien, me connaissant, que ma vie actuelle ne me rendait pas heureuse. Pitié pour cet enfant qui naissait dans des conditions si obscures, si inquiétantes. Comment l’élèverais-je, avec mon métier ? Dans quel milieu ? Elle s’était renseignée sur Amédée, et ce qu’elle avait appris achevait de l’angoisser. Cette anxiété, sur l’avenir et moral et social du pauvre petit être, devint le constant objet de nos conversations durant les visites que ma mère continua de nous faire, à l’insu de mon père, à moi et à mon mari. Car l’excellente femme avait consenti à connaître Amédée. Nous avions mis l’enfant en nourrice dans les environs de Paris. Maman trouvait le moyen d’aller le voir plus souvent que moi-même, si bien qu’un jour, — le petit avait deux ans et nous hésitions à le prendre chez nous, — elle me dit : « J’ai parlé à ton père. Il est d’accord avec moi. Vous ne pouvez pas élever Jules, toi avec ta profession, ton mari avec son caractère. Donnez-le-nous. Et nous le lui avons donné... »

Elle prit un temps, comme ramassant ses forces, avant de prononcer des paroles d’une tragique importance pour elle. Puis, frémissante :

— Monsieur, cet enfant a aujourd’hui seize ans. Ma mère a tenu sa parole, elle l’a élevé admirablement, avec mon père d’abord, puis, quand elle a été veuve, seule. Elle a eu de la peine. Il y avait en lui du bon et du mauvais. C’est le bon qui l’a emporté. Jules, monsieur, est un enfant dont votre père eût été fier. Intelligence, délicatesse, sensibilité, manières, il a tout. Il finit ses études au lycée Carnot. Il n’a jamais cessé d’être le premier de sa classe. Maman l’a mis là, parce qu’elle habite tout près, rue Dulong, aux Batignolles. Quatre fois par jour, pendant des années, c’est elle qui l’a conduit au lycée et qui est allée l’y chercher. Elle ne le ferait plus maintenant, même si Jules était encore le petit garçon d’autrefois. Elle est bien vieille, bien malade. Elle a eu deux attaques, l’automne dernier, coup sur coup. Elle est à la merci d’une troisième et à moitié paralysée. Elle n’a plus que peu de temps à vivre. Le docteur ne nous l’a pas caché. Elle se rend compte elle-même de son état, et elle se tourmente de l’avenir de Jules. Alors, elle en est venue à penser à vous, comme à la seule personne qui puisse achever son œuvre. C’est elle qui m’a demandé à plusieurs reprises de vous écrire. Elle m’a dit : « Ce que j’ai fait pour mon petit-fils, M. Blaise Marnat refusera-t-il de le faire, pour le petit-fils de son père et qui porte son nom ? » J’ai appris, monsieur, votre présence à Paris par le cousin de Laschamp avec qui je suis en correspondance, à cause de Jules toujours, et pour lui garder un contact avec sa famille. Je l’ai dite à ma mère, qui m’a dit : « Va le voir. » C’est pour cela que je suis ici, monsieur, pour vous supplier de recevoir cet enfant sous votre protection. Occupez-vous de lui, monsieur. Prenez-le. Il n’a plus de père. Il n’a plus de grand-père. Sa grand’mère est mourante. Moi, sa mère, je ne peux pas le mêler à ma vie. Je vous ai dit que je serais absolument franche avec vous. Depuis la mort d’Amédée, je l’ai refaite, ma vie. J’ai un ami, qui m’est profondément attaché et que je ne peux pas plus quitter, que je ne peux quitter le music-hall. Mon métier, c’est mon gagne-pain. Mon ami, c’est mon intérieur. Vous me direz : « Pourquoi, aimant votre fils, n’êtes-vous pas allée vivre avec votre mère ? » Pourquoi ? Parce qu’à la mort d’Amédée, j’aimais déjà l’autre. Si vous saviez ce qu’elle a été cette mort d’Amédée, et les mois d’avant ! Il a fini alcoolique, avec d’affreux passages d’excitation et des visions, prenant une fenêtre pour une porte, un tabouret pour un chien, un fauteuil pour une personne. C’étaient des stupeurs alternant avec des crises nerveuses, et, dans les dernières heures, des convulsions... Ce fut horrible, horrible !... Ah ! monsieur, il ne faut pas que Jules tourne comme son père ! Il peut devenir quelqu’un de si distingué, de si bien, avoir une si belle vie, si utile, pourvu qu’il ne se gâte pas ! Et à Paris, seul, quand il saura mon métier surtout, — car il ne le sait pas, — et l’histoire de son père et le reste, qu’il rencontre une mauvaise femme, et il est perdu. Et puis, vers quelle carrière le diriger ? Vers quelle école ? Moi, monsieur, je ne sais pas, je ne peux pas. Mais vous !... Vous causeriez avec lui, seulement un quart d’heure, vous sauriez que je ne vous mens pas, et c’est vous qui me demanderiez de vous le donner. Ce serait une telle pitié que cet enfant si droit, si vrai, si charmant, gâchât son existence, et à Paris, je vous répète, il la gâchera. Monsieur, consentez à le voir. Il a été élevé dans un tel respect de son oncle ! Il viendra à vous, en toute confiance. Laissez-moi vous l’amener.

— Vous avez fini ? dit Blaise Marnat, comme la suppliante se taisait. Il répéta : « Vous avez fini ? » Au son étouffé de sa voix où passait un râle, à l’éclat de ses yeux qui dardaient un jet de flamme, à la contraction terrible des muscles de ses joues et de son front, à son poing crispé qui allait frapper, je compris pourquoi il m’avait adjuré de l’assister au cours de cette conversation. La frénésie de la colère l’envahissait. Il lutta quelques secondes, puis, se levant dans un sursaut, il montra la porte, et, ne se possédant plus, il cria : « Sortez, mais sortez donc : »

Celle à qui s’adressait cette furieuse injonction s’était levée aussi. La chanteuse de café-concert et qui, de son propre aveu, s’était si tristement dégradée, m’apparut soudain comme revêtue d’une dignité singulière. Je compris qu’elle avait été vraie, intimement, complètement vraie, dans son étrange démarche. Cette vérité faisait qu’à cette minute, par une contradiction saisissante, cette déchue, en face de son beau-frère, pourtant si probe, si rectiligne, représentait la Famille. Cette scène avait quelque chose de trop douloureux, et je ne pus m’empêcher d’intervenir.

— Calme-toi, mon ami, fis-je à Blaise, en lui mettant la main sur l’épaule. Madame n’a rien dit qui justifie cette indignation... Et vous, madame, n’insistez pas. Vous savez combien M. Marnat vient d’être éprouvé. Vous avez touché, sans vous en rendre compte, à une place très malade dans un cœur très blessé. Retirez-vous.

Elle se tenait toujours debout, immobile, et, sans me répondre, parlant, comme elle regardait, devant elle, elle proféra simplement ces mots :

— Il n’a pas encore compris !

— Laisse-moi ! dit Blaise en m’écartant. — Il prit son bras droit de sa main gauche et regardant son poignet mutilé : « C’est passé ! » fit-il, après un moment. Puis, se retournant vers la veuve de son indigne frère, la voix toujours dure, mais calme maintenant : — Si, madame, j’ai parfaitement compris. Vous vous êtes dit : Voilà un vieil homme qui a perdu ses fils et qui doit finir de vivre tout seul. Je vais lui amener mon fils à moi. Il se laissera toucher le cœur. Il me le prendra, et, s’il ne le prend pas, il est riche, j’en tirerai toujours quelque chose. Madame, je ne veux rien discuter, rien vérifier de ce que vous m’avez raconté. Cela m’est égal. Ce que je retiens, c’est que vous avez un fils et qu’il est l’enfant de mon frère, de l’homme qui m’a fait le plus souffrir dans ma vie. Cela suffit pour que je ne veuille jamais voir ce garçon. Vous m’avez entendu : jamais, jamais. Il est parfaitement inutile que vous essayiez de me faire revenir sur cette décision. Allez-vous-en, madame. Vous avez pu constater vous-même dans quel état d’irritation m’ont jeté les souvenirs que vous avez évoqués. Votre excuse est que vous ne savez pas ce que mon frère a été pour moi.

— Et vous, lui répondit-elle, en le dévisageant fixement, êtes-vous sûr de savoir ce que vous avez été pour lui ? Et passant la porte, sans cesser de tenir son interlocuteur sous son triste et passionné regard : Mais vous le saurez. Vous le saurez.


IV

Ce que j’ai été pour lui ! me dit Blaise, quand la porte se fut refermée sur la silhouette, d’abord si humble, et, soudain, si âprement agressive de la visiteuse. C’est logique. Ce coquin devait parler de moi dans ces termes ! Nous apprendrons quelque jour que c’est moi qui l’ai mené au café, aux courses et chez les filles.... Quelle boue, mon ami ! Quelle boue !... Ce que j’ai été pour lui !... Tu l’as entendue, et : Vous le saurez... Ce n’est donc pas fini... Qu’est-ce que je saurai ? Il réfléchit un instant, puis, avec une amertume dégoûtée : Il y avait une menace là dedans.

— Quelle menace ? demandai-je, étonné d’un trouble si contraire à sa discipline habituelle. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire ?

— Un second essai de chantage, puisque le premier n’a pas réussi, ou de vengeance.

— Je ne le pense pas, fis-je à mon tour. Je l’ai bien étudiée pendant qu’elle te parlait. Ce n’est pas une mauvaise femme. C’est une bourgeoise dévoyée, trop faible pour se reprendre et qui a reporté sur son enfant toute sa conception d’une vie honnête et décente.

— Allons donc ! interrompit-il vivement. C’est une drôlesse et qui a, ou qui croit avoir une arme contre moi... Laquelle ? Et, comme se parlant à lui-même : Des lettres de mon père peut-être et qui me prouveraient que ce misérable Amédée était arrivé à l’abuser sur nos rapports ? La dernière goutte du calice. J’ai bien bu le reste... Et ils ont appelé cet enfant Jules ! continua-t-il en s’adressant à moi de nouveau. Jules, le prénom de mon père !... Est-il seulement l’enfant d’Amédée ?... Et cette histoire de ce garçon élevé par une vertueuse grand’mère, à l’abri des turpitudes de ses parents, quel conte à dormir debout ! Le calcul est trop clair, clair jusqu’à en être imbécile. C’est le projet de captation le plus caractérisé... Et cette créature a failli m’ôter mon calme !... Oui. Sans ta présence, je l’empoignais comme autrefois Amédée, et je la jetais dans l’escalier. Il a dû lui parler de mes colères. Qui sait si elle ne comptait pas là-dessus, pour un procès et une forte indemnité, au cas où je m’emporterais jusqu’à la frapper ? Son amant et elle ont dû piocher le Code pénal, et y dénicher l’article 309 sur les coups et blessures... Tu étais là. Merci. Il me serra fortement la main. — Mais qu’y a-t-il de vrai dans cette autre histoire, celle des papiers et des livres de papa ? Ils existent. Sans quoi, elle n’en aurait pas eu l’idée d’en parler. Elle les aura apportés pour m’amadouer, puis remportés. Nous allons savoir. — Il avisait le porte-voix, et se mettait en communication avec le bureau de l’hôtel. — Il parait, dit-il en reposant l’instrument, qu’il y a pour moi une valise en bas. Qu’on la monte.

Quelques minutes plus tard, le chasseur déposait dans la chambre une pauvre mallette de cuir, bien usée, sur laquelle restaient collés de nombreux débris d’étiquettes avec des noms de gares :

— La valise des tournées de Mlle Suzy d’Or, ricana Blaise. Quel réceptacle pour les reliques d’un Jules Marnat !...

La clef de la mallette pendait à la poignée, par un cordonnet que le fils révolté commença de défaire, avec un tremblement de ses doigts, tant l’indignait la seule pensée d’une pareille profanation. Il venait d’ouvrir la serrure et de jeter ce cri : « Ce sont bien les papiers, » quand un nouveau coup frappé à la porte l’interrompit. Le chasseur revenait avec une lettre.; Blaise la prit et la regarda longtemps, avant de l’ouvrir :

— Une grande enveloppe, fit-il. Sans autre adresse que mon nom... Et portée à la main... C’est de cette femme, j’en suis sûr... Il y a toute une épaisseur de papiers là dedans.. Qu’est-ce que je t’avais dit ? Ce sont des lettres de mon père qu’elle me fait tenir... J’ai bien envie de jeter le paquet au feu comme il est… Mais non. Comme aimait à dire ce pauvre père :


Durum, sed levius fit patientiâ...

De son unique main, et en se servant de son petit doigt, comme d’un coupe-papier, très adroitement, il ouvrait l’enveloppe. Elle contenait trois autres enveloppes, plus petites, tout ouvertes, celles-là, avec des timbres et des cachets de la poste. Blaise lut à haute voix les adresses :

Mademoiselle Suzy d’Or, au Casino, Néris… — Made’moiselle Suzy dOr, au Concert Rose, Marseille… — Mademoiselle Suzy d’Or, à la Scala, Nantes… C’est l’écriture de mon frère… Cette fois, il n’y a plus à hésiter.

Il marchait vers la cheminée, où une flamme claire dansait gaiement. Je l’arrêtai :

— Tu n’as pas le droit de détruire ces lettres sans les lire, lui dis-je. Tu viens d’évoquer ton père. Que fais-tu de son adage favori : Audiatur altera pars ? Pour être juste, il faut écouter les deux parties. Si cette femme t’envoie ces lettres de ton frère, c’est que cette correspondance plaide pour lui. Et alors…

Il hésita une seconde, et haussant les épaules :

— Les mensonges d’un mort restent des mensonges. Il est vrai que je ne peux pas le mépriser davantage.

Audiatur altera pars, répétai-je.

— Eh bien ! me dit-il en me tendant les enveloppes, lis toi-même ces lettres, pendant que j’achève de vérifier le contenu de la mallette. Tiens. Et il me tendait un petit volume relié, tout mince dans son antique reliure brune aux fers délicats : — Reconnais-tu l’Horace que papa portait si souvent dans sa poche ? Et l’ouvrant ; Parisiis, apud Simo/ie/n Colinæum, 1543… Amédée savait bien de quelle joie il me privait en gardant ces volumes et ces notes. Ah ! la vilaine âme !… Mais lis ses lettres, et si, par improbable, elles contiennent quoi que ce soit d’intéressant, tu me le diras.


Elles étaient toutes froissées, toutes jaunies, ces enveloppes. La chanteuse en tournée avait dû les recevoir et les porter dans son corsage, entre deux « numéros, » dans la coulisse des bouis-bouis de province où l’avaient conduite les rêves d’ambition théâtrale, nourris par sa déraisonnable mère. Les cachets de la poste dataient ces trois missives, l’une de 1902, une autre de 1908, la troisième de 1912. Je commençai de les lire dans cet ordre. L’écriture en était saccadée, inégale, aiguë. sans un plein, comme tracée avec une pointe d’aiguille, dans le soubresaut névropathique des doigts et de la pensée. Tandis que je m’appliquais à la déchiffrer, Blaise Marnat rangeait pieusement sur la table le contenu de la mallette, et feuilletait, lui aussi, les notes de son père. Une atmosphère de solennité remplissait pour moi ce vulgaire salon d’hôtel, à cette minute. C’était comme si les fantômes de ceux qui avaient noirci ces pages nous regardaient les lire. Mais voici, copiées telles quelles, les lettres que j’avais, moi, sous les yeux.




Paris, 25 août 1902.

« Ma gentille petite Suze,

« J’ai été bien content d’apprendre ton succès à Royat, dans ces chansons populaires que tu dis si bien. Quand donc t’entendrai-je chanter de nouveau :


Tous les jours je m’y promène
Tir’ ton joli bas de laine,
Tout le long d’la verte Seine.
Tir’ ton, tir’ton joli bas
Tir’ ton joli bas de laine
Car on le verra...


« Et encore :


Pan pan, Margot, au lavoir
Pan pan, à coups de battoir
Va laver son cœur
Tout noir de douleur.


« En transcrivant ces jolis couplets, je les fredonne et je viens te voir, parmi les bravos et les bouquets. J’espère que tu n’es pas trop fatiguée de cette vie d’hôtel, d’express et de veilles, et que tu me rapporteras dans trois semaines une gentille petite Suze, avec des joues pas trop creusées, pas trop pâlies, enfin une Suze pas trop « infanterie anglaise. » Tu te rappelles ? « La « meilleure du monde, disait l’Empereur, mais il y en a trop peu. »

« Tu me dis que tu as profité de ton séjour à Royat, pour monter en voiture à Laschamp, rendre visite au cousin Edouard, le brave et cher homme en qui revit le cœur de maman. Je vais lui écrire pour le remercier de l’amitié qu’il montre à notre ménage. Ce montagnard en sabots a moins de préjugés bêtes que les grands bourgeois intellectuels, du type de monsieur mon frère l’ingénieur. Et, à propos de ce dernier, laisse-moi te dire que je ne suivrai ni le conseil du cousin Edouard, ni le tien. Je serais à l’agonie que je ne demanderais rien, rien, rien, rien, à mon frère. C’est te dire aussi que je n’ai pas la moindre envie de lui rendre ces papiers et ces livres de papa, dans lesquels tu vois un moyen de renouer nos relations. D’abord ces papiers sont à moi, autant et plus qu’à lui. C’est moi qui vivais avec papa, tandis que lui. Blaise, courait le monde, et faisait fortune. C’est moi qui ai soigné papa dans sa dernière maladie. Il est donc légitime que je me sois attribué ces bouquins et ces cahiers, qui n’ont de valeur que celle du souvenir, mais ils ne seraient pas à moi que je les détruirais, plutôt que de les lui donner. Je le hais trop.

« Tu m’as reproché souvent ce sentiment. Tu ne te rends pas assez compte, — je te t’ai pourtant dit tant de fois ! — que tout le ratage de ma vie. Blaise en est cause. Ça a commencé tout petits. Il est né robuste, moi chétif. A six ans, à sept, à huit, il avait déjà ce goût de redresser, de morigéner, qui n’était encore qu’une forme inconsciente de son orgueil, avant d’en devenir l’hypocrisie. Allions-nous en promenade ? Il exigeait que je marche autant que lui. Si j’étais fatigué, il me faisait honte. Nous jouions ? C’était de même. Il ne me passait aucune défaillance, aucune maladresse. Lui tenais-je tête ? La colère le prenait. Il me rossait. Tout de suite il a réussi dans ses classes. Moi, j’ai toujours eu de la peine à fixer mon attention. M’appliquer me donnait mal à la tête. Je n’avais pas beaucoup de mémoire. Là encore. Blaise me brusquait, me brutalisait. « On peut tout ce qu’on veut, » me répondait-il, quand je me plaignais de la difficulté que j’éprouvais à retenir une leçon, à finir vite un devoir... Joins à cela l’humiliation, si dure pour un enfant nerveux et trop sensible : pas une personne qui ne me dit, depuis le professeur jusqu’au pion, en passant par mon père : « Prenez modèle sur votre frère. » Maman était la seule qui devinât le malaise que m’infligeait ce continuel éloge de mon ainé à mes dépens. Oh ! Je ne me fais pas meilleur que je suis. J’ai une qualité qui manque à Blaise, je suis franc avec moi-même. Je ne camoufle pas mes vices en vertus. Je ne maquille pas mes mauvais sentiments. Quand je les ai, je me les avoue et je les dis. C’est moins abject. Je suis devenu envieux de mon frère, vilainement, bassement, méchamment. A qui la faute ?

« Il y avait dans la cour de la pension deux arbres, — je les vois encore, — tout rapprochés, et plantés près du mur du fond. Celui qui se trouvait contre ce mur, s’étiolait, maigrissait. L’autre lui mangeait son air et son soleil. Il grandissait et grossissait du dépérissement de son voisin. Par une fantaisie de gamin, dont je comprends aujourd’hui qu’elle était une divination, j’appelais, dans ma pensée, cet arbre dévorateur Blaise, et Amédée, le plus petit. Et c’était vrai que, moralement, presque physiquement, mon frère me prenait mon air et mon soleil. Qu’il eut été moins raide, moins sévère, qu’il m’eût montré un peu de gentillesse indulgente, j’en suis sûr, ce mauvais germe de jalousie aurait avorté. Car je l’admirais, tout en le jalousant, et, par une réaction irrésistible de mon être le plus intime, ces qualités qui m’émerveillaient en lui, je m’appliquais à les détruire en moi, au lieu de les acquérir. Durant toutes ces années de notre commune enfance et de notre jeunesse, j’ai senti, j’ai pensé, j’ai vécu contre lui. Énonçait-il une idée ? Je prenais aussitôt le point de vue opposé, — à part moi, car, extérieurement, je n’osais pas. Il m’intimidait. Il me paralysait. Plusieurs fois, tout gosse, il m’avait battu, je viens de te le dire, dans un de ces accès de colère, qui sont, avec l’orgueil, une de ses tares à lui. Le souvenir de ces coups me mettait, en sa présence, dans un état d’instinctif tremblement, celui du chien fouetté qui se recroqueville, se ramasse sur lui-même, se couche. Ah ! C’est Blaise qui aurait eu honte de me voir devant lui dans cette attitude de crainte, s’il avait eu un peu de cœur. Il s’en irritait, au contraire. Il me traitait de fouinard, de Tartufe, comme il me traitait de petite fille, quand il me surprenait me câlinant, me caressant à maman. Il aurait dû comprendre que ces deux mouvements, ma rétraction vis-à-vis de lui et mon épanouissement près de ma mère, procédaient d’un même besoin, celui d’échapper à son despotisme, à ce joug de sévérité implacable qu’il appesantissait sur moi, au collège et à la maison... Mais à quoi bon renouveler ce supplice de tant d’années en te le racontant, pour la centième fois peut-être ? Le croirais-tu ? J’ai rêvé, cette nuit, que j’avais douze ans, et que j’étais encore sous la coupe de mon tyran, cela parce que, dans ta lettre, tu me transmettais le conseil du cousin de Leschamps. Ce cauchemar a été si pénible qu’il m’en reste comme une obsession. Regarde-moi, ma délicieuse Suze, avec tes yeux couleur de pervenche frileuse que j’aime tant, et pardonne-moi d’avoir fait comme dans ta chanson :


Que l’on mette mon cœur
Dans une serviette blanche,
Qu’on le porte à ma mie
Qui demeure au pays
En disant : « C’est le cœur
De votre serviteur. »


« Et puis, dans ce pauvre cœur que te porte cette lettre, il y a autre chose que cette rancune inexpiable contre mon mauvais génie. Il y a la joie de t’avoir rencontrée et que tu m’aimes. Il y a ma reconnaissance pour ta chère mère, qui a vraiment l’âme de la mienne. Je peux te donner d’elle, par bonheur, d’excellentes nouvelles. Je l’ai vue hier, chez la nourrice du petit, qui prospère, lui, magnifiquement. Cette nourrice dit qu’il me ressemble. Puisse-t-il, si nous devons lui donner un frère, ne pas trouver dans ce frère un cadet qui ressemble, lui, à mon ainé, et qui lui gâte sa vie, comme Blaise a gâté la mienne !... J’y reviens. Tes yeux, tes chers yeux, ma Suze ! Laisse-moi les baiser longuement et que mon ange blond exorcise mes diables noirs.

« Ton petit mari.

« A. M. »


Paris, l" novembre 1906.

« Qu’il me tarde que cette tournée soit finie, ma bonne amie, et comme tu me manques ce soir ! Tu es partie juste au moment où nous vivions de nouveau cœur à cœur, après le long malentendu de cet été qui a suivi ma folie, cette absurde culotte au tripot, que je n’aurais jamais prise, si je n’avais pas bu un peu trop cette nuit-là, et je n’aurais pas bu si je n’avais pas été si triste de ne plus rien trouver, depuis ma pleurésie de cet hiver, pas une affaire, pas un courtage, pas une annonce. Alors j’avais espéré qu’un coup de baccarat me permettrait d’apporter de l’argent, moi aussi, à la popotte. Enfin, tu as fini par comprendre, tu m’as pardonné, et je peux de nouveau causer avec toi, cœur à cœur. J’en ai tant besoin, je te répète, ce soir !

« Un mot te dira tout : aujourd’hui, 1er  novembre, j’ai voulu, comme chaque année, aller au cimetière, quoiqu’il fît un brouillard humide et que j’eusse bien mal à mon côté. « J’aurai de la fièvre et de la toux, » m’étais-je dit. « Et puis Après ? » Je ne soupçonnais pas quelle affreuse émotion m’attendait, sous les tristes cyprès de ce triste cimetière. J’ai revu Blaise. Tu as bien lu. J’ai revu Blaise ! Il faut croire que cet accablant travail, dont il se vantait dans ses lettres à nos parents, lui laisse quand même quelques loisirs. Le voyage est long entre Paris et Valparaiso, où il a ses affaires. Et il n’y a pas que l’aller. Il y a le retour. Le métier d’ingénieur, je m’en doute depuis longtemps, c’est le labeur des autres, des ouvriers et des contremaîtres. Bref, il est à Paris. Comme j’approchais de notre caveau, je le reconnus. Il se tenait debout, près de la tombe, avec une femme, — sa femme évidemment, — et deux enfants, — ses enfants. Mon premier mouvement fut de continuer ma marche, et d’aller, moi aussi, droit à la tombe. Car enfin, c’est mon droit. Je suis leur fils, aussi bien que lui, à ceux qui dorment là. Et voici qu’une sensation, plus forte que ma volonté, me fit ralentir mon pas, puis m’arrêter. La timidité paralysante, subie à l’approche de cet homme, si souvent jadis, me terrassait derechef. Je me retrouvais dominé, immobilisé, par cet ascendant, fait des coups dont il m’a roué, enfant, des reproches dont il m’a tant accablé plus tard, fait de sa personnalité surtout, de ce je ne sais quoi de supérieur qui lui a toujours donné barre sur moi. Je le voyais de dos seulement, et ses larges épaules prises dans un pardessus qui étoffait encore sa forte carrure. Quel contraste avec mon grelottement de demi-malade déjà voûté, tout frissonnant dans cette pelure râpée de l’autre année, que je n’ai pas renouvelée parce que je t’ai promis d’être sage et de ne pas augmenter l’ardoise du tailleur ! Tout, dans son allure, disait la réussite, l’affirmation de soi, la richesse, depuis sa façon de se piéter dans ses bottines bien astiquées à double semelle jusqu’à la coupe de ses vêtements. Je m’y connais en belles frusques. Ce goût m’a coûté assez cher, quand je n’étais pas le pauvre diable, usé avant l’âge, qui ne se soucie plus d’avoir des genoux à son pantalon et des talons éculés à ses chaussures... Sa femme de même et ses enfants, — deux garçons, — avaient cet aspect confortable et cossu des familles comblées. Elle était mince et grande, avec un manchon et une jaquette d’astrakan; les petits, chaudement vêtus de paletots fourrés, montraient des mollets nus d’une solide musculature. Pauvres gosses ! Je devine à quel entraînement de gymnastique leur tyran de père doit les avoir soumis... Combien de temps suis-je resté ainsi, à regarder ce groupe, à me repaître les yeux du triomphe de Blaise ? Car c’était cela pour moi, sa station sur le tombeau de famille, dont il m’expulsait par sa seule présence, puisque je n’osais pas lui imposer la mienne. A un moment, il donna le signal du départ. Tous les quatre se retournèrent. En proie à la même défaillance intérieure, je me dissimulai entre deux chapelles funéraires, pour les voir qui passaient. Quelle certitude et quelle robustesse dans sa démarche, à lui ! Aucune trace d’usure ni de vieillissement sur son visage plus plein, plus coloré qu’autrefois. Et sa femme, qu’elle était belle, très brune avec la chaude pâleur ambrée des Espagnoles d’Amérique ! Quelle tendresse dans sa manière de s’appuyer au bras de son mari et de lui parler ! Elle le voyait, elle le croyait ému, — on ne l’est pas vraiment quand on n’est rien qu’orgueil, — et elle le consolait. Peut-être lui parlait-elle de moi ? Il ne l’a pas conduite au cimetière et à notre tombe sans l’entretenir de la famille. Il m’aura nommé, pour lui dire que j’ai été un des chagrins de sa vie ! Et c’est lui qui, dans ce même cimetière, par cet implacable geste, et devant cette tombe, m’a jeté, définitivement et pour toujours, dans l’abîme !

« Je t’ai raconté souvent, mon amie, avec quelle bonne foi, au lit de mort de mon père, j’avais juré à cet homme si vrai, si bon, de changer ma vie, de me réformer. Oui, j’avais pris cette résolution du fond de mon cœur, avec le meilleur de moi. Changer ma vie ? Comment ? En m’arrachant de Paris et de ses tentations, en suppliant Blaise qu’il m’emmenât, qu’il m’employât dans ses bureaux, comme secrétaire, dactylographe, comptable, comme ouvrier sur ses chantiers, comme manœuvre, s’il voulait, pour m’éprouver. Je m’étais dit d’abord : « Je lui parlerai dès son arrivée. » Je n’avais pas osé. Toujours ma terreur de lui. Ensuite j’avais pensé : « sur la « tombe. » Un frère écoute son frère devant la fosse où l’on vient de descendre le cercueil de leur père. Lui, non ! Ah ! ce regard de bourreau, ce féroce refus du pardon !... C’est alors que j’ai désespéré. Tu sais la suite et quelle loque humaine tu as ramassée, ma pauvre chérie, quand tu m’as aimé... Dieu ! Si pourtant, cet après-midi, dans cette allée de cimetière, j’avais eu l’énergie de courir après lui, de lui crier devant sa femme et ses enfants : « Regarde-moi. Je suis bien bas, bien déchu. Ma vie est bien manquée et par ma faute, mais par ta faute aussi. Tu pouvais me sauver, et tu ne l’as pas fait. Toi, l’honnête homme que tu crois être, tu n’es qu’un coupable, comme moi, pire que moi. Tu avais tout reçu du sort, moi si peu, et tu ne m’as pas aidé, tu n’as pas eu pitié !... » Qu’aurait-il répondu ? Aurait-il vu clair enfin dans l’horrible égoïsme de sa soi-disant justice ? Et je ne suis pas sorti de ma cachette. Je ne me suis pas vengé. Je ne l’ai pas frappé, je le pouvais, dans le respect, dans l’admiration que lui portent, j’en suis sûr, sa femme et ses enfants. Il sait tellement en imposer ! Je vaux mieux que lui, car je ne souhaite même pas qu’il soit puni dans cette femme et ces enfants, gentils petits êtres que je regardais trottiner parmi les pierres tombales. Un d’eux s’appelle certainement Jules comme notre garçon, à qui nous n’aurons rien à laisser quand nous partirons, au lieu que ceux-là !... Ils sont cependant du même sang. Ah ! quel poids je porte sur mon cœur, ce soir, ma Suzy, tout le poids de ma destinée ! Ne vaudrait-il pas mieux que je fusse avec mon père et ma mère, dans ce caveau où ils ne souffrent plus ? Tu es assez jeune, toi, pour connaître un renouveau après moi, des beaux jours encore, un peu d’espérance, une âme légère ! Ah ! Suzanne, Suzanne, reste-moi jusqu’à ce que la fin arrive. Elle ne tardera pas.


2 novembre.

« Je relis cette lettre et je me demande si je dois te l’envoyer. Oui. Elle te fera de la peine, et je t’en demande pardon, mais elle plaidera pour moi, si je retombe un jour sous l’affreux esclavage. Tu te la rappelleras, et tu comprendras mieux quelles tristesses j’ai à oublier, et tu m’estimeras de n’être pas entré au café en sortant du cimetière, m’assommer d’alcool et tout noyer. J’ai résisté, en pensant à ma Suzanne que j’embrasse de cœur.

« A. M. »


Paris, 8 août 1912.

« Suzanne,

« Le docteur Chaffin sort de chez moi. Il ne m’a pas caché qu’il venait sur ta demande. Il parait que le tremblement de mon écriture, dans mes dernières lettres, t’aurait inquiétée. Décidément, ma petite, tu me prends pour une poire. Sache donc que je lis très bien dans ton jeu. Chaffin y a mis de la vaseline, comme ils disent. Ça n’a pas l’air méchant, ce qu’il me propose : me retirer dans une maison de santé où l’on me traiterait par une nouvelle méthode, avec du sérum de cheval alcoolisé, — laisse-moi me gondoler, — qui contiendrait une antiéthyline dont l’injection amène le dégoût de l’eau-de-vie. J’ai bien écouté le boniment du morticole, tu vois. Je le resservirais au besoin, s’il fallait essayer sur quelqu’un le même truc. Car c’en est un et pas difficile à débiner. Tu en as assez de moi. Je te gêne, et tu veux me faire enfermer. Mais dis-le donc. Blaise au moins avait ce courage de la franchise. Il me persécutait ouvertement. C’était plus propre.

« Eh bien ! Non, et non, et non, je ne me laisserai pas enfermer. Je ne suis pas fou et vous ne m’aurez pas, toi et ton docteur. Il peut se l’entonner dans le cornet, si ça lui chante, son sérum de cheval pochard. Ah ! Ils en ont de bonnes, les médecins ! Me donner le dégoût de l’alcool ? Mais je n’ai que cela de bon et de beau dans ma vie. Quand je la tiens devant moi, ma verte, et que je la regarde, je lui ris comme à mon unique amie. Elle est couleur d’espérance, et elle ne m’a jamais menti, elle, jamais embêté de morale. Quelques gorgées et c’est le paradis. Blaise, le veinard, l’épateur, n’est pas plus heureux, avec sa galette dont il n’a jamais l’idée d’envoyer la plus petite miette à son panné de frère. Mais ce que le panné s’en fiche et s’en contre-fiche, dans son caboulot de Montmartre, quand, bien au chaud, l’hiver, près du poêle, — bien au frais, l’été, sur la terrasse, il est en train de s’assommer d’oubli !

« Non, ma fille, tu ne m’interneras pas. Et si tu t’obstines à ce beau projet, prends garde ! Je suis le père de l’enfant Nous sommes mariés et il y a un Code qui me donne des droits sur lui. M’interner ? Le nommé Blaise aussi avait pensé à ça. Il m’avait menacé de Mettray, un jour, et c’est celui où j’ai fait ma plus forte bombe de jeune homme. C’est ma nature à moi. Avec de la douceur, tout ce qu’on veut. Autrement, rien. Rappelle-toi : quand lu étais gentille avec moi, je ne prétends pas que je ne buvais plus, mais je me modérais, je me tenais. Tu t’es mise au régime de me faire des scènes à la Blaise. Tu vois le résultat.

« Rien de plus à te dire.

« AMEDEE. »




Quelles lettres à lire auprès de ce frère aîné, par qui le cadet avait autant souffert que l’aîné avait lui-même souffert par son cadet ! Jamais je n’ai senti mieux qu’à cette minute combien nous sommes des énigmes les uns pour les autres. Nos paroles, nos gestes, nos actes ne sont qu’une traduction incomplète, par à peu près, de notre être intérieur, et qui trompe nos proches plus encore que les indifférents. Que de fois les parents se font de la sorte, père et mère sur leurs enfants, frères sur leurs frères, une première idée qu’ils ne vérifient plus, une image qu’ils ne retouchent pas ! De là ces malentendus familiaux, les plus indestructibles de tous, qui vont s’exaspérant, s’envenimant, avec les années, à travers des heurts, douloureux toujours, souvent tragiques. Ainsi celui qui avait dressé l’un contre l’autre les deux fils du professeur. Tout de suite. Blaise avait bien discerné, chez Amédée, le vice radical, cette faiblesse de volonté qui devait faire, de cet émotif, le jouet de toutes ses impressions. Il n’avait pas vu que cette aboulie dérivait de cette émotivité même, et quelle âme blessable il avait auprès de lui. Cette méconnaissance avait eu ce résultat : désirant avec passion être bienfaisant à son frère plus jeune, il lui avait été mortellement nuisible. Très tôt, il s’était proposé de l’élever, de l’éduquer, et il avait conduit cette éducation d’après son propre caractère à lui, sans tenir compte du caractère d’Amédée. Il aurait fallu ménager cet être trop nerveux, l’apprivoiser. Il l’avait effarouché en le rudoyant, humilié en le brimant. Lui-même passionnément sensible, mais appliqué à se tenir en main, à se freiner, il n’avait pas montré à son frère qu’il l’aimait, — et combien, la rancune si vivante en lui après tant d’années, l’attestait trop. Les deux frères avaient ignoré le cœur l’un de l’autre. Je tenais dans ma main ces douloureuses feuilles dénonciatrices, qui racontaient cette réciproque inintelligence, et je regardais Blaise absorbé sur les papiers de son père. Le témoignage que ces lettres d’Amédée pouvaient apporter sur cette destinée lamentable, il ne s’en souciait pas. Pour lui, leur signataire était condamné sans appel. C’était un procès fini, dont il n’admettait pas la révision comme possible. Avait-il raison ? Cette correspondance d’Amédée montrait, à de certains passages, un individu bien dégradé, bien avili. Que d’autres décelaient la grâce d’esprit, la gentillesse de nature que je me rappelais chez le collégien de quinze ans ! Et partout y courait le soupir de souffrance de l’homme qui aurait pu vivre mieux, et qui le sait, qui le sent. Ce mariage, en apparence bien vulgaire, avec la chanteuse de café-concert, n’était-il pas, lui aussi, une preuve qu’une délicatesse survivait chez Amédée, comme chez la pauvre Suzy d’Or ? C’était le roman, pathétique dans ses dessous profonds, de deux bohémiens, attirés l’un vers l’autre par une commune nostalgie de la bourgeoisie quittée. Leur conduite vis-à-vis de leur fils disait l’intensité de ce sentiment, qui avait poussé la veuve à sa hardie démarche. Non. Elle n’avait pas joué la comédie tout à l’heure. Elle n’était pas venue essayer la vilaine et cupide pression de la parente pauvre sur le parent riche Elle était venue poursuivre le projet, conçu par son mari et par elle au berceau du nouveau-né : assurer la rentrée de leur enfant dans leur milieu d’origine. Pareillement, sa brusque révolte, au terme de l’entretien, avait été sincère. Ayant tant vu saigner la plaie ouverte dans le cœur d’Amédée par le souvenir de son frère, l’inflexibilité de celui-ci lui paraissait trop injuste. Avait-elle tort ? « Non, » répondaient ces lettres qui n’étaient pas seulement une défense du mort. Elles dressaient un réquisitoire. Elles accusaient : qui ? Mais le juge lui-même, cet aîné qui se croyait si sûr d’avoir légitimement exécuté son frère. Le terrible reproche : « Tu pouvais me sauver et tu ne l’as pas fait ! » qu’Amédée n’avait pas osé proférer dans le cimetière, ces lettres le criaient, par toutes leurs phrases : « Oui, tu aurais pu m’aider, tu ne m’as pas aidé ; me plaindre, tu ne m’as pas plaint. Ton zèle à me corriger, c’était du despotisme; tes sévérites, de l’orgueil. Ma faiblesse irritait la force. Elle aurait dû l’attendrir. Je ne suis pas seul responsable de mes vices. Tu l’es aussi., » Pour un puritain qui avait toujours eu, comme Blaise, la religion, le fanatisme de l’équité, quelle révélation ! Et dans quelles circonstances lui arrivait-elle ? Quand, ayant tout perdu, femme et enfants, son seul point d’appui était la certitude d’avoir toute sa vie, comme nous enseignait son père, fait tout ce qu’il pouvait de ce qu’il devait. Quel coup à recevoir ! Allais-je le lui porter ? En me tendant ces lettres du mort, ne m’avait-il pas donné un rôle d’arbitre ? « Si elles contiennent quoi que ce soit d’intéressant, tu me le diras... » Qu’allais-je lui dire ? La tentation me vint d’épargner cette nouvelle blessure à ce cœur, si secrètement ulcéré dans son stoïcisme. A quoi bon, maintenant qu’il était trop tard pour réparer l’ancienne erreur ? Le feu continuait de brûler à petit bruit dans la cheminée. Je regardais bouger la flamme, dans laquelle j’avais empêché Blaise de jeter les lettres... Si je les y jetais moi-même, en donnant pour motif qu’elles ne contenaient que des divagations d’ivrogne, dont je voulais lui épargner la lecture et le dégoût ?... Je fis un pas vers le foyer et je m’arrêtai. Un autre bruit, celui des papiers feuilletés par Blaise, venait de me rappeler trop vivement le souvenir de mon vieux maitre. Je le revoyais assis dans la petite chaire, avec son masque émouvant de grand intellectuel attelé à une besogne de tâcheron. Pourquoi ? Pour nourrir sa famille. Cette famille, qu’en restait-il ? Blaise et ce petit-fils, baptisé du nom de Jules à cause de cet admirable grand père. J’avais encore dans les oreilles l’imploration de la mère en faveur de cet enfant. Dans une impulsion, cette fois irrésistible, je marchai de la cheminée vers la table où Blaise était assis. Je lui tendis les trois lettres, et d’un accent dont il demeura étonné :

— Lis, mais lis... insistai-je.

— Comme tu me dis cela ! fit-il. Qu’y a-t-il donc dans ces lettres ?...

— Lis, répétai-je, en posant les enveloppes, où grimaçait l’écriture de l’alcoolique, à côté des papiers sur lesquels se voyait la forte et lucide écriture du professeur. Blaise les écarta d’un geste, comme pour épargner à ces reliques vénérables la souillure de ce contact. Il ouvrit pourtant la première enveloppe et commença de lire la lettre de 1902, puis la seconde, puis la dernière. J’étudiais son sévère visage, et j’étais partagé entre deux sentiments contradictoires. J’appréhendais que d’apprendre la part qu’il avait eue à son insu dans la déchéance de son cadet ne lui infligeât une insupportable douleur, et j’appréhendais aussi que son ressentiment ne le figeât dans cette implacable hostilité où je l’avais vu devant la veuve d’Amédée. Je l’en aurais mésestimé, au lieu que je me complaisais, depuis ces quarante-huit heures, à retrouver en lui un digne fils de Jules Marnat, un homme, susceptible de se tromper, certes, — ses rapports avec Amédée le prouvaient, — mais toujours de bonne foi, toujours anxieusement attentif à raccorder son action et sa pensée. Pour les caractères de ce type, dont toute la vie morale pose sur une conception personnelle du devoir, l’orgueil représente le grand péril. Blaise allait-il avoir le courage de se dire et de me dire : « Je me suis trompé, » en constatant quel principe de chagrin dépravant il avait été pour son frère ? Il avait achevé la lecture des lettres sans prononcer une parole. Je vis qu’il les reprenait l’une après l’autre, lentement, posément. L’image me revint de ce brasier où il avait, pour se châtier, mis et tenu sa main. Dès l’instant qu’il ne rejetait pas ces lettres, c’est qu’il admettait leur vérité, d’ailleurs bien peu discutable. Cette vérité devait le supplicier, et il acceptait ce supplice. Il pratiquait de nouveau la discipline romaine, héritier de son père, mais cette fois à travers les fibres les plus saignantes de son propre cœur. Sa seconde lecture finie, il appuya son coude sur la table, son front sur ses doigts, et il demeura dans cette attitude de méditation un quart d’heure peut-être, qui me parut interminable. Je me tenais moi-même contre la cheminée, immobile. Sentir la présence d’un témoin rend plus pénibles encore des luttes comme celle qui se livrait en lui. Enfin, il se redressa. Son visage trahissait une angoisse qui en altérait les traits, d’ordinaire si calmes. Il dit simplement : — C’est bien vrai qu’il est quelquefois plus difficile de connaître son devoir que de le faire. — Puis, avisant son chapeau et son pardessus : — Tu viens ? me dit-il, et je le suivis hors de la chambre, dans l’escalier de l’hôtel, sans recevoir ni demander un mot d’explication. Sitôt dans la rue, il héla le premier taxi qui passait. Il m’y fit monter, en donnant au chauffeur comme adresse :

— Rue Dulong, aux Batignolles, au coin de la rue des Dames.

— Tu vas chez Mme Barberon ? interrogeai-je. Mme Amédée Marnat, je me le rappelais, avait mentionné incidemment que sa mère habitait cette rue, dans le voisinage du lycée Carnot, où elle accompagnait son petit-fils.

— Oui, dit Blaise « voir l’enfant. »

— Et ensuite ?

— Ensuite ?... Je ne sais pas... Mais il faut que je voie cet enfant.

La lutte intérieure continuait. J’en devinai la violence à l’accent dont il avait, lui, l’homme des décisions nettes, gémi plutôt que dit ce : « Je ne sais pas. » La voiture s’était arrêtée rue Dulong, avant que je n’eusse trouvé la parole qu’il fallait prononcer au malheureux pour le soutenir. La conversation ne reprit entre nous qu’au seuil de la maison où habitait la grand’mère de Jules. Blaise avait dû se renseigner chez plusieurs concierges, avant de savoir le numéro exact. Il fallait prendre un parti : Mme Barberon était chez elle.

— Réponds-moi, me dit-il soudain, avec une supplication impérieuse, quand nous fûmes sur le palier, et lui, la main sur le timbre de la porte : Tu es un fidèle de la mémoire de mon père. C’est en son nom que je t’adjure de me dire tout ton sentiment : en ton âme et conscience, crois-tu ces lettres d’Amédée sincères ?

— Je crois qu’elles sont sincères.

— Et vraies ? insista-t-il. Et, comme je paraissais hésiter. Oui. Il y a des comédiens sincères. Le menteur finit par croire à son mensonge, le simulateur à son imposture. Et Amédée était un tel imposteur !

— Je crois que ces lettres sont vraies, répondis-je.

— C’est cependant possible, dit-il. Puis, grave et se dominant : — C’était une phrase de mon père encore : On ne connaît jamais toutes ses fautes... Mais... Visiblement, la lutte recommençait : — Si ce garçon n’est pas le fils d’Amédée ? Oui. Ces lettres peuvent être vraies et cette femme, elle, avoir fait endosser à un amant sans volonté, pour qu’il l’épouse, l’enfant d’un autre amant... Ah ! pourquoi ne m’as-tu pas laissé brûler ces lettres ?

— Tu ne me le pardonnerais pas, lui dis-je, et la preuve, c’est que tu es là, c’est que tu vas sonner à cette porte, quand tu n’aurais qu’à t’en aller et à supposer qu’elles ont été brûlées...

— Tu as raison, interrompit-il, je dois savoir.

Il avait pressé sur le timbre. Nous entendîmes un pas s’approcher, comme de quelqu’un qui marche doucement dans un appartement de malade. Mme Amédée Marnat ne nous avait-elle pas dit que sa mère était bien souffrante ? La porte s’ouvrit, et nous fûmes reçus par un très jeune homme auquel nous n’eûmes pas besoin, Blaise et moi, de demander son nom, pour le reconnaître. Nous avions devant nous Amédée à seize ans : même silhouette frêle et nerveuse, mêmes traits fins du visage d’une joliesse presque féminine, mêmes prunelles d’un gris brouillé, — celles qu’avait également sa grand’mère Marnat,— même soin de sa tenue. Il était simplement, mais élégamment habillé. L’intimidation de sa physionomie en présence de deux étrangers accentuait encore cette ressemblance, rendue plus saisissante pour nous par la lecture que nous venions de faire des douloureuses lettres de son père. Comment ne pas se rappeler ce père, dans ses naïves années de collège, tout pareil à cet adolescent, ayant, lui aussi, devant lui, toutes les possibilités, toutes les promesses à son horizon, et s’élançant vers la vie, pour finir tel qu’il se décrivait dans ce sinistre dernier billet de 1908, décrépit avant l’âge, hébété, tremblotant, ivre d’absinthe au coin d’un poêle dans un cabaret borgne de Montmartre ? Entre le Jules Marnat qui nous recevait et ce malheureux Amédée dont il était le sosie, il y avait pourtant une différence. A seize ans, Amédée n’avait déjà plus un regard d’innocence. Il avait lu trop de mauvais livres, entendu trop de mauvais propos, frôlé trop de mauvaises Compagnies. La noble pureté d’une jeunesse, intacte et absolument préservée, rayonnait au contraire dans les yeux clairs de Jules. Ils se fixaient sur Blaise, depuis notre entrée dans l’antichambre, avec un étonnement de plus en plus ému. De son grand-père Marnat, il n’avait vu que des photographies. Sans doute les avait-il trop souvent et trop longuement contemplées pour ne pas reconnaître, lui aussi, cet inconnu, d’une telle similitude de masque avec son aïeul. D’ailleurs, on avait dû lui raconter la mutilation de Blaise. Tous deux demeurèrent quelques instants à se dévisager de la sorte, jusqu’à ce qu’enfin le neveu balbutiât d’une voix hésitante où survivait le timbre de la voix paternelle :

— Mon oncle ?...

— Oui, dit Blaise, ton oncle. Et, prenant Jules dans ses bras, de cette généreuse et tendre étreinte qu’il avait refusée à l’autre, devant le caveau familial, il le serrait contre son cœur et il répétait dans un sanglot, ces mots qui ne s’adressaient pas seulement au jeune homme : — Mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant !...


V

Voici un an, je le disais en commençant ce récit, que ce drame de famille s’est déroulé devant moi. J’ai dit aussi quel problème moral il m’a paru poser. Je ne reviendrai pas sur des réflexions qui se résument toutes dans la phrase de mon noble professeur, citée par son fils, sur le palier de la rue Dulong, avant de sonner : « On ne connaît pas toutes ses fautes. » Mais tout drame comporte un dénouement, et je voudrais, sans commentaire, rapporter comment celui-ci s’est dénoué dans les faits. On a deviné que Blaise a pris avec lui son neveu, comme la mère le lui avait demandé, à sa grande indignation. Cinq semaines après cette visite aux Batignolles, où il arrivait, si rebelle encore au pardon envers son misérable frère, il emmenait le jeune homme à Buenos-Ayres. Il est donc là-bas, pratiquant, à soixante-six ans comme à dix-huit, la maxime empruntée aussi au vieux Marnat, ce Laboremus de l’Empereur Romain auquel une légende ironiste veut que cet Empereur ait ajouté tout bas : « Ceterum nil expedit. — D’ailleurs, ça ne sert à rien. » Ce blasphème contre la sainte loi du travail, Blaise le proférerait moins que jamais, aujourd’hui qu’il a un peu retrouvé la paix du cœur en se faisant un fils d’adoption. Il se forme un successeur capable de le continuer dans les entreprises commencées, et il forme à la France d’après la guerre un bon citoyen qui servira le pays à l’étranger comme il a fait, comme auraient fait ses deux fils. « Que je vive cinq années encore, m’a-t-il dit en me quittant et après m’avoir expliqué cet autre motif de sa résolution, je l’aurai mis dans une belle et bonne voie. » Il les vivra, tant il est robuste, et beaucoup d’autres, pour donner à cet enfant et à tous ceux qui l’approchent le spectacle consolateur d’un vrai Juste, auquel n’est pas arrivée encore la grande lumière. Ne lui arrivera-t-elle pas à présent qu’il a compris que l’on peut manquer à cette Justice dont il a le culte en manquant à la Charité ? Et quelle preuve plus forte pouvait-il donner que cette vertu chrétienne est enfin entrée dans son cœur ? Avant de partir, il a pris soin que le corps du fils, tué héroïquement à l’ennemi, fût déposé enfin dans le caveau familial, à côté de la dépouille de son frère.

— Je n’ai pas voulu, m’a-t-il dit pour me convier à cette émouvante cérémonie, puisque je prends Jules, qu’il soit jamais tenté de mal juger son père.

C’est sans doute pour que le jeune homme ne fût jamais tenté non plus de mal juger sa mère qu’il l’a emmené loin de Paris, aussitôt après la mort de Mme Barberon survenue bien vite, comme l’avait annoncé sa fille. Une joie, trop vive pour une malade, l’a hâtée peut-être, celle de voir son plus cher rêve si complètement réalisé et son petit-fils sauvé. Mais la pauvre Suzy d’Or redoute trop, elle aussi, la mésestime de ce fils. Quand Blaise Marnat reviendra en France, inaugurer le monument funéraire auquel travaille amoureusement Yves Clouet, il n’aura pas à craindre que Jules entre jamais dans un music-hall pour y voir sa mère sur la scène. Suzy d’Or a définitivement quitté le café-concert. Elle a hérité de Mme Barberon une très petite fortune. Elle va épouser cet « ami » dont elle nous parlait avec cette espèce d’amoralité résignée. C’est un simple employé de ministère qui n’est plus jeune, puisqu’il n’a pas été mobilisé. Ce fonctionnaire régulier doit la reposer du terrible compagnon que fut Amédée. Elle s’est installée dans un modeste logement de la banlieue de Paris, où elle se prépare à vieillir médiocrement, presque heureusement, — et si bourgeoisement ! Mais n’ai-je pas dit encore que cette histoire n’est qu’une humble tragédie bourgeoise ?


PAUL BOURGET.

  1. Ce qu’il eût fait, ils l’ont fait... Pour rivaliser avec lui... Il les eût approuvés de toute son âme...